Notes critiques - Max Horkheimer
Sur le temps présent
Expression et douleur. — Écrire peut signifier soit que l’on dresse des constats, que l’on décrit des faits, contribuant ainsi à la maîtrise — soit que l’on s’exprime. Comme, ici, l’expression se sert de la parole, elle est nécessairement réfléchie : la douleur se plaint elle-même, un élément de souffrance narcissique en est inséparable, même lorsqu’elle pleure sur autrui. D’où cet élément narcissique dans presque toute poésie. Et existe-t-il une expression qui ne soit pas douloureuse ? Dans la littérature non scientifique, reste le choix entre le mythe, le faux — et la lamentation, l’impuissance. C’est de ce dilemme que le positivisme tire sa force. La présente réflexion n’échappe pas non plus au même rapport, son sens a quelque chose d'une lueur vacillante.
L’exclusivité spécifique de l’amour. —
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Nous-mêmes éprouvons cette contradiction : d’une part l’amour de l’universel ne se réalise dans l’amour particulier que si nous renonçons à l’universel, et d’autre part, l’amour du particulier n’est sauvé que si nous éprouvons comme fortuites la limitation et l’exclusivité qui le séparent de l’universel — et aimons la vie dans cette vie présente. Sinon l’exclusivité est bornée. Parce que ce front et cette bouche sont uniques, justement, ils ne constituent qu’un exemple. Si je n’éprouve pas cela en eux, mon amour demeure — une erreur.
La fin de la parole. —
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côté, la parole est un instrument de manipulation utilisé par les misérables petits führers de la société de masse, elle est leur marteau d’hypnotiseur, imposant l’obéissance par la gueule des appareils de radio, ainsi que dans la solitude des interrogatoires de prison, accompagnée des autres méthodes de torture ; d’un autre côté, elle mène péniblement une lamentable existence en marge de la civilisation bourgeoise sur son déclin, tel un spectre de la culture. Mais si, effarouchés et perplexes, les héritiers des gens cultivés se laissent eux-mêmes tourmenter par ce spectre, c’est qu’ils sentent déjà poindre le jour où le Grand Frère viendra prendre la place du psychanalyste. Ils cherchent des directives parce qu’ils ne sont plus capables, en parlant avec autrui, d’ouvrir, de tracer leur propre chemin. C’est pourquoi il est également vain aujourd’hui d’écouter. Parler est dépassé. Agir aussi certes, dans la mesure où l’action était jadis rapportée à la parole.
Progrès, justice et décadence du moi. — Mach avait écrit : « Le moi ne peut être sauvé », et cette déclaration épistémologique fut vérifiée par l’évolution de la société. Que la force, l’intensité, la durée, la différenciation, la substance du moi dépendent de l’extérieur, Fichte l’idéaliste, héraut du moi, l’avait déjà vu lorsqu’il faisait dépendre la personne de la propriété. Depuis, non seulement la disparition de la propriété individuelle est une tendance de la société, mais d’autres conditions, tout aussi nécessaires à la personne, sont atteintes par la marche du développement industriel. Le rôle que joue la transformation de la nature est connu, depuis le travail à la chaîne jusqu’à l’ordinateur, et de même l’effet dissolvant, atomisant des mass media. A quoi s’ajoutent les faits sociaux au sens plus étroit. Les changements de domicile continuels (à l’intérieur d’une même ville ou bien d’une ville à l’autre) font que l’être humain n’a plus de séjour durable, plus de chez-soi, et le changement exerce un effet de différenciation sur la personne. Les modifications dans les rapports entre les sexes, la facilité accrue de dissoudre le mariage ont pour conséquence que les êtres humains ne font plus d’expériences conjointes dans les liens étroits d’une existence commune, ne vieillissent plus ensemble et ne constituent plus leur moi dans l’interaction de la connaissance mutuelle. Cela est vrai aussi bien des autres relations, des amitiés et des liens professionnels. Avec les conditions matérielles du moi disparaissent aussi les humains. Dans la réalité sociale atomisée, l’atome, comme dans la réalité physique, est fissionné. Et cependant l’un et l’autre dissolvent quelque chose qui avait été faussement hypostasié. Les entités mythiques se liquéfient devant le progrès, elles périssent devant la justice.
Au cirque. — Devant l’éléphant de cirque, la supériorité de l’homme, imbattable dans la lutte pour la technique, est en mesure de prendre conscience d’elle-même. On introduit l’animal circonspect avec le fouet et le crochet de fer. Au commandement, il lève la patte droite, la patte gauche, la trompe, il tourne en rond, se couche avec difficulté et finalement se tient, dans les claquements de fouet, sur deux pattes qui peuvent à peine porter le corps si pesant. Voilà ce que doit faire l’éléphant depuis bien des siècles pour plaire aux hommes. Mais qu’on ne vienne rien dire contre le cirque ou le numéro de manège. Il n’est pas plus étranger, pas plus inadapté à l’animal, et même il est probablement plus proche de lui encore, que ce travail d’esclave par lequel il entra dans l’histoire de l’humanité. Dans le manège, où la figure de l’éléphant ressort sur la bêtise des spectateurs comme l’image de la sagesse étemelle qui consent, parmi des bouffons, à quelques gestes bouffons pour avoir la paix, se démasque encore la déraison objective de la prestation imposée au service d’un objectif raisonnable, le commerce du bois aux Indes. Que les hommes dépendent de ce travail de l’éléphant pour devoir s’adonner eux-mêmes à cette activité, c’est au fond là aussi leur propre honte. L’asservissement de l’animal, médiation de leur existence par le travail contre leur nature propre et contre la nature étrangère, a pour conséquence que leur existence leur devient aussi extérieure que le numéro de cirque à l'animal. C’est ce que pressentit Rousseau en écrivant ses Discours. La civilisation comme abêtissement.
Small talk. — Le langage perd sa signification au-delà du fonctionnel, du pragmatique, de l’instrumental purs, en même temps que l’individu bat en retraite. Moins les individus bourgeois dotés d’autonomie sont typiques de la société, moins ils ont « quelque chose à dire », que ce soit réactionnaire ou progressiste, oppositionnel ou conservateur, et plus le langage — mis à part celui purement technique — devient décoration ou simple recommandation pour la carrière, pour l’appartenance de groupe, exactement comme le vêtement, les manières de table et les habitudes. Quand les gens se retrouvent, c’est le small talk. Le contenu de celui-ci reste indifférent. Dans les déclamations pathétiques aussi, lors de festivités, d’assemblées, de services religieux, les participants ont bien conscience au fond que ce n’est pas le contenu qui importe, mais le respect de l’usage. Dans l’ordre des nuances, les intérêts secondaires spécifiques jouent un rôle qu’on peut connaître ou deviner. Personne n’est assez naïf pour prendre le langage à sa teneur ou même à la lettre, personne en tout cas de ceux qui comprennent bien. Déjà, les enfants apprennent ainsi le langage, et ils ne conçoivent nullement qu’il puisse en être autrement. Ils savent uniquement le but poursuivi, non la signification. Le présentateur de télévision, de radio, les stars de cinéma y veillent bien. On ne les prend pas pour les personnages qu’ils représentent, mais pour des idoles plus ou moins actuelles selon les cas, avec l’aura de leur vie privée et toutes les rumeurs à son sujet, et cela ne fait que reproduire le système langagier. Ce qu’ils représentent ne dit rien du tout. Espérer qu’un enfant qui perçoit cette voix, le sourire, la gaieté à bas prix durant des heures chaque jour ou du moins chaque semaine, apprenne qu’il s’agit là d’autre chose que d’un pur moyen, voilà qui relève de la superstition. Tout le monde retombe dans une mentalité rusée. La ruse est plus à portée de l’animal que l’intelligence. L’animal est malin. Dans le bruissement du feuillage, il ne sent pas l’automne et la caducité des choses, mais l’approche de l’ennemi. Avec la construction des spoutniks, l’homme célèbre des triomphes, nullement comme un être de raison, mais telle une race prédatrice, devenue démente à force d’ingéniosité.
Les trois fautes de Marx. — Les trois fautes de Marx : premièrement, il confond l’histoire des quelques peuples européo- américains et leur économie progressiste bourgeoise avec la société en soi, l’histoire en soi. Or, tout au plus est-il permis de dire que dans l’ère présente ces derniers impriment au monde un formidable mouvement. Deuxièmement, il estime — lui-même étant ainsi un enfant de l’idéologie idéaliste-progressiste-bourgeoise — que la conscience, jusqu’à maintenant déterminée dans l’histoire par sa dépendance à l’égard des conditions matérielles, sera libre dès que ces conditions matérielles, en dernière instance économiques, auront été maîtrisées par les hommes, et à vrai dire — quand bien même l’économie resterait l’empire de la nécessité — libre d’une liberté absolue, sans entraves, comme n’oserait le prétendre un Fichte. Voilà pourquoi selon Marx, pour ne pas parler de Lénine, on doit s’accommoder en chemin de toute la misère et de toute l’horreur, amener des victimes en sacrifice sur l’autel de la liberté, comme en exigea le culte beaucoup plus modeste des divinités païennes. Troisièmement, il s’imaginait que la paix entre les classes était aussi la paix entre les hommes et avec la nature. L’ordre véritable ne doit plus nécessiter que la sublimation, mais aucun refoulement, donc aucune haine ni ressentiment, aucune catastrophe psychologique et par là socialement conditionnée. Cette représentation qui découle des deux premières est sa pensée la plus belle, les hommes deviendraient ainsi non seulement leurs propres auxiliaires, mais encore ceux de la nature, et finalement ils ne joueraient pas, comme le croit Herbert Marcuse — non, ils périraient en s’offrant à la créature, en se dévouant à elle. Mais le déclin projetterait forcément ses ombres, et eux-mêmes retourneraient de nouveau à un état plus barbare, plus cruel, plus primitif. Tout comme l’individu supérieur, plus noble, possède une moindre résistance et succombe à la mon, l'humanité, pour autant qu’elle accomplit sa destination, doit aussi périr, elle est nature en soi. La résurrection est le privilège des dieux. Le matérialisme marxien, délivré de l’illusion idéaliste, se rapproche davantage de Schopenhauer que de Démocrite. Marx aurait sans doute cru réellement que l’humanité libre enverrait des fusées dans la lune — par curiosité ou pour passer le temps \ Mais il apparaît bien que les fusées appartiennent à l’empire de la nécessité ; ce qui reste à la liberté, c’est la solidarité avec la vie, le combat pour le vrai non seulement dans la société, mais dans la nature en général. Le bonheur supporte mal de cohabiter avec le malheur, Nietzsche le savait déjà mieux que Marx — bien qu’il faille « pousser encore » ce qui est en train de chuter. Qui peut voir s’oubliera, et qui s’oublie cesse finalement de voir. L’état vrai de l’humanité, que Marx a en tête, ne pourrait qu’être également son état le plus bref. La vérité n’est pas — contrairement à l’opinion des philosophes — ce qu’il y a de plus ferme, de plus solide, de plus fiable, mais, me semble-t-il, l’instant sur le point de disparaître, l’éclat de l’apparence.
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