Condition de l’homme moderne - Hannah Arendt
PRÉFACE
Reprenons les moments les plus importants de l’analyse.
Le système totalitaire, est-il dit, repose sur la dissolution des classes, représentées par les vieux partis d’intérêts et d’opinions des démocraties occidentales, et leur organisation en masse par le nazisme et le stalinisme.
Mais l’effondrement du système des classes est autant l’effet que la cause. Il en est de même de la psychologie de l’homme de masse européen, si souvent évoquée par la littérature sur le sujet. De même encore de l’alliance entre l’élite et la populace, et de la séduction exercée sur de grands intellectuels par le totalitarisme. L’historien et le politologue assistent plutôt à l’émergence d’une entité politique sans précédent : la masse atomisée et amorphe est proprement fabriquée par l’organisation. C’est pourquoi H. Arendt passe si aisément de la contingence de l’événement à l’irruption du concept 11 . En effet, le concept de système totalitaire renvoie à son tour à l’invention d’une fiction, servie par la propagande et la terreur, la fiction d’une soumission intégrale aux lois de la Nature, dans le nazisme, ou à celles de l’Histoire, dans le stalinisme. On trouve certes des anticipations de l’une ou l’autre fiction chez des penseurs, des écrivains, des propagandistes de l’ère pré-totalitaire. Manque la cristallisation qui transforme ces pseudo-sciences en logique démente. Le point aveugle évoqué plus haut, c’est la rencontre entre la cohérence de la fiction et la rigueur de l’organisation. C’est bien là l’originalité sans précédent : que l’organisation totalitaire fasse que les membres de la société agissent « conformément aux règles d’un monde fictif 12 ». On peut, à nouveau, s’ingénier à démonter et à remonter les mécanismes de l’organisation totalitaire : principe du chef (mais « il n’est pas totalitaire en lui-même 13 »), fiction de la conspiration planétaire (les Protocoles des Sages de Sion !), dédoublement entre sympathisants qui croient aux idéaux et militants qui obéissent à l’organisation, multiplication des institutions et agences parallèles, etc.
La distinction entre « Vita contemplativa » et « Vita activa » est ainsi la présupposition implicite de tout l’ouvrage, qui ne sera abordée de front que dans l’ouvrage posthume et inachevé La vie de l’esprit 23 . Cette distinction gouverne de haut toutes les distinctions ultérieures : « domaine public et domaine privé » et la séquence : « travail, œuvre, action ». Ces catégories ne sont pas des catégories au sens kantien du mot, c’est-à-dire des structures anhistoriques de l’esprit. Ce sont bien des structures historiques.
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La conviction sous-jacente à de tels emprunts est que la modernité elle-même, en dépit de sa prétention à la nouveauté radicale, se laisse encore comprendre à l’aide de concepts tels que « poiesis », « praxis », « animal laborans », « homo faber », « vita activa », etc. C’est précisément dans le dessein de justifier la stratégie de l’auteur, quand il combine des catégories anciennes à des situations nouvelles, que j’ai choisi de dégager les traits temporels caractéristiques des catégories de travail, d’œuvre et d’action, et de les soustraire aux controverses les plus polémiques qu’elles ne manqueraient pas de susciter si on y cherchait une description de la modernité.
1) Les traits temporels du travail, de l’œuvre et de l’action.
Si, revenant en arrière, nous reprenons la séquence : travail, œuvre, action, il devient manifeste que la distinction entre travail et œuvre n’est préservée que par la distinction entre la sphère économico-sociale et la sphère politique de l’action. A l’encontre de Marx, Hannah Arendt insiste pour que l’économie reste liée à l’« oikia », c’est-à-dire la maisonnée et, en ce sens, au domaine privé. Le domaine authentiquement « commun », public, c’est le domaine politique. L’économie, à titre ultime, reste le soin d’une « oikia » collective. Toute surestimation de la vie économique ou sociale aux dépens de la vie politique revient à substituer des comportements sociaux à l’action et, en conséquence, à abolir la distinction entre le domaine public et le domaine privé, la vie cherchant refuge dans la privauté et l’intimité. Finalement, le « qui » que l’action révèle est le citoyen en tant que distinct du travailleur et même du fabricant d’artifices faits de main d’homme. Quand la politique devient le seul apanage d’ingénieurs sociaux, l’homme, le porteur de l’action, l’homme, le citoyen, est absorbé par le travailleur-consommateur.
CHAPITRE PREMIER
LA CONDITION HUMAINE
La vita activa et la condition humaine.
Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même.
L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, qui n’est pas incrustée dans l’espace et dont la mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour cyclique de l’espèce. L’œuvre fournit un monde « artificiel » d’objets, nettement différent de tout milieu naturel. C’est à l’intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde.
L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition – non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam – de toute vie politique.
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. La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître.
Ces trois activités et leurs conditions correspondantes sont intimement liées à la condition la plus générale de l’existence humaine : la vie et la mort, la natalité et la mortalité. Le travail n’assure pas seulement la survie de l’individu mais aussi celle de l’espèce. L’œuvre et ses produits – le décor humain – confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’Histoire. Le travail et l’œuvre, de même que l’action, s’enracinent aussi dans la natalité dans la mesure où ils ont pour tâche de procurer et sauvegarder le monde à l’intention de ceux qu’ils doivent prévoir, avec qui ils doivent compter : le flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers.
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Dans sa compréhension, la condition humaine dépasse les conditions dans lesquelles la vie est donnée à l’homme. Les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu’ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence. Le monde dans lequel s’écoule la vita activa consiste en objets produits par des activités humaines ; mais les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs.
Aristote distinguait trois modes de vie (bioi) que les hommes pouvaient choisir dans la liberté, c’est-à-dire en toute indépendance des nécessités de l’existence et des relations qu’elles provoquent.
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La grande différence entre l’acception aristotélicienne du terme et l’usage qu’en fit plus tard le moyen âge est que bios politikos désignait expressément le seul domaine des affaires humaines en soulignant l’action, la praxis nécessaire pour le fonder et le maintenir. On n’attribuait ni au travail ni à l’œuvre assez de dignité pour constituer une bios, un mode de vie autonome, authentiquement humain ; asservis, produisant le nécessaire et l’utile, ils ne pouvaient être libres, ni s’affranchir des besoins et des misères 53 .
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Traditionnellement, jusqu’aux débuts des temps modernes, l’expression vita activa conserva sa connotation négative de « non-repos », nec-otium, a-skholia. Comme telle, elle resta intimement liée à la distinction grecque plus fondamentale encore entre les choses qui sont par elles-mêmes ce qu’elles sont et celles qui doivent leur existence à l’homme, entre les objets qui sont physei et ceux qui sont nomô. Le primat de la contemplation sur l’activité repose sur la conviction qu’aucune œuvre humaine ne peut égaler en beauté et vérité le kosmos physique, qui se meut en soi dans une éternité inaltérable sans aucune assistance, aucune intervention extérieure, des hommes ni des dieux. Cette éternité ne se dévoile aux mortels que si tous les mouvements humains, toutes les activités sont parfaitement au repos. Comparées à cette immobilité, les distinctions et hiérarchies de la vita activa s’effacent toutes. Du point de vue de la contemplation, peu importe ce qui trouble le repos nécessaire, du moment que ce repos est troublé.
Ainsi dans la tradition la vita activa tire son sens de la vita contemplativa ; le peu de dignité qui lui reste lui est conféré parce qu’elle pourvoit aux besoins de la contemplation dans un corps vivant 60 .
Theôria ou « contemplation » désigne l’expérience de l’éternel, distincte des autres qui ne peuvent tout au plus que concerner l’immortalité. Ce qui aida peut-être les philosophes à découvrir l’éternel, c’est qu’ils doutaient, à juste raison, des chances d’immortalité et même de durée de la polis) peut-être cette découverte fut-elle si étonnante qu’il ne leur resta qu’à dédaigner comme vaine et futile toute quête d’immortalité, se mettant ainsi, à coup sûr, en opposition flagrante avec la cité antique et la religion qui l’inspirait
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Et ils réussirent si bien à faire de la vita activa, de la bios politikos les servantes de la contemplation que ni l’évolution laïque des temps modernes ni le renversement connexe de la hiérarchie traditionnelle séparant action et contemplation ne suffirent à sauver de l’oubli la quête « l’immortalité qui avait été à l’origine le ressort essentiel de la vita activa.
CHAPITRE II
LE DOMAINE PUBLIC ET LE DOMAINE PRIVÉ
L’homme : animal social ou politique.
Toutes les activités humaines sont conditionnées par le fait que les hommes vivent en société, mais l’action seule est proprement inimaginable en dehors de la société des hommes. L’activité de travail n’a pas besoin de la présence d’autrui, encore qu’un être peinant dans une complète solitude ne puisse passer pour humain : ce serait un animal laborans, au sens rigoureux du terme. L’homme à l’ouvrage, fabriquant, construisant un monde qu’il serait seul à habiter, serait encore fabrication, non toutefois homo faber : il aurait perdu sa qualité spécifiquement humaine et serait plutôt un dieu – non certes le Créateur, mais un démiurge tel que Platon l’a décrit dans un de ses mythes. Seule, l’action est la prérogative de l’homme exclusivement ; ni bête ni dieu n’en est capable 69 , elle seule dépend entièrement de la constante présence d’autrui.
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Dans la pensée grecque, la capacité d’organisation politique n’est pas seulement différente, elle est l’opposé de cette association naturelle centrée autour du foyer (oikia) et de la famille. L’avènement de la cité conférait à l’homme « outre sa vie privée une sorte de seconde vie, sa bios politikos. Désormais, chaque citoyen appartient à deux ordres d’existence ; et il y a dans sa vie une distinction très nette entre ce qui lui est propre (idion) et ce qui est commun (koinon 72 ) ». Ce n’était pas seulement l’avis ou la théorie d’Aristote, c’était un fait historique : la fondation de la cité avait suivi la destruction de tous les groupements reposant sur la parenté, comme la phratria et la phylè 73 .
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Être politique, vivre dans une polis, cela signifiait que toutes choses se décidaient par la parole et la persuasion et non pas par la force ni la violence.
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La définition aristotélicienne de l’homme, zôon politikon, n’était pas seulement étrangère, voire opposée à la société naturelle vécue dans la maisonnée ; on ne la comprend pleinement qu’en y ajoutant la seconde et non moins célèbre définition donnée par Aristote de l’homme, zôon logon ekhon (« un être vivant capable de langage »).
. La distinction entre la vie privée et la vie publique correspond aux domaines familial et politique, entités distinctes, séparées au moins depuis l’avènement de la Cité antique ; mais l’apparition du domaine social qui n’est, à proprement parler, ni privé ni public, est un phénomène relativement nouveau, dont l’origine a coïncidé avec la naissance des temps modernes et qui a trouvé dans l’Etat-nation sa forme politique.
Ce qui nous intéresse ici, c’est l’extraordinaire difficulté qu’en raison de cette évolution nous avons à comprendre la division capitale entre domaine public et domaine privé, entre la sphère de la polis et celle du ménage, de la famille, et finalement entre les activités relatives à un monde commun et celles qui concernent l’entretien de la vie : sur ces divisions, considérées comme des postulats, comme des axiomes, reposait toute la pensée politique des Anciens. Dans nos conceptions, la frontière s’efface parce que nous imaginons les peuples, les collectivités politiques comme des familles dont les affaires quotidiennes relèvent de la sollicitude d’une gigantesque administration ménagère. La réflexion scientifique qui correspond à cette évolution ne s’appelle plus science politique mais « économie nationale », « économie sociale » ou Volkswirtschaft, et il s’agit là d’une sorte de « ménage collectif 80 » ; nous appelons « société » un ensemble de familles économiquement organisées en un fac-similé de famille suprahumaine, dont la forme politique d’organisation se nomme « nation 81 ». Nous avons donc du mal à nous rendre compte que pour les Anciens le terme même d’« économie politique » eût été une contradiction dans les termes : tout ce qui était « économique », tout ce qui concernait la vie de l’individu et de l’espèce, était par définition non politique, affaire de famille 82 .
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Ce qui empêcha la polis de violer la vie privée de ses citoyens, ce qui lui fit tenir pour sacrées les limites de leurs champs, ce ne fut pas le respect de la propriété individuelle telle que nous l’entendons : c’est qu’à moins de posséder une maison, nul ne pouvait participer aux affaires du monde, n’y ayant point de place à soi 84 .
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La polis se distinguait de la famille en ce qu’elle ne connaissait que des « égaux », tandis que la famille était le siège de la plus rigoureuse inégalité. Être libre, cela signifiait qu’on était affranchi des nécessités de la vie et des ordres d’autrui, et aussi que l’on était soi-même exempt de commandement. Il s’agissait de n’être ni sujet ni chef 89 . Ainsi, dans le domaine de la famille la liberté n’existait pas, car le chef de famille, le maître, ne passait pour libre que dans la mesure où il avait le pouvoir de quitter le foyer pour entrer dans le domaine politique dont tous les membres étaient égaux.
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La « vie bonne » – celle du citoyen, selon Aristote – n’était donc pas seulement meilleure, plus libre, plus noble que la vie ordinaire, elle était d’une qualité absolument différente. Elle était « bonne », dans la mesure où, maîtrisant les besoins élémentaires, libéré du travail et de l’œuvre, dominant l’instinct de conservation propre à toute créature vivante, elle cessait d’être soumise aux processus biologiques.
L’homme qui n’avait d’autre vie que privée, celui qui, esclave, n’avait pas droit au domaine publie, ou barbare, n’avait pas su fonder ce domaine, cet homme n’était pas pleinement humain.
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Le premier explorateur-interprète, et dans une certaine mesure le premier théoricien, de l’intimité fut Jean-Jacques Rousseau, le seul grand écrivain, cela est assez remarquable, que l’on désigne encore souvent par son prénom. Il fit sa découverte en se révoltant non point contre l’oppression de l’Etat, mais contre la société, contre son intolérable perversion du cœur humain, contre son intrusion dans un for intérieur qui, jusque-là, n’avait pas eu besoin de protection spéciale. L’intimité du cœur n’est pas comme le foyer : elle n’a pas de place tangible, objective dans le monde ; et la société contre laquelle elle proteste et s’affirme ne peut pas non plus se situer aussi sûrement que le domaine public. Pour Rousseau, l’intime et le social étaient plutôt, l’un et l’autre, des modes subjectifs de l’existence et dans son cas tout se passait comme si Jean-Jacques se révoltait contre un homme appelé Rousseau. C’est dans cette révolte du cœur que naquirent l’individu moderne et ses perpétuels conflits, son incapacité à vivre dans la société comme à vivre en dehors d’elle, ses humeurs changeantes et le subjectivisme radical de sa vie émotive.
Si douteuse que soit l’authenticité de l’individu Rousseau nul ne saurait douter de l’authenticité de sa découverte. L’étonnante floraison de poésie et de musique depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’au dernier tiers, à peu près, du XIXe, et l’avènement du roman, seule forme d’art entièrement sociale, coïncidant avec le déclin non moins frappant des arts publics, en particulier de l’architecture, témoignent suffisamment des liens étroits qui unissent le social et l’intime.
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. Au contraire, l’avènement de la société de masse indique seulement que les divers groupes sociaux sont absorbés dans une société unique comme l’avaient été avant eux les cellules familiales ; ainsi le domaine du social, après des siècles d’évolution, est enfin arrivé au point de recouvrir et de régir uniformément tous les membres d’une société donnée.
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Les lois de la statistique ne sont valables que pour les grands nombres ou les longues périodes ; les actes, les événements ne peuvent apparaître statistiquement que comme des déviations ou des fluctuations.
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Le comportement uniforme qui se prête aux calculs statistiques et, par conséquent, aux prédictions scientifiques, ne s’explique guère par l’hypothèse libérale d’une « harmonie » naturelle « d’intérêts », fondement de l’économie « classique » ; ce n’est pas Karl Marx, ce sont les économistes libéraux eux-mêmes qui durent introduire la « fiction communiste », c’est-à-dire admettre qu’il existe un intérêt de l’ensemble de la société grâce auquel une « main invisible » guide la conduite des hommes et harmonise leurs intérêts contradictoires 103 . La seule différence entre Marx et ses prédécesseurs, c’est qu’il prit au sérieux la réalité du conflit tel qu’il se présentait à la société de son époque, tout autant que la fiction hypothétique de l’harmonie ; il eut raison de conclure que la « socialisation de l’homme » harmoniserait immédiatement tous les intérêts, et il fit seulement preuve de plus de courage que ses maîtres libéraux lorsqu’il proposa d’établir dans la réalité la « fiction communiste » sous-jacente à toutes les théories économiques. Ce que Marx ne comprit pas (et ne pouvait comprendre à son époque), c’est que les germes de la société communiste se trouvaient déjà dans la réalité d’une économie nationale, et que ce n’étaient pas des intérêts de classe en soi qui les empêchaient de se développer, mais seulement la structure monarchique déjà périmée de l’Etat-nation. Ce qui, évidemment, s’opposait au bon fonctionnement de la société, c’étaient seulement certains résidus traditionnels qui intervenaient et exerçaient encore une influence dans le comportement des classes « arriérées ». Au point de vue de la société, il ne s’agissait que de facteurs de désordre retardant le plein épanouissement des « forces sociales » ; ces facteurs ne correspondaient plus à la réalité, ils étaient donc en un sens beaucoup plus « fictifs » que la fiction scientifique de l’intérêt unique.
En second lieu, le mot « public » désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement.
Dans les circonstances modernes, cette privation de relations « objectives » avec autrui, d’une réalité garantie par ces relations, est devenue le phénomène de masse de la solitude qui lui donne sa forme la plus extrême et la plus antihumaine 120 .
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Il va sans dire que le caractère privatif du privé, la conscience d’être privé d’une chose essentielle par une vie passée exclusivement dans l’étroite sphère de la famille, devait s’effacer et presque disparaître à l’avènement du christianisme.
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Le mot de Proudhon, « la propriété, c’est le vol », a un solide fondement de vérité dans les origines du capitalisme moderne ; il est d’autant plus significatif que Proudhon ait hésité devant le douteux remède de l’expropriation générale : il savait trop bien que l’abolition de la propriété privée peut guérir le mal de la pauvreté mais risque d’amener un plus grand mal, la tyrannie 139 .
Ce que nous avons appelé l’avènement du social coïncida historiquement avec la transformation en intérêt public de ce qui était autrefois une affaire individuelle concernant la propriété privée.
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La seconde des grandes caractéristiques non privatives du privé, c’est que les quatre murs de la propriété privée offrent à l’homme la seule retraite sûre contre le monde public commun, la seule, où il puisse échapper à la publicité, vivre sans être vu, sans être entendu.
Le lieu des activités humaines.
Bien que la distinction entre privé et public coïncide avec l’opposition entre la nécessité et la liberté, la futilité et la durée et finalement la honte et l’honneur, il ne s’ensuit nullement que le domaine privé soit le lieu réservé au nécessaire, au futile, au honteux.
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Cela est vrai des principales activités de la vita activa, le travail, l’œuvre et l’action ; mais il y a de ce phénomène un exemple, exemple extrême, nous le reconnaissons, dont il y a avantage à se servir parce qu’il a joué un rôle considérable dans la théorie politique.
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Nous avons choisi l’exemple des bonnes œuvres, exemple extrême encore une fois puisque cette activité n’appartient même pas au domaine privé, afin de montrer que les jugements historiques des collectivités politiques qui, dans chaque cas, ont fixé la place des activités de la vita activa, les unes devant paraître en public, les autres se dissimuler dans le privé, peuvent correspondre à la nature de ces activités elles-mêmes. En soulevant cette question, je ne souhaite pas tenter l’analyse exhaustive des activités de la vita activa, dont les articulations ont été curieusement négligées par une tradition qui l’a surtout considérée du point de vue de la vita contemplativa, mais je voudrais essayer d’en définir avec un peu de précision la signification politique.
CHAPITRE III
LE TRAVAIL
On trouvera dans ce chapitre une critique de Karl Marx.
Le travail de notre corps et l’œuvre de nos mains158
La distinction que je propose entre le travail et l’œuvre n’est pas habituelle.
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Ainsi, la distinction de Locke entre l’ouvrage des mains et le travail du corps rappelle un peu l’ancienne distinction grecque entre le cheirotechnès, l’artisan, auquel correspond l’allemand Handwerker, et ceux qui, « tels les esclaves et les animaux domestiques, pourvoient avec leurs corps aux besoins de la vie 160 », soit en grec tô sômati ergazesthai, travaillent par le corps (et pourtant même ici le travail et l’œuvre sont déjà traités comme identiques puisque le verbe employé n’est pas ponein (travailler) mais ergazesthai (ouvrer)).
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Au lieu de cela, on trouve d’abord la distinction entre travail productif et improductif, et un peu plus tard la différenciation du travail qualifié et du travail non qualifié, et enfin, dominant cette double hiérarchie sous prétexte d’importance fondamentale, la division de toutes les activités en travail manuel et travail intellectuel. De ces trois distinctions, cependant, celle qui fait le départ entre travail productif et travail improductif est la seule qui aille au fond du problème, et ce n’est pas par hasard que les deux grands théoriciens de ce domaine, Adam Smith et Karl Marx, ont fondé sur elle tout l’édifice de leurs doctrines. C’est à cause de sa « productivité » que le travail, à l’époque moderne, s’est élevé au premier rang, et l’idée apparemment blasphématoire de Marx : l’homme créé par le travail (et non par Dieu), le travail (et non la raison) distinguant l’homme des autres animaux, ne fut que le formulation radicale et logique d’une opinion acceptée par l’époque moderne tout entière 170 .
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Il semble plausible, et il est en effet courant, de relier la distinction moderne entre travaux manuel et intellectuel à la distinction ancienne entre arts « libéraux » et arts « serviles ». mais la marque qui distingue ces professions n’est aucunement le « degré d’intelligence » ni le fait que l’« artiste libéral » travaille avec son cerveau tandis que le « sordide boutiquier » se servirait de ses mains. Le critère ancien est principalement politique. Sont libérales les occupations comportant la prudentia, l’aptitude à bien juger qui est la qualité de l’homme d’Etat, et les professions d’intérêt public (ad hominum utilitatem) 179 , telles que l’architecture, la médecine et l’agriculture 180 . Tous les métiers, celui du scribe comme celui du charpentier, sont « sordides », indignes d’un citoyen de plein droit, et les pires sont ceux que nous dirions les plus utiles : « poissonniers, bouchers, cuisiniers, éleveurs de volaille et pêcheurs 181 ». Mais même dans ces métiers, il n’y a pas forcément que du travail corporel. Il existe une troisième catégorie dans laquelle on paye l’effort lui-même, la fatigue (les operae distinctes de l’opus, l’activité pure distincte de l’œuvre), et alors le « salaire est en soi un gage de servitude 182 ».
Le curieux écart entre le langage et la théorie, que nous avons noté en commençant, apparaît donc comme une contradiction entre le langage « objectif », tourné-vers-le-monde, que nous parlons, et les théories subjectives dont nous nous servons en essayant de comprendre.
Ainsi Locke, afin d’épargner au travail le déshonneur de ne produire que « des choses de courte durée », dut introduire l’argent – « chose durable qui peut se conserver sans se gâter » – sorte de deus ex machina sans lequel le corps laborieux, dans l’obédience du processus vital, n’aurait jamais rien engendré d’aussi permanent que la propriété, puisqu’il n’y a point de « choses durables » à conserver pour survivre à l’activité du processus de travail. Et Marx lui-même, qui définit l’homme comme animal laborans, dut admettre que la productivité du travail à proprement parler ne commence qu’avec la réification (Vergegenständlichung), avec l’« édification d’un monde objectif » (Erzeugung siner gegenständlichen Welt 197 ). Mais l’effort du travail ne dispense jamais l’animal travaillant de recommencer le même effort et reste, par conséquent, « une nécessité éternelle imposée par la nature 198 ». Quand Marx affirme que le « processus de travail s’achève dans le produit 199 », il oublie qu’il a défini lui-même ce processus : « métabolisme entre l’homme et la nature », en quoi le produit est immédiatement « incorporé », consommé et annihilé par le processus vital du corps.
Le caractère privé de la propriété et de la richesse.
Les instruments de l’œuvre et la division du travail.
Certes, si l’animal laborans est hors-du-monde, c’est dans un sens tout différent du refus de la publicité du monde dont nous avons vu qu’il est le propre de l’activité des « bonnes œuvres ». L’animal laborans ne fuit pas le monde, il en est expulsé dans la mesure où il est enfermé dans le privé de son corps, captif de la satisfaction de besoins que nul ne peut partager et que personne ne saurait pleinement communiquer.
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La révolution industrielle a remplacé l’artisanat par le travail ; il en résulte que les objets du monde moderne sont devenus des produits du travail dont le sort naturel est d’être consommés, au lieu d’être des produits de l’œuvre, destinés à servir. De même que les outils, bien que tirant leur origine de l’œuvre, ont toujours été employés aussi dans les processus de travail, de même la division du travail, entièrement ajustée aux processus de travail, est devenue l’une des principales caractéristiques des processus modernes de l’œuvre, autrement dit de la fabrication, de la production d’objets d’usage. C’est la division du travail plutôt qu’une mécanisation accrue qui a remplacé la spécialisation rigoureuse exigée autrefois dans l’artisanat.
On dit souvent que nous vivons dans une société de consommateurs et puisque, nous l’avons vu, le travail et la consommation ne sont que deux stades d’un même processus imposé à l’homme par la nécessité de la vie, ce n’est qu’une autre façon de dire que nous vivons dans une société de travailleurs. Cette société n’est pas née de l’émancipation des classes laborieuses, mais de l’émancipation de l’activité de travail, qui précéda de plusieurs siècles l’émancipation politique des travailleurs. L’important n’est pas que, pour la première fois dans l’Histoire, les travailleurs soient admis en pleine égalité de droits dans le domaine public : c’est que nous ayons presque réussi à niveler toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de produire l’abondance.
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L’espoir qui inspira Marx et l’élite des divers mouvements ouvriers – le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant productif l’animal laborans – repose sur l’illusion d’une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n’est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités « plus hautes ».
CHAPITRE IV
L’ŒUVRE
Bien que l’usage ne soit pas la consommation, pas plus que l’œuvre n’est le travail, ils paraissent se recouvrir en certains domaines importants, au point que l’accord unanime avec lequel les savants comme le public ont confondu ces deux choses différentes semble bien justifié.
La fabrication, l’œuvre de l’homo faber, consiste en réification. La solidité, inhérente à tous les objets, même les plus fragiles, vient du matériau ouvragé, mais ce matériau lui-même n’est pas simplement donné et présent, comme les fruits des champs ou des arbres que l’on peut cueillir ou laisser sans changer l’économie de la nature
Instrumentalité et animal laborans.
Instrumentalité et homo faber.
C’est précisément en raison de cette attitude de l’homo faber à l’égard du monde que les Grecs de l’époque classique traitaient le domaine des arts et métiers, celui où l’on se sert d’instruments, où l’on ne fait rien pour le plaisir et tout pour produire autre chose, de banausique, ce que l’on pourrait traduire par « philistin », pour signifier la pensée vulgaire et l’action fondée sur les expédients.
La permanence du monde et l’œuvre d’art.
Parmi les objets qui donnent à l’artifice humain la stabilité sans laquelle les hommes n’y trouveraient point de patrie, il y en a qui n’ont strictement aucune utilité el qui en outre, parce qu’ils sont uniques, ne sont pas échangeables et défient par conséquent l’égalisation au moyen d’un dénominateur commun tel que l’argent ; si on les met sur le marché on ne peut fixer leurs prix qu’arbitrairement.
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Nous avons déjà dit que cette réification, cette matérialisation sans laquelle aucune pensée ne peut devenir concrète doit toujours être payée, et que le prix en est la vie elle-même : c’est toujours dans la « lettre morte » que « l’esprit vivant » doit survivre, dans une mort dont on ne peut le sauver que si la lettre rentre en contact avec une vie qui veut la ressusciter, encore que cette résurrection des morts soit, comme tout ce qui vit, promise de nouveau à la mort. Cependant cette mortalité, toujours présente dans l’art et indiquant, pour ainsi dire, la distance qui sépare le foyer originel de la pensée, dans le cœur ou le cerveau de l’homme, de son éventuelle destinée dans le monde, cette mortalité n’est pas la même dans tous les arts. Dans la musique et la poésie, les arts les moins « matérialistes » puisqu’ils ont pour « matériaux » les sons et les mots, la réification et l’ouvrage qu’elle exige sont réduits au minimum. Le jeune poète, le jeune musicien prodige peuvent atteindre une certaine perfection sans expérience et presque sans apprentissage – phénomène que l’on ne trouve guère en peinture, en sculpture ou en architecture.
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Penser est autre chose que connaître. La pensée, source des œuvres d’art, se manifeste sans transformation ni transfiguration dans la grande philosophie, tandis que la principale manifestation des processus cognitifs, par lesquels nous acquérons et accumulons des connaissances, se trouve dans les sciences. La cognition poursuit toujours un but défini, que peuvent fixer soit des considérations pratiques, soit une « vaine curiosité » ; mais dès que ce but est atteint, le processus cognitif s’achève. La pensée, au contraire, n’a ni fin ni but hors de soi : elle ne produit même pas de résultats ; non seulement la philosophie utilitariste de l’homo faber, mais aussi les gens d’action, les admirateurs des succès scientifiques, ne se lassent jamais de montrer à quel point la pensée est « inutile » – aussi inutile, en effet, que les œuvres d’art qu’elle inspire. Et ces produits inutiles, la pensée ne peut même pas les revendiquer, car, de même que les grands systèmes philosophiques, ils peuvent à peine passer pour les résultats de la pensée pure à proprement parler, puisque c’est précisément le processus de la pensée que l’artiste ou le philosophe écrivain doivent interrompre et transformer pour la réification matérialisante de leur œuvre. L’activité de penser est aussi incessante, aussi répétitive que la vie, et la question de savoir si la pensée a un sens se ramène à l’énigme sans réponse du sens de la vie ; ses processus imprègnent si profondément la totalité de l’existence humaine que son commencement et sa fin coïncident avec ceux de la vie elle-même. Ainsi la pensée, bien qu’elle inspire la productivité la plus hautement du-monde de l’homo faber, n’est aucunement sa prérogative ; elle ne commence à s’affirmer comme sa source d’inspiration que lorsqu’il se dépasse, pour ainsi dire, et se met à produire des choses inutiles, étrangères à ses besoins matériels ou intellectuels, à ses nécessités physiques comme à sa soif de connaissance. D’un autre côté, la cognition appartient à tous les processus d’œuvre et non pas seulement à ceux qui sont intellectuels ou artistiques ; comme la fabrication, c’est un processus qui a un commencement et une fin, dont on peut éprouver l’utilité et qui échoue s’il ne produit pas de résultats, de même que l’ouvrage d’un menuisier échoue s’il fabrique une table à deux pieds. Les processus cognitifs en sciences ne diffèrent pas fondamentalement du rôle de la cognition en fabrication ; les résultats scientifiques produits au moyen de la cognition s’ajoutent à l’artifice humain comme les autres objets.
Il faut, en outre, distinguer la pensée et la cognition du pouvoir de raisonnement logique qui se manifeste dans des opérations telles que la déduction à partir de propositions axiomatiques ou évidentes, la réduction de cas particuliers à des règles générales ou les techniques qui consistent à dévider des séries logiques de conclusions.
CHAPITRE V
L’ACTION
La révélation de l’agent dans la parole et l’action.
C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain, et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n’y sommes pas engagés par l’utilité, comme à l’œuvre. Elle peut être stimulée par la présence des autres dont nous souhaitons peut-être la compagnie, mais elle n’est jamais conditionnée par autrui ; son impulsion vient du commencement venu au monde à l’heure de notre naissance et auquel nous répondons en commençant du neuf de notre propre initiative 285 . Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec archein, « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner »), mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere). Parce qu’ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l’action. [Initium] ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit (« pour qu’il y eut un commencement fut créé l’homme, avant qui il n’y avait personne »), dit saint Augustin dans sa philosophie politique 286 . Ce commencement est autre chose que le commencement du monde 287 ; ce n’est pas le début de quelque chose mais de quelqu’un, qui est lui-même un novateur. C’est avec la création de l’homme que le principe du commencement est venu au monde, ce qui évidemment n’est qu’une façon de dire que le principe de liberté fut créé en même temps que l’homme, mais pas avant.
Le réseau des relations et les histoires jouées.
La fragilité des affaires humaines.
La puissance et l’espace de l’apparence.
. La puissance n’est actualisée que lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots ne sont pas vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent pas à voiler des intentions mais à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir des relations et créer des réalités nouvelles.
C’est la puissance qui assure l’existence du domaine public, de l’espace potentiel d’apparence entre les hommes agissant et parlant. Le mot lui-même, son équivalent grec dynamis, comme le latin potentia et ses dérivés modernes, ou l’allemand Macht (qui vient de mögen, möglich, et non de machen), en indiquent le caractère « potentiel ».
Anciens les exemples des plus hautes et des plus nobles activités de l’homme.
L’homo faber et l’espace de l’apparence.
La substitution traditionnelle du faire à l’agir.
L’instrumentalisation de l’action et la dégradation de la politique devenue moyen en vue d’autre chose n’ont évidemment pas réussi à supprimer tout à fait l’action, qui reste l’une des expériences humaines essentielles, ni à détruire complètement le domaine des affaires humaines. Nous avons vu que dans notre monde la suppression apparente du travail, en tant qu’effort pénible, associé à toute vie humaine, a eu pour première conséquence que l’œuvre s’exécute aujourd’hui dans le style du travail, et que les produits de l’œuvre, les objets d’usage, se consomment comme de simples biens de consommation.
L’irréversibilité et le pardon.
Nous avons vu que l’animal laborans, prisonnier du cycle perpétuel du processus vital, éternellement soumis à la nécessité du travail et de la consommation, ne peut échapper à cette condition qu’en mobilisant une autre faculté humaine, la faculté de faire, fabriquer, produire, celle de l’homo faber qui, fabricant d’outils, non seulement soulage les peines du travail mais aussi édifie un monde de durabilité. La rédemption de la vie entretenue par le travail, c’est l’appartenance au-monde entretenu par la fabrication. Nous avons vu en outre que l’homo faber, victime du non-sens, de la « dépréciation des valeurs », de l’impossibilité de trouver des normes valables dans un monde déterminé par la catégorie de la fin-et-des-moyens, ne peut se libérer de cette condition que grâce aux facultés jumelles de l’action et de la parole qui produisent des histoires riches de sens aussi naturellement que la fabrication produit des objets d’usage. Si ce n’était hors de notre propos nous pourrions ajouter à ces situations celle de la pensée ; car la pensée aussi est incapable de sortir, par ses propres moyens, des conditions qu’engendre l’activité même de penser. Dans chacun de ces cas ce qui sauve l’homme – l’homme en tant qu’animal laborans, en tant qu’homo faber, en tant que penseur – c’est quelque chose de totalement différent, quelque chose qui vient d’ailleurs : une chose extérieure, non certes à l’homme, mais à chacune des activités en question. Au point de vue de l’animal laborans il est miraculeux d’être aussi un être connaissant et habitant un monde ; au point de vue de l’homo faber il est miraculeux, c’est comme une révélation du divin, qu’il puisse y avoir place en ce monde pour une signification.
L’imprévisibilité et la promesse.
CHAPITRE
VI
LA VITA ACTIVA ET L’ÂGE MODERNE
L’aliénation.
Trois grands événements dominent le seuil de l’époque moderne et en fixent le caractère : la découverte de l’Amérique suivie de l’exploration du globe tout entier ; la Réforme qui, en expropriant les biens ecclésiastiques et monastiques, commença le double processus de l’expropriation individuelle et de l’accumulation de la richesse sociale ; l’invention du télescope et l’avènement d’une science nouvelle qui considère la nature terrestre du point de vue de l’univers. On ne saurait dire que ce sont des événements modernes comme ceux que nous voyons se dérouler depuis la Révolution française, et bien qu’ils ne puissent s’expliquer par une chaîne de causalité quelconque (c’est le cas pour tout événement), ils se produisent cependant dans une continuité sans faille, avec des précédents qui existent et des précurseurs identifiables. On n’y aperçoit en aucune façon la marque singulière d’une éruption de courants souterrains dont la force grandit dans les ténèbres avant d’éclater brusquement. Les noms auxquels nous songeons à leur propos, Galileo Galilei, Martin Luther, et ceux des grands capitaines, explorateurs, aventuriers de l’âge des découvertes, appartiennent encore au monde prémoderne. Bien plus : l’étrange passion de la nouveauté, la prétention presque brutale de la plupart des écrivains, savants et philosophes depuis le XVIIe siècle d’avoir vu ce que personne n’avait aperçu, pensé ce que nul n’avait pensé – voilà ce qu’on ne trouve chez aucun de ces hommes, pas même chez Galilée 369 . Ces précurseurs ne sont pas des révolutionnaires ; leurs motifs et leurs intentions sont encore fermement enracinés dans la tradition.
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. Ce n’est pas l’aliénation du moi, comme le croyait Marx, qui caractérise l’époque moderne, c’est l’aliénation par rapport au monde 372 .
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En d’autres termes, la libération de la force de travail en tant que processus naturel n’est pas restée dans les bornes de certaines classes sociales, l’appropriation ne s’est pas arrêtée au moment de la satisfaction de besoins et des désirs ; l’accumulation du capital n’a donc pas entraîné la stagnation bien connue des empires trop riches avant l’époque moderne : elle s’est répandue dans toute la société pour faire jaillir un flot de richesses toujours grossissant. Mais ce processus, qui est bien le « processus vital de la société », comme disait Marx, et dont la capacité de produire des richesses ne peut se comparer qu’à la fertilité des processus naturels par lesquels la création d’un homme et d’une femme suffirait à produire par multiplication un nombre d’humains aussi élevé qu’on voudra, ce processus reste lié au principe qui lui a donné naissance : celui de l’aliénation par rapport au monde. Le processus ne peut continuer qu’à condition de ne laisser intervenir ni durabilité ni stabilité de-ce-monde, et d’y réintroduire de plus en plus vite toutes les choses de ce monde, tous les produits du processus de production. Autrement dit, le processus de l’accumulation de la richesse, tel que nous le connaissons, stimulé par le processus vital puis stimulant la vie humaine, n’est possible que si l’homme sacrifie son monde et son appartenance-au-monde.
Le premier stade de cette aliénation se signala par sa cruauté, par le dénuement, la misère imposés à un nombre toujours grandissant de « pauvres travailleurs » que l’expropriation privait de la double protection de la famille et de la propriété, c’est-à-dire de la possession familiale privée d’une parcelle du monde qui, jusqu’à l’époque moderne, avait abrité le processus vital individuel et l’activité de travail soumise à ses nécessités. On atteignit le deuxième stade lorsque la société remplaça la famille comme sujet du nouveau processus vital. La classe sociale assura à ses membres la protection que la famille procurait autrefois aux siens, et la solidarité sociale se substitua fort efficacement à l’ancienne solidarité naturelle qui régissait la cellule familiale. En outre, la société dans son ensemble, « sujet collectif » du processus vital, cessa d’être une entité abstraite, la « fiction communiste » dont on avait besoin en économie classique ; la cellule familiale s’était identifiée à sa propriété, à la possession privée d’une parcelle du monde ; la société s’identifia à une propriété concrète, encore que collective : le territoire de la nation qui, jusqu’à son déclin au XXe siècle, remplaça pour toutes les classes le loyer, propriété individuelle, dont on avait privé la classe des pauvres.
La découverte du point d’appui d’Archimède.
».
Sciences de la nature et sciences de l’univers.
Introspection et perte du sens commun.
En fait l’introspection, non pas la réflexion de l’esprit sur l’état d’âme ou du corps, mais la préoccupation purement cognitive de la conscience étudiant son contenu (et c’est l’essence de la cogitatio cartésienne, dans laquelle cogito veut toujours dire cogito me cogitare) fournit obligatoirement une certitude, car il n’y entre rien que ce que l’esprit a produit lui-même ; nul n’intervient que le producteur du produit, l’homme n’affronte rien, ni personne que soi-même. Bien avant que les sciences physiques et naturelles commençassent à se demander si l’homme est capable de rencontrer, de connaître, de comprendre autre chose que soi, la philosophie moderne s’était assurée dans l’introspection que l’homme ne s’intéresserait qu’à soi. Descartes pensa que la certitude fournie par l’introspection, sa méthode nouvelle, est la certitude du Je-suis 409 . En d’autres termes, l’homme porte en lui-même sa certitude, la certitude de son existence ; à lui seul le fonctionnement de la conscience, tout en restant incapable d’assurer la réalité du monde donné aux sens et à la raison, confirme indubitablement la réalité des sensations et du raisonnement, c’est-à-dire la réalité des processus qui se déroulent dans l’esprit.
La pensée et la conception moderne du monde.
Renversement de la contemplation et de l’action.
Le renversement dans la vita activa et la victoire de l’homo faber.
Parmi les activités de la vita activa les premières à s’emparer de la place jadis occupée par la contemplation furent celles du faire et de la fabrication, prérogatives de l’homo faber. C’était bien naturel puisque l’on était parvenu à la révolution moderne grâce à un instrument, donc grâce à l’homme en tant que fabricant d’outils. Depuis lors, tout le progrès scientifique a été intimement lié aux raffinements toujours perfectionnés de la manufacture et de l’outillage.
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La productivité et la créativité qui devaient devenir les idéaux suprêmes, voire les idoles de l’époque moderne à ses débuts, sont des normes propres à l’homo faber, à l’homme constructeur et fabricateur. Cependant on décèlera un autre élément, peut-être plus significatif encore, dans la version moderne de ces facultés. Le passage du « quoi » et du « pourquoi » au « comment » implique qu’en fait les objets de connaissance ne peuvent plus être des choses ni des mouvements éternels, mais forcément des processus, et que l’objet de la science n’est donc plus la nature ni l’univers mais l’Histoire, le récit de la genèse de la nature, de la vie ou de l’univers.
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Dans la tradition philosophique, c’est cette seconde sorte de contemplation qui devient prédominante. C’est ainsi que l’immobilité, qui, dans l’émerveillement muet, n’est que le résultat fortuit d’une extase, devient la condition et, partant, la principale caractéristique de la vita contemplativa.
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Ce ne fut donc pas en premier lieu le philosophe et la stupeur philosophique qui modelèrent le concept et la pratique de la contemplation, de la vita contemplativa : ce fut plutôt l’homo faber travesti : l’homme artisan et fabricateur, qui a pour besogne de faire violence à la nature afin de se construire une demeure permanente, et que l’on avait persuadé de renoncer à la violence et à toute activité, de laisser les choses comme elles sont, et de faire sa demeure dans la retraite contemplative au voisinage de l’impérissable et de l’éternel.
La défaite de l’homo faber et le principe du bonheur.
Si l’on ne considère que les événements qui ont annoncé l’époque moderne, si l’on réfléchit seulement aux conséquences immédiates de la découverte de Galilée, qui durent frapper les grands esprits du XVIIe siècle de tout l’éclat de la vérité manifeste, l’inversion de la contemplation et du faire, ou plutôt l’élimination de la contemplation du champ des facultés humaines ayant un sens et une finalité, voilà ce qui semble aller de soi. Il paraît également normal que ce renversement dut élever l’homo faber, de préférence à l’homme-acteur ou à l’homme-animal laborans, au sommet des possibilités humaines.
Le triomphe de l’animal laborans.
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Tous ceux qui ont quelque expérience en la matière reconnaîtront la justesse du mot de Caton :…numquam se plus agere quam nihil cum ageret, numquam minus solum esse quam cum solus esset – il ne se savait « jamais plus actif que lorsqu’il ne faisait rien, jamais moins seul que lorsqu’il était seul ».
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