Heinrich von Ofterdinger - Novalis
Combien les autres arts en diffèrent et comme on les comprend mieux! Avec un peu d’application et de patience, il eSt facile de saisir et d’apprendre les méthodes des peintres et des musiciens. Les sons reposent déjà dans les cordes; il suffit d’un peu d’habileté pour faire vibrer celles-ci et en tirer un harmonieux enchaînement. Quant aux tableaux, la Mature n’est-elle pas la sublime maîtresse? Elle crée d'innombrables figures, belles et singulières, dispose les lumières et les ombres de telle sorte qu’une main exercée, un œil juste, la science de la préparation et du mélange des couleurs, permettent son imitation parfaite. Comme il est facile de comprendre l’effet produit par ces deux arts-là et le plaisir qu’ils nous donnent ! Le chant du rossignol, le murmure du vent, la splendeur de la lumière, des couleurs et des formes charment nos sens : la nature, ayant organisé ceux-ci pour qu’ils soient charmés par elle, il s’ensuit que l’imitation que l’on fait d’elle nous enchante aussi. Oui, la nature, voulant jouir elle-même de sa grande beauté artistique, s’eSt incarnée dans ces hommes où elle goûte sa propre splendeur, isole ce qu’il y a d’agréable et de séduisant en toutes choses, et le reproduit de façon à s’en délecter sous tous les aspects, en tous temps et en tous lieux. Au contraire, on ne peut rien trouver, dans le monde extérieur, des éléments de la poésie ... Pour elle, point d’instruments ni de travail manuel; l’œil et l’oreille n’en perçoivent rien, car la simple audition des mots n’eSt pas le véritable but de cet art secret. Tout en elle eSt intérieur et alors que les artistes occupent agréablement nos sens externes, le poète, lui, comble le sanctuaire intime de l’âme avec des idées neuves, extraordinaires et délectables. Il sait toucher à son gré ces forces secrètes et nous révéler, à l’aide de mots, un prodigieux monde inconnu. Comme issus de grottes profondes, voici les temps passés et les temps à venir, voici les hommes innombrables et les pays fabuleux, voici les événements inouïs : ils viennent a nous, ils nous arrachent à la banalité du présent. Les paroles que nous entendons nous sont étrangères et pourtant nous les comprenons! ô pouvoir magique du langage des poètes ! Les mots les plus ordinaires deviennent mélodie exquise et ils ensorcellent l’auditeur enivré.
---
Quand j’y pense de plus près, il m’apparaît qu’un historien doit, de toute nécessité, être aussi un poète, car seuls les poètes connaissent vraiment l’art d’enchaîner les événements. Avec quel intime plaisir, j’ai senti dans leurs fables, dans leurs récits, le sens subtil qu’ils ont du mystérieux principe de la vie ! II y a plus de vérité dans leurs contes que dans les savantes chroniques. Pure invention, sans doute, que leurs personnages et le sort de ceux-ci ! Mais l’esprit même qui les conçut reste naturel et vrai. Il eSt assez indifférent pour notre satisfaction et notre édification que les personnages dans la destinée desquels nous retrouvons la nôtre aient vécu réellement, ou non. Nous aspirons à pénétrer l’âme vaSte et profonde d’une époque et si ce vœu eSt accompli, peu nous importent les accidents de sa figure extérieure.
— Moi aussi, dit le Vieux, j’ai toujours aimé les poètes pour cette raison-là. La vie et l’univers me sont, grâce à eux, devenus plus clairs, plus intelligibles. Je voyais en eux les familiers des esprits de lumière, ces esprits qui traversent toutes les substances, les distinguent entre elles et étendent sur chacune d’elles le voile délicatement nuancé qui lui convient. En écoutant leurs chants, ma propre nature s’épanouissait, libre de se mouvoir, heureuse de se sentir sociable et pleine de désirs, éprouvant un très secret plaisir dans le jeu, plein de mille agréables excitations, de ses éléments.
— Avez-vous eu le bonheur de posséder quelques poètes dans votre région ? demanda l’ermite.
— Il s’en est bien trouvé quelques-uns, parfois, chez nous, mais ils semblaient tentés par le voyage car, en général, ils ne restaient pas longtemps. Par contre, dans mes pérégrinations en Illyrie, en Saxe et en Suède, j’en ai rencontré souvent : leur souvenir me charmera toujours...
— Ainsi vous avez voyagé au loin! Vous avez dû vivre bien des événements mémorables ?
— Dans notre métier, c’eSt presque une nécessité de voir du pays et on dirait que le mineur a dans les veines le feu interne de la terre qui le pousse à la parcourir!
Une montagne le renvoie à une autre. Il n’a jamais fini d’observer et toute sa vie, il trouve quelque chose à apprendre dans cette extraordinaire architecture qui a si singulièrement bâti et parqueté notre sous-sol. Notre art vient de la nuit des temps, et des plus lointains horizons. Il a dû arriver du Levant comme le soleil et comme notre race et, vers l’Occident, se propager du noyau jusqu’aux confins... Il s’eSt battu, sans doute, contre de nouvelles difficultés et comme la nécessité a toujours poussé l’esprit humain à d’ingénieuses inventions, le mineur peut partout accroître son savoir, son habileté et enrichir son pays de découvertes utiles.
— Vous êtes un peu des astrologues à rebours, dit l’ermite. Alors que ceux-ci observent attentivement le ciel et ses espaces infinis, vous vous tournez vers le sol, explorant sa Structure. Ils étudient les pouvoirs et les influences des aStres, et vous, les forces des rochers et des montagnes et les différentes actions des lits de terre et de pierre. Le ciel est pour eux le livre de l’avenir — la terre vous révèle les mouvements de l’origine.
Ce rapprochement n’eSt pas sans portée, dit le vieillard en souriant. Les scintillantes prophétesses du ciel jouent peut-être un rôle capital dans cette vieille histoire de la merveilleuse formation terrestre. Il se peut qu’avec le temps, on arrive à mieux connaître cette formation par leurs œuvres et à mieux connaître et expliquer celles-ci par les étoiles elles-mêmes. Peut-être les grandes chaînes de montagnes ne nous montrent-elles que le très ancien chemin des aStres ; peut-être connurent- J elles le désir de trouver à leur tour leur propre voie et leur propre route vers le ciel. Maintes d’entre elles se haussèrent orgueilleusement pour devenir étoiles! Et c’eSt pourquoi elles sont maintenant privées de la belle parure verte des régions plus humbles. Elles n’ont rien reçu en échange, si ce n’est d’aider leurs mères les étoiles à fabriquer le temps, à devenir les prophétesses des basses-terres, que tantôt elles protègent et tantôt elles accablent d’orages.
— Depuis que j’habite cette grotte, continua l’ermite, j’ai appris à réfléchir sur les temps anciens. Il est impossible de dire l’attrait de cette méditation et je peux me faire une idée de l’amour qu’un mineur porte à son travail. Quand je considère les vieux ossements bizarres qui sont qu’elle passa à un bras et elle tendit ingénument l’autre main à Heinrich. Klingsohr les suivit et ils se dirigèrent à travers la ville, déjà pleine d’animation, vers un coteau au bord d’un fleuve, d’où l’on découvrait, entre les grands arbres, un vaSte paysage.
— Que de fois, s’écria Heinrich, me suis-je réjoui à l’éveil de la nature irisée, au paisible contact de ses multiples richesses! Mais jamais encore je n’avais éprouvé une allégresse aussi pure, aussi féconde. Les horizons me semblent tout proches, cet opulent paysage m’apparaît comme une vision intérieure. Ah, que la nature eSt changeante, quelque immuable que soit son apparence ! Comme elle se montre différente selon qu’un ange ou un puissant génie se tient à nos côtés; selon qu’un malheureux se plaint devant nous — ou qu’un paysan nous explique les déboires de la saison et son désir de sombres jours pluvieux pour ses cultures! C’eSt à vous, ô mon très cher maître, que je dois cette béatitude, il n’eSt pas d’autre mot qui puisse exprimer plus exactement l’état de mon cœur. Joie, plaisir, ravissement ne sont que les éléments de cette béatitude qui les unit vers une vie supérieure.
Il pressa la main de Mathilde sur son cœur et plongea son regard brûlant dans les doux yeux consentants.
— La Nature, exposa Klingsohr, eSt à l’âme ce qu’un corps eSt à la lumière : il la retient, la divise en diverses couleurs; il allume à sa surface ou dans ses profondeurs une clarté qui, si elle égale son obscurité, le rend limpide et transparent et qui, si elle le surpasse, rayonne hors de lui pour éclairer d’autres corps. Même le corps le plus obscur peut être amené, par l’eau, le feu et l’air, à un état de luminosité extraordinaire.
— Je vous comprends, mon cher maître. Les hommes, pour notre âme, sont les cristaux : ils sont la transparente nature. O Mathilde, je vous appellerai saphir précieux et pur! Vous êtes claire et transparente comme le ciel et vous répandez la plus douce clarté. Mais dites-moi, cher maître, si j’ai raison : il me semble que plus on se trouve en intime familiarité avec la nature, moins on eSt capable d’en parler et moins on le désire.
C’eSt selon, répondit Klingsohr. La nature, vis-à- vis de notre plaisir et de notre sentiment, et la nature au point de vue de notre raison et de notre faculté à conduire notre force temporelle sont deux choses bien différentes qu'il nous faut garder de confondre. Bien des gens ne connaissent au'un de ces aspects et méprisent autre. Mais on peut les accorder tous les deux et on s’en trouverai bien ! Quel dommage que si peu d'hommes songent à acquérir plus de liberté et de souplesse dans leur vie intérieure et, d'autre part, à s'assurer, par une indispensable dissociation, usage le plus profitable et naturel! de leur force d'âme! Généralement, ces deux tendances sel contrarient et il en résulte peu à peu une irrémédiable! inertie : que ces hommes veuillent un jour rassembler leurs forces, se dresser dans l'action, aussitôt se décèle!un trouble profond, une discorde générale ; tout s'écroule, maladroitement. Je ne saurais trop vous recommander» d'étayer, par un effort assidu, votre intelligence, et cet instinct naturel : savoir comment toutes les choses se produisent et s'enchaînent selon les lois de la causalité Rien de plus indispensable pour le poète que de comprendre la nature de chaque entreprise, de connaître les moyens d'atteindre chaque but et d'avoir la présence! d'esprit de choisir les plus efficaces, selon le temps et les circonstances. L'enthousiasme sans l'intelligence est chose dangereuse et le poète que la merveille étonne fera peu de merveilles.
— Mais une foi profonde dans le pouvoir de l'homme sur le destin n'eSt-elle pas indispensable au poète?
Indispensable, il eSt vrai, puisqu'il ne peut se figurer d'autre sorte le destin, s'il y réfléchit mûrement; mais combien cette certitude sereine eSt loin de l'incertitude angoissée, loin des aveugles terreurs de la superstition! De même, la fraîche, la vivifiante chaleur d'une âme poétique eSt-elle tout le contraire du feu sauvage d'un cœur malade. Celui-ci, misérable, éphémère et engourdissant — celle-là, affirmant toute forme avec clarté, favorisant la création des rapports les plus variés à travers elle-même, éternelle Le jeune poète ne sera jamais assez calme, assez réfléchi. Pour la vraie, l’harmonieuse élocution, il faut un esprit vaste, attentif et serein. Il n'est que verbiage confus lorsqu'une folle! tempête fait rage dans la poitrine et disperse notre! attention dans une incohérente fuite des idées. Je le répète : l'âme véritable eSt comme la lumière, aussi calme et sensible, aussi élastique et pénétrante, aussi puissante et imperceptiblement agissante que ce précieux élément qui se répartit sur tous les objets avec une délicate précision et les fait apparaître dans une diversité ravissante. Le poète est de pur acier, sensible comme un fragile fil de verre — et dur comme l’airain.
— J’ai déjà remarqué, reprit Heinrich, que dans les minutes les plus émouvantes, je me sentais moins vivre qu’en d’autres temps où je pouvais aller librement, çà et la, et me livrer avec plaisir a toutes sortes d’occupations. À travers celles-ci, un élément spirituel et subtil me pénétrait et je me sentais capable d’user de mes sens selon ma volonté, de retourner chaque pensée sous toutes ses
formes, comme un corps matériel. Dans l’atelier de mon père, où je me tenais silencieux et attentif, quel plaisir pour moi quand je pouvais l' aider et arriver habilement a bout de quelque chose ! Le savoir-faire a un charme particulier et puissant, et c’eSt bien vrai qu’en avoir conscience nous procure une jouissance plus durable et plus assurée que le sentiment débordant d’une sublimité incompréhensible et exaltée.
— Ne croyez pas, dit Klingsohr, que je blâme ce sentiment-là. Mais il doit venir de lui-même et sans qu’on le cherche. Rare, son apparition eSt bienfaisante, mais souvent-répétée, elle fatigue et affaiblit. On ne saurait s’arracher trop tôt à la douce ivresse qu’il laisse après lui, pour reprendre une occupation régulière et laborieuse. Il en eSt de cela comme de ces délicieux rêves du matin à l’ensorcelant vertige desquels on ne peut se soustraire que par un violent effort, si l’on ne veut pas
se traîner toute la journée dans un maladif état d’épuisement. La poésie surtout, poursuivit Klingsohr, demande à être traitée en art rigoureux. Réduite à un simple plaisir, elle cesse d’être poésie. Un poète ne doit pas muser tout au long du jour, ni faire la chasse aux sentiments et aux images. C’eSt le chemin tout à fait inverse!
Une âme pure, ouverte, de l’agilité dans la réflexion et dans l’observation, de l’habileté à employer toutes ses facultés dans une activité où elles se vivifient réciproquement, voilà les exigences de notre art. Si vous voulez vous en remettre à moi, il ne se passera pas de jour où vous n'enrichissiez vos connaissances et n’acquériez quelques aperçus utiles. La ville est riche en artistes de toutes sortes. Il y a quelques hommes d’Êtat pleins d’expérience, quelques marchands cultivés. On peut, sans grande difficulté, s’y familiariser avec toutes les classes, tous les métiers, tous les us et coutumes de la société humaine. Je vous instruirai avec plaisir de la partie technique de notre art et nous lirons ensemble les écrits les plus remarquables. Vous pourrez partager les leçons de Mathilde et elle vous apprendra volontiers à jouer de la guitare. Chaque occupation préparera les autres et quand vous aurez de la sorte bien rempli votre journée, la causerie et les divertissements des soirées en société, ainsi que les aspects de quelque beau paysage, vous apporteront de pures jouissances toujours ; nouvelles.
— Quelle splendide existence vous m’ouvrez, ô maître bien-aimé! Vous seul me faites voir le noble but qui se dresse devant moi ; grâce à vos seuls conseils, je puis y aspirer!
Klingsohr l’embrassa affectueusement. Mathilde leur apportait le déjeuner et Heinrich, d’une voix tendre, lui demanda si elle consentait à l’accepter pour compagnon d’étude et pour élève.
Je resterai sans doute éternellement votre élève, ajouta-t-il, pendant que Klingsohr regardait ailleurs! Elle se pencha vers lui et lui, l’entourant de ses bras, baisa les douces lèvres de l’enfant rougissante. Elle se détacha doucement de lui mais en lui tendant, avec une grâce enfantine, une rose qu’elle avait à son corsage. Puis elle se mit à ranger son panier. Heinrich la regardait avec un muet ravissement. II baisa la rose, l’attacha à sa poitrine, puis il s’en vint vers Klingsohr qui contemplait la ville au loin.
— Par où êtes-vous arrivés? lui demanda Klingsohr.
— En descendant de ces collines-là, répondit le jeune homme. Là-bas, notre chemin se perd à l’horizon.
— Vous devez avoir vu de belles contrées ?
— Nous n’avons presque jamais cessé de traverser des paysages ravissants.
— Votre ville natale, eSt-elle aussi agréablement située ?
— La région est assez variée, mais elle est encore bien sauvage et il lui manque une grande rivière. Les fleuves sont les yeux d’un paysage!
— Quel agrément m’a procuré hier le récit de votre
---
— Ah, mais tu es le père de l’amour ! s’écria Heinrich en étreignant Mathilde. Et tous deux baisèrent la main de Klingsohr.
Il les serra dans ses bras, et il sortit.
— Mathilde chérie, dit Heinrich après un long baiser, te savoir à moi, c’eSt comme un rêve ! Mais ce qui me semble encore plus étonnant, c’eSt que tu ne l’aies pas toujours été.
— Et moi, répondit-elle, il me semble que je te connais depuis des temps inimaginables.
— Tu m’aimes donc?
— Je ne sais pas ce que c’eSt que l’amour mais je peux te dire ceci : je commence seulement à vivre et je te veux tant de bien que je pourrais à l’inStant mourir pour toi.
— ô Mathilde, je sais pour la première fois ce que c’eSt que d’être immortel !
— Heinrich chéri, que ton cœur est boni Quel esprit admirable s’exprime par ta bouche ! Moi, je ne suis qu’une pauvre fille insignifiante ...
— Tu me remplis de confusion. Ce que je suis, je ne le suis que par toi. Sans toi, je ne serais rien. Qu’eSt-ce qu’un esprit sans le ciel ? Et tu es le ciel qui me porte et qui me fait vivre.
— Quelle créature bienheureuse je serais, si tu étais aussi fidèle que l’a été mon père ! Ma mère eSt morte peu après ma naissance, et presque chaque jour mon père la pleure encore.
— Ah, puissé-je être plus heureux que lui, bien que je ne le mérite pas !
— Je voudrais vivre longtemps près de toi, cher Heinrich, par toi je deviendrai sûrement meilleure.
— Ah, Mathilde, la mort elle-même ne nous séparera pas.
— Non, Heinrich, où je suis, tu seras.
— Oui, Mathilde, où tu es je serai pour l’éternité.
— Je ne comprends rien à l’éternité mais je crois que l’éternité, ce doit être ce que j’éprouve quand je pense à toi.
— Oui, Mathilde, nous sommes éternels parce que nous nous aimons.
— Tu ne peux savoir, ô cher amour, avec quel ferveur ce matin, en rentrant à la maison, je me suis agenouillée devant l’image de notre Mère céleste et comme je l’ai indiciblement priée. Je croyais que j’allais fondre en larmes. Il m’a semblé alors au’elle me souriait. Ah, je sais maintenant ce que c’eSt que la gratitude !
— ô ma bien-aimée, le ciel t’a donnée à moi pour quel
je te vénère. Je t’adore. Tu es la sainte qui porte à Dieu! mes désirs; il se manifeste à travers toi et me fait connaître la plénitude de son amour. Qu’eSt la religion sinon une intelligence infinie, une éternelle union de cœurs qui s’aiment? Où deux êtres sont réunis, Il est il parmi eux. Tu es mon souffle à jamais et jamais ma poitrine ne cessera de t’aspirer. Tu es la magnificence» t divine, la vie immortelle dans l’enveloppe la plus adorable...
— Hélas, Heinrich, tu sais le destin des roses : lèvres fanées, joues pâlies, les presseras-tu sur ta bouche avec la même tendresse? Les vestiges de l’âge ne seront-ils» pas aussi les vestiges de l’amour enfui?
— Oh, puisses-tu lire jusqu’à mon âme, à travers mes yeux Mais tu m’aimes, donc tu vas me croire. Qu’entend- on par la flétrissure de la beauté? Non, elle ne peut se faner. Ce qui m’attache à toi indissolublement, ce qui a éveillé en moi un désir sans fin, ah, cela n’eSt pas de ce temps ! Si tu pouvais voir comment tu m’apparais, quelle» image merveilleuse rayonne de toi et m’éclaire le monde entier, ah, tu ne craindrais pas l’âge. Ta forme terrestre! n’eSt que l’ombre de cette image. Les forces d’ici-bas luttent et se tendent pour la retenir, mais la nature n’eSt pas encore assez mûre : cette image eSt un Idéal, un fragment impérissable du monde divin et inconnu.
— Je te comprends, cher Heinrich, car je vois] quelque chose de semblable quand je te regarde.
— Oui, Mathilde, le monde supérieur est plus proche de nous que nous ne le pensons ordinairement. Ici-bas déjà nous vivons en lui et nous l’apercevons, étroitement mêlé à la nature terrestre.
Ah, Mathilde, c’eSt de toi seule que me vient le don de divination. Tout ce qui m’appartient est à toi; ton amour me conduit dans les sanctuaires de la vie, dans le Saint des Saints de l’âme. Tu m’inspireras les intuitions supremes.
---
— O excellent Père, interrompit Heinrich, de quelle joie me remplit la lumière qui émane de vos paroles Ainsi l’esprit de fable eSt l' intime travestissement de l’esprit de vertu et l’objet véritable auquel eSt subordonné la poésie, c’eSt cette activité de l’existence la plus haute, la plus personnelle. Il y a une surprenante identité entre un poème authentique et une noble action. La conscience, oisive dans un monde uni et qui n’offre pas de résistance, se transforme en captivant colloque, en fable discursive. Le poète vit dans le vestibule et les salles de ce monde originel et la vertu eSt le génie de ses agissements et de son influence ici-bas; de même qu’elle eSt la divinité dans son action immédiate parmi les hommes et le reflet admirable du monde supérieur : ainsi la Fable... Dès lors, avec quelle sécurité le poète peut-il obéir aux élans de son inspiration ou, s’il a en outre un sens plus élevé et supraterreStre, suivre des êtres supérieurs et s’abandonner à sa vocation avec une humilité d’enfant! En lui, parle la voix suprême de l’univers ; elle l’appelle avec des paroles magiques vers des mondes plus satisfaisants, plus familiers. Ce que la religion eSt a la vertu, l’inspiration l’eSt au mythe et, de même que les histoires de la révélation sont conservées dans les saintes Écritures, la vie d’un monde supérieur se manifeste dans l’art de la Fable, en des poèmes d’une merveilleuse origine. La Fable et l’Histoire vont de pair, étroitement intimes, sur des sentiers perpétuellement entrelacés et dans les travestissements les plus étranges. Bible et Mythologie sont des constellations d’un même orbe !
— On ne saurait mieux dire, s’écria Sylvestre. Et vous comprenez à présent que toute la nature n’existe que par l’esprit de vertu et que par lui seul elle s’affermira toujours davantage. Il eSt la lumière où tout s’éclaire et se vivifie, dans notre cercle terrestre. Depuis le ciel étoilé, cette sublime coupole du règne minéral, jusqu’au tapis bouclé d’une prairie multicolore, tout eSt par lui maintenu, rattaché à nous et compréhensible, et c’eSt lui qui, le long de la route inconnue de l’Histoire sans fin, nous conduit jusqu’à la transfiguration.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire