Cours de poétique - Paul Valery
Tome 1 Le corps et l'esprit
VENDREDI 14
JANVIER 1938
(7e
leçon)
La pensée et le grain de poussière
Ainsi, la proposition de tout à l’heure, qui interdit à la pensée tout effet immédiat sur un grain de poussière, enveloppe sans doute quelque idée de la pensée et quelque opinion sur les grains de poussière. Elle exprime une observation : on n’a jamais constaté que la pensée, même la plus concentrée, la plus soutenue, la plus chargée des puissances du désir, du besoin, de la vie suspendue à un vœu, ait amené deux fois de suite une porte à s’ouvrir, une pierre à se soulever, une horloge à accélérer ou à retarder son allure (je dis deux fois, car une fois est toujours niable). Mais il se peut que l’expression, très simple du reste, de cette observation introduise à notre insu dans notre idée bien des choses qui, dans la pénombre ou dans l’ombre de notre esprit, nous orientent dans un certain sens, nous lient plus que nous ne le percevons, nous engagent dans une voie que nous croyons unique et nécessaire, car nous avons dépassé le carrefour sans nous en apercevoir. C’est là un des nombreux tours que nous joue le langage, combiné avec la promptitude de substitution d’idées ou de semblants d’idées qui est de son essence même, qui fait sa vertu et son vice. Le langage, par exemple, a besoin de substantifs. Il ne peut s’en passer — nous ne pouvons nous en passer. Mais peu de personnes se doutent de toutes les obligations qu’elles contractent, de toutes les affirmations qu’elles assument, de toutes les questions qu’elles tranchent, en opérant sur des substantifs. Nous y reviendrons un jour ou l’autre.
SAMEDI 5 MARS
1938
(22e
leçon)
Moi tardif et maîtrise de soi
Nous réagirons souvent devant ces produits ; et quand un moi plus « perfectionné » les jugera, voudra se reconnaître, et même se déguiser devant soi-même — ce qui est le comble de la connaissance de soi ! —, il adoptera les uns comme siens ; il repoussera les autres ; il dira : je n’ai pas voulu cela ; j’étais ivre ; j’étais fou ; j’étais distrait ; tandis que, dans les cas jugés favorables, il se suggérera et suggérera à autrui que son génie ou que des puissances surnaturelles l’habitaient. C’est-à-dire qu’il se donne autant de moi particuliers, les uns désavoués, les autres hautement affirmés, qu’il convient à son moi tout conscient, celui qui se réfère au système organisé des trois objets ou trois chefs que j’ai décrit4, et en est le centre de liaison.
Mais ce moi-là est, comme je l’ai dit hier, tardif ; il est celui de la connaissance qui vient à son tour, c’est-à-dire, quelques centièmes ou dixièmes de seconde après l’autre, et qui ne s’en distingue pas si le cours naturel n’est pas affecté — qui s’y oppose dans le cas contraire.
C’est ce moi tardif que je fais correspondre à la perception, en tant que l’on désigne ainsi la première organisation qui s’adapte à la sensation. Il reconnaît ou il introduit les distances, les formes nettes, le temps, tout ce qu’il faut pour y placer un personnage, auquel s’ajusteront les besoins, les possibilités pratiques, les connaissances, les valeurs, le nom, l’état, enfin l’infinité de qualités, et de probabilités, tout le développement que nous savons être nous à chaque instant du cours naturel. Tout notre possible du second ordre est alors amorcé... Et il l’est aux dépens du possible du premier moment. La différence la plus remarquable entre les deux états (qui en réalité devraient se subdiviser en je ne sais combien de degrés) est la suivante : le possible du second ordre dispose des impulsions motrices volontaires. L’illusion d’agir, de pouvoir agir, de pouvoir faire ou ne pas faire, de pouvoir faire selon un modèle mental (distinction de l’esprit, du corps et du monde très accusée, et ces trois membres aussi précisés que l’on voudra, en somme).
VENDREDI 11
MARS 1938
(23e
leçon)
Langage communicable
et langage incommunicable
Nous avons considéré, dans les leçons précédentes, ce que nous avons appelé le possible comme une fonction essentielle de la sensibilité ; ou, si vous le voulez, une dépendance, une conséquence immédiate nécessaire de l’événement sensation1. Toute notion de possibilité ne se rapporte pas si nettement à la sensibilité ; mais toute sensibilité se développe, quand elle se développe, dans un domaine de possibilités. Ce développement naturel est si prompt qu’il est difficile, dans la plupart des cas, de saisir la sensation même, telle quelle.
Prenons, par exemple, le cas propice à cette observation : un choc, une douleur vive brusquement déclarée. Elle est, vous le savez, presque aussitôt localisée : première manifestation du possible, car la localisation n’est autre chose qu’une production imaginative (rehaussée bientôt par des sensations motrices secondaires) du système de mouvements qui nous permettraient d’atteindre le point éclairé par la douleur, à partir de notre attitude initiale, qui nous est elle-même réciproquement connue (ou plutôt sensible) et qui devient plus connue, et comme plus présente à notre conscience, par une sorte de réaction, consécutive à la sensation vive de l’instant.
RÉSUMÉ DU COURS : DÉCEMBRE
1938
— MARS 19397
« Le but éminent de celui qui produit est de produire en soi-même celui qui fait l’œuvre »
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Système producteur |
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La personne de l’auteur, dans son ensemble, masque l’œuvre plus qu’elle n’aide à la dégager, si l’on n’a soin d’isoler en elle un système spécial de fonctions et d’actes qui aboutit à la création. Il se fait une transformation du moi qui aboutit à l’œuvre du moi. Cette sorte de mobilisation de certains possibles de l’être est obtenue à un prix souvent coûteux. À l’ensemble de la personnalité, et souvent à son détriment, se substitue, par un jeu de contraintes, le mécanisme-qui-fait une chose. Il y a là, de fonction à fonction, une transformation d’énergie comparable à celle d’une machine thermique. |
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Création du mécanisme |
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De l’acte réflexe, de l’excitation sensible du premier degré, on passe à ce qu’on a appelé l’an dernier la sensibilité seconde, où apparaissent, avec les sensations motrices, les possibilités d’agir, la coordination. Coordonner, c’est construire en soi un mécanisme. Une fois créés, par un accident qui a brisé le « cours naturel » du moi, ces systèmes particuliers, qui se conservent et qui s’annulent, reviennent tous au zéro, à l’équidisponibilité, d’où ils sont sortis. Toute œuvre a un accident pour origine. |
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Instrumentation |
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Le système de production équivaut à transformer une partie de l’être vivant en instrument, c’est-à-dire à le soustraire à la conscience. C’est l’attention qui intervient pour empêcher l’acte de sombrer dans l’automatisme, et selon le degré de cette attention, le faire remonter à un degré de conscience de plus en plus élevé. |
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Temps de montage
Vie neuromusculaire |
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L’analyse de l’action commence par le passage des états initiaux à l’état d’action productrice : le passage de l’indépendance première des fonctions à leur dépendance momentanée est ce qu’on peut appeler temps de montage. Tout ce qui assimile la dynamique de l’être vivant à la dynamique en général (cf. conservation de l’énergie : exemple de Haughton8) est très intéressant. Notre vie neuromusculaire est si importante que bien des notions s’y rattachent, qui en apparence n’ont plus aucun lien avec cette origine. L’essai que fait l’enfant qui apprend à marcher de son système neuromusculaire enferme le prototype de toute action. C’est le début du cycle. À quel moment la conscience doit-elle apparaître ? Le sommeil, et tous les états voisins du sommeil, de veille déclinante, de veille « mêlée », doivent être étudiés. Dans la création poétique, on sollicite les formes intercurrentes, aberrantes de la paraconscience. |
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Relais |
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Le cours de l’année passée a enseigné que la sensibilité est non seulement réceptive, mais productrice. Et le réceptif lui-même est une production. L’action extérieure peut se borner à mettre en jeu une énergie qui existe en nous. Il n’y a pas de rapport, ni quantitatif, ni qualitatif, entre la cause et l’effet. Tout le système nerveux est un système de relais qui remédient à l’incohérence totale de nos différents univers de sensations. C’est cette dispersion, cette discontinuité du monde sensoriel qui développe en nous une énergie de centralisation, laquelle fournit une réponse à cette brisure que nous avons vu se produire, sous un choc, dans le cours ordinaire de la sensibilité. Au réveil, par exemple, l’être reconstitué éveillera en lui-même un autre être qui pourra être celui de la production de l’esprit. Il y a ainsi une chaîne des « moments », des étapes sur cette voie et sur celle du retour à ce moi sans figure, pur, virtuel, dont on a donné la définition l’an passé (C, M, E9). |
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Distinction du fait et de l’événement |
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L’observateur modifie la chose observée. D’où, étudier de très près les conditions de l’observation pour en dégager les invariants. |
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Un des problèmes essentiels est de savoir si les notions telles que force, masse, etc., qui sont nos intermédiaires vis-à-vis du monde extérieur, ont une base en nous, dans nos représentations d’action. L’approche de l’action dessine en nous une épure motrice. L’homme qui court est dessiné en nous quand surgit l’événement qui le pousse à courir. Nos mécanismes peuvent se combiner avec les mécanismes inventés. Il en est parmi eux qui poursuivent de seules fins utilitaires : ce but atteint, toutes les circonstances de l’acte s’évanouissent. D’autres, au contraire, ont leur fin en eux-mêmes ou poursuivent un but idéal (opposition de la marche et de la danse). Dans les deux cas, l’instrumentation est la même. |
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La pensée, fonction d’absence |
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Avant de considérer le cycle complet d’action où les notions telles que celles de nombre, de forme, d’ordre doivent figurer, il faut dire une fois encore que l’origine de l’action, le milieu où elle naît, est ce régime moyen d’échanges avec le monde extérieur qui ne se distingue pas de nos automatismes, et n’exige pas de montages nouveaux. C’est à ce niveau qu’un choc se produit, une excitation sensible, et qu’une série de relais vient substituer à tout ce qui est sous notre regard ce qui n’y est pas. La pensée elle-même est ce qui n’est pas là. Elle est une fonction d’absence. |
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La vie courante consiste à ne pas exister. C’est l’accidentel, ce qui ne fournit pas en soi de quoi répondre, qui engendre un développement nouveau. Éveil chez l’enfant, en même temps que des sensations motrices, de la curiosité et de l’imitation (génération des arts). |
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La conscience intervient dans l’acte |
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Dans le fonctionnement de l’être humain, on relève des agitations périodiques sans emploi, qui jouent un rôle inefficace ; il y a là une quantité d’énergie inemployée : le rire, la colère, etc. L’étude de cette production psychique instantanée nous conduit au rêve et à toute production dite « inconsciente » ou « subconsciente ». Ici, les conditions d’attente modifient la sensibilité, préparent l’être à recevoir ce que le mystérieux individu caché peut produire — à condition que ce produit ait la forme d’un produit extériorisable. L’entrée en jeu, l’intervention de la conscience est alors très importante. Elle modifie l’action par la coordination de tous les éléments de la sensibilité (livre sur le toucher de l’élève de Liszt10). La conscience se place donc en un certain point de l’accomplissement de l’acte. Par son contrôle lucide, elle s’oppose au moment qui est réflexe. Et cependant son intervention même est un réflexe : à l’origine, cet antiréflexe est un réflexe. |
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Selon les moments du moi où elle intervient, elle en change les combinaisons, selon la classification déjà envisagée (C, M, E). Par abstraction de deux termes, on a : (C, M) E : méditation mentale ; (C, E) M : hypnose ; (E, M) C : sens physique. |
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L’attention |
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La distinction de ces trois séries selon le caractère et l’intensité de la conscience nous amène à l’attention. Distraction de l’état d’échange libre. À une impuissance initiale se substitue une intensité. L’étude de l’attention se relie à celle de l’accommodation visuelle-motrice (le vocabulaire de la vision est sans cesse employé). Par une suite de substitutions qui ont pour but de restreindre le champ mental, en l’intensifiant, nous assistons à une attaque permanente de ce qui est par ce qui n’est pas. Ce sont les modifications qui préparent notre système moteur à passer à l’acte (qu’il y passe ou non, d’ailleurs). Le passage de la pluralité (objets visibles) au nombre (abstrait) est un exemple de ce travail de l’esprit. |
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L’accommodation mène au monde des choses nettes (qui est celui de la veille)
La netteté, élément musculaire |
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L’état de veille pure a pour produit la science. L’accommodation est donc un cas particulier type de notre faculté d’adaptation. La perception est nette quand elle suffit à déterminer immédiatement la réponse psychique, qu’elle supprime la sensation en tant que signe. Or, aucun sens ne peut à lui seul conférer cette netteté. La sensation pure est inutilisable. Il y faut un élément musculaire. La netteté est une valeur de la sensation par laquelle le sens moteur intervient. |
Tome 2 le langage la société
VENDREDI 4 OCTOBRE 1940
(1re leçon)
Le langage intérieur
Si le langage intérieur intéresse Valéry, c’est parce qu’il fournit l’un des exemples les plus remarquables des productions spontanées de la sensibilité. Le « monologue intérieur » est en réalité toujours un « dialogue », insaisissable et impossible à transcrire sans dénaturer le caractère de nécessité et de spontanéité qui le distingue des productions du langage extérieur. Entre le langage intérieur et la parole s’interpose un seuil ou une « paroi » plus ou moins perméable. En général sans intérêt notable, repaire de tous les clichés et poncifs imposés par le monde extérieur et par les conventions, le langage intérieur peut toutefois à l’occasion se révéler « le témoin et le moyen des combinaisons mentales les plus neuves ». À ce titre, parce qu’au prix d’un important travail d’élaboration ultérieur il peut servir à la production des œuvres de l’esprit, il occupe une place de choix dans la théorie poïétique de Valéry.
LANGAGE INTÉRIEUR4
Le langage est une fonction de production, mais production essentiellement liée à une consommation correspondante. Or, le premier consommateur est le producteur lui-même.
On peut dire, généralisant l’idée même de langage, que la sensation et la pensée sont des événements qui amorcent des échanges, c’est-à-dire qui ont puissance ou valeur de signes. Échanges dont le type élémentaire est le réflexe : échange de sensation contre mouvements, contre développements divers ; échange d’image contre image.
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J’ai faim — j’agis directement pour saisir l’aliment. J’apaise ma faim : cet acte est fini = 0 ; au lieu d’agir directement, je dois obtenir l’assistance de quelqu’un : alors, mon geste devient langage ; au lieu de me comprendre (= agir pour), je me fais comprendre. Et, compris, ce langage = 0.
LANGAGE5
Le langage est le type le plus important et le plus remarquable, par ses propriétés, des combinaisons qui peuvent se former au moyen de nos facultés d’agir (production et application de forces à partir d’excitations sensitives) et de conventions, c’est-à-dire d’associations arbitraires à l’origine et devenues des éléments fonctionnels capables de se comporter indéfiniment comme les éléments fonctionnels de tout organisme.
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Ce que nous appelons « pensée » est, après tout, une suite de transformations ou de substitutions, qui elle-même s’insère dans une succession d’états de notre organisme. Dans la suite pensée, nous trouvons des associations, des similitudes, des contrastes, des formations de symétrie ; des événements, en somme, qui se recouvrent, se chassent les uns les autres de la scène ; parfois pour toujours, parfois pour reparaître plus ou moins accidentellement. Et cette instabilité caractéristique, si remarquable chez l’enfant, et non seulement chez lui, mais qui est organique, fonctionnelle, trouve dans le langage un moyen essentiel d’utilisation. La mémoire à l’état brut n’y suffirait pas. Le langage est une organisation de la mémoire, une articulation de ses ressources. N’oublions pas que tout ce qui est perçu ou mental et qui demeure non exprimé, non traduit dans un système de signes, est dissipé. Et c’est pourquoi toute valeur intellectuelle est intimement liée à une valeur d’expression.
LANGAGE INTÉRIEUR. NOTION DE LA PAROI VARIABLES. ÉCHANGES MÉTABOLIQUES8
Entre le langage intérieur et le langage extérieur existe toute une graduation, une diversité d’activités différemment caractérisées par le degré d’organisation, l’allure, la mise en action d’un nombre plus ou moins grand de fonctions.
C’est là ce qu’on pourrait appeler la notion de l’état de la fonction parole ; mais il vaudrait mieux généraliser un peu plus, car la parole n’est, après tout, qu’une des manifestations de l’état général de tonus, d’éveil, de capacité de réponse ou de réaction du système vivant.
« MONOLOGUE INTÉRIEUR » — QUI EST DIALOGUE
Il est impossible de parler comme on pense. A fortiori, d’écrire : le monologue intérieur est une fabrication. En effet, une fois écrit, il tombe sous le coup de cette loi : « Entre deux moments psychologiques, on peut en insérer x. » Tandis que le vrai monologue intérieur est ce qu’il est, écrit, il donne l’impression d’une possibilité qui est précisément sa négation. Je puis modifier ad libitum ce qui, par essence, devrait être soustrait à toute intervention, puisque c’est une production essentiellement première, et que rien ne la précède. Si nous pensons que quelque chose précède cette production, cette pensée la suit.
VENDREDI 3 JANVIER 1941
(9e leçon)
Langage et conscience
VŒUX ET RACCORD
Le rôle du langage intérieur. Rappel de l’image de la paroi. Impureté, impropriété du langage intérieur. « Nous savons ce que nous voulons dire. » Ce langage est un argot du solitaire. Il est la limite de nos rapports avec nous-mêmes, dont il reflète le chaos, les hasards, les scintillations accidentelles.
Janvier 1941
Les mystiques et la parole intérieure
LE PROBLÈME DU LANGAGE INTÉRIEUR1
Ici donc, la distinction se fait bien entre l’idée de l’acte et l’acte, quoique, en vertu des propriétés singulières de la motricité, il y ait passage de l’idée à l’acte extérieur, moyennant une intervention impulsive : quand cette intervention est consciente et exprimable, nous parlons de « volonté ».
La parole intérieure est comparable à une de ces idées d’actes. Mais elle n’est jamais volontaire : elle est, au contraire, supposée par la volonté. De plus, elle n’a jamais de but, car elle exprime les buts. Quant à ses rapports avec son acte extérieur, ils sont les mêmes à peu près que ceux des idées d’actes avec les actes.
Examinons-la de plus près. Toute parole est un acte dont la figure motrice-phonique est acquise, par éléments distincts, excitables indépendamment les uns des autres ; et ce qui les excite est excité réciproquement par eux : si je demande à boire, je crois que celui à qui je m’adresse est capable de soif. Je le fais donc semblable à moi.
Or, avant que j’aie extériorisé cette demande ou au même instant, je l’ai formulée « intérieurement ». Je produis donc un moi ; ce qui se perçoit très bien quand l’émission externe est préparée et un peu différée. Je vois quelqu’un ; et il est encore trop loin pour m’entendre ; mais mon discours est déjà entendu par moi.
VENDREDI 17 JANVIER 1941
(13e leçon)
La surconscience
Valéry nomme consciousness ou self-consciousness non pas la simple conscience, mais une « surconscience », une conscience de soi suffisamment puissante pour arrêter le fonctionnement machinal du système psychophysiologique. Cette surconscience, si manifeste dans « le théâtre classique français », est ce qui rend possible la création à partir des produits de la sensibilité. C’est dans cette self-consciousness que réside le génie de Léonard, selon l’« Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » (1895) et « Note et digression » (1919). On retrouve ici également des échos du Mémoire sur l’attention rédigé en 19041. Les réflexions sur ce sujet servirent probablement aux leçons entre le 17 et le 25 janvier 1941.
CONSCIENCE DE SOI
Donc, le processus se résumerait assez bien ainsi : il existe une altération de fonctionnement dans les fonctionnements de la vie qui rend sensible ce fonctionnement lui-même — comme s’il était réfléchi vers l’agent... Il y a alors composition. Exemple : je me dis.
VENDREDI 24 JANVIER 1941
(15e leçon)
Langage spontané et langage réfléchi
Notes sur le langage intérieur.
LES
LANGAGES RÉFLÉCHIS,
ORGANISÉS, ADAPTÉS1
La logique. Le langage intérieur contient le spontané et le réfléchi.
Le spontané est tantôt d’origine indéterminée, tantôt provoqué par un incident ou une association, tantôt formellement demandé. Dans tous ces cas, il peut arriver qu’il s’accompagne de l’émission externe. Cette émission peut être ou non réalisée ; et peut être ou non « compensée » = exécutée avec conscience de l’acte. Ici interviennent les importants pouvoirs d’antagonismes ou d’inhibition. Parfois tout un drame...
Paroles qui veulent être dites, et paroles qui ne peuvent être dites. Se retenir, aspect extraordinaire de l’organisme. Serments : oui.
(Le maximum d’extériorité est comme mesuré par l’action possible en retour, sur nous, de ce que nous avons émis. La responsabilité de fait. Le faire, distinct du pur réflexe. Liberté.
On n’est pas parti dans la voie de l’observation, mais avec une intention.
Affaire de distribution d’énergie entre les personnages supposés d’un colloque intérieur.)
Succédanés : regard ; silence. La vitre embuée.
Tout ceci, ce drame, se résume en une concurrence de vitesses — de temps de réaction. D’ailleurs, nos décisions même les plus graves sont à la merci de ces propagations de nature inconnue. Après toutes nos réflexions, et souvent en dépit d’elles, une solution jusque-là en suspens, comme parmi les autres, et même condamnée, perce et gagne... comme aux courses.
Observation très importante. Dans ce domaine, si l’on peut parler de vitesses, d’impulsions, etc., on ne peut en général parler de résultantes. Oui ou non. Oui et non ne se composent pas.
Septième année
1943-1944
1944
Le désir et le manque dans le langage
ŒUVRES COLLECTIVES DE L’ESPRIT2
Le langage se place dans ce processus. Il est acquisition d’un stock d’acquisitions communes. Il résout le problème de l’échange avec êtres relativement inconnus et celui de transmettre (avec une approximation variable) une formation individuelle quelconque d’entre l’infinité de ces formations, au moyen d’un nombre limité de quasi-objets formés d’images et d’actes qui s’excitent réciproquement, et qui permettent des rapprochements combinatoires...
SAMEDI 3 FÉVRIER 1945
(12e leçon)
La genèse de l’œuvre d’art
Nous ne pouvons pas directement agir dans notre pensée. Nous ne pouvons faire qu’une chose : c’est d’essayer de maintenir la question à l’ordre du jour. Essayer par voie indirecte, par conservation ; ou plutôt, c’est par réexcitation obstinée du problème et par le fait de le reprendre sous mille et mille formes différentes que nous pouvons arriver à faire jaillir notre résultat. Le résultat ne sera jamais le fruit du travail que nous effectuerons intérieurement. Le résultat ne montrera pas ce travail, il n’en sera pas l’effet direct, il sera l’effet indirect de la préparation du milieu dans lequel se passe le résultat.
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