mercredi 6 août 2025

Presque riens - Abdellatif Laâbi

 Presque riens - Abdellatif Laâbi

 À contre-courant, je dis que c’est le vécu qui fonde et autorise la poésie. Le vécu et ses brûlures au fer rouge, ses éblouissements, ses chemins qui s’inventent en marchant et ses impasses, ses doutes confinant à la paralysie, ses passages à vide, ses états d’extrême faiblesse et de force insoupçonnée, d’abandon magnifique quand l’amour prend les rênes, d’affliction que rien ne peut adoucir face à l’enfance qu’on assassine, aux femmes qu’on annihile, aux pays et à leurs peuples que l’on renvoie à l’âge de pierre.

À contre-courant, je dis que la poésie qui ne fait pas battre le cœur m’agresse et me chagrine.

La poésie qui n’aiguise pas en moi la faculté de l’intuition m’indiffère.

La poésie qui ne me rend pas « voyant », selon l’expression d’un jeune poète de la fin du xix ème siècle, eh bien je m’en passe !

La poésie qui ne m’est pas « doux guide » et maître exigeant, je m’en écarte.

La poésie qui ne me fait pas mal tout en me faisant du bien m’est étrangère.

La poésie sans l’archet du musicien et la palette du peintre n’est que ruine de l’âme.

Et puis, comme je l’ai écrit récemment dans un livre qui lui est entièrement consacré :

La poésie est invincible.

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 MOINS DIRE
Pour dire moins

il est recommandé de vivre plus et ne concevoir - n’écrire —

qu’en cas de trop-plein

Mais une fois que le texte est là

il faudra enlever la moitié des mots

les pollués

les éteints

les creux

les larbins de l’arnaque et du mensonge

Idem des idées

les prétentieuses

les étouffantes

les noires sans fond

les roses

sans odeur et sans saveur

Cela sans oublier le quart du remplissage

que représentent les points

virgules

tirets

parenthèses

et autres conventions typographiques

Vêtu de sa presque nudité 

troublant de simplicité 

le joyau discret 

ainsi obtenu

aura alors quelque chance 

de dire le moins 

le percutant 

le brûlant

l'irradiant 

l’irrécusable 

l’irrévocable 

le rarissime 

l’inespéré 

 

La difficulté d’être – Jean Cocteau

 La difficulté d’être – Jean Cocteau

DE MON STYLE

Je ne suis ni gai ni triste. Mais je peux être tout l’un ou tout l’autre avec excès. Dans la conversation, si l’âme circule, il m’arrive d’oublier les chagrins que je quitte, un mal dont je souffre, de m’oublier moi- même, tant les mots me grisent et entraînent les idées. Elles me viennent bien mieux que dans la solitude et, souvent, un article à écrire m’est un supplice, alors que je le parle sans effort. Cette ivresse de la parole laisse entendre que je possède une facilité que je n’ai pas. Car aussitôt que je me contrôle, cette facilité cède la place à un travail pénible dont la côte me semble à pic et interminable. Il s’y ajoute une crainte superstitieuse de la mise en marche que j’ai toujours peur de mal engager. Cela me donne une paresse et ressemble à ce que les psychiatres appellent « l’angoisse de l’acte ». Le papier blanc, l’encre, la plume m’effraient. Je sais qu’ils se liguent contre ma volonté d’écrire. Si j’arrive à les vaincre, alors la machine s’échauffe, le travail me travaille et l'esprit va. Mais il importe que je m'y mêle le moins possible, que je somnole à demi. La moindre conscience de ce mécanisme l’interrompt. Et si je veux le remettre en marche, il me faut attendre qu’il s'y décide, sans essayer de le convaincre par quelque piège. C'est pourquoi je n’use pas de tables qui m’intimident et ont un air d’invite. J'écris à n'importe quelle heure, sur mes genoux. Pour les dessins, c’est de même. Je sais, bien sûr, en imiter la ligne, mais ce n'est pas elle, et la ligne véritable me sort quand elle veut.

Mes rêves sont presque toujours des charges si graves et si précises de mes actes qu'ils pourraient me servir de leçons. Mais ils caricaturent, hélas, l’organisme même de l'âme et me découragent plutôt qu’ils ne me donnent le moyen de me combattre. Car nul ne connaît mieux que moi ses faiblesses, et lorsqu’il m'arrive de lire quelque article contre ma personne, je pense que je frapperais plus juste, que le fer s'enfoncerait jusqu'à la garde et qu’il ne me resterait qu’à plier les jambes, à tirer la langue et à m’agenouiller dans l’arène.

Il ne faut pas confondre l’intelligence, adroite à duper son homme, et cet organe dont le siège n’est nulle part et qui nous renseigne sans appel sur nos limites. Nul qui puisse les escalader. L’effort s’y devinerait. Il soulignerait davantage le faible espace dévolu à nos voltes. C’est à cette faculté de nous mouvoir dans cet espace que le talent se prouve. Nos progrès ne peuvent venir que de là. Et ces progrès ne seront que d’ordre moral puisque chacune de nos entreprises nous prend à l’improviste. Nous n’y pouvons compter que sur la rectitude. Toute tricherie en amène une autre. Mieux vaut une maladresse. Le public anonyme la siffle, mais nous la pardonne. Les tricheries agissent à la longue. Le public se détourne avec le regard mort d’une femme qui aimait et qui n’aime plus.

C’est pourquoi je me suis appliqué à ne pas perdre mes forces à l’école. Je lâche mille fautes que je corrige mal, paresseux à me relire et ne relisant que l’idée. Si la chose à dire est dite, peu m’importe. Je n’en possède pas moins ma méthode. Elle consiste à être rapide, dur, économe de vocables, à dérimer la prose, à viser longuement sans style de tir, et à faire mouche, coûte que coûte.

A me relire avec le recul, je n’ai honte que des ornements. Ils nous nuisent, car ils distraient de nous. Le public les aime, il s’en aveugle et néglige le reste. J’ai entendu Charles Chaplin se plaindre d’avoir laissé dans son film la Ruée vers l’or cette danse des petits pains dont chaque spectateur le félicite. Il n’y voyait qu’une tache qui tire l’œil. Je lui ai aussi entendu dire (au sujet du style ornemental) qu’après un film il « secouait l’arbre ». Il faut, ajoutait-il, ne garder que ce qui tient aux branches.

 

DE LA FRIVOLITE

Notre époque est fort malade. Elle a inventé « l’évasion ». Les horreurs dont souffrent les victimes de la frivolité d’une guerre lui fournissent bien quelques dérivatifs. Elle s’en drogue par l’entremise de ses journaux et même la bombe atomique lui procure un lyrisme à la Jules Verne — jusqu’au moment où un farceur la berne par la voie des ondes. Orson Welles annonce l’arrivée des Martiens. Une radio française, celle d’un bolide. Aussitôt nos foudres de guerre ne songent plus à s’évader par l’esprit, mais par les jambes. Ils se les rompent. Ils se sauvent. Ils s’évanouissent. Ils avortent. Ils appellent au secours. Cest au point que le gouvernement s’émeut et interdit l’émission imaginaire. On pense bien que la poésie les calmera et les emportera loin de l’affreuse réalité. Voilà ce qu’ils pensent et ce qu’exploite une multitude de magazines dont la moindre réclame entrouvre les portes du rêve.

Le poète était seul au milieu d’un monde industriel. Le voilà seul au milieu d’un monde poétique. Grâce à ce monde, généreusement équipé pour l’évasion comme pour les sports d’hiver, par le théâtre, le cinématographe et les magazines de luxe, le poète reconquiert enfin son invisibilité.

 

DES MOTS

Je n’attache aucune importance à ce que les gens appellent le style et à quoi ils se flattent de reconnaître un auteur. Je veux qu’on me reconnaisse à mes idées, ou mieux, à ma démarche. Je ne cherche qu’à me faire entendre le plus brièvement possible. J’ai remarqué, lorsqu’une histoire n’accroche pas l’esprit, qu’il avait tendance à lire trop vite, à savonner sa pente. C’est pourquoi, dans ce livre, je contourne mon écriture, ce qui oblige à ne pas glisser en ligne droite, à s’y reprendre à deux fois, à relire les phrases pour ne pas perdre le fil.

Lorsque je lis un livre, je m’émerveille du nombre de mots que j’y rencontre et je rêve de les employer. Je les note. Au travail cela m’est impossible. Je me limite à mon vocabulaire. Je n’arrive pas à en sortir, et il est si court que le travail devient un casse-tête.

Je me demande, à chaque ligne, si j’irai plus loin, si la combinaison de ces quelques mots que j’emploie, toujours les mêmes, ne finira pas par se bloquer et par me contraindre à me taire. Ce serait bénéfice pour tout le monde, mais il en va des mots comme des chiffres ou des lettres de l’alphabet. Ils savent se réorganiser différemment et perpétuellement au fond du kaléidoscope.

J’ai dit que je jalouse les mots des autres. C’est qu’ils ne sont pas les miens. Chaque auteur en possède un sac de loto avec lequel il faudra qu’il gagne. Sauf en ce qui concerne le style que je réprouve, dont celui de Flaubert est le type — trop riche en vocables — le style que j’aime, ceux de Montaigne, de Racine, de Chateaubriand, de Stendhal, n’en fait pas grande dépense. On aurait vite fait de les y compter.

Voilà le premier point sur lequel un professeur devrait, en classe, attirer l’attention de ses élèves, au lieu de leur vanter les belles périodes. Ils apprendraient vite combien la richesse réside en une certaine pénurie, que Salammbô est un bric-à-brac, le Rouge et le Noir un trésor.

Les mots riches de couleur et de sonorité sont aussi difficiles d’emploi que les bijoux voyants et que les teintes vives dans la toilette. Jamais une élégante ne s’en affuble.

Je m’étonne de ces lexiques où les notes en bas de page, qui prétendent éclaircir un texte, le dépointent et le repassent à plat. C’est ce qui arrive avec Montaigne qui ne cherche rien d’autre sinon de dire ce qu’il veut dire et y parvient coûte que coûte mais en tordant la phrase à sa façon. A cette façon de tordre la phrase les lexiques préfèrent le vide, s’il se développe bien. Cela n’incrimine pas l’emploi exceptionnel d’un mot rare, pourvu qu’il arrive à sa place et rehausse l’économie du reste. Je conseille cependant de l’admettre s’il ne jette pas trop de feux.

Les mots ne doivent pas couler : ils s’encastrent. C’est d’une rocaille où l’air circule librement qu'ils tirent leur verve. Ils exigent le et qui les cimente, sans oublier les qui, que, quoi, dont. La prose n’est pas une danse. Elle marche. C’est à cette marche ou démarche qu’on reconnaît sa race, cet équilibre propre à l’indigène dont la tête porte des fardeaux.

Cela me fait penser que la prose élégante est en fonction du fardeau que l’écrivain transporte dans sa tête et que toute autre résulte d'une chorégraphie.

Il m’est arrivé, jadis, de vouloir faire partager le goût que j’avais d’une prose à des personnes qui s’y prétendaient insensibles. Lue à haute voix, avec la crainte de ne pas convaincre, cette prose exhibait ses vices.

Ce genre d'échecs m’a mis sur mes gardes. Je me méfiai de ce qui me séduisait au premier abord. Peu à peu, je m’accoutumai à ne m'éprendre que d’écrivains chez lesquels la beauté séjourne sans qu’ils s’en aperçoivent et qui ne s’en préoccupent pas.

Bien que les mots d’un vocabulaire ne correspondent point au nôtre, il m’arrive de rencontrer une expression professionnelle et de l’adopter. J'en citerai une, qui se trouve dans les livres de bord : A mon . Elle dit parfaitement ce qu’elle veut dire et je l’adopte, faute d’en connaître une qui me convienne mieux.

La langue française est difficile. Elle répugne à certaines douceurs. C'est ce que Gide exprime à merveille en disant qu’elle est un piano sans pédales. On ne peut en noyer les accords. Elle fonctionne à sec. Sa musique s'adresse plus à l’âme qu’à l’oreille.

Ce que vous estimez musical chez les classiques n’est souvent qu’un ornement de l’époque. Les grands n’y échappent pas, bien qu’ils le surmontent. On en constate l’artifice chez les petits. Célimène et Alceste nous paraissent parler la même langue.

Il est probable que les langues les plus disparates que nous écrivons à notre époque se confondent dans une autre. Le style en deviendra presque analogue. Il n’en surgira plus que la différence de ce qu’elles expriment et que leur exactitude à l'exprimer.

Outre que les mots signifient, ils jouissent d’une vertu magique, d’un pouvoir de charme, d’une faculté d’hypnose, d'un fluide qui opère en dehors du sens qu’ils possèdent. Mais il n’opère que lorsqu’on les groupe et cesse d’opérer si le groupe qu’ils forment n’est que verbal. L’acte d’écrire se trouve donc lié à plusieurs contraintes : intriguer, exprimer, envoûter. Envoûtement que nul ne nous enseigne, puisqu’il est le nôtre et qu’il importe que la chaîne des mots nous ressemble pour être en mesure d’agir. Ils nous remplacent, en somme, et doivent suppléer à l’absence de nos regards, de nos gestes, de notre démarche. Us ne peuvent donc agir que sur les personnes perméables à ces choses. Pour les autres, c’est lettre morte et elles leur resteront lettre morte, loin de nous et après notre mort.

La puissance magique de ces mots groupés ensemble fait que je ne puis converser avec un écrivain de n’importe quelle époque. Car ils me mettent en sa présence.

Je l'interroge. Leur armature interne me laisse entendre ce qu’il m’aurait répondu. A moins que je ne trouve la réponse toute écrite, ce qui m’arrive.

Mon livre n’a d’autre projet que d’engager une conversation avec ceux qui le lisent. Il est à l’inverse d’un cours. Je devine qu’il enseignerait peu de choses à qui me frequente. Il ne souhaite que rencontrer des inconnus qui m’eussent aimé connaître et discuter avec moi de ces énigmes dont l’Europe se désintéresse et qui deviendront le murmure de quelques rares mandarins chinois.

Le groupement des mots est à tel point efficace que les philosophes, dont le système du monde est chassé par un autre (et ainsi de suite) ne s’implantent pas dans les mémoires par ce qu’ils ont dit, mais par leur manière de le dire. Quel est celui d’entre eux qui n'emprunte pas sa fortune à l’écriture ou du moins à l’éclairage particulier qu’il projette sur une erreur? Nous savons maintenant que Descartes se trompe et nous le lisons tout de même. C’est donc le verbe qui dure, par une présence qu’il renferme, par une chair qu’il perpétue.

Qu’on m’entende bien. Je ne parle pas du verbe dont s'orne une pensée. Je parle d’une architecture de mots si singulière, si robuste, si parfaitement conforme à l'architecte. qu'elle conserve son efficace à travers une traduction.

C’est le phénomène de Pouchkine qu’il ne se puisse communiquer en aucune autre langue que la sienne. Son charme s’exerce sur les Russes, de quelque bord qu’ils soient. Un tel culte ne peut s’appuyer seulement sur une musique, et puisque le sens nous en arrive fade, il faut donc qu’il s’y mêle quelque sorcellerie. Je la mets sur le compte d’une goutte de sang noir qu’il avait dans les veines. Le tambour de Pouchkine parle. Qu’on en change la frappe, il ne reste que du tambour.

Certes, chez les poètes, le rôle des mots est plus vif que dans la prose. Mais j’estime qu’il en passe quelque dessein d’une langue dans l’autre si le nœud des mots est assez fort. Shakespeare le prouve. Voilà pourquoi le cas Pouchkine m’apparaît unique. Vingt fois je me le suis fait traduire. Vingt fois le Russe qui s’y employait lâchait prise, me disant que le mot viande, employé par Pouchkine, ne signifiait plus viande, mais en mettait le goût dans la bouche et que cela n’appartenait qu’à lui. Or, le mot viande n’est que le mot viande. Il ne peut se dépasser que par les mots qui l’environnent et lui communiquent cet étrange relief.

La vanité nous conseille d’envoyer notre pollen dans les étoiles. Mais, j’y songe, le luxe d’un poète doit être de n’appartenir qu’à ses compatriotes. Sans doute ce qui me semblait nuire à Pouchkine, est-il, au contraire, ce qui le protège et lui vaut le culte russe dont il est l’objet.

La prose est moins soumise que la poésie aux recettes d’envoûtement. Il est vrai que, plus elle s’écarte de l’anecdote, plus il devient chanceux de la changer d’idiome. A moins que ne se produise la rencontre providentielle entre un Charles Baudelaire et un Edgar Poe. C’est-à-dire entre deux hommes également initiés à l’emploi des herbes, épices, drogues, doses, cuissons, mélanges et de l’effet qu’ils provoquent dans l’organisme.

 

DE LA BEAUTE

 

La beauté est une des ruses que la nature emploie pour attirer les êtres les uns vers les autres et s’assurer leur appui.

Elle l’emploie dans le plus grand désordre. Ce que l’homme appelle vice étant commun à toutes les espèces, dont le mécanisme fonctionne à l’aveuglette. La nature arrive coûte que coûte à ses fins.

Nous imaginons mal les ressorts d’un tel mécanisme chez les astres, puisque la lumière qui nous les dénonce résulte ou d’un reflet, ou, comme toute lumière, d’une décomposition. L’homme s’imagine qu’ils lui servent de lustre, mais il ne les observe que dans leur usure et dans leur mort.

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La beauté, dans l’art, est une astuce qui l’éternise. Elle voyage, elle tombe en route, elle féconde les esprits. Les artistes lui fournissent le véhicule. Ils ne la connaissent pas. C’est par eux et en dehors d’eux qu’elle s’acharne. Veulent-ils la capter de force, ils n’en produisent que l’artifice.

La beauté (qui ne l’est pas pour elle, simple servante d’un système nuptial) profite d’un peintre, par exemple, et ne le lâche plus. Cela détermine souvent du désastre dans la progéniture de certains créateurs qui prétendent procréer par voie chamelle et jouer sur les deux tableaux. Qu’on n’aille pas croire que la beauté manque d’esprit critique ni qu’elle en fasse preuve. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Elle se rue à la pointe, quelle qu’elle soit,

Elle rencontre toujours ceux qui l’épousent, assurent sa continuité.

Sa foudre, tombant aux pointes, embrase les œuvres qui scandalisent. Elle évite les représentations ineptes de la nature.

L’habitude d’une représentation inepte de la nature est si bien ancrée chez l’homme qu’il l’adore même chez les peintres où elle ne joue qu’un rôle de prétexte à prendre l’élan. Lorsque cette représentation offre à l’homme, peintes avec une lisibilité équivalente, des anecdotes du rêve ou de l’esprit, il se révolte. L’anecdote ne le concernant plus, mais concernant un autre. Son égoïsme l’en détourne. Il s’érige en juge. Il condamne. Le crime est d'avoir voulu le distraire de sa propre contemplation.

De même que l'homme ne lit pas, mais se lit, il ne regarde pas, il se regarde.

L'art existe à la minute où l'artiste s’écarte de la nature. Ce par quoi il s’en écarte lui donne le droit de vivre. Cela devient une vérité de La Palice.

Mais l'écart peut se produire alors qu’il est inapparent. (Je pense à Vermeer et à certains très jeunes modernes.) C’est le comble de l’art. La beauté s’y glisse en cachette. Elle pose un piège parfait, d’apparence naïve comme celui des plantes. Elle y attirera sournoisement le monde sans provoquer la crainte que sa figure de Gorgone provoque toujours.

 

NOTE

 

Depuis que les chapitres de ce livre ont été écrits et imprimés, le théâtre a représenté l’Aigle à deux têtes. Je ne me trompais pas dans la préface, écrite en même temps que la pièce. J’y menais une politique semblable à celle de la Belle et la Bête. Politique analogue à celle d’un âge ou les politiques et les guerres ne jouaient pas, où nos disputes d’âmes étaient la seule politique valable. (Les surréalistes et moi par.)

Le succès de la pièce (obtenu par les couleurs et les parfums que l’œuvre ignore et qui attirent le public) s’oppose au tribunal d’une critique uniquement préoccupée d’art et en proie aux habitudes.

Il faut bien comprendre que l’art, je le répète, créateur, mais qu'il n'existe que s'il prolonge un cri, un rire ou une plaire. C'est ce qui fait que certaines toiles de musé me signe et vivent avec angoisse, tandis que d'au sont mortes et n'exposent que les cadavres embaumés de l’Egypte.

 

 

 

 

jeudi 24 juillet 2025

De la solitude - Zimmermann

De la solitude - Zimmermann

 

LA SOLITUDE.

RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES.

Dans cette vie inquiète, au milieu de la contrainte des devoirs et des affaires, dans les chaînés du monde, au déclin de mon existence, je veux me rappeler l’ombre de mes joies évanouies, l’ombre des jours de ma jeunesse, où je trouvais mon bonheur dans la solitude, où je n’entrevoyais pas de refuge plus doux que celui des cloîtres, des cellules bâties sur les montagnes, où je m’élançais avec ardeur dans les profondeurs des forêts, dans les ruines des vieux châteaux, et où je n’avais pas de plaisir plus vif que de m’entretenir avec les morts.

Je veux méditer sur une idée importante pour l’homme, sur les dangers et les consolations de la solitude, sur les avantages qu’elle procure, avantages que les peuples les plus célèbres ont reconnus de tout temps, mais qui n’ont peut-être jamais été assez discernés. Je veux réfléchir au secours puissant qu’elle nous offre quand le chagrin dessèche notre cœur, quand la maladie nous énerve, quand le fardeau des jours pèse sur nous, quand nous éprouvons des douleurs que notre âme ne peut supporter.

Ah ! je renonce volontiers au monde et à ses distractions , à tout ce que l’on appelle les joies de la vie, pourvu que je puisse avoir quelques heures de loisir et de repos, pourvu que, seul et libre, je puisse dire sur la solitude quelques vérités utiles qui occupent »n instant l’homme du monde, et émeuvent les gens de bien.

La solitude est une situation où l’âme s’abandonne à ses propres réflexions : nous jouissons de la solitude , soit lorsque nous prenons plaisir à nous séparer du tumulte humain , soit lorsque nous détournons notre pensée de ce qui nous entoure.

 

 

CHAPITRE I.

Du penchant de la société.

Il n’est pas bon que l'homme soit seul. Des besoins innombrables, un penchant naturel, inné, forment les liens de la société, et nous voyons par là que nous ne sommes pas faits uniquement pour la solitude. La société est le premier besoin de l’homme. Dieu lui-même a consacré le penchant à la vie sociale par ces paroles : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Puis il ajouta : « Je lui donnerai une compagne avec laquelle il vivra.» Dans le monde, on dénature le sens des paroles de Dieu, et l’on s’imagine que, pour que l’homme ne soit pas seul, il faut qu’il se montre chaque jour dans un cercle ou dans un salon. Le penchant à la vie domestique, aux relations intimes, est inné en nous. En le suivant, nous obéissons à notre, propre nature. Mais dès que nous sentons s’éveiller le penchant qui nous entraîne vers les réunions du monde, nous devons être sur nos gardes. Le premier est indestructible aussi longtemps que l’homme resté fidèle à sa vocation. Le second est une œuvre de l’oisiveté, un besoin factice, une habitude qui naît de l’ennui et de la curiosité.

Il y a dans les relations affectueuses une source indicible de bonheur. En exprimant nos sensations, en faisant avec un ami un sincère échange de nos idées et de nos conceptions, nous éprouvons une sorte de volupté, à laquelle l’ermite le plus endurci ne reste pas indifférent. Je ne puis faire entendre mes plaintes aux rochers ni raconter mes joies aux vents du soir. Mon âme soupire après une âme qu’elle aime comme une sœur ; mon cœur cherche un cœur qui lui ressemble. Le ciel et la terre disparaissent près de la femme que nous aimons. Loin du monde et de ses liaisons, quel plaisir goûterions - nous dans la plupart de nos connaissances, de nos sentiments et de nos pensées? De même tout semble froid, morne, désert dans les réunions les plus brillantes, s’il ne s’y trouve pas un cœur attaché à nous par l’affection.

Mais si vous renoncez au tourbillon des plaisirs r on vous appelle misanthrope. Si, pour travailler à une œuvre importante que vous ne pouvez accomplir que dans le silence de la retraite, vous vous exemptez des visites monotones, on dit que vous êtes insociable. Si vous fuyez le monde, soit dans une de ces heures de découragement, où tout se montre à l’esprit sous les couleurs les plus sombres, soit dans les regrets que vous cause un amour malheureux, dans ces regrets profonds, où vous ne voyez plus rien qui vous attire, qui vous satisfasse, et personne qui vous comprenne, on dit que vous êtes un insensé. Cependant vous ne renonceriez point au monde, si vous y trouviez toujours un cœur qui répondît à votre cœur et non point quelques unes de ces vaines poupées.

 

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L’ennui est une peste à laquelle on croit échapper en sortant de la retraite, et qu’on ne rencontre jamais plus vite que dans la société. C’est un vide de l’âme, un anéantissement de notre activité et de nos forces, une pesanteur générale, une paresse somnolente, une fatigue, et, ce qu’il y a de pire, c’est souvent un coup mortel que l’on porte d’une main polie et avec beaucoup de grâce à notre intelligence et à nos plus douces émotions. Tout ce qu’il y a d’essor dans l’esprit d’un homme, d'élan dans son cœur, est comprimé, paralysé par l’ennui qu’il éprouve ou qu’on lui fait éprouver. Dans cet ennui, on s’assied en silence au milieu d’une assemblée, on écoute d’une oreille indifférente ce qui se dit, on ne s’intéresse à aucun entretien, et souvent on perd soi-même toute espèce de pensées.

Cet ennui nous saisit lorsque nous sommes obligés de rester dans un lieu où l’on ne parle que de choses que nous ne nous soucions pas d’apprendre, ou lorsque quelqu’un s’empare de nous et nous force à écouter des paroles qui n’excitent en nous aucun intérêt. Que de fois un de ces imperturbables causeurs pétille de joie, tandis que son entretien fatigue, tourmente toute une société ! En s’abandonnant à sa prolixité, il ne voit pas qu’il répand l’ennui dans le cercle qui l’entoure.

Chaque affaire, chaque livre, chaque entretien qui n’excite en nous ni attrait, ni curiosité, est une cause d’ennui. L’ennui entraîne beaucoup de personnes dans le monde, mais il en est que le dégoût de la société ramène dans la solitude. Un être oisif n’éprouve jamais tant d’ennui que lorsqu’il se trouve seul avec lui-même, tandis qu’au contraire l’homme laborieux supporte péniblement chaque heure, chaque instant qui entrave son activité. Le premier, par la raison qu’il ne sait point vivre avec lui-meme, cherche des distractions extérieures ; le second trouve sa satisfaction dans son propre cœur, après l’avoir vainement poursuivie dans les réunions de salons. L’homme qui n’a aucune occupation sérieuse, aucune habitude de réflexion, éprouve un profond éloignement pour tout ce qui intéresse les natures intelligentes, et, par bonheur pour lui, il n’entend dans le monde, le plus souvent, que des conversations frivoles et vides de sens. L’homme qui aime à étudier et à penser éprouve le même éloignement pour ces fades entretiens qui ne peuvent rien lui apprendre et qui ne lui donnent aucune émotion. Celui qui est doué d’un caractère facile et enjoué se plaît dans la société, parce qu’il domine aisément la volubilité de causeur indiscret. Celui qui est d’une humeur tendre et mélancolique se sent mal à l’aise dans une réunion, parce qu’il est souvent obligé de céder à l’importance d’un étourdi.

Les petits esprits éprouvent rarement de tels ennuis. Ils rencontrent partout des gens de leur espèce, auxquels ils s’attachent de prime abord. Un sot gentilhomme allemand disait avec raison : Un cavalier tel que moi trouve, toujours un cavalier qui le présente dans le monde.

Oppressé par l’ennui, l’homme cherche naturellement à sortir de cette inaction de l’esprit. Il faut pour cela parvenir à émouvoir ses sens, son intelligence, son corps et son âme.

Il est plus facile de sentir que de penser, de recevoir que de donner, et celui qui ne prend pas l’initiative , aime assez qu’on la prenne envers lui

 

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En pareil cas, le goût de la solitude est a peu près pour l'âme ce que la propension au sommeil est pour le corps fatigué. La satiété décide aussi beaucoup de personnes à s’éloigner du monde. Le philosophe Héraclite, que la société ennuyait, devint misanthrope : il établit sa demeure dans une montagne et se nourrit de racines , entouré de bêtes sauvages, car il était las de tout le reste. Une telle conduite annonce plus de faiblesse que de force, plus d’indolence que de passion.

Celui qui. a joui de tout ce que le monde estime et peut donner, celui qui, après de longs efforts, a obtenu la gloire, la fortune, la puissance, les honneurs, et qui, après tout, se dit que tout est vanité ; celui qui, après avoir été aiguillonné par la passion , comme un cheval par l’éperon, en vient à ne plus éprouver aucune passion, celui-là est rassasié. Il ne se réfugie point,  il est vrai, au milieu des bêtes fauves, il ne se nourrit point de plantes sauvages, mais la solitude est son dernier asile. Combien de grands personnages j’ai vus dans cette situation ! car l’homme, placé dans une situation inférieure, ne tombe pas si bas ; leurs cœurs ne ressentent plus aucun désir, ils aimaient encore la vie, le reste n’avait plus de prix à leurs yeux ; la solitude était leur dernier asile.

Le penchant à la solitude provient donc d’abord du besoin de fuir tout ce que nous haïssons dans le tumulte du monde, puis du besoin de recouvrer le calme et l’indépendance , puis ensuite, pour un esprit sensé, du besoin de goûter le bonheur non envié que l’on trouve en soi-même.

 

CHAPITRE III

Des Inconvénients généraux de la solitude.

Le penchant à la solitude ne se concilie pas toujours, connue nous l’avons vu, avec une parfaite rectitude de bon sens, ni avec un calme de caractère disposé à glisser comme une ombre paisible sur le théâtre du monde. Il y a déjà des inconvénients dans l’éloignement ordinaire de la société, et l’on en rencontre de plus grands lorsqu’on fuit les hommes avec obstination.

Tous les défauts des solitaires ne sont point le résultat de la solitude. Ils peuvent provenir de diverses autres causes, et si on entre dans la solitude avec de mauvais penchants, il est à craindre qu’elle ne les augmente.

Nous voulons essayer de reconnaître les bons et les mauvais effets de la solitude, selon les différents caractères , afin de pouvoir dire dans quel cas elle est nuisible et dans quel cas elle est à désirer. Nous devons examiner comment elle procure autant de satisfaction que les relations de société, et dans quel but il est utile que les hommes s’éloignent des autres hommes. Je ne parlerais point des inconvénients de la solitude, si je ne voulais écrire, comme beaucoup d’autres, qu’un roman sur ce sujet ; mais mes intentions sont plus sérieuses.

L’homme, dans l’oisiveté de la solitude, est comme une eau stagnante, qui n’a point d’écoulement et qui se corrompt. L’inaction complète ou la tension trop grande des forces de l’esprit nuisent également au corps et à l’âme.

Chaque organe du corps humain se fatigue dans un travail sans relâche. L’esprit se fatigue de même lorsqu’il voit toujours les mêmes objets, qu’il poursuit le même labeur et porte le même fardeau. La solitude accable celui qui, dans un état de langueur, ne peut s’occuper en lui-même ni avec lui-même. Il succombe au moindre effort, lorsque le devoir ou la passion ne le raniment pas, et l’ardeur de son esprit s’éteint dans un morne isolement, dans une sombre mélancolie. Alors il convient de rechercher la société des hommes honnêtes et aimables, jusqu’à ce qu’on ait repris quelque goût au travail et qu’on retrouve en soi-même quelque satisfaction.

Sans la variété, sans la distraction, l’homme s’engourdit dans la solitude, lorsqu’il n’a pas assez de force pour soutenir longtemps un difficile effort. Ses idées prennent un caractère de roideur et d’inflexibilité, ses points de vue lui semblent préférables à tous ceux des autres, et il finit par ne plus estimer que lui-même; tandis qu’au contraire la société améliore notre caractère et nos habitudes , en nous accoutumant à supporter la contradiction et à vivre avec des personnes qui ne pensent pas comme nous.

Il y a encore, dans la solitude, un autre danger : c’est qu’en s’y retirant, on en vienne à se plaire trop à soi-même. Les gentilshommes qui habitent la campagne y contractent souvent l’habitude de parler avec tant de roideur, de soutenir avec tant d'opiniâtreté les opinions les plus déraisonnables, qu’il devient presque impossible de traiter une affaire avec eux. Platon disait que l’orgueil, l’obstination, la roideur de caractère, étaient un effet constant de la solitude , et qu’on ne devait point en être .surpris , parce qu’un homme qui vit seul ne songe à plaire à personne autre qu’à lui-même. Il s’imagine pouvoir faire tout ce qu’il veut, parce que ses valets exécutent tout ce qu’il ordonne.

Il est difficile de détruire le profond respect que certains solitaires conservent pour leurs fantaisies et l’admiration qu’ils ont pour eux-mêmes. Intimement convaincus que leurs idées sont d’une origine divine, qu’elles leur ont été inspirées par le ciel même, ils citent au tribunal de Dieu comme des criminels tous ceux qui n’ont point ces mêmes idées.

La solitude a aussi des inconvénients pour les savants , à quelque classe qu’ils appartiennent. Beaucoup de savants vivent entièrement seuls ou au milieu d’un cercle très restreint, et se trouvent hors de leur élément lorsqu’ils quittent leur cabinet d’étude. On aura de la peine à me croire, peut-être, et cependant le fait que je vais rapporter est vrai. Dans une ville célèbre d’Allemagne, du haut de la chaire, les savants ont été instamment priés de vouloir bien se préserver des défauts ordinairement attachés à leur état, de l’irritabilité , de la misanthropie , et du mépris de tout ce qui n’entre pas dans le cercle ordinaire de leur vie ou de leurs occupations.

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Pour aimer celui qui observe les hommes, il suffit qu'on ne soit pas forcé de le craindre. Tout pour l’amour, disait Goethe : et celui qui a connu ce grand poëte sait de quelles grâces il revêtait la force de son génie et la nature sérieuse de ses études.

Il est facile de se faire aimer quand on s’approche franchement des hommes, quand on s’attache à eux avec confiance. Il n’y a pas une situation humaine où nous n’ayons besoin tantôt des conseils et tantôt de l’appui des autres hommes. Mais comment se ferait-il aimer celui qui veut toujours être prévenu et ne prévenir personne, celui qui s’inquiète de chaque parole qui s’échappe de ses lèvres, de chaque sentiment qu’il révèle, de chaque geste, de chaque expression de physionomie qui décèle l’état de son âme ; celui qui ne s’attache à aucun homme, qui vit à l’écart, solitaire, silencieux, renfermé en lui-même, qui est toujours sur ses gardes, et qui n’ose témoigner à ceux qui l’entourent la moindre confiance?

Ouvrir franchement son cœur aux autres, c’est se procurer une source de jouissances infinies. Pour que les autres ne soient point embarrassés avec nous, il faut que nous ne le soyons point avec eux. Tout ce qu’on renomme le plus, faveur du monde, richesses et tous les éloges des journaux ne procurent pas la joie qu’on éprouve à pouvoir se dire : j’ai inspiré de la confiance à ce malheureux; j’ai consolé ce cœur affligé; j’ai rendu, Dieu soit loué ! le courage à cet être abattu ! Mais on n’acquerra pas ce bonheur si l’on n’a pas le don de se faire aimer (…)

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Si un homme mélancolique ne peut vivre avec les personnes qui ne le comprennent pas, il est à regretter qu’il vive entièrement en lui-même ; car souvent, comme nous l’avons dit, la mélancolie s’aggrave dans la solitude par le retour constant de la même idée, par l’absence de toute distraction. Un homme mélancolique devient souvent alors défiant et sauvage, quoiqu’il soit né peut-être avec un caractère hardi et entreprenant; il évite les lieux où différentes personnes se rassemblent ; la clarté du soleil l’effarouche, car il éprouve plus de tranquillité lorsqu’il pense qu’on l’aperçoit moins, et il ne se sent jamais mieux que par un ciel sombre, au milieu de la pluie et de l’orage. C’est un supplice pour lui que de sortir de sa retraite ; il voudrait, quand il passe dans les rues, ne rencontrer aucune âme vivante. Une obscurité continuelle règne dans sa chambre; il frissonne, il doit recevoir une visite, et on ne saurait le rendre plus malheureux qu’en le forçant, par un excès de politesse, à aller dans le monde. La solitude est un poison pour lui, mais il aime ce poison.

 

CHAPITRE VII

Avantages généraux de la solitude.

La solitude nous touche en nous offrant l’image du repos. Le tintement lointain du cloître solitaire, le silence de la nature par une belle nuit, une haute montagne, près d’un ancien monument en ruines, ou dans les ombres d’une forêt profonde, répandent dans l’âme qui se recueille une douce mélancolie et détournent ses pensées du tumulte des hommes. Mais celui qui ne sait pas trouver en soi un ami, une société, qui ne se sent point à l’aise dans ses propres pensées, celui-là assimile la solitude à la mort.

Tout ce que j’ai dit des inconvénients, des dangers de la solitude, ne porte aucune atteinte aux salutaires effets que la solitude peut avoir, si en s’y retirant on sait faire un sage emploi de son repos , de sa liberté et veiller sur son avenir. On passe à travers les écueils les plus périlleux, quand on distingue les signaux et les endroits redoutables.

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Lorsque rien de ce qui l’entoure ne lui donne plus aucune animation, il met en mouvement les ressorts de son âme, et ne se trouve jamais moins seul que quand il est renfermé dans sa retraite.

Les hommes d’une nature distinguée ont souvent à s’occuper d’affaires, qui sont pour leur esprit ce qu’est l’ipécacuanha pour un estomac qui souffre de la faim. Enchaînés à un travail aride et pénible, condamnés à vivre avec des créatures sans âme, ils ne peuvent ni changer de place, ni se délivrer de leur fardeau ; leurs fonctions ne sont pour eux qu’un joug insupportable; ils se sentent opprimés et ils oppriment ceux qui les environnent. Souvent ils se figurent qu’il n’y a de repos pour eux que dans la tombe ; tout dans le monde les fatigue ; les livres ne leur offrent aucun attrait, et les correspondances les importunent. Nul souffle rafraîchissant ne les ravive dans leur triste situation, nulle verdure ne récrée leurs regards ; mais laissez-les seuls, rendez-leur la liberté, les heureux loisirs, vous les verrez bientôt renaître à l’enthousiasme de leur jeunesse et reprendre leur vol d’aigle.

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Retirez-vous donc dans la solitude, interrogez votre cœur pour apprendre à penser plus sagement. Ah ! combien les leçons d’une vraie philosophie, si restreintes qu’elles soient, et combien une raison éclairée, nous rendent humbles et flexibles! Mais, dans l’erreur des préjugés, dans l’ignorance de l’esprit, 0n s’éloigne du droit chemin, et l’on cherche le bonheur à travers les ténèbres. Il faut vivre tranquille, à l’écart, pour ne pas estimer au-delà de leur valeur les hommes et les choses. Rejeter les injustes préventions du vulgaire est le premier pas de la raison, et c’est en cherchant la vérité, à l’aide de cette raison, et en s’attachant aux principes de la philosophie pratique, que l’on en vient à ne vénérer que ce qui est réellement vénérable.

C’est la solitude qui nous donne le moyen de nous étudier nous-mêmes, d’éloigner de nous l’erreur de la vie commune, et d’élever notre âme. Mais ce n’est point encore assez pour que nous ayons de nous- mêmes une connaissance suffisante: avec quelle partialité ne jugeons-nous pas souvent dans la retraite notre propre mérite ! A combien de mauvaises passions ne nous laissons-nous pas aller, et que de qualités il nous manque pour obtenir la satisfaction durable et la félicité intérieure !

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Un grand nombre d’hommes doivent à la solitude leur force et leur supériorité d'esprit. Pareils au cèdre qui, sur la montagne, brave les tempêtes, ils ont bravé dans leur retraite le souffle des mauvaises tentations. Quelques uns ont peut-être, dans ce dernier refuge, conservé les faiblesses de l'humanité. Mais combien d’autres ont fait preuve d’une fermeté inébranlable! Tout effort sincère et généreux pour arriver à la vertu, tout ce qui tend à élever l’esprit, toute entreprise courageuse excite en nous un sentiment d’admiration.

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POUR L’ESPRIT

Loin du bruit du monde, où mille images étrangères flottent à nos yeux et fascinent notre esprit, on ne cherche qu’un seul bien dans la solitude, on se dérobe à toutes les choses extérieures qui ne sont point celles que nous désirons et que nous aimons. Un écrivain que je voudrais relire chaque jour, Blair, l’auteur des Lectures sur la rhétorique et les belles-lettres, dit dans un de ses livres : « C’est la force d’attention qui le plus souvent distingue de la foule l’homme doué de grandes qualités. Les êtres vulgaires ne reconnaissent ni règle ni but dans leur marche aventureuse. Les objets flottent sans lien à la surface de leur âme, pareils à des feuilles que le vent fait voler de côté et d’autre et disperse à la surface de l’eau. »

On s’habitue à réfléchir lorsque l’on écarte ses pensées des vaines distractions, et que l’on se trouve dans une situation qui ne change point à tout instant par le cours journalier des choses. Pour nous exercer à réfléchir, il faut d’abord nous retirer de la foule tumultueuse et nous élever au-dessus des exigences sensuelles. C’est alors qu’on se rappelle facilement tout. ce qu’on a lu, entendu, éprouvé. Chaque regard que nous jetons dans le silence de la retraite nous révèle de nouvelles pensées et procure à l’esprit les plaisirs les plus doux. On regarde vers le passé, on comtemple l’avenir, et l’on oublie ces deux époques dans la jouissance de son bonheur actuel ; mais, pour que la raison conserve dans la solitude sa force particulière , il faut que nous appliquions notre activité à une noble occupation.

 

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Une âme délicate souffre tout autant de l’aspect de nos infirmités morales que de celui de nos faiblesses physiques. Pourquoi se retirerait- on de la voie commune ? Pourquoi s’en irait-on dans la solitude si l’on ne craignait la contagion ? Mais, comme il y a une quantité de faiblesses et d’imperfections morales qui ne passent point pour telles, c’est un plaisir incontestable de connaître ces défauts, de les désigner sous leur vrai nom, de les montrer aux regards, lorsque cette révélation ne peut porter préjudice à personne.

La solitude est donc une école qui exerce l’esprit d’observation, et qui, par là, nous aide à connaître les hommes, parce qu’après y avoir paisiblement réfléchi, nous savons mieux ce que nous devons examiner dans le monde, et parce que nous mûrissons dans la solitude nos remarques et nos observations.

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Nous consumons un grand nombre d’heures en de vaines préoccupations, dans des actes sans importance , qui se renouvellent sans cesse. Chaque jour, nous perdons une partie des instants que nous croyons pouvoir consacrer au repos et au bonheur, et la moitié de notre existence ne sert qu’à anéantir les jouissances de celle qui nous reste.»

On ne perd jamais plus de temps que lorsqu’on gémit de n’en avoir pas assez. Tout ce qu’on fait alors, on le fait à regret. Le joug que chacun de nous doit porter semble plus léger quand on le porte avec résignation ; mais lorsque nous n’avons à obéir qu’à des lois d’étiquette, lorsqu’on nous impose l’obligation de faire de nombreuses visites, il faut savoir briser ses chaînes ; il faut ne pas craindre de fermer sa porte à ceux qui n’ont rien à nous dire, se tracer chaque matin un plan de travail, et se rendre chaque soir un compte sévère de sa journée : on prolongera ainsi la durée de son existence. Quand quelqu’un annonçait à Melanchthon l’intention d’aller le voir, il s’informait non seulement de l’heure, mais de la minute où l’on devait venir, afin de ne point perdre sa journée dans une vague incertitude.

On n’a point à déplorer la perte du temps lorsqu’on est habitué à compter les instants, lorsqu’on vit dans la liberté de la campagne.

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Pétrarque nous enseigne le plus précieux avantage du temps, et nous montre le but que je voudrais faire connaître par mes réflexions. « Si nous voulons, dit-il, servir Dieu, ce qui est le plus grand acte de liberté et le plus grand moyen de bonheur, si nous voulons élever notre intelligence par l’étude des lettres, qui, après la religion, est la plus douce jouissance , si par nos pensées et par nos écrits nous voulons laisser une œuvre qui nous donne un nom, qui arrête le cours rapide de nos jours et prolonge la durée de cette vie si fugitive, ah ! fuyons, je vous prie, et passons dans la solitude le peu de temps que nous avons à passer en ce monde. »

C’est une idée que nous ne pouvons pas tous réaliser ; mais il est des hommes qui peuvent plus ou moins disposer de leur temps, qui peuvent à leur gré entretenir des relations sociales ou s’y dérober. C’est pour ceux-là que je continue à développer les avantages de la solitude.

La solitude nous donne un goût plus pur et des pensées plus larges ; elle rend l’esprit plus actif, et lui procure des satisfactions d’une nature supérieure et que personne ne peut lui ravir.

On améliore son goût dans la solitude par un choix plus attentif des beautés qui occupent l’esprit. Dans la solitude il dépend de nous de ne voir que ce qui nous est agréable, de ne lire et de ne penser que ce qui aide à notre perfection et nous offre une plus grande variété d’objets. Là on échappe à ces fausses idées que l’on accepte si souvent dans le monde, où il faut s’en rapporter au sentiment des autres plutôt qu’à ses propres impressions. C’est chose insupportable que de s’entendre sans cesse répéter : « Voilà ce qu’il faut sentir. »

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La solitude nous donne des idées, des connaissances plus larges ; elle rend l’esprit plus actif en excitant notre curiosité, en affermissant notre application et notre persévérance. Un homme qui connaissait bien ces avantages a dit : « Les forces de notre esprit s’exercent et s’agrandissent dans la solitude. Les ténèbres qui parfois se répandent sur notre route se dissipent, et nous rentrons avec plus de calme et de sérénité dans les relations sociales. Notre horizon s’est étendu par la réflexion. Nous avons appris à envisager un plus grand nombre de choses et à les lier l’une à l’autre. Nous rapportons dans le monde où nous sommes appelés à vivre un regard plus net, un jugement plus droit, et des principes plus fermes au milieu même des distractions ; nous pouvons alors conserver une attention plus soutenue et juger avec plus de précision par l’habitude que nous en avons acquise dans la retraite. »

La curiosité de l’homme intelligent est bientôt satisfaite dans les relations ordinaires de la vie. La solitude au contraire l’accroît chaque jour. L’esprit humain n’aperçoit pas de prime abord le but de ses recherches. Ses essais se lient à des observations, ses expériences à des résultats, et une vérité fait naître une nouvelle source d’études et de vérités. Ceux qui les premiers observèrent le cours des astres ne prévoyaient sans doute pas l’influence que leurs découvertes exerceraient un jour sur les entreprises et la destinée de l’homme.

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L’action de la solitude nous place au-dessus des événements passagers de ce monde. Celui dont les richesses, les voluptés, les grandeurs, n’ont pu satisfaire les désirs, peut trouver dans une retraite champêtre , avec un livre à la main, les jouissances qu’il a vainement cherchées ailleurs.

Celui qui s’éloigne du tumulte de la foule pour travailler à s’acquérir l’affection et la reconnaissance des hommes ; celui qui se lève avec l’aurore pour vivre avec les morts n’est point paré dès le matin. Ses chevaux reposent à l’écurie, et sa porte est fermée aux oisifs; mais, comme il étudie l’humanité, il ne perd point de vue le monde, même lorsque ses fenêtres sont encore voilées par des rideaux, et qu’il ne voit pas se dérouler devant lui le paysage. Il revient sur tout ce qu’il a vu et appris. Chaque observation qu’il a faite dans le monde confirme pour lui une vérité ou combat un préjugé ; tout alors lui apparaît dépouillé d’un faux éclat et dans une austère nudité. Et quel bonheur de se trouver dans une situation où l’on peut éviter le mensonge !

Les plaisirs de la solitude s’accordent avec tous les devoirs publics, car ils sont le plus noble exercice des facultés qui servent au bien du public. Serait-ce donc un crime d’aimer, d’honorer la vérité et de la dire? Serait-ce un. crime d’oser proclamer à haute voix ce qu’un homme vulgaire ne pense qu’en tremblant, et de préférer une généreuse liberté à une plate servitude? N’est-ce pas par les écrivains que la vérité se répand au milieu du peuple, et frappe les yeux des grands?

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L’habitude d’exercer sa pensée, de s’efforcer de faire sans cesse de nouvelles observations et d’acquérir de nouvelles idées, est un trésor inappréciable pour celui qui se croit enrichi à chaque observation qu’il poursuit, et qui fait fructifier chacune de ses idées. Lorsque Démétrius eut pris et livré au pillage la ville de Mégare, il fit venir le philosophe Stilpon, et lui demanda si, dans ce ravage général, il n’avait rien perdu. « Non, répondit Stilpon ; car tout ce que je possède est dans ma tête. »

La solitude est la source d’où découle ce que l’on cache ordinairement dans les relations du monde. Là, quand on peut écrire, on soulage son cœur. Nous n’écrivons pas toujours parce que nous sommes dans la retraite; mais il est nécessaire cependant d’être dans la retraite pour écrire. Le plaisir de communiquer ses sentiments et ses pensées à un cercle plus étendu que celui où l’on vit est la plus grande jouissance de la vie pour l’homme qui, par l’effet des circonstances où il se trouve placé, ne peut dire hautement tout ce qu’il pense.

Chacun peut écrire chez soi : mais celui qui veut composer un livre de philosophie ou un poème a besoin d’une pleine liberté. Il faut qu’on le laisse seul ; il faut qu’il puisse suivre le cours de son inspiration, s’établir où bon lui semble, en plein air ou dans sa chambre, à l’ombre des arbres ou dans son fauteuil. Pour écrire avec bonheur, il faut y être porté par un besoin moral, par une certaine ardeur, et n’éprouver aucune contrainte.

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Autant un bon écrivain est au-dessus du commun des hommes, autant le pouvoir de sa pensée surpasse celui des pensées de la multitude. Il est vrai que les ignorants gouvernent en maint lieu l’opinion et que souvent ce sont eux que l’on consulte pour savoir ce que l’on doit admettre ou rejeter ; mais toute grande pensée est immortelle, et les critiques d’un sot disparaissent avec le jour qui les a vues naître.

Quand on entend des jugements sans goût, des satires qui ne s’appuient sur aucune œuvre, on pourrait bien dire à ces prétendus beaux-esprits, qui dans leur stérilité ne savent que se moquer des productions les plus sérieuses : « Pourquoi voulez-vous expliquer et commenter ce que j’écris, lorsque les passages les plus recommandables de nos œuvres glissent sur votre esprit sans l’émouvoir? Qui êtes-vous? Pourquoi vous ériger en archivistes de la sottise et en juges du bon goût? Où sont vos 'écrits? Où a-t-on jamais entendu prononcer votre nom ? Quels hommes distingués comptez-vous au nombre de vos amis? Dans quelle contrée sait-on que vous existez? Pourquoi prêcher sans cesse votre nihil admirari? Pourquoi cherchez-vous à flétrir ce qui est grand et noble si ce n’est parce que vous ne possédez point ces qualités, parce que vous sentez vous-même votre petitesse et votre misère? Si vous briguez les suffrages d’une foule crédule et ignorante, c’est que personne ne vous estime ; si vous affectez de mépriser la gloire, c’est que vous êtes incapable de rien faire de durable. Mais soyez tranquille, le nom que vous cherchez à tourner en ridicule restera, et le vôtre sera oublié.

Il est bien permis de conserver ces désirs de renommée parmi ces êtres vulgaires; mais ce n’est point à eux que j’en appelle, c’est aux hommes d’un jugement droit et équitable, aux hommes d’élite que l’on désire émouvoir, et dont le cœur s’ouvre toujours à un écrivain quand ils voient avec quelle confiance il aspire à y épancher le sien. C’est pour conquérir leurs suffrages qu’on se retire dans la solitude. Après les gens qui s’amusent à inscrire leurs noms sur les murs et les vitres, nul ne me paraît moins digne de- renommée que celui qui n’écrit qu’en vue de la petite ville où il demeure. Quiconque cherche la gloire parmi les hommes au milieu desquels il vit, est un fou qui sème son grain sur le roc. On lui accordera peut-être quelques bonnes qualités, mais on ne lui pardonnera ni sa grandeur ni sa liberté.

Par bonheur un écrivain de cœur peut se dire que les hommes justes et sensés qui vivent loin de lui suivent d’autres règles que ses concitoyens pour apprécier un bon livre. Ces hommes-là se demanderont si ce livre peut agir sur l’esprit, s’il a une tendance morale et utile, s’il est marqué du sceau de la sincérité, s'il peut donner plus d’élévation à l’âme, faire naître des sentiments nobles et inspirer des résolutions généreuses. S’il en est ainsi, ce livre a leurs suffrages, et ils rendent justice à celui qui l’a composé.

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Une foule de projets utiles échoueraient sans doute si, pour les faire réussir, il fallait nécessairement avoir recours aux savants et aux écrivains. Mais il est bon pourtant qu’un écrivain fraie la route et qu’il ne se décourage pas si l’on interprète mal ses intentions et si l’on va même jusqu’à se révolter contre lui.

Les grandes et fortes pensées sont en général bannies du langage ordinaire de la conversation. Ce qu’on admet le plus volontiers dans le monde, j’entends dans le monde que nous voyons autour de nous, ce sont les expressions les plus timides et les sentiments les plus réservés. Mais si l’on ne tolère point la rude franchise de l’écrivain dans un salon, nous devons dire que le langage flatteur du monde serait aussi peu à sa place dans un livre. Il faut que la vérité soit exprimée, qu’on s’accoutume à la reconnaître dans la société, à la taire s’il en est besoin, qu’on forme ses manières dans le monde et son caractère dans la solitude.

La volonté s’affermit dans la solitude, on devient là plus exigeant pour soi-même, parce qu’on y trouve plus de loisir, plus de liberté, et qu’on y acquiert par là même plus de pouvoir. Mais il ne faut pas, nous le répétons encore, que les loisirs dont on jouit dégénèrent en oisiveté, et engourdissent peu à peu nos sages résolutions. Il faut au contraire que la jouissance d’une pleine et entière liberté anime à la fois notre esprit et notre imagination.

Un de mes amis m’a souvent dit qu’il n’éprouvait jamais aussi vivement le besoin d’écrire que les jours de revue, où des milliers d’hommes passaient sous ses fenêtres pour s’en aller assister aux manœuvres des régiments. Il a publié de bons ouvrages scientifiques ; mais ce qu’on lui doit de meilleur, il l’a fait précisément dans ces jours de grand spectacle populaire. Moi-même je me souviens que, dans ma jeunesse , je ne me sentais jamais plus disposé à m’occuper d’idées sérieuses que dans les matinées des jours de fête, quand mes concitoyens circulaient dans les rues parés et endimanchés et que j’entendais au loin retentir le son d’une cloche de village.

Les fréquentes interruptions paralysent les bons effets de la solitude. Si l’on n’est point tranquille, on ne peut recueillir ses pensées. Voilà pourquoi des fonctions publiques nous ôtent souvent plus d’intelligence qu’elles ne nous en donnent ; chacun est obligé d’être, dans l’emploi qu’il occupe, ce que l’on veut qu’il soit, tandis que dans la solitude il garde sa vraie nature. De là vient que tant d’hommes livrés aux études de la science encourent de graves reproches sous les devoirs journaliers qui leur sont imposés. On dit d’eux qu’ils ne sont bons qu’à faire des livres ; on loue peut-être leurs ouvrages, et l’on attaque sans ménagement leur capacité administrative.

Dans la solitude on combat énergiquement le préjugé et l’erreur. Plus on observe les choses de près, plus on s’affermit dans ses convictions et plus on sent fortement tout ce que l’on examine. Quand l’âme est rentrée tout entière en elle-même, il lui devient plus facile d’agir puissamment sur les objets qui l’entourent.

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L’homme qui a vécu dans le calme peut acquérir, par là même, plus d’activité pour la vie pratique, et lorsqu’il s’éloigne du monde, il rentre dans la solitude pour y prendre un repos nécessaire et se préparer à de nouveaux combats. Périclès, Phocion, Épaminondas, ont sans doute puisé dans la retraite les idées qui ont fait leur grandeur. Quand Périclès était occupé de quelque projet important, on ne le voyait point dans les rues d’Athènes; il renonçait aux festins, aux réunions bruyantes et à toutes les distractions ordinaires. Pendant le temps où il gouvernait la république, il n’alla qu’une seule fois souper chez un ami, et n’y resta que quelques instants. Phocion se voua d’abord à l’étude de la philosophie, non pas dans le dessein orgueilleux de mériter ce titre de sage, mais dans l’espoir d’acquérir par là plus d’énergie, de présence d’esprit et de résolution dans la conduite des affaires publiques. En observant Épaminondas, on se demandait comment cet homme, qui avait passé sa vie avec les livres, avait pu acquérir ses capacités militaires. Il était très avare de son temps; dévoué de cœur à l’étude, il s’éloigna des emplois publics, et il fallut que ses compatriotes l’arrachassent à sa solitude pour le mettre à la tête des armées.

Un homme auquel je ne pense jamais sans enthousiasme, Pétrarque, a formé son caractère dans la solitude , et y a gagné les qualités qu’il a montrées dans les affaires politiques les plus délicates.

 

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POUR LE COEUR

J’ai découvert un moyen excellent de me séparer du monde, c’est de m’habituer aux lieux où je m’établis, et je suis convaincu que je pourrais m’habituer ainsi à tous les lieux, excepté pourtant à Avignon. Ici, à Vaucluse, je me figure que je suis tantôt à Athènes, tantôt à Rome ou à Florence, selon les fantaisies de mon esprit ; ici, je jouis de tous mes amis, de ceux avec qui j’ai vécu, de ceux qui sont morts longtemps avant moi, et de ceux que je ne connais que par leurs ouvrages. »

Pétrarque ne voulut cependant pas faire tout ce qu’il avait la force de faire, parce qu’il était amoureux. Il n’avait pas cette paix du cœur, cette paix qui est un des plus sûrs moyens, dit Lavater, d’être bon et (le produire le bien.

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Nous devons nous efforcer de réunir tout ce qui peut faire rentrer quelque repos dans notre âme, et entretenir avec soin ce repos si précieux.

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On se laisse aller à l’impression du moment. Sans doute il faut que l’amitié soit sincère, mais il faut aussi qu’on apporte dans les relations les plus intimes des sentiments de tolérance et de condescendance. Il faut que dans l’occasion on réponde à l’emportement par la douceur et à l’aigreur par la patience. Dans le monde, il arrive malheureusement assez souvent que deux amis ne pratiquent point ce principe. On se laisse aller à une irritation accidentelle et l’on oublie les égards que l’on doit à son ami. Dans la solitude, ces inconvénients disparaissent. La solitude sanctifie la mémoire de ceux qui nous sont chers, et efface l’impression de tout ce qui a pu atténuer les pures jouissances de l’amitié. La sécurité, la confiance, reprennent là leur empire sur le cœur. Il n’est plus question de désaccord. J’entends toujours mon ami, et je sais qu’il m’entend. Je regarde comme un bien sacré toutes les fleurs qu’il sème sur ma route, et je cueille pour lui toutes celles que je puis trouver.

La solitude nous donne encore des amis que rien ne nous enlève, dont rien ne peut nous séparer et dont nous n’invoquons jamais en vain l’utile secours.

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C’est ainsi que la solitude, partagée avec une personne chérie, nous donne une plus grande tranquillité et une plus grande satisfaction. L’amour alors entretient les plus nobles sentiments dans le cœur, élève l’âme, seconde le penchant à la bienveillance, et nous affermit dans la pratique de la vertu.

La solitude change parfois une tristesse profonde en une douce mélancolie. Tout ce qui agit sur nous avec douceur est pour l’âme affligée un baume salutaire. Voilà pourquoi, lorsque nous souffrons d’une maladie physique ou d’une douleur morale, nous sommes si sensibles aux soins compatissants d’une femme, à ses prévenances, à son affection. Ah! quand tout m’attristait dans le monde, quand ma profonde mélancolie brisait mes forces, paralysait mon courage et voilait à mes yeux les riantes beautés de la nature, quand l’univers entier ne m’apparaissait que comme un immense tombeau, les délicates attentions d’une femme étaient pour moi une puissante consolation.

La solitude inspire parfois une douce mélancolie dès l’âge le plus tendre. Des jeunes personnes, d’une sensibilité tendre, d’une imagination vive, l’éprouvent parfois à la campagne, à l’âge où naît en elles le besoin d’aimer. J’ai reconnu souvent les indices de cette mélancolie sans aucun symptôme de maladie. Rousseau les ressentit à Vevay lorsqu’il allait se promener sur les bords du lac de Genève. « Mon cœur, dit-il, s’élançait avec ardeur à mille félicités innocentes ; je m’attendrissais, je soupirais, et pleurais comme un enfant. Combien "de fois, m’arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l’eau. »

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N’avons-nous pas été dirigé par l’amour-propre plutôt que par l’amour du prochain ? Dans nos heures solitaires , en élevant notre cœur vers Dieu, nous apprécions plus facilement et plus judicieusement la nature et le motif réel de ces actions.

La solitude nous conduit de la faiblesse à la force, de la séduction à la résistance, du présent à l’avenir, des contraintes du monde d’ici-bas à la contemplation d’un monde meilleur. Aux heures de retraite et de silence, nous sommes plus près do celui à qui nous devons par-dessus tout être désireux de plaire, et qui veille près de nous dans les ombres de la nuit.

Les apologistes de la société répètent sans cesse qu’il y a de grandes choses à faire dans le monde. Mais, d’une part, nous ne faisons pas dans le monde tout ce que le devoir nous prescrit, et de l’autre, nous devons être convaincus que nous n’acquerrons jamais aussi bien que dans la solitude et par la religion l’énergie nécessaire pour accomplir des actions de mérite et l’élévation de caractère que nous devons tous ambitionner.

La satisfaction habituelle dont notre âme jouit au sein de la solitude a déjà quelque analogie avec les joies de l’éternité, et c’est dans ces moments de félicité intérieure qu’on aime à s’abandonner aux désirs et aux espérances qu’éveille en nous l’idée d’une autre vie.

Dans ce monde où l’on trouve tant de contrainte et d’inquiétude, la liberté, le loisir, le repos, sont des biens inappréciables auxquels chacun aspire, comme le navigateur fatigué des orages de la mer aspire à la terre ferme.