dimanche 28 décembre 2025

Minima Moralia - Theodor W. Adorno

Minima Moralia - Theodor W. Adorno

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L’Invitation à la danse. – La psychanalyse se flatte de rendre aux gens leur capacité de jouissance dans la mesure où celle-ci est censée souffrir de troubles névrotiques. Comme si rien que l’expression « capacité de jouissance » – à supposer qu’il existe quelque chose de cet ordre – ne suffisait pas en elle-même à rabaisser ce dont il s’agit, de la façon la plus blessante ! Comme si un bonheur que l’on doit à une spéculation sur le bonheur n’était pas justement le contraire du bonheur, c’est-à-dire en fait une intrusion supplémentaire de modes de comportement institutionnellement planifiés dans le domaine, toujours plus restreint, de l’expérience vécue… À quel niveau faut-il que la conscience dominante en soit venue pour qu’on en arrive, avec un sérieux imperturbable, à ériger en maxime de la vraie vie une telle proclamation volontariste des débordements de la prodigalité et d’une gaieté arrosée au champagne, à l’instar de ce qui était jusqu’à présent l’apanage d’attachés d’ambassade comme on peut en voir dans les opérettes hongroises ! Car c’est bien à cela que fait penser ce bonheur sur ordonnance : pour y prendre part, le névrosé ainsi rendu « heureux » doit abandonner jusqu’à la dernière miette de raison qu’ont pu encore lui laisser le refoulement et la régression, et pour faire plaisir à son psychanalyste, il lui faut s’extasier sans discernement en allant voir des films pornos et en mangeant la mauvaise cuisine aux prix exorbitants des « restaurants français », en buvant sec et en faisant l’amour dans les limites hygiéniques de ce qui s’appelle maintenant « le sexe ». Le mot de Schiller :

« Que la vie est belle{18} ! »

n’a toujours été de toute façon qu’un boniment de carton-pâte, mais c’est devenu une ineptie complète maintenant qu’on le claironne en faisant chorus avec le matraquage publicitaire omniprésent, auquel la psychanalyse accepte de collaborer elle-même, en reniant ce que serait sa véritable vocation. Puisque aussi bien c’est en fait de ne plus avoir assez d’inhibitions, et non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant leur santé s’en trouve améliorée le moins du monde – une méthode cathartique digne de ce nom devrait, non pas se mesurer à l’aune d’une adaptation réussie et de succès économiques, mais aider les hommes à prendre conscience du malheur, du malheur général et de leur malheur propre, qui en est inséparable ; elle aurait à leur ôter les pseudo-satisfactions illusoires grâce auxquelles l’ordre odieux que nous connaissons peut encore survivre en eux, comme s’il ne les tenait pas déjà de l’extérieur assez fermement sous sa domination. L’idée de ce qu’il serait enfin possible de vivre ne peut s’épanouir que dans le dégoût du faux plaisir, dans le refus de l’offre sociale et dans le pressentiment que le bonheur est insuffisant même là où c’en est un, et à plus forte raison là où il faut l’acheter au prix d’une résistance, qui est alors qualifiée de morbide, contre l’ersatz positif qui nous en est proposé. De telles exhortations au bonheur (happiness), où le directeur de clinique scientifiquement homme du monde rejoint le propagandiste fébrile de l’industrie des loisirs, font penser au père de famille furieux qui « engueule » ses enfants parce qu’ils ne dégringolent pas l’escalier tout de suite, à toute vitesse et en poussant des cris de joie pour dire bonjour à papa qui rentre excédé du bureau. Cela fait partie du mécanisme de la domination que d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre ; et c’est la même logique qui mène en droite ligne de l’évangile de la joie de vivre à la construction d’abattoirs humains assez loin en Pologne pour que chacun de nos « compatriotes » (Volksgenossen) puisse se persuader qu’il n’entend pas les cris de douleur des victimes. Voilà le schéma de la capacité de jouissance non perturbée. Et la psychanalyse a le beau rôle en affirmant tranquillement à celui qui appelle ces choses par leur nom qu’il a tout simplement un complexe d’Œdipe.

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Morale et style. – Tout écrivain s’aperçoit que plus il s’exprime avec précision, conscience et sobriété, plus le produit littéraire passe pour obscur, alors que lorsqu’il se laisse aller à des formulations relâchées et irresponsables, il se voit gratifié d’une certaine compréhension. Il est devenu inutile d’éviter les expressions techniques et toutes les allusions à la sphère culturelle qui n’existe plus depuis longtemps. La rigueur et la pureté d’une écriture même extrêmement simple créent bien plus une impression de vide. La négligence qui entraîne à se laisser porter par le courant familier du langage passe pour le signe de la pertinence et du contact : on sait ce que l’on veut parce que l’on sait ce que veulent les autres. Considérer l’objet plutôt que la communication au moment où l’on s’exprime, éveille la suspicion : tout ce qui est spécifique, non emprunté à des schémas préexistants, paraît inconsidéré, symptôme d’excentricité, voire de confusion. La logique actuelle si fière de sa clarté a adopté naïvement cette notion pervertie du langage quotidien. Une expression vague permet à celui qui l’entend d’imaginer à peu près ce qui lui convient et ce que, de toute façon, il pense déjà. L’expression rigoureuse impose une compréhension sans équivoque, un effort conceptuel dont les hommes ont délibérément perdu l’habitude, et attend d’eux que, devant tout contenu, ils suspendent toutes les opinions reçues et, par conséquent, s’isolent, ce qu’ils refusent violemment. Seul ce qu’ils n’ont pas à comprendre leur paraît compréhensible ; ce qui est réellement aliéné, le mot usé à force d’avoir servi, les touche parce qu’il leur est familier. Il est peu de choses qui contribuent autant à démoraliser les intellectuels. Celui qui veut échapper à ce sentiment devra voir en chaque défenseur de la communication un traître à celle-ci.

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Constance. – La société bourgeoise insiste constamment sur les efforts de la volonté ; seul l’amour doit être involontaire, pure immédiateté du sentiment. Dans son aspiration à cette immédiateté qui signifie que l’on est dispensé de travailler, l’idée bourgeoise de l’amour transcende la société bourgeoise. Mais en érigeant la vérité directement au sein de la non-vérité généralisée, elle pervertit la première et lui fait rejoindre la seconde. Cela ne signifie pas seulement que le sentiment pur – dans la mesure où il est encore possible dans un système déterminé par l’économie – devient par là, du point de vue social, un alibi pour la domination de l’intérêt, témoignant d’une humanité qui n’existe pas. Au contraire, le caractère involontaire de l’amour, même lorsqu’il n’est pas prédéterminé par la vie pratique, contribue à consolider l’ensemble dès qu’il s’est établi comme principe. Si l’amour doit représenter dans la société la perspective d’une société meilleure, il ne peut le faire comme une simple enclave pacifique, mais par une opposition consciente. Celle-ci exige précisément ce moment de volonté que lui interdisent les bourgeois pour qui l’amour ne sera jamais suffisamment naturel. Aimer, c’est être capable de ne pas laisser dépérir l’immédiateté sous la pression omniprésente de la médiation, de l’économie et, dans cette fidélité, l’amour se médiatise lui-même, il devient contre-pression opiniâtre. Seul celui qui a la force de s’attacher fermement à l’amour aime vraiment. Même lorsque le social prend l’avantage et que, sublimé, il prédétermine la formation des impulsions sexuelles et, à travers mille nuances sanctionnées par l’ordre établi, fait ressortir spontanément l’attraction de celui-ci ou de celui-là – alors que le penchant une fois affirmé vient faire opposition en persistant là où la force de la pression sociale, en tête l’intrigue régulièrement exploitée par celle-ci, ne le permet pas. On soumet le sentiment à une épreuve pour voir s’il peut se dépasser lui-même dans la durée, serait-il même pure obsession. Mais l’amour qui, sous l’apparence de la spontanéité irréfléchie et fière de sa prétendue sincérité, s’abandonne entièrement à ce qu’il prend pour la voix du cœur, s’enfuyant dès qu’il croit ne plus entendre cette voix, est précisément – dans sa souveraine indépendance – l’instrument de la société. Passif sans le savoir, il enregistre les chiffres qui sortent à la roulette des intérêts. En trahissant l’être aimé, il se trahit lui-même. La fidélité ordonnée par la société est le moyen même de n’être pas libre, mais seule la fidélité permet à la liberté de se rebeller contre les ordres de la société.

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Au service du client. – L’industrie culturelle prétend hypocritement qu’elle s’aligne sur les consommateurs et leur livre ce qu’ils désirent. Mais tandis qu’elle s’empresse de réprouver toute idée concernant son autonomie et érige ses victimes en juges, son autoritarisme masqué dépasse tous les excès de l’art autonome. Ce n’est pas tant qu’elle s’adapte aux réactions des clients, bien plus, elle les simule. Elle les leur inculque en se comportant comme si elle était elle-même un client. On pourrait penser que tout cet ajustage auquel elle assure obéir elle aussi est idéologie ; les hommes aspireraient d’autant plus à s’adapter aux autres et à tout le système qu’ils cherchent davantage – en exagérant l’égalité, ce serment que prête l’impuissance sociale – à participer au pouvoir et à subvenir l’égalité. « La musique écoute pour l’auditeur », et le film réalise à l’échelle d’un trust cette astuce odieuse des adultes qui, pour baratiner les enfants en faveur d’un cadeau, déversent sur eux des discours qui correspondent à ceux qu’ils attendent d’eux et leur présentent le cadeau souvent douteux dans les termes du ravissement bruyant qu’ils veulent provoquer. L’industrie culturelle est modelée sur la régression mimétique, sur la manipulation d’impulsions mimétiques refoulées. Pour ce faire sa méthode consiste à anticiper l’imitation des spectateurs par eux-mêmes et à faire apparaître l’approbation qu’elle veut susciter comme déjà existante. Les choses sont d’autant plus faciles que, dans un système stable, elle peut compter sur une telle approbation et qu’il lui reste plutôt à la répéter sur le mode du rituel qu’à vraiment la susciter. Son produit n’est pas un stimulus mais un modèle de réaction à des stimulations non existantes. De là le générique musical enthousiaste au cinéma, le stupide langage infantile, le ton populaire accrocheur ; même le gros plan sur la star semble s’exclamer : comme c’est beau ! Par ce procédé, la machine culturelle assaille le spectateur d’aussi près que le train photographié de face qui vient sur lui à l’instant où la tension est la plus forte. Mais le ton adopté dans chaque film est celui de la sorcière qui apporte la nourriture aux enfants qu’elle va ensorceler ou manger en marmottant d’un air sinistre : « Elle est bonne ma soupe, n’est-ce pas ? Qu’elle te profite bien, te profite bien. » Dans l’art, c’est Wagner qui a inventé ces incantations culinaires, lui dont les intimités linguistiques et les ingrédients musicaux se dégustent pour ainsi dire eux-mêmes et, avec la compulsion du génie à se confesser, il a montré comment fonctionne ce procédé dans la scène de L’Anneau des Niebelungen où Mime offre à Siegfried la boisson empoisonnée. Mais qui coupera la tête à ce monstre qui, depuis longtemps, repose lui-même avec sa chevelure blonde sous le tilleul ?

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Destinataire inconnu. – Les philistins cultivés ont pour habitude d’exiger que l’œuvre d’art leur donne quelque chose. Ils ne s’indignent plus de ce que les œuvres ont de radical, mais ils se retranchent sur leur modestie et affirment qu’ils n’y comprennent rien. Voilà qui élimine même la résistance, la dernière relation négative à la vérité, et l’objet de scandale est catalogué avec le sourire parmi ce qui ne lui ressemble en rien, les biens de consommation, que l’on peut choisir ou refuser sans assumer la moindre responsabilité. On se dit trop bête, trop démodé, incapable de suivre, et plus on se fait modeste, plus on est sûr de participer au puissant unisson de la vox inhumana populi, au tribunal tout-puissant de l’esprit pétrifié du temps. L’incompréhensible dont nul ne profite se transforme de crime provocant en pitoyable folie. On élimine l’aiguillon et, du même coup, la tentation. L’idée que quelque chose doit nous être donné – en apparence un postulat de substantialité et de plénitude – élimine en réalité l’une et l’autre et appauvrit la faculté de donner. Mais c’est ainsi que la relation entre les êtres se met à ressembler à la relation esthétique. Reprocher à quelqu’un de ne rien donner est lamentable. Si une relation devient stérile il faut la rompre. Mais celui qui s’y accroche et se plaint quand même est privé de l’organe de réception : l’imagination. Les deux doivent donner quelque chose, le bonheur, en tant qu’il ne peut – précisément – s’échanger ni se regretter, et donner ainsi ne peut se faire sans prendre. Si l’autre n’est plus atteint par ce que l’on a trouvé pour lui, c’en est fini. Il n’est pas d’amour qui ne soit écho. Dans les mythes, concéder une grâce signifiait l’acceptation du sacrifice ; c’est cette acceptation que demande l’amour, imitation du sacrifice, s’il ne veut se sentir sous le coup d’une malédiction. La décadence du don correspond de nos jours à l’incapacité de prendre, qui ne cesse de croître. Cette incapacité revient à nier finalement le bonheur même, négation qui pourtant permet aux hommes de s’attacher au bonheur qui leur est propre. Le mur entre eux s’effondrerait s’ils acceptaient de l’autre ce qu’ils se refusent à eux-mêmes d’un air pincé. Mais c’est justement ce qu’ils trouvent difficile à cause de l’effort que requiert d’eux l’acte de prendre. Entichés de technique, ils transfèrent leur haine contre la tension accrue de leur existence sur la dépense d’énergie dont a besoin le plaisir comme d’un moment de son essence jusqu’en sa forme la plus sublimée. En dépit des innombrables facilités, leur vie pratique reste une série d’efforts absurdes ; mais gaspiller de l’énergie dans le bonheur – ce qui en est le secret même – voilà ce qu’ils ne tolèrent point. Car tout doit se passer suivant les formules anglaises du relax et take it easy, empruntées au langage des infirmières et non à celui de l’exubérance. Le bonheur est chose dépassée : il est antiéconomique. Car son idée, l’union sexuelle, est le contraire de la relaxation, elle est tension bienheureuse, comme tout travail assujetti est tension malheureuse.

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L’opinion répandue par les esthéticiens, selon laquelle l’œuvre d’art en tant qu’objet de contemplation immédiate doit être comprise uniquement à partir d’elle-même, ne résiste pas à l’examen. Elle ne trouve pas seulement ses limites dans les présupposés culturels d’une œuvre, dans son « langage » que seul un initié est en mesure de suivre. Même lorsque de telles difficultés ne se présentent pas, l’œuvre d’art demande plus que le simple abandon en elle-même.

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