mercredi 12 novembre 2025

Une société sans école - Ivan Illich

Une société sans école - Ivan Illich

1
 
 Pourquoi il faut en finir avec l’institution scolaire

Elle leur enseigne à confondre les méthodes d’acquisition du savoir et la matière de l’enseignement et, une fois que la distinction s’efface, les voilà prêts à admettre la logique de l’école : plus longtemps ils resteront sous son emprise, meilleur sera le résultat, ou encore : le « processus de l’escalade » conduit au succès !

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Notre langage de tous les jours, nos conceptions du monde ne révèlent que trop combien nous ne séparons plus la nature de l’homme de celle des institutions modernes, et cela soulève une question d’ensemble que j’entends aborder.

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Dans le monde entier, l’école nuit à l’éducation, parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger. Et beaucoup en viennent à croire que ses nombreux échecs prouvent que l’éducation demeure une tâche coûteuse, d’une complexité incompréhensible, que c’est une alchimie mystérieuse – la recherche, pourquoi pas, de la pierre philosophale !

L’école s’approprie l’argent, les hommes et les bonnes volontés disponibles dans le domaine de l’éducation, et, jalouse de son monopole, s’efforce d’interdire aux autres institutions d’assumer des tâches éducatives.

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Le démantèlement de l’institution scolaire passe par la promulgation de lois interdisant toute discrimination à l’entrée des centres d’études liée au fait que le candidat n’aurait pas suivi préalablement quelque programme d’enseignement obligatoire.

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Que deux personnes ou plus tiennent une réunion à des fins éducatives, cela se conçoit en des termes différents lorsqu’elles ont déjà bénéficié d’une véritable scolarité. Il y a aussi ceux qui n’ont pas besoin d’une telle aide, une minorité – y compris parmi les lecteurs de revues sérieuses ! Quant aux autres, leur rencontre ne se fera pas autour d’un mot simple, d’une image, voire d’un slogan (et il ne faudrait pas qu’il en soit ainsi). S’ils se réunissent, ce sera autour d’un problème qu’ils auront choisi et défini entre eux, mais le principe ne change pas. Apprendre dans une perspective créatrice et de découverte requiert des participants égaux, en ce sens qu’ils éprouvent au moment de leur réunion des étonnements et des curiosités comparables. Dans beaucoup d’universités, on tente de rassembler les étudiants en multipliant les groupes de travail, mais l’échec est inévitable, puisqu’ils demeurent sous la contrainte des programmes, des cours, prisonniers de la structure même de l’enseignement. Ajoutons que les problèmes sont posés à l’avance et qu’ils s’inscrivent dans un cadre rituel rigide. Face à l’institution scolaire, la meilleure solution de remplacement semble être, par conséquent, une sorte de réseau de communications culturelles que tout le monde pourrait utiliser, afin que ceux qui s’intéressent à une question particulière puissent entrer en rapport avec d’autres personnes qui manifestent au même moment le même intérêt.

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La deuxième objection serait plutôt une question : pourquoi ne pas découvrir un peu plus son identité en fournissant des renseignements sur, par exemple, son âge, ses origines, ses opinions, ses compétences particulières, etc. ? Ces renseignements présentent l’inconvénient, comme nous l’avons vu, d’introduire une possibilité de sélection qui n’est pas sans danger, mais admettons, après tout, qu’il n’y ait pas de raisons évidentes pour écarter cette façon de procéder. Certaines de nos « universités » pourraient y avoir recours, alors même qu’elles utiliseraient la rencontre autour d’un titre comme méthode fondamentale. Je pourrais tout aussi bien imaginer un système qui encouragerait ces mêmes rencontres autour de l’auteur lui-même ou de son représentant, un autre qui garantirait la présence d’un conseiller compétent, un autre encore qui réserverait l’entrée à des étudiants inscrits ou à des personnes capables de présenter une recherche spécifique sur l’oeuvre en discussion. Chacune de ces restrictions servirait, me dira-t-on, quelque but éducatif particulier, mais je crains fort que la raison qui les inspire ne soit tout autre. Il faut dissimuler le mépris que l’on a pour autrui et qui vous souffle que « les gens sont stupides » ; au reste, les éducateurs sont là pour empêcher que l’ignorant ne rencontre son frère en ignorance devant un texte qu’ils ne peuvent pas comprendre : ils le lisent pour l’unique raison qu’il les intéresse !

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L’existence même de l’école obligatoire divise toute société en deux catégories : certaines périodes, certaines méthodes, certaines professions sont dites « académiques » ou « pédagogiques », d’autres ne le sont pas. Ainsi, le pouvoir de l’école de distinguer entre deux réalités sociales est bientôt sans limites : l’éducation se situe à l’écart du monde, tandis que le monde ne possède aucune valeur éducative.

2
 
 Phénoménologie de l’école

Nous pourrions nous contenter de dresser une liste des fonctions que l’école assume aujourd’hui, qui sont diversifiées et parfois dissimulées à l’examen superficiel : elle est la gardienne des enfants, elle a la charge de la sélection, de l’endoctrinement, de l’instruction.

Les êtres humains qui se trouvent dans les établissements scolaires sont regroupés par catégories d’âge. Cette répartition repose sur trois principes que l’on ne met pas en doute : les enfants doivent être à l’école ; ils apprennent à l’école ; l’école est le seul endroit où ils puissent apprendre. Il me semble que ces trois postulats méritent que l’on s’y attarde.

Sans y réfléchir, nous avons accepté l’idée qu’il existe des « enfants », et nous décidons qu’ils doivent aller à l’école, qu’ils sont soumis à nos directives, qu’ils n’ont pas de revenus personnels et ne peuvent en avoir. Nous attendons d’eux qu’ils restent à leur place et se conduisent en « enfants ». Il nous arrive, d’ailleurs, de nous souvenir, avec nostalgie ou amertume, du temps où nous étions enfants, nous aussi. Il nous faut donc considérer avec tolérance, sinon envie, leur conduite « enfantine ». L’espèce humaine, selon nous, est celle qui a la lourde responsabilité et le privilège de s’occuper de ses petits. Nous oublions, ce faisant, que l’idée que nous nous faisons de l’enfance n’est apparue que récemment en Europe occidentale, et qu’elle est encore plus récente dans les deux Amériques (3).

DES MAÎTRES ET DES ÉLÈVES

UNE PRÉSENCE À PLEIN TEMPS

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 Le rite du progrès

À quoi peut bien servir la formation d’un diplômé d’université, sinon à le mettre au service des riches de ce monde ? Il aura beau proclamer sa solidarité avec le tiers monde, sorti de son université américaine notre diplômé (ou diplômée) n’en a pas moins bénéficié d’une éducation dont le coût représente cinq fois le revenu moyen, non pas d’une année, mais d’une vie entière au sein de la moitié déshéritée de l’humanité.

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 Maîtres et étudiants s’y retrouvaient pour lire les textes de penseurs depuis longtemps disparus, mais dont la parole vivante jetait une lumière nouvelle sur les erreurs du temps. C’est alors que l’université était vraiment le lieu de la « quête » intellectuelle et des fièvres de l’esprit pour toute une communauté.

L’université pluridisciplinaire de notre époque a dispersé cette communauté, qui doit se réfugier sur ses abords et tenir ses réunions dans quelque chambre d’étudiant ou bureau de professeur, voire dans les locaux de l’aumônerie. Par sa structure, l’université a cessé de poursuivre la « quête » du savoir.

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Depuis l’époque du Spoutnik, les universités américaines ne pensent plus qu’à rattraper leur retard sur les Russes dans le domaine de la production de diplômés. Les Allemands oublient leur tradition et, pour ne pas être distancés, tracent à leur tour leurs « campus ». Dans les dix années à venir, ils prévoient de porter le budget de l’enseignement primaire et secondaire de 14 à 59 milliards de deutschmarks et de tripler celui du supérieur. Les Français entendent parvenir à consacrer 10 % du produit national brut vers 1980 à l’éducation publique, tandis que la fondation Ford cherche à convaincre les nations pauvres d’Amérique latine de faire le même effort financier pour chacun de leurs étudiants que l’Amérique du Nord, afin de consacrer la valeur de leurs diplômes. Les étudiants considèrent leurs études comme le meilleur investissement possible et les nations y voient un facteur essentiel de leur développement.

Obtenir le diplôme est encore le but de la majorité des étudiants, si bien que, pour eux, l’université n’a rien perdu de son prestige, bien qu’elle ait souvent déçu ses fidèles depuis 1968. On voit, en effet, des étudiants s’élever contre la guerre, la pollution, la permanence des préjugés. Des professeurs viennent se joindre à eux, et tous remettent en question la légitimité du gouvernement, refusent sa politique étrangère, défient le système d’éducation et la manière de vivre américaine. Certains, et ils sont assez nombreux, n’acceptent plus la routine universitaire et se préparent à vivre une contre-culture en dehors de la société et de ses « labels » de qualité. Ils semblent vouloir revenir à la vie des fraticelli (frères mineurs) du Moyen Âge ou des alumbrados (illuminés) de la Réforme, qui furent les hippies et les rejetés de leurs époques respectives. D’autres prennent conscience du monopole des établissements d’enseignement sur les ressources dont ils auraient besoin pour construire une contre-société. Ces derniers s’efforcent de s’aider mutuellement afin de vivre leurs idées, tout en se soumettant encore en apparence au rituel de l’éducation publique. Ils forment en quelque sorte les foyers ardents de l’hérésie au sein même de la hiérarchie.

LE MYTHE DES VALEURS INSTITUTIONNALISÉES

L’école nous enseigne à croire que l’éducation est le produit de l’enseignement. Le seul fait que les écoles existent fait naître la demande d’une formation scolaire.

LE MYTHE DES VALEURS ÉTALONNÉES

LE MYTHE DES VALEURS CONDITIONNÉES

LE MYTHE DU PROGRÈS ÉTERNEL

Mais la croissance conçue comme une consommation sans fin (le progrès éternel) ne saurait conduire à la maturité. Lorsqu’on n’imagine plus que de participer à cet accroissement quantitatif illimité, le développement organique s’étiole.

LE JEU RITUEL ET LA RELIGION DU MONDE NOUVEAU

LE ROYAUME À VENIR : LES ESPÉRANCES UNIVERSELLES

LA NOUVELLE ALIÉNATION

LE POTENTIEL RÉVOLUTIONNAIRE DE LA DÉSCOLARISATION

Si nous choisissons de nous taire et d’accepter le postulat selon lequel le savoir est une marchandise qui, dans certaines conditions, doit être vendue de force au consommateur, nous sommes prêts à nous soumettre à la domination sans cesse plus pesante des gestionnaires totalitaires de l’information et aux funestes parodies d’école qu’ils nous préparent. Les thérapeutes spécialisés en pédagogie injecteront leurs drogues aux élèves afin de les mieux enseigner, tandis que ces derniers auront eux-mêmes recours à la drogue pour trouver quelque soulagement aux pressions de leurs maîtres, et oublier un instant la course haletante aux diplômes. Et sans cesse plus nombreux seront les administrateurs et fonctionnaires qui auront, eux aussi, la prétention d’être des pédagogues. L’homme de la publicité n’a-t-il pas déjà adopté le langage de l’école ? Ne voit-on pas déjà le policier et le général, pour redonner du lustre à leur profession, se targuer d’être des éducateurs ? Dans une société scolarisée, les activités guerrières et de répression trouvent une justification éducative. La guerre pédagogique, sur le modèle de celle du Viêt-nam, se définira comme la seule méthode capable d’enseigner aux hommes la valeur essentielle du progrès illimité.

4
 
 Analyse spectrale des institutions

Si nous voulons pouvoir vivre dans ce futur, il me semble que tout dépend d’abord de notre volonté de choisir une existence active, c’est-à-dire qui ne s’abandonne pas à la passivité de la consommation. Que faire si nous n’avons pas la force de trouver une façon de vivre où il nous soit permis d’être spontanés, indépendants et pourtant proches d’autrui ? Il ne nous resterait plus que cette existence où nous ne savons que fabriquer et détruire, produire et consommer, comme si nous étions enfermés dans une salle des pas perdus, en attente d’un train qui ne nous emmènera que vers une terre vaine et détruite. Ce ne sont pas des idéologies et des technologies nouvelles qui bâtiront le futur, alors qu’il nous faudrait déjà savoir quelles institutions seraient éventuellement bénéfiques, c’est-à-dire nous permettraient de développer notre activité, au lieu de notre passivité. Voilà pourquoi, me semble-t-il, il est nécessaire de disposer de critères nous permettant de les reconnaître parmi celles qui existent déjà, et de savoir où nous devons investir nos ressources techniques.

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Or nous constatons que les institutions modernes dominantes se retrouvent toutes dans la catégorie de droite.

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Aux deux extrêmes, nous constatons la présence de services institutionnalisés, mais, d’un côté, nous avons affaire à une manipulation sous la contrainte, où le client est soumis à la publicité, à l’agression, à l’endoctrinement ou à l’électrochoc. De l’autre, le service représente des possibilités accrues dans le cadre de limites définies, tandis que le client demeure indépendant.

SERVICES CONTRAIRES À L’INTÉRÊT DU PUBLIC

L’ÉCOLE, SERVICE PUBLIC ?

 

Cette différence entre « fabriquer » et « agir », Aristote la remarquait déjà. Ce sont deux dimensions si différentes qu’elles ne se recoupent pas : « Car, disait-il, pas plus qu’agir n’est une façon de fabriquer, fabriquer n’est véritablement façon d’agir. L’architecture (tekhnê) est façon de fabriquer, d’amener quelque chose à être, dont l’origine se trouve dans le fabricant, non pas dans la chose. La création vise toujours une chose autre qu’elle-même. La perfection dans la création est un art, la perfection dans l’action une vertu (4). » Le mot qu’Aristote utilisait pour « fabriquer » ou « créer » est poiêsis, et celui qu’il employait pour « faire-agir » praxis. Lorsqu’une institution tend à se déplacer vers la droite, cela implique qu’elle est en voie d’être restructurée pour accroître sa capacité de « fabriquer », tandis que son déplacement vers la gauche signifie, au contraire, qu’elle sera mieux à même de permettre une action ou praxis. La technologie moderne a augmenté les possibilités de l’homme de confier la fabrication des choses aux machines, et ainsi il devrait disposer de plus de temps pour « agir ».

« Fabriquer » les nécessités de l’existence ne lui prend plus tout son temps. Le chômage est le résultat de cette modernisation : c’est l’oisiveté d’un homme pour qui il n’y a rien à « fabriquer » et qui ne sait pas quoi « faire », c’est-à-dire comment « agir ». Le chômage est la triste oisiveté d’un homme qui au contraire d’Aristote, croit que fabriquer des choses, ce qu’il appelle « travailler », est conforme à la morale et que l’oisiveté, par conséquent, est mauvaise. Le chômage est l’expérience d’un homme qui s’est laissé convaincre par l’éthique protestante. Le loisir, selon Weber, est nécessaire à l’homme pour lui permettre de travailler. Pour Aristote, le travail est nécessaire pour que l’homme puisse avoir des loisirs.

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Ainsi, tandis que notre société contemporaine est emportée dans un mouvement où toutes les institutions tendent à devenir une seule « bureaucratie » postindustrielle, il nous faudrait nous orienter vers un avenir que j’appellerais volontiers « convivial », dans lequel l’intensité de l’action l’emporterait sur la production. Tout doit commencer par un renouvellement du style des institutions, et tout d’abord par un renouveau de l’éducation. Un avenir à la fois souhaitable et réalisable dépend de notre volonté d’investir notre acquis technologique de telle sorte qu’il serve au développement d’institutions « accueillantes ». Dans le domaine de la recherche éducative, cela revient à dire que nous devons aller à l’encontre des tendances du moment.

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 Logique de l’absurde

Le « praticien », celui qui, devant sa classe, se considère comme un enseignant libéral, est sans cesse en butte à plus d’attaques. D’un côté, le mouvement pour une école libérée de la tutelle autoritaire, confondant discipline et endoctrinement, l’a pris pour cible et le dépeint sous les traits d’un tyran. De l’autre, l’expert en méthodes pédagogiques entend le convaincre qu’il ne sait ni évaluer ni modifier les « comportements » de ses élèves. Enfin, l’administration à laquelle il est soumis le force à s’incliner à la fois devant Summerhill et Skinner, faisant ainsi apparaître à l’évidence que l’éducation obligatoire ne saurait être une entreprise libérale. Dans ces conditions, comment s’étonner que le taux des enseignants déserteurs soit en train de dépasser celui des enseignés ?

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 Les réseaux du savoir

UNE OBJECTION : À QUI PEUVENT SERVIR CES PONTS JETÉS VERS L’INCONNU ?

CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES NOUVELLES INSTITUTIONS ÉDUCATIVES

QUATRE RÉSEAUX

Des services chargés de donner accès aux objets éducatifs

L’échange des connaissances

L’appariement des égaux

L’école se contente souvent de rassembler des élèves dans une même salle et de les soumettre au même programme de mathématiques, d’orthographe, d’instruction civique, etc. Parfois, elle essaie d’améliorer ce système en proposant des options. Mais toujours on voit dans chaque discipline se constituer des groupes d’élèves de force à peu près égale. Un authentique système éducatif permettrait à chacun de choisir l’activité pour laquelle il rechercherait un partenaire de sa force.

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 Renaissance de l’homme épiméthéen

Avoir des espérances, au contraire, nous fait attendre notre satisfaction d’un processus prévisible qui produira ce que nous avons le droit de demander. L’ethos prométhéen a maintenant étouffé l’espoir. La survie de la race humaine dépend de sa redécouverte en tant que force sociale.

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Ils racontaient l’histoire de deux frères, Prométhée et Épiméthée. Le premier prévint le second de se méfier de Pandore. Loin de suivre ce conseil, Épiméthée préféra l’épouser. Dans la Grèce classique, le nom « Épiméthée », qui signifie « celui qui regarde derrière lui », prit le sens de « balourd », de « sot ». Les Grecs de l’époque classique et patriarcale possédaient une tournure d’esprit morale et misogyne telle qu’imaginer la première femme les soulevait d’horreur. Ils construisirent une société fondée sur la raison et l’autorité. Ils conçurent et élevèrent des institutions qui leur permettraient, pensaient-ils, de tenir en respect les maux répandus sur la terre. Ils découvraient qu’ils avaient le pouvoir de façonner le monde et de le domestiquer pour satisfaire à leurs besoins et à leurs désirs. Et sur ce qu’ils étaient capables de bâtir et de créer de leurs mains, ils voulurent modeler leurs besoins et les futures demandes de leurs descendants. Ils se firent législateurs, bâtisseurs, auteurs, créant Constitutions et oeuvres d’art pour qu’elles servent d’exemples et de règles aux générations à venir. Alors qu’il suffisait au primitif de participer à l’expérience mythique pour être initié au savoir de la société, chez les Grecs l’homme véritable se définit comme l’excellent citoyen qui, par la paideia, s’est soumis aux institutions élevées par les ancêtres.

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L’éducation elle-même se définit comme la consommation de diverses matières faisant partie de programmes, objets de recherche, de planification et de promotion des ventes. Tous les biens sont le produit de quelque institution spécialisée et ce serait sottise, par conséquent, que d’exiger quelque chose qu’une institution quelconque ne saurait produire.

 

 

La convivialité - Ivan Illich

La convivialité - Ivan Illich

INTRODUCTION

Au long des années qui viennent, j’ai l’intention de travailler à un épilogue de l’âge industriel. Je voudrais tracer le contour des mutations qui affectent le langage, le Droit, les mythes et les rites, en cette époque où l’on conditionne hommes et produits. Je voudrais dresser un tableau du déclin du mode industriel de production et de la métamorphose des professions qu’il engendre et nourrit.

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Dans un premier temps, j’ai centré mon analyse sur l’outillage éducatif ; les résultats, publiés dans Une société sans école (1), établissaient les points suivants :

1. L’éducation universelle par l’école obligatoire est impossible.

2. Conditionner les masses grâce à l’éducation permanente ne soulève guère de problèmes techniques, mais cela reste moralement moins tolérable que l’ancienne école. De nouveaux systèmes éducatifs sont sur le point d’évincer les systèmes scolaires traditionnels, dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Ces systèmes sont des outils de conditionnement puissants et efficaces qui produiront en série une main-d’oeuvre spécialisée, des consommateurs dociles, des usagers résignés. De tels systèmes rentabilisent et généralisent les processus d’éducation à l’échelle de toute une société. Ils ont de quoi séduire. Mais leur séduction cache la destruction : ils ont aussi de quoi détruire, de façon subtile et implacable, les valeurs fondamentales.

3. Une société qui voudrait répartir équitablement le savoir entre ses membres et leur donner de se rencontrer réellement, devrait assigner des limites pédagogiques à la croissance industrielle, la maintenir en deçà de certains seuils critiques.

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J’avance ici le concept d’équilibre multidimensionnel de la vie humaine. Dans l’espace tracé par ce concept, nous pourrons analyser la relation de l’homme à son outil.

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Au stade avancé de la production de masse, une société produit sa propre destruction. La nature est dénaturée. L’homme déraciné, castré dans sa créativité, est verrouillé dans sa capsule individuelle.

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Nous sommes tellement déformés par les habitudes industrielles que nous n’osons plus envisager le champ des possibles ; pour nous, renoncer à la production de masse, cela veut dire retourner aux chaînes du passé, ou reprendre l’utopie du bon sauvage.

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J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil.

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L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l’emploi de l’outil convivial, je l’appelle austère. Il connaît ce que l’espagnol nomme la convivencialidad, il vit dans ce que l’allemand décrit comme la Mitmenschlichkeit. Car l’austérité n’a pas vertu d’isolation ou de clôture sur soi. Pour Aristote comme pour Thomas d’Aquin, elle est ce qui fonde l’amitié. En traitant du jeu ordonné et créateur, Thomas définit l’austérité (2) comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle. L’austérité fait partie d’une vertu plus fragile qui la dépasse et qui l’englobe : c’est la joie, l’eutrapelia, l’amitié.

I
 DEUX SEUILS DE MUTATION

Depuis lors, la médecine a affiné la définition des maux et l’efficacité des traitements. La population en Occident a appris à se sentir malade et à se faire soigner en accord avec les catégories à la mode dans le milieu médical. L’obsession de la quantification en est venue à dominer la clinique, ce qui a permis aux médecins de mesurer l’étendue de leurs succès avec des critères qu’ils avaient eux-mêmes forgés. Ainsi la santé est devenue une marchandise dans une économie de croissance. Cette transformation de la santé en produit de consommation sociale s’est reflétée dans l’importance donnée aux statistiques médicales.

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Et le médecin s’est transformé en mage, ayant seul le pouvoir de faire des miracles qui exorcisent la peur engendrée par la survie dans un monde devenu menaçant.

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 Trente ans plus tôt, Bernard Shaw se plaignait déjà : les médecins cessent de guérir, disait-il, pour prendre en main la vie de leurs patients. Il a fallu attendre les années 50 pour que cette remarque prenne forme d’évidence : en produisant de nouveaux types de maladie, la médecine franchissait un second seuil de mutation.

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Le monde entier devient un hôpital peuplé de gens qui doivent, à longueur de vie, se plier aux règles d’hygiène et aux prescriptions médicales.

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Dix ans après que la médecine occidentale eut franchi le second seuil, la Chine entreprenait de former un travailleur de santé compétent pour chaque centaine de citoyens.

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Les dates de 1913 et 1955, que nous avons choisies comme indicatrices des deux seuils de mutation, ne sont pas contraignantes. L’important est de comprendre ceci : au début du siècle la pratique médicale s’est engagée dans la vérification scientifique de ses résultats empiriques. L’application de la mesure a marqué pour la médecine moderne le franchissement de son premier seuil. Le second seuil fut atteint lorsque l’utilité marginale du plus-de-spécialisation se mit à décroître, pour autant qu’elle soit quantifiable en termes de bien-être du plus grand nombre.

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Les médecins répandaient l’usage immodéré des drogues chimiques dans le grand public

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D’autres institutions industrielles ont franchi ces deux seuils. C’est le cas, en particulier, des grandes industries tertiaires et des activités productives, organisées scientifiquement depuis le milieu du XIXe siècle. L’éducation, les postes, l’assistance sociale, les transports et même les travaux publics ont suivi cette évolution. Dans un premier temps, on applique un nouveau savoir à la solution d’un problème clairement défini et des critères scientifiques permettent de mesurer le gain d’efficience obtenu. Mais, dans un deuxième temps, le progrès réalisé devient un moyen d’exploiter l’ensemble du corps social, de le mettre au service des valeurs qu’une élite spécialisée, garante de sa propre valeur, détermine et révise sans cesse.

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Depuis que l’industrie des transports a franchi son second seuil de mutation, les véhicules créent plus de distances qu’ils n’en suppriment. L’ensemble de la société consacre de plus en plus de temps à la circulation qui est supposée lui en faire gagner.

2
 LA RECONSTRUCTION CONVIVIALE

L’outil et la crise

Les symptômes d’une crise planétaire qui va s’accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante : la crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur.

La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse.

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.

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L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres.

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J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don.

L’alternative

L’institution industrielle a ses fins qui justifient les moyens. Le dogme de la croissance accélérée justifie la sacralisation de la productivité industrielle, aux dépens de la convivialité. La société déracinée d’aujourd’hui nous apparaît dès lors comme un théâtre de la peste, un spectacle d’ombres productrices de demandes et génératrices de manques. C’est seulement si l’on inverse la logique de l’institution qu’il devient possible de renverser le mouvement. Par cette inversion radicale, la science et la technologie modernes ne seront pas annihilées, mais doteront l’activité humaine d’une efficacité sans précédent. Par cette inversion, toute industrie et toute bureaucratie ne seront pas détruites, mais éliminées comme entraves à d’autres modes de production.

 

Les valeurs de base

 

De nos jours, on a tendance à confier à un corps de spécialistes la tâche de sonder et de dire le futur. On remet le pouvoir aux hommes politiques qui promettent de construire la méga-machine à produire le futur. On accepte une croissante disparité des niveaux d’énergie et de pouvoir, car le développement de la productivité requiert l’inégalité. Plus la distribution est égalitaire, plus le contrôle de la production est centralisé. Les institutions politiques elles-mêmes fonctionnent comme des mécanismes de pression et de répression qui dressent le citoyen et redressent le déviant, pour les rendre conformes aux objectifs de production.

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Une société qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre de gens par la plus grande consommation de biens et de services industriels mutile de façon intolérable l’autonomie de la personne. Une solution politique de rechange à cet utilitarisme définirait le bien par la capacité de chacun de façonner l’image de son propre avenir.

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Chacune de ces valeurs limite à sa manière l’outil. La survie est la condition nécessaire, mais non suffisante de l’équité : on peut survivre en prison. L’équité, dans la distribution des produits industriels, est la condition nécessaire, mais non suffisante d’un travail convivial : on peut devenir prisonnier de l’outillage. L’autonomie comme pouvoir de contrôle sur l’énergie enveloppe les deux premières valeurs citées et définit le travail convivial.

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L’équité demande à la fois qu’on partage le pouvoir et l’avoir. Tandis que la course à l’énergie conduit à l’holocauste, la centralisation du contrôle de l’énergie entre les mains d’un léviathan bureaucratique sacrifierait le contrôle égalitaire de l’énergie à la fiction d’une distribution équitable des produits obtenus

Le prix de cette inversion

 Pour être possible, la survie dans l’équité exige des sacrifices et postule un choix. Elle exige un renoncement général à la surpopulation, à la surabondance et au surpouvoir, qu’ils soient le fait d’individus ou de groupes. Cela revient à renoncer à cette illusion qui substitue au souci du prochain, c’est-à-dire du plus proche, l’insupportable prétention d’organiser la vie aux antipodes. Cela revient à renoncer au pouvoir, pour le service des autres comme de soi. La survie dans l’équité ne sera ni le fait d’un oukase des bureaucrates ni l’effet d’un calcul des technocrates. Elle est le résultat du réalisme des humbles. La convivialité n’a pas de prix, mais on sait trop bien ce qu’il en coûtera de se déprendre du modèle actuel. L’homme retrouvera la joie de la sobriété et l’austérité libératrice en réapprenant à dépendre de l’autre, au lieu de se faire l’esclave de l’énergie et de la bureaucratie toute-puissante.

Les limites de ma démonstration

seulement définir des indicateurs qui clignotent chaque fois que l’outil manipule l’homme, afin de pouvoir proscrire les instruments et les institutions qui détruisent le mode de vie convivial.

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Nos rêves sont standardisés, notre imagination industrialisée, notre fantaisie programmée. Nous ne sommes capables de concevoir que des systèmes hyper-outillés d’habitudes sociales, adaptés à la logique de la production de masse.

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Le monde actuel est divisé en deux : il y a ceux qui n’ont pas assez et ceux qui ont trop ; ceux que les voitures chassent de la route et ceux qui conduisent ces voitures. Les pauvres sont frustrés et les riches toujours insatisfaits.

L’autre possibilité : une structure conviviale

Une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être. Tandis que la croissance de l’outillage au-delà des seuils critiques produit toujours plus d’uniformisation réglementée, de dépendance, d’exploitation et d’impuissance, le respect des limites garantirait un libre épanouissement de l’autonomie et de la créativité humaines. Il est bien clair que j’emploie le terme d’outil au sens le plus large possible d’instrument ou de moyen, soit qu’il soit né de l’activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l’homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c’est-à-dire mis au service d’une intentionnalité.

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Il faut également ranger dans l’outillage les institutions productrices de services comme l’école, l’organisation médicale, la recherche, les moyens de communication ou les centres de planification. Les lois du mariage ou les programmes scolaires façonnent la vie sociale au même titre que le réseau routier. La catégorie de l’outil englobe tous les instruments raisonnés de l’action humaine, la machine et son mode d’emploi, le code et son opérateur, le pain et les jeux du cirque.

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L’outil est inhérent à la relation sociale. Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même. L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale.

L’équilibre institutionnel

L’aveuglement présent et l’exemple du passé

Une nouvelle compréhension du travail

La déprofessionnalisation

1. La médecine

2. Le système des transports

3. L’industrie de la construction

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 L’ÉQUILIBRE

 

Je distinguerai cinq menaces portées à la population de la planète par le développement industriel avancé :

1. La surcroissance menace le droit de l’homme à s’enraciner dans l’environnement avec lequel il a évolué.

2. L’industrialisation menace le droit de l’homme à l’autonomie dans l’action.

3. La surprogrammation de l’homme en vue de son nouvel environnement menace sa créativité.

4. La complexification des processus de production menace son droit à la parole, c’est-à-dire à la politique.

5. Le renforcement des mécanismes d’usure menace le droit de l’homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, le mythe et le rituel.

de l’environnement

Le monopole radical

Les outils surefficients peuvent détruire l’équilibre entre l’homme et la nature et détruire l’environnement. Mais des outils peuvent être surefficients d’une tout autre manière : ils peuvent altérer le rapport entre ce que les gens ont besoin de faire eux-mêmes et ce qu’ils tirent de l’industrie. Dans cette seconde dimension, une production surefficiente donne jour à un monopole radical.

Par monopole radical, j’entends un type de domination par un produit qui va bien au-delà de ce que l’on désigne ainsi à l’habitude.

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Ce que les transports à moteur font aux gens en vertu de ce monopole radical est tout à fait distinct et indépendant de ce qu’ils font en brûlant de l’essence qui pourrait être transformée en aliments dans un monde surpeuplé. Cela est distinct, aussi, de l’homicide automobile. Bien sûr les voitures brûlent en holocauste de l’essence, bien sûr elles sont coûteuses.

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L’école, elle aussi, peut exercer un monopole radical sur le savoir en le redéfinissant comme éducation. Aussi longtemps que les gens acceptent la définition de la réalité que leur donne le maître, les autodidactes sont officiellement étiquetés comme « non éduqués ». La médecine moderne prive ceux qui souffrent des soins qui ne sont pas l’objet d’une prescription médicale.

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Le monopole radical reflète l’industrialisation des valeurs. À la réponse personnelle, il substitue l’objet standardisé ; il crée de nouvelles formes de rareté et un nouvel instrument de mesure, donc de classement, du niveau de consommation des gens. Ce reclassement provoque la hausse du coût unitaire de prestation du service, module l’attribution des privilèges, restreint l’accès aux ressources, et installe les gens dans la dépendance.

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Il est aussi difficile de se défendre contre la généralisation du monopole que contre l’extension de la pollution. Les gens affrontent plus volontiers un danger menaçant leurs intérêts privés que ceux du corps social pris comme un tout. Il y a beaucoup plus d’ennemis avoués des voitures que de la conduite automobile. Les mêmes qui s’opposent aux voitures, en tant qu’elles polluent l’air et le silence et monopolisent la circulation, conduisent une automobile dont ils jugent le pouvoir de pollution négligeable, et n’ont aucunement le sentiment d’aliéner leur liberté lorsqu’ils sont au volant.

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L’équilibre entre l’homme et son environnement d’une part, entre la possibilité d’exercer une activité créative et la somme des besoins élémentaires à satisfaire de la sorte, d’autre part, ce double équilibre approche maintenant du point de rupture. Le grand nombre, pourtant, ne se sent pas concerné. Il me faut ici expliquer pourquoi le grand nombre est aveugle ou impuissant devant le danger. L’aveuglement, je le crois, est l’effet d’un troisième déséquilibre, celui du savoir ; quant à l’impuissance, c’est le fait de la perturbation d’un quatrième équilibre, que j’appelle équilibre du pouvoir.

La surprogrammation

L’équilibre du savoir est déterminé par le rapport de deux variables : d’une part le savoir qui provient de relations créatives entre l’homme et son environnement, de l’autre le savoir réifié de l’homme agi par son milieu outillé.

Le premier savoir est l’effet des noeuds de relations qui s’établissent spontanément entre des personnes, dans l’emploi d’outils conviviaux. Le second savoir est le fait d’un dressage intentionnel et programmé. L’apprentissage de la langue maternelle relève du premier savoir, l’ingestion des mathématiques à l’école relève du second. Personne de sensé n’ira dire que parler, marcher ou s’occuper d’un petit enfant soit le résultat d’une éducation formelle ; il en va d’ordinaire autrement pour les mathématiques, la danse classique ou la peinture.

 

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Or les hommes n’ont pas besoin de davantage d’enseignement. Ils ont besoin d’apprendre certaines choses. Il leur faut apprendre à renoncer, ce qui ne s’apprend pas à l’école, apprendre à vivre à l’intérieur de certaines limites, comme l’exige par exemple la nécessité de répondre à la question de la natalité. La survie humaine dépend de la capacité des intéressés d’apprendre vite par eux-mêmes ce qu’ils ne peuvent pas faire. Les hommes doivent apprendre à contrôler leur reproduction, leur consommation et leur usage des choses. Il est impossible d’éduquer les gens à la pauvreté volontaire, de même que la maîtrise de soi ne peut être le résultat d’une manipulation. Il est impossible d’enseigner la renonciation joyeuse et équilibrée dans un monde totalement structuré en vue de produire toujours plus et de créer l’illusion que cela coûte toujours moins cher.

 

La polarisation

 

L’usure (obsolescence)

La reconstruction conviviale suppose le démantèlement de l’actuel monopole de l’industrie, non la suppression de toute production industrielle.

 

L’insatisfaction

 

Notre analyse serait incomplète si elle concernait un circuit à l’exclusion des autres. Chacun de ces équilibres doit être protégé. Les outputs d’une énergie propre peuvent être équitablement distribués par un monopole radical intolérable. L’école obligatoire ou les médias omniprésents peuvent affecter l’équilibre du savoir, et ouvrir la route à une polarisation de la société, c’est-à-dire à un despotisme du savoir. N’importe quelle industrie peut engendrer une accélération insupportable des rythmes d’usure. Les cultures ont fleuri au coeur d’une multiplicité de géographies aujourd’hui menacée. Mais, à présent, ce sont aussi le milieu social et le milieu psychique qui risquent la destruction. L’espèce humaine sera peut-être empoisonnée par la pollution. Elle peut aussi s’évanouir et disparaître par manque de langage, de droit, ou de mythe. Si le monopole radical dégrade l’homme et si la polarisation le menace, le choc du futur peut, lui, le désintégrer.

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La vitesse est le vecteur-clé pour déceler comment l’industrie du transport affecte l’équilibre vital. À considérer les cinq premières dimensions, il en faut beaucoup moins qu’on ne pourrait croire pour que les transports se retournent contre l’homme en brisant les échelles naturelles. Mais il est un autre fait encore plus surprenant.

 

4 LES TROIS OBSTACLES À L’INVERSION POLITIQUE

 

D’instrument, l’outil peut devenir maître, puis bourreau de l’homme. La relation s’inverse plus vite qu’on ne s’y attend : la charrue fait de l’homme le seigneur d’un jardin, puis bientôt un errant dans un sahel de poussière. Le vaccin qui sélectionne ses victimes engendre une race capable de survivre seulement dans un milieu conditionné. Nos enfants naissent amoindris dans un monde inhumain. L’homo faber, d’apprenti sorcier, se transforme en poubelle vorace.

 

La démythologisation de la science

 

Cette perversion de la science est fondée sur la croyance en deux espèces de savoir : celui, inférieur, de l’individu, et le savoir, supérieur, de la science. Le premier savoir serait du domaine de l’opinion, l’expression d’une subjectivité, et le progrès n’en aurait rien à faire. Le second serait objectif, défini par la science et répandu par des porte-parole experts.

 

La redécouverte du langage

 

Étendue au monde entier, cette industrialisation de l’homme entraîne la dégradation de tous les langages et il devient très difficile de trouver les mots qui parleraient d’un monde opposé à celui qui les a engendrés. Le langage reflète le monopole que le mode industriel de production exerce sur la perception et la motivation. Dans les nations industrielles, quand l’homme parle de ses oeuvres, les mots qu’il emploie désignent les produits de l’industrie. Le langage réfléchit la matérialisation de la conscience. Quand il apprend quelque chose par la lecture, l’homme dit qu’il a acquis de l’éducation. Le glissement fonctionnel du verbe au substantif souligne l’appauvrissement de l’imagination sociale. La pratique nominaliste du langage sert à marquer des relations de propriété : les gens parlent du travail qu’ils ont. Dans toute l’Amérique latine, seuls ceux qui ont un emploi disent qu’ils ont du travail, les paysans (qui sont la grande majorité) disent qu’ils le font : « On va travailler, mais on n’a pas de travail !» Les travailleurs modernes et syndiqués n’attendent pas seulement de l’industrie qu’elle produise plus de biens et de services, mais aussi plus de travail pour plus de gens. Ce n’est pas seulement le faire qui est substantivé, mais aussi le vouloir. Le logement est plus un bien qu’une activité ; l’abri devient un bien qu’on se procure ou qu’on revendique parce qu’on est privé du pouvoir de lui donner soi-même forme. On acquiert du savoir, de la mobilité, et même de la sensibilité ou de la santé. On a du travail ou de la santé, comme on a du plaisir.

Le glissement du verbe au substantif reflète l’appauvrissement du concept de propriété. Possession, mainmise, abus ne peuvent pas désigner la relation de l’individu ou du groupe à une institution telle que l’école. Car, dans sa fonction essentielle, un tel outil échappe, comme nous l’avons vu, à tout contrôle. Les affirmations de propriété concernant l’outil en viennent à désigner la capacité d’en détenir les produits, que ce soit l’intérêt tiré du capital ou les objets manufacturés, ou encore toute espèce de prestige lié à l’une ou l’autre de ces opérations. Le consommateur-usager intégral, l’homme pleinement industrialisé, n’a en fait prise sur rien d’autre que sur ce qu’il consomme. Il dit : mon éducation, mes déplacements, mes loisirs, ma santé. À mesure que le champ de son faire rétrécit, il réclame des produits dont il se dit propriétaire. Soumis au monopole d’un seul mode de production, l’usager a perdu tout sens de la pluralité des styles d’avoir. Dans les langues polynésiennes, il y a des formes verbales distinctes pour exprimer la relation que j’entretiens avec mes actes (qui me suivent), mon nez (qui peut m’être ôté), mes proches (que je n’ai pas choisis), ma pirogue (sans laquelle je ne serais pas vraiment un homme), une boisson (que je vous offre) et la même boisson (que je m’apprête à boire).

Dans une société où le langage s’est substantivé, les prédicats sont formulés en termes de lutte contre la rareté dans le cadre concurrentiel. « Je veux apprendre » devient « je veux acquérir une éducation ». La décision d’agir est remplacée par la demande d’un billet à la loterie scolaire. « J’ai envie d’aller quelque part » se transforme en « je veux un moyen de transport ». À l’insistance sur le droit d’agir, on substitue l’insistance sur le droit d’avoir. Dans le premier cas, le sujet est acteur, dans le second, usager. Le changement de la langue étaye l’expansion du mode industriel de production : la concurrence régie par des valeurs industrialisées se reflète dans la nominalisation du langage. La lutte concurrentielle prend inévitablement forme de jeu (zero-sum game) où ce qu’un joueur perd se transforme en gain pour les autres joueurs. Dans la mêlée, les gens jouent pour les noms tels qu’ils les perçoivent : en valorisant uniquement l’apprentissage dont elle est le lieu, l’école définit l’éducation comme objet de compétition. Alma mater a trop d’enfants accrochés à ses mamelles : celui qui avale sa ration d’éducation en prive un frère de lait.

 

Le recouvrement du Droit

 

L’exemple du droit coutumier

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 L’INVERSION POLITIQUE

 

Les mythes et les majorités

 

De la catastrophe à la crise

 

À l’intérieur de la crise

 

La mutation soudaine