dimanche 28 décembre 2025

La crise de la culture - Hannah Arendt

La crise de la culture - Hannah Arendt

 I

 

LA TRADITION ET L'ÂGE MODERNE

I

Dans la philosophie de Marx qui ne renversa pas tant Hegel qu'elle ne retourna la hiérarchie traditionnelle de la pensée et de l'action, de la contemplation et du travail, de la philosophie et de la politique, le commencement de Platon et d'Aristote prouve sa vitalité en conduisant Marx à des thèses manifestement contradictoires, surtout dans la partie de sa doctrine habituellement appelée utopique. Les plus importantes sont que dans une « humanité socialisée » « l'État dépérirait » et que la productivité du travail deviendrait si grande que le travail pourrait disparaître, assurant ainsi une quantité de loisir presque illimitée à chaque membre de la société. Ces thèses, outre qu'elles sont des prédictions, contiennent bien entendu l'idéal marxiste de la meilleure forme de société. En tant que telles, elles ne sont pas utopiques, mais reproduisent plutôt les caractères de ce même État-cité athénien qui était le modèle de l'expérience pour Platon et Aristote et par conséquent le fondement sur lequel repose notre tradition. La polis athénienne fonctionnait sans division entre gouvernants et gouvernés et n'était pas un État si l'on emploie ce terme, comme Marx le fit, conformément aux définitions traditionnelles des formes de gouvernement, c'est-à-dire, gouvernement d'un seul homme ou monarchie, gouvernement d'un petit nombre ou oligarchie, et gouvernement de la majorité ou démocratie.

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La conjonction d'une société sans État (apolitique) et d'une société presque sans travail prit dans l'imagination de Marx la place primordiale propre à l'expression même d'une humanité idéale en raison de la signification traditionnelle du loisir comme σχολή et otium, c'est-à-dire, comme une vie consacrée à des buts plus élevés que le travail ou la politique.

Marx lui-même considérait sa prétendue utopie comme une simple prédiction et il est vrai que cette partie de ses théories est conforme à certaines mutations qui ne se sont pleinement révélées qu'à notre époque. Le gouvernement au sens ancien a, à bien des égards, cédé la place à l'administration, et l'accroissement constant du loisir pour les masses est un fait dans tous les pays industrialisés.

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Enfin, il y a la fameuse dernière thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n'ont fait qiï interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c'est de le transformer », qu'à la lumière de la pensée de Marx on peut rendre plus convenablement par : les philosophes ont interprété le monde pendant assez longtemps ; le moment est venu de le transformer. Car cette dernière thèse n'est en fait qu'une variante d'une autre qui se trouve dans un manuscrit de jeunesse : « Vous ne pouvez pas aufheben i. e., élever, conserver et supprimer au sens hégélien] la philosophie sans la réaliser. » Dans l'œuvre plus tardive a même attitude à l'égard de la philosophie apparaît dans la prédiction selon laquelle la classe laborieuse sera la seule héritière légitime de la philosophie classique.

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C'est seulement dans ces périodes violentes que l'histoire montre son vrai visage et dissipe le brouillard d'un bavardage hypocrite qui n'est que de l'idéologie. Encore une fois le défi à la tradition est clair. La violence est traditionnellement Vultima ratio dans les rapports entre nations et la plus honteuse des actions domestiques puisqu'on la considère toujours comme le signe caractéristique de la tyrannie. (Les quelques tentatives pour sauver la violence, principalement celles de Machiavel et de Hobbes, sont d'une grande pertinence quant au problème du pouvoir et tout à fait révélatrices de la confusion précoce du pouvoir avec la violence, mais elles exercèrent une influence extrêmement faible sur la tradition de pensée politique antérieure à notre époque.) Pour Marx, au contraire, la violence ou plutôt la possession des moyens de violence est l'élément constitutif de toutes les formes de gouvernement ; l'État est l'instrument de la classe dirigeante au moyen duquel elle opprime et exploite, et tout le domaine de l'action politique est caractérisé par l'emploi de la violence.

L'identification marxiste de l'action avec la violence implique un autre défi fondamental à la tradition qui peut être plus difficile à apercevoir, mais dont Marx, qui connaissait très bien Aristote, n'a pu manquer d'être averti.

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Les contradictions de Marx sont bien connues et relevées par presque tous ses commentateurs.

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Kierkegaard, Marx et Nietzsche sont pour nous comme les guides d'un passé qui a perdu son autorité.

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Nous n'éprouvons plus le besoin de nous sentir concernés par leur mépris des « philistins cultivés », qui, tout au long du xixe siècle essayèrent de pallier la perte de l'autorité authentique par une fausse glorification de la culture.

Ill

Marx, lorsqu'il sauta de la philosophie dans la politique, transporta les théories de la dialectique dans l'action, rendant l'action politique plus théorique, faisant davantage fond sur ce que nous appellerions aujourd'hui une idéologie qu'elle ne l'avait jamais fait auparavant. Puisque du reste son tremplin ne fut pas la philosophie au vieux sens traditionnel, mais la philosophie de Hegel aussi spécifiquement que le tremplin de Kierkegaard avait été la philosophie du doute de Descartes, il superposa la « loi de l'histoire » à la politique et finit par perdre la signification des deux, de l'action non moins que de la pensée, de la politique non moins que de la philosophie, lorsqu'il soutint que toutes deux étaient de simples fonctions de la société et de l'histoire.

Le retournement nietzschéen du platonisme, son insistance sur la vie et le donné sensible et matériel aux dépens des idées suprasensibles et transcendantes qui, depuis Platon, avaient été censées évaluer, juger le donné et lui conférer un sens, finit dans ce que l'on appelle communément nihilisme. Cependant Nietzsche n'était pas nihiliste mais fut au contraire le premier à essayer de surmonter le nihilisme inhérent non pas aux notions des penseurs mais à la réalité de la vie moderne. Ce qu'il découvrit dans sa tentative de « transvaluation » ce fut que sans ce cadre de catégories le sensible perd sa raison d'être12 même quand il est privé de son arrière-plan, du suprasensible et du transcendant. « Le “monde-vérité”, nous l'avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peutêtre ? Mais non ! avec le monde-vérité nous avons aboli le monde des apparences13 ! » Cette vue dans sa simplicité élémentaire est vraie pour toutes les entreprises de retournement en lesquelles la tradition s'acheva.

Ce que voulait Kierkegaard, c'était affirmer la dignité de la foi contre la raison et le raisonnement modernes, comme Marx souhaitait réaffirmer la dignité de l'action humaine contre la contemplation et le relativisme historiques modernes, et comme Nietzsche voulait affirmer la dignité de la vie humaine contre l'impuissance de l'homme moderne

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La dévaluation nietzschéenne des valeurs, comme la théorie marxiste de la « valeur-travail », naît de l'incompatibilité entre les « idées » traditionnelles qui, en tant qu'unités transcendantes, avaient servi à reconnaître et à mesurer les pensées et actions humaines, et la société moderne qui avait dissous toutes les normes de ce genre dans les relations entre ses membres, les établissant comme « valeurs » fonctionnelles.

IV

L'échec, résultat des trois défis lancés à la tradition, au xixe siècle, est peut-être la plus superficielle et la seule chose que Kierkegaard, Marx et Nietzsche ont en commun. Plus important est le fait que chacune de leurs révoltes semble être concentrée sur le même sujet sans cesse repris : contre les prétendues abstractions de la philosophie et son concept de l'homme comme animal rationale, Kierkegaard veut promouvoir les hommes concrets, ceux qui souffrent ; Marx confirme 3ue l'humanité de l'homme consiste en sa force prouctive et active qu'il appelle, dans son aspect le plus élémentaire, force de travail ; et Nietzsche insiste sur la productivité de la vie, sur la volonté de l'homme, la volonté-pour-la-puissance. En une indépendance complète les uns par rapport aux autres – aucun d'entre eux n'entendit jamais parler de l'existence des autres – ils arrivèrent à la conclusion que cette entreprise, dans les termes de la tradition, ne peut être menée à bien Ique par une opération intellectuelle décrite au mieux par les images et comparaisons de sauts, retournements et renversements de concepts : Kierkegaard parle de son saut du doute dans la croyance ; Marx remet Hegel, ou plutôt « Platon et toute la tradition platonicienne » (Sidney Hook), « sur ses pieds », sautant « du royaume de la nécessité dans le royaume de la liberté » ; et Nietzsche comprend sa philosophie comme « retournement du platonisme » et « transmutation de toutes les valeurs ».

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L'histoire de la caverne se déroule sur trois scènes : le premier retournement a lieu dans la caverne même quand l'un de ses habitants se délivre des chaînes qui retiennent les « jambes et le cou » des occupants de la caverne de sorte « qu'ils ne voient que ce qui est en avant d'eux », ne détachant pas les yeux de l'écran où ombres et images des choses apparaissent ; il se retourne maintenant vers l'arrière de la caverne où un feu artificiel éclaire les choses de la caverne telles qu'elles sont réellement. Il y a ensuite le geste de se détourner de la caverne vers le ciel clair où les idées apparaissent comme les essences vraies et éternelles des choses de la caverne, illuminées par le soleil, l'idée des idées, rendant l'homme capable de voir et les idées de resplendir face à lui. Enfin, il y a la nécessité de retourner à la caverne, de quitter le royaume des essences éternelles et d'évoluer encore dans le royaume des choses périssables et des hommes mortels. Chacun de ces retournements est accompli par une perte de la vue et de l'orientation : les yeux habitués aux ombreuses apparences de l'écran sont aveuglés par le feu dans la caverne ; les yeux s'étant alors accommodés à la faible lumière du feu artificiel sont aveuglés par la lumière qui illumine les idées ; enfin, les yeux s'étant accommodés à la lumière du soleil doivent s'accommoder à l'obscurité de la caverne.

II

 

LE CONCEPT D'HISTOIRE20

 

Antique et moderne

I. HISTOIRE ET NATURE

La première solution grecque du paradoxe fut poétique et non philosophique. Elle consistait dans le renom immortel que les poètes pouvaient donner au mot et à l'action pour les faire survivre non seulement au moment fugitif de la parole et de l'action mais encore à la vie mortelle de leur auteur. Avant l'école socratique – sinon peut-être chez Hésiode – nous ne rencontrons pas vraiment de critique de cette idée du renom immortel ; même Héraclite pensait qu'il était la plus grande de toutes les aspirations humaines ; il dénonçait avec une violente âpreté les conditions politiques dans son Éphèse natale, il ne lui serait jamais venu à l'esprit de condamner le domaine des affaires humaines en tant que tel ou de mettre en doute sa grandeur potentielle.

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La différence entre les poètes et les historiens d'une part, et les philosophes de l'autre fut que les premiers acceptèrent simplement le concept grec courant de la grandeur. La louange d'où venait la gloire puis le renom immortel pouvait être accordée seulement aux choses déjà « grandes », c'est-à-dire aux choses qui possédaient une qualité qui ressortait, un brillant qui les distinguait de toutes les autres et rendait la gloire possible.

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Descartes devint le père de la philosophie moderne parce qu'il généralisa l'expérience de la génération précédente aussi bien que de la sienne, la développa en une nouvelle méthode de pensée, et devint ainsi le premier penseur complètement formé à cette « école du soupçon » qui, selon Nietzsche, constitue la philosophie moderne. Le soupçon à l'égard des sens est resté le cœur de l'orgueil scientifique jusqu'à ce qu'il devienne de nos jours une source de malaise.

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Le même soupçon fondamental a finalement inspiré le gigantesque effort de Kant pour réexaminer les facultés humaines d'une manière telle que la question d'une Ding an sich, c'est-à-dire celle de la faculté révélatrice de l'expérience en un sens absolu, pût être laissée en suspens.

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L'industrialisation consistait encore principalement en une mécanisation de processus de travail, progrès dans la fabrication des objets, et l'attitude de l'homme envers la nature restait encore celle de l’homo faber, auquel la nature donne le matériau à partir duquel est érigé l'artifice humain. Mais le monde où nous en sommes maintenant venus à vivre est beaucoup plus déterminé par l'action de l'homme dans la nature, la création de processus naturels qui sont amenés dans l'artifice humain et le domaine des affaires humaines, que par l'édification et la préservation de l'artifice humain comme une entité relativement permanente.

La fabrication se distingue de l'action en ce qu'elle a un commencement défini et une fin qui peut être fixée d'avance : elle prend fin quand est achevé son produit qui non seulement dure plus longtemps que l'activité de fabrication mais a dès lors une sorte de « vie » propre. L'action, au contraire, comme les Grecs furent les premiers à s'en apercevoir, est en elle-même complètement fugace ; elle ne laisse jamais un produit final derrière elle.

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Agir dans la nature, transporter l'imprévisibilité humaine dans un domaine où l'on est confronté à des forces élémentaires qu'on ne sera peut-être jamais capable de contrôler sûrement, est assez dangereux. Encore plus dangereux serait-il de méconnaître que, pour la première fois dans notre histoire, la capacité humaine d'action a commencé de dominer toutes les autres – la capacité d'étonnement et de pensée dans la contemplation non moins que les capacités de l’homo faber et de l'animal laborans humain. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les hommes désormais ne seront plus capables de fabriquer des choses ou de penser ou de travailler. Ce ne sont pas les capacités de l'homme, mais la constellation qui ordonne leurs rapports mutuels qui peuvent changer et changent effectivement dans l'histoire.

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Cette absence de sens de toutes les philosophies véritablement utilitaires put échapper à Marx parce qu'il pensait qu'après que Hegel dans sa dialectique eut découvert la loi de tous les mouvements, naturel et historique, il avait lui-même trouvé la source et le contenu de cette loi dans le domaine de l'histoire et par là le sens concret de l'histoire que l'histoire devait raconter.

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 Le modèle de Marx au moins était fondé sur une vue historique importante ; depuis lors nous avons vu des historiens imposer librement au dédale des faits passés quasiment tout schème qui leur convenait, avec ce résultat que la ruine du factuel et du particulier par la validité apparemment plus haute de « sens » généraux a été jusqu'à miner la structure factuelle fondamentale de tout processus historique, c'est-à-dire la chronologie.

En outre, Marx a construit son modèle comme il a fait à cause de son souci de l'action et de son impatience relativement à l'histoire. Il est le dernier de ces penseurs qui se tiennent à la limite entre le premier intérêt de l'époque moderne pour la politique et son souci tardif de l'histoire

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Par conséquent il ne fut pas gêné, comme le furent encore même Marx et Nietzsche, par la supériorité hiérarchique traditionnelle de la contemplation sur l'action, de la vita contemplativa sur la vita activa ; son problème fut plutôt une autre hiérarchie traditionnelle qui, parce qu'elle est cachée et rarement exprimée, s'est montrée beaucoup plus difficile à surmonter, la hiérarchie à l'intérieur de la vita activa elle-même, où l'action de l'homme d'État occupe la position la plus haute, la fabrication de l'artisan et de l'artiste une position intermédiaire, et le travail qui subvient aux nécessités du fonctionnement de l'organisme humain la position la plus basse

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Dans mes travaux sur le totalitarisme, j'ai tenté de montrer que le phénomène totalitaire, avec ses traits antiutilitaires frappants et son étrange dédain pour les faits, est basé en dernière analyse sur la conviction que tout est possible – et non seulement permis, d'un point de vue moral ou d'un autre point de vue, comme c'était le cas avec le premier nihilisme. Les systèmes totalitaires tendent à démontrer que l'action peut être basée sur n'importe quelle hypothèse et que, dans le cours d'une action conduite de manière cohérente, l'hypothèse particulière deviendra vraie, deviendra réelle, d'une réalité de fait. Le postulat sous-jacent à l'action cohérente peut être aussi fou qu'on voudra ; il finira toujours par produire des faits qui sont alors « objectivement » vrais. Ce qui originellement n'était rien de plus qu'une hypothèse que devaient prouver ou réfuter des faits réels se transformera toujours dans le cours de l'action cohérente en un fait toujours irréfutable. En d'autres termes, l'axiome à partir duquel est engagée la déduction n'a pas besoin d'être une vérité évidente par soi-même, comme le supposaient la métaphysique et la logique traditionnelles ; il n'a aucunement à correspondre avec les faits en tant que donnés dans le monde objectif au moment où l'action commence ; le processus de l'action, s'il est cohérent, procédera à la création d'un monde où le postulat deviendra un axiome au sens de ce qui va de soi.

L'arbitraire terrifiant avec lequel nous sommes confrontés chaque fois que nous décidons de nous embarquer dans ce type d'action, qui est la contrepartie exacte de processus logiques cohérents, est encore plus manifeste dans le domaine politique que dans le domaine naturel

Ill

 

QU'EST-CE QUE L'AUTORITÉ58?

I

Puisque l'autorité requiert toujours l'obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l'autorité exclut l'usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l'autorité proprement dite a échoué. L'autorité, d'autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. Là où on a recours à des arguments, l'autorité est laissée de côté. Face à l'ordre égalitaire de la persuasion, se tient l'ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique. S'il faut vraiment définir l'autorité, alors ce doit être en l'opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments. (La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu'ils ont en commun, c'est la hiérarchie ellemême, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d'avance leur place fixée.) Ce point est historiquement important ; un aspect de notre concept de l'autorité est d'origine platonicienne, et quand Platon commença d'envisager d'introduire l'autorité dans le maniement des affaires publiques de la polis, il savait qu'il cherchait une solution de rechange aussi bien à la méthode grecque ordinaire en matière de politique intérieure, qui était la persuasion (πείθειν), qu'à la manière courante de régler les affaires étrangères, qui était la force et la violence (βία).

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Il en va de même avec la perte de la religion. Depuis la critique radicale des croyances religieuses aux xviie et xviiie siècles, la mise en doute de la vérité religieuse n'a pas cessé de caractériser l'époque moderne, et cela vaut pour les croyants comme pour les non-croyants.

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Par opposition à ces deux régimes, autoritaire et tyrannique, l'image adéquate du gouvernement et de l'organisation totalitaires me paraît être la structure de l'oignon, au centre duquel, dans une sorte d'espace vide, est situé le chef ; quoi qu'il fasse – qu'il intègre le corps politique comme dans une hiérarchie autoritaire, ou qu'il opprime ses sujets, comme un tyran –, il le fait de l'intérieur et non de l'extérieur ou du dessus. Toutes les parties, extraordinairement multiples, du mouvement : les organisations de sympathisants, les diverses associations professionnelles, les membres du parti, la bureaucratie du parti, les formations d'élite et les polices, sont reliées de telle manière que chacune constitue la façade dans une direction, et le centre dans l'autre, autrement dit joue le rôle du monde extérieur normal pour une strate, et le rôle de l'extrémisme radical pour l'autre

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La deuxième théorie plus récente qui mette implicitement en cause l'importance des distinctions est, spécialement dans les sciences sociales, la fonctionnalisation presque universelle de tous les concepts et de toutes les idées. Là, comme dans l'exemple cité plus haut, le libéralisme et le conservatisme ne diffèrent pas dans la méthode, le point de vue et l'approche, mais seulement dans la manière de souligner et d'évaluer.

Il

L'autorité en tant que facteur premier, sinon décisif, dans les communautés humaines, n'a pas toujours existé, bien qu'elle puisse renvoyer à une longue histoire, et les expériences sur lesquelles ce concept est fondé ne sont pas nécessairement présentes dans tous les corps politiques.

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Il existait deux sortes de régimes auxquels ils pouvaient se référer et dont ils ont dérivé leur philosophie politique. L'un dont la connaissance leur venait du domaine publico-politique, et l'autre de la sphère privée de la famille grecque et de sa vie. Pour la polis, le gouvernement absolu signifiait la tyrannie, et les principales caractéristiques du tyran étaient qu'il gouvernait par la violence pure, qu'il devait être protégé du peuple par une garde personnelle et il exigeait de ses sujets qu'ils s'occupent de leurs propres affaires et qu'ils lui laissent le soin du domaine public

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L'autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté, et Platon espérait avoir trouvé une telle obéissance quand, dans sa vieillesse, il accorda aux lois cette excellence qui rendrait incontestable leur pouvoir sur le domaine public. Les hommes pouvaient au moins avoir l'illusion d'être libres parce qu'ils ne dépendaient pas d'autres hommes.

III

En distinguant ainsi entre ce que nous appellerions aujourd'hui le domaine privé et le domaine public, Aristote se borne à exprimer l'opinion publique courante des Grecs, selon laquelle « chaque citoyen appartient à deux ordres d'existence », parce que la « polis donne à chaque individu… outre sa vie privée une sorte de seconde vie, son bios politikos83». (Le dernier Aristote l'appela la « vie bonne », et redéfinit son contenu ; seule cette définition, non la différenciation elle-même, se trouva en conflit avec l'opinion grecque commune.)

IV

VI

La virtù, d'autre part, qui est selon Machiavel la qualité humaine spécifiquement politique, n'a ni la connotation morale de la virtus romaine, ni le sens d'une excellence moralement neutre comme 1'άρετή grecque. La virtù est la réplique de l'homme au monde, ou plutôt à la constellation de la fortune où le monde s'ouvre, se présente et s'offre à lui, à sa virtù ; leur jeu indique une harmonie entre l'homme et le monde – qui jouent l'un avec l'autre et triomphent ensemble – qui est aussi éloignée de la sagesse de l'homme d'État que de l'excellence, morale ou autre, de l'individu, et de la compétence des spécialistes.

IV

 

QU'EST-CE QUE LA LIBERTÉ123?

I

Soulever la question : qu'est-ce que la liberté ? semble une entreprise désespérée. Tout se passe comme si des contradictions et des antinomies sans âge attendaient ici l'esprit pour le jeter dans des dilemmes logiquement insolubles, de sorte que, selon le parti adopté, il devient aussi impossible de concevoir la liberté ou son contraire, que de former la notion d'un cercle carré.

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Par conséquent, en dépit de la grande influence que le concept d'une liberté intérieure non politique a exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu'on puisse affirmer que l'homme ne saurait rien de la liberté intérieure s'il n'avait d'abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d'abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d'autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l'homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d'aller dans le monde et de rencontrer d'autres gens en actes et en paroles. Il est clair que cette liberté était précédée par la libération : pour être libre, l'homme doit s'être libéré des nécessités de la vie. Mais le statut d'homme libre ne découlait pas automatiquement de l'acte de libération. Être libre exigeait, outre la simple libération, la compagnie d'autres hommes, dont la situation était la même, et demandait un espace public commun où les rencontrer – un monde politiquement organisé, en d'autres termes, où chacun des hommes libres pût s'insérer par la parole et par l'action.

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Cependant, c'est précisément cette coïncidence de la politique et de la liberté qui ne va plus de soi à la lumière de l'expérience politique qui est aujourd'hui la nôtre. La montée du totalitarisme, sa revendication d'avoir subordonné toutes les sphères de la vie aux exigences de la politique et sa non-reconnaissance logique des droits civils, surtout des droits de la vie privée et du droit à être libéré de la politique, nous font douter non seulement de la coïncidence de la politique et de la liberté, mais encore de leur compatibilité. Nous sommes enclins à croire que la liberté commence où la politique finit, parce que nous avons vu que la liberté avait disparu là où des considérations soi-disant politiques remportaient sur tout le reste. Le credo libéral : « Moins il y a de politique, plus il y a de liberté » n'était-il pas juste au fond ? N'est-il pas vrai que l'espace laissé à la liberté est d'autant plus vaste qu'est restreint l'espace occupé par le politique ? En fait, n'avons-nous pas raison de mesurer l'extension de la liberté dans une communauté politique donnée à l'ampleur du champ qu'elle laisse libre aux activités non politiques en apparence, libre entreprise économique ou liberté de l'enseignement, de la religion ou des activités culturelles et intellectuelles ? N'est-il pas vrai que nous croyons tous d'une manière ou d'une autre que la politique n'est compatible avec la liberté que parce et pour autant qu'elle garantit une possibilité de se libérer de la politique ?

Cette définition de la liberté politique comme possibilité de libération de la politique ne nous est pas simplement imposée par nos expériences les plus récentes ; elle a joué un grand rôle dans l'histoire de la théorie politique

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L'action, dans la mesure où elle est libre, n'est pas plus sous la direction de l'entendement qu'elle n'est sous l'empire de la volonté – bien qu'elle ait besoin des deux pour l'exécution de tout but particulier – mais elle a sa source dans quelque chose d'entièrement différent que – suivant la célèbre analyse par Montesquieu des formes de gouvernement – j'appellerai un principe. Les principes n'agissent pas à partir de l'intérieur du moi comme les motifs – « ma propre difformité » ou ma « plaisante stature » – et s'inspirent, pour ainsi dire, de l'extérieur ; et ils sont beaucoup trop généraux pour prescrire des buts particuliers, bien que tout projet particulier puisse être jugé à la lumière de son principe, une fois que l'acte a été commencé.

 

IV

Au reste, pour les buts que nous proposons, cela n'est pas nécessaire, car tout ce que la littérature ancienne, grecque aussi bien que latine, peut nous dire en cette matière a en fin de compte sa racine dans l'étrange fait que la langue grecque et la langue latine possèdent chacune deux verbes pour désigner ce que nous appelons uniformément : « agir ». Les deux mots grecs sont αρχειν : commencer, conduire, et finalement commander, et : πράττειν : mener quelque chose à bonne fin. Les verbes latins correspondants sont : agere, mettre quelque chose en mouvement, et gerere, qui est difficile à traduire et signifie en quelque sorte la continuation endurante et le maintien d'actes passés dont les résultats sont les res gestae, les actes et les événements que nous appelons historiques.

V

 

LA CRISE DE L'ÉDUCATION149

I

La crise générale qui s'est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l'activité humaine se manifeste différemment suivant les pays, touchant des domaines différents et revêtant des formes différentes

Il

Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d'expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. La première est qu'il existe un monde de l'enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu'on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement

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La deuxième idée de base à prendre en considération dans la crise présente a trait à l'enseignement. Sous l'influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de renseignement en général, au point de s'affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d'enseigner… n'importe quoi.

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Mais c'est une théorie moderne sur la façon d'apprendre qui a permis à la pédagogie et aux écoles normales de jouer ce rôle pernicieux dans la crise actuelle. Cette théorie était tout simplement l'application de la troisième idée de base dans notre contexte, idée qui a été celle du monde moderne pendant des siècles et qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme. Cette idée de base est que l'on ne peut savoir et comprendre que ce qu'on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l'éducation est aussi élémentaire qu'évidente : substituer, autant que possible, le faire à l'apprendre

III

Il est clair que, en essayant d'instaurer un monde propre aux enfants, l'éducation moderne détruit les conditions nécessaires de leur développement et de leur croissance. Il est pour le moins étrangement frappant que cette éducation fasse tant de mal à l'enfant, elle qui ne prétendait avoir d'autre but que de le servir et qui rejetait les méthodes du passé comme ne tenant pas assez compte de sa nature profonde et de ses besoins. « Le Siècle de l'Enfant », comme on peut s'en souvenir, devait émanciper l'enfant et le libérer des normes tirées du monde des adultes. Mais comment a-t-on pu négliger, ou simplement ne pas reconnaître les conditions de vie les plus élémentaires nécessaires à la croissance et au développement de l'enfant

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Normalement, c'est à l'école que l'enfant fait sa première entrée dans le monde. Or, l'école n'est en aucune façon le monde, et ne doit pas se donner pour tel ; c'est plutôt l'institution qui s'intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde. C'est l'État, c'est-à-dire ce qui est public, et non la famille, qui impose la scolarité, et ainsi, par rapport à l'enfant, l'école représente le monde, bien qu'elle ne le soit pas vraiment.

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Dans la mesure où l'enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l'y introduire petit à petit ; dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s'insérant dans le monde tel qu'il est. Cependant, de toute façon, vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d'un monde dont, bien qu'eux-mêmes ne l'aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu'il est. Cette responsabilité n'est pas imposée arbitrairement aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d'assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d'enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation.

IV

En pratique, il en résulte que, premièrement, il faudrait bien comprendre que le rôle de l'école est d'apprendre aux enfants ce qu'est le monde, et non pas leur inculquer l'art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu'eux, le fait d'apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu'on ne peut ni éduquer les adultes ni traiter les enfants comme de grandes personnes. Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de la communauté des adultes, comme s'ils ne vivaient pas dans le même monde et comme si l'enfance était une phase autonome dans la vie d'un homme, et comme si l'enfant était un état humain autonome, capable de vivre selon des lois propres.

VI

 

LA CRISE DE LA CULTURE*

 

Sa portée sociale et politique

I

Depuis plus de dix ans, nous constatons une inquié­tude sans cesse croissante parmi les intellectuels quant au phénomène relativement nouveau de la culture de masse. Le terme lui-même provient visiblement du terme guère plus ancien de « société de masse » ; l'hypo­thèse tacite, sous-jacente à toutes les discussions sur ce sujet, est que la culture de masse, logiquement et inévi­tablement, est la culture de la société de masse. Le fait le plus significatif en ce qui concerne la brève histoire des deux termes est que, il y a quelques années à peine, ils étaient encore utilisés en un sens fortement péjora­tif, impliquant que la société de masse était une forme dépravée de la société, et la culture de masse une contradiction dans les termes ; tandis qu'ils sont mainte­nant devenus respectables, et le sujet d'innombrables études et projets de recherche dont l'effet principal, comme l'a remarqué Harold Rosenberg, est d'« ajouter au kitsch une dimension intellectuelle ». Cette « intellec­tualisation du kitsch » est fondée sur le fait que la société de masse, qu'on l'aime ou non, va demeurer nôtre dans l'avenir prévisible ; de là sa « culture », « la culture popu­laire [ne peut être] abandonnée à la populace1 ». Cepen­dant, la question est de savoir si ce qui est vrai pour la société de masse est vrai aussi pour la culture de masse ; autrement dit, si le rapport de la société de masse et de la culture sera, mutatis mutandis, le même que la relation de la société avec la culture qui l'a précédée.

La question de la culture de masse surgit d'abord d'un problème tout autre et plus fondamental, à savoir : le rapport hautement problématique de la société et de la culture

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L'accusation que l'artiste, à la différence du révolutionnaire politique, a portée contre la société, s'est résumée très tôt, au tournant du χνπκ siècle, en ce seul mot qui a été depuis répété et réinterprété génération après génération : ce mot est « philistinisme ». Son origine, un peu plus ancienne que son emploi précis, est de peu d'importance. On le trouve pour la première fois dans l'argot des étudiants allemands, pour faire la distinction entre les bourgeois et eux ; mais la réminiscence biblique indiquait déjà un ennemi supérieur en nombre entre les mains duquel on peut tomber. Utilisé pour la première fois comme concept – par l'écrivain allemand Clemens von Brentano, je crois, qui écrivit une satire sur le philistin bevor, in und nach der Geschichte –, il désigne un état d'esprit qui juge de tout en termes d'utilité immédiate et de « valeurs matérielles », et n'a donc pas d'yeux pour des objets et des occupations aussi inutiles que ceux relevant de la nature et de l'art. Tout cela sonne bien familier aujourd'hui encore, et il n'est pas sans intérêt de remarquer que même des termes d'argot aussi courants que « rustre » (square) se trouvent déjà dans le pamphlet de Brentano.

Si les choses en étaient restées là, si le principal reproche fait à la société était demeuré son absence de culture et d'intérêt pour l'art, le phénomène dont nous nous occupons serait considérablement moins compliqué qu'il ne l'est en fait. Di^même coup, il serait parfaitement compréhensible que l'art moderne se soit rebellé contre la « culture », au lieu de combattre simplement et ouvertement pour ses propres intérêts « culturels ». Le point, c'est que cette sorte de philistinisme, qui consiste simplement à être « inculte » et ordinaire, a été très rapidement suivi d'une évolution différente, dans laquelle, au contraire, la société commença à n'être que trop intéressée par toutes les prétendues valeurs culturelles. La société se mit à monopoliser la « culture » pour ses fins propres, telles la position sociale et la qualité. Ce, en rapport étroit avec la position socialement inférieure des classes moyennes en Europe, qui se trouvèrent – dès qu'elles possédèrent la richesse et le loisir nécessaires – en lutte serrée contre l'aristocratie et son mépris de la vulgarité des simples faiseurs d'argent. Dans cette lutte pour une position sociale, la culture commença à jouer un rôle considérable : celui d'une des armes, sinon la mieux adaptée, pour parvenir socialement, et « s'éduquer » en sortant des basses régions où l'on supposa le réel situé, jusqu'aux régions élevées de l'irréel, où la beauté et l'esprit étaient, supposait-on, chez eux. Cette fuite loin de la réalité par les moyens de l'art et de la culture est importante, non seulement parce qu'elle donne à la physionomie du philistin cultivé ou éduqué ses traits les plus caractéristiques, mais parce que ce fut probablement le facteur décisif dans la révolte des artistes contre leurs nouveaux patrons. Ils flairèrent le danger d'être expulsés de la réalité dans une sphère de conversation raffinée où ce qu'ils feraient perdrait toute signification. C'était un honneur plutôt douteux que d'être reconnu d'une société devenue si « polie » que par exemple, pendant la disette des pommes de terre en Irlande, elle ne se serait pas abaissée, pour ne pas risquer d'être associée avec une réalité si déplaisante, à faire un usage normal du mot ; elle renvoyait désormais à ce légume si souvent mangé, par les mots de : « cette racine ». L'anecdote contient en miniature la définition du philistin cultivé154.

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Nous connaissons tous la production artistique assez déplorable qu'inspira cette façon de voir et dont elle se nourrit, en bref le kitsch du xixe siècle ; son manque, historiquement si significatif, du sens de la forme et du style est étroitement lié à la séparation des arts et de la réalité

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Autrement dit, le philistin méprisa d'abord les objets culturels comme inutiles, jusqu'à ce que le philistin cultivé s'en saisisse comme d'une monnaie avec laquelle il acheta une position supérieure dans la société, ou acquit un niveau supérieur dans sa propre estime – supérieur, c'est-à-dire supérieur à ce qui, dans son opinion personnelle, lui revenait par nature ou par naissance.

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En dépit du malaise souvent décrit des artistes et des intellectuels – dû peut-être en partie à leur impuissance à pénétrer la bruyante futilité des loisirs de masse – ce sont précisément les arts et les sciences, par opposition à tous les intérêts politiques, qui demeurent florissants. Quoi qu'il arrive, tant que l'industrie des loisirs produit ses propres biens de consommation, nous ne pouvons pas plus lui faire reproche du caractère périssable de ses articles qu'à une boulangerie dont les produits doivent, pour ne pas être perdus, être consommés sitôt qu'ils sont faits. La caractéristique du philistinisme cultivé a toujours été le mépris des loisirs et du divertissement sous une forme ou une autre, parce que aucune « valeur » n'en pouvait être tirée. La vérité est que nous nous trouvons tous engagés dans le besoin de loisirs et de divertissement sous une forme ou une autre, parce que nous sommes tous assujettis au grand cycle de la vie ; et c'est pure hypocrisie ou snobisme social que de nier pour nous le pouvoir de divertissement et d'amusement des choses, exactement les mêmes, qui font le divertissement et le loisir de nos compagnons humains.

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Malheureusement, la question n'est pas si simple. L'industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l'espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu'il devienne loisir, il faut le préparer pour qu'il soit facile à consommer.

La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix et sont vendus en nombre considérable, cela n'atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés – réécrits, condensés, digérés, réduits à l'état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. Le résultat n'est pas une désintégration, mais une pourriture, et ses actifs promoteurs ne sont pas les compositeurs de Tin Pan Alley, mais une sorte particulière d'intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d'organiser, diffuser et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses qu'Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady, et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. Bien de grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d'oubli et d'abandon, mais c'est encore une question pendante de savoir s'ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu'ils ont à dire.

La culture concerne les objets et est un phénomène du monde ; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l'exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure. Le grand utilisateur et consommateur des objets est la vie elle-même, la vie de l'individu et la vie de la société comme tout. La vie est indifférente à la choséité d'un objet ; elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s'ils n'étaient là que pour satisfaire quelque besoin. Et pour cet utilitarisme de la fonction, cela ne joue pratiquement pas que les besoins en question soient d'un ordre élevé ou inférieur.

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La culture, mot et concept, est d'origine romaine. Le mot « culture » dérive de colere – cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir, préserver – et renvoie primitivement au commerce de l'homme avec la nature, au sens de culture et d'entretien de la nature en vue de la rendre propre à l'habitation humaine. En tant que tel, il indique une attitude de tendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l'homme155. C'est pourquoi il ne s'applique pas seulement à l'agriculture mais peut aussi désigner le « culte » des dieux, le soin donné à ce qui leur appartient en propre. Il semble que le premier à utiliser le mot pour les choses de l'esprit et de l'intelligence soit Cicéron.

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L'élément commun à l'art et à la politique est que tous deux sont des phénomènes du monde public. Ce qui médiatise le conflit entre l'artiste et l'homme d'action est la cultura animi, c'est-à-dire un esprit si formé et si cultivé qu'on peut lui faire confiance pour veiller et prendre soin d'un monde d'apparitions dont le critère est la beauté.

 

VII

 

VÉRITÉ ET POLITIQUE171 172

I

Mais est-ce qu'il existe aucun fait qui soit indépendant de l'opinion et de l'interprétation ? Des générations d'historiens et de philosophes de l'histoire n'ont-elles pas démontré l'impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d'abord être extraits d'un chaos de purs événements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n'a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l'origine ? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d'autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l'existence de la matière factuelle, pas plus qu'elles ne peuvent servir de justification à l'effacement des lignes de démarcation entre le fait, l'opinion et l'interprétation, ni d'excuse à l'historien pour manipuler les faits comme il lui plaît.

III

Puisque la vérité philosophique concerne l'homme dans sa singularité, elle est non politique par nature.

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La proposition socratique « Il vaut mieux subir le mal que faire le mal » n'est pas une opinion mais prétend être la vérité, et, quoiqu'on puisse douter qu'elle ait jamais eu une conséquence politique directe, son impact comme précepte éthique sur la conduite pratique est indéniable ; seuls les commandements religieux, qui sont absolument obligatoires pour la communauté des croyants, peuvent prétendre à une reconnaissance plus grande. Ce fait ne se tient-il pas en claire contradiction avec l'impuissance généralement admise de la vérité philosophique

IV

Alors que le menteur est un homme d'action, le diseur de vérité, qu'il dise la vérité rationnelle ou la vérité de fait, n'en est jamais un. Si le diseur de vérité de fait veut jouer un rôle politique, et donc être persuasif, il ira, presque toujours, à de considérables détours pour expliquer pourquoi sa vérité à lui sert au mieux les intérêts de quelque groupe.

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Le menteur, au contraire, n'a pas besoin de ces accommodements douteux pour apparaître sur la scène politique ; il a le grand avantage d'être toujours, pour ainsi dire, déjà en plein milieu. Il est acteur par nature ; il dit ce qui n'est pas parce qu'il veut que les choses soient différentes de ce qu'elles sont – c'est-à-dire qu'il veut changer le monde.

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En outre, le mensonge traditionnel ne concernait que des particuliers et ne visait jamais à tromper littéralement tout le monde ; il s'adressait à l'ennemi et ne voulait tromper que lui. Ces deux limitations restreignaient le préjudice infligé à la vérité dans une mesure telle qu'à nous, rétrospectivement, il peut sembler presque anodin

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Le préjugé moral courant tend à être plutôt sévère à l'égard du mensonge de sang-froid, tandis que l'art souvent hautement développé de la tromperie de soi est habituellement considéré avec beaucoup de tolérance et d'indulgence. Parmi le peu d'exemples qu'on peut citer dans la littérature contre cette évaluation courante, il y a la célèbre scène dans le monastère au début des Frères Karamazov. Le père, menteur invétéré, demande au Starets : « Et que dois-je faire pour gagner le salut ? » et le Starets réplique : « Surtout, ne vous mentez jamais à vous-même ! » Dostoïevski n'ajoute pas d'explication ni de développement. Les arguments destinés à soutenir l'affirmation : « Il est mieux de mentir aux autres que de se tromper soi-même » auraient à souligner que le menteur de sang-froid reste au fait de la distinction entre le vrai et le faux, et qu'ainsi la vérité qu'il est en train de cacher aux autres n'a pas été éliminée complètement du monde ; elle a trouvé son dernier refuge dans le menteur. L'offense faite à la réalité n'est ni complète ni définitive, et, du même coup, l'offense faite au menteur lui-même n'est ni complète ni définitive. Il a menti, mais il n'est cependant pas un menteur. À la fois lui-même et le monde qu'il a trompé ne sont pas au-delà du « salut » – pour dire cela dans le langage du Starets.

 

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Par conséquent, l'affinité indéniable du mensonge avec l'action, avec le changement du monde – bref, avec la politique – est limitée par la nature même des choses qui sont ouvertes à la faculté humaine de l'action. Le fabricateur d'image convaincu se trompe quand il croit qu'il peut anticiper des changements en mentant sur des choses factuelles que tout le monde souhaite de toute façon éliminer.

 

V

En conclusion, je reviens aux questions que j'ai soulevées au début de ces réflexions. La vérité, quoique sans pouvoir et toujours défaite quand elle se heurte de front avec les pouvoirs en place quels qu'ils soient, possède une force propre : quoi que puissent combiner ceux qui sont au pouvoir, ils sont incapables d'en découvrir ou inventer un substitut viable. La persuasion et la violence peuvent détruire la vérité, mais ils ne peuvent la remplacer

VIII

 

LA CONQUÊTE DE L'ESPACE ET LA DIMENSION DE L'HOMME196

« La conquête de l'espace par l'homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension197? »

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Le but de la science moderne, qui, finalement et très littéralement, nous a conduit sur la lune, n'est plus « d'augmenter et d'ordonner » les expériences humaines (ainsi que Niels Bohr201 – encore attaché à un vocabulaire que son propre travail a contribué à rendre désuet – le décrivait) ; il est bien plutôt de découvrir ce qu'il y a derrière les phénomènes naturels tels qu'ils se révèlent aux sens et à l'esprit humains. Si le savant avait réfléchi sur la nature du système sensori-mental humain, s'il s'était posé des questions telles que : « Quelle est la nature de l'homme et quelle devrait être sa dimension ? Quel est le but de la science et pourquoi l'homme aspire-t-il au savoir ? », ou encore : « Qu'est-ce que la vie et qu'est-ce qui distingue la vie humaine de la vie animale ? », il ne serait jamais parvenu au stade actuel de la science. Les réponses à ces questions auraient fait office de définitions et, par conséquent, limité ses efforts. Comme dit Niels Bohr : « C'est seulement si nous renonçons à une explication de la vie au sens ordinaire du mot que s'offre à nous une possibilité de prendre en compte ce qui la caractérise202. »

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Cette séparation entre le savant et le profane est cependant bien loin de la vérité. Cela ne tient pas uniquement au fait que l'homme de science passe plus de la moitié de sa vie dans le même monde de perception sensorielle, de sens commun et de langage courant que les autres hommes, mais au fait qu'il en est arrivé, dans son champ privilégié d'activité, à un point où les questions naïves et les inquiétudes du philosophe se font ressentir avec beaucoup de force, encore que d'une manière différente.

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