vendredi 19 décembre 2025

Essais - Emerson

Essais - Emerson

NATURE

4. Le langage

Le langage est un troisième aspect que la Nature met au service de l’homme. La Nature est le véhicule de la pensée à un simple, double ou triple degré.

1.    Les mots sont les signes des faits naturels.

2.    Les faits naturels particuliers sont les symboles des faits spirituels particuliers.

3.    La Nature est le symbole de l’esprit.

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Qui peut contempler une rivière lors d’un moment de méditation sans être frappé par le mouvement de flux de toutes choses ? Jetez une pierre dans une rivière et vous verrez les cercles se propager en incarnant avec beauté la notion d’influence. L’homme est conscient de la présence d’une âme universelle à l’intérieur ou derrière sa vie individuelle, de laquelle s’élèvent et brillent, comme dans un firmament, les natures de la justice, de la Vérité, de l’Amour ou de la Liberté. 

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CONFIANCE ET AUTONOMIE

Croire en votre propre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous au fond de votre cœur l’est aussi pour tous les hommes, voilà où est le génie. Exprimez vos convictions latentes, et elles deviendront universelles, car ce qui est le plus intérieur devient à la longue le plus extérieur - et notre première pensée nous sera un jour rendue par les trompettes du Jugement dernier.  

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Il arrive toujours un moment, dans l’éducation d’un homme, où il est convaincu que l’envie naît de l’ignorance, que l’imitation est suicidaire, qu’il doit s’accepter, pour le meilleur ou pour le pire, et que, même si le vaste univers est plein de merveilles, aucun grain de maïs ne lui viendra d’un autre lopin de terre que de celui qu’il lui a été donné de cultiver. La puissance qui réside en lui est d’une nature nouvelle, il est seul à savoir ce qu’il peut faire, et encore ne le sait-il qu’après avoir essayé. Ce n’est pas sans raison qu’un visage, une personnalité ou un fait le marquent si fort, quand d’autres le laisseront indifférent. 

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Le monde, vous fouette de son déplaisir pour votre manque de conformisme.C’est pourquoi l’homme doit prendre la mesure d’un visage hostile.  

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Nous lisons comme des. mendiants et des sycophantes.

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Le gland est-il meilleur que le chêne dont il est l’épanouissement et la complétude? Le parent est-il meilleur que l’enfant dans lequel il a mis la maturité de son être? Pourquoi donc cette vénération du passé? 

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CERCLES

La clé qui mène à chaque homme est sa pensée.

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C’est pourquoi le poète est cher à : nos yeux. La sagesse du : monde ne se trouve ni dans les encyclopédies, ni dans les traités métaphysiques ni dans les Saintes Écritures, mais dans le sonnet ou la pièce de théâtre. Dans mon travail quotidien, je tends à répéter mes anciennes démarches et je ne crois pas à la force correctrice ni au pouvoir du changement ou de la réforme.  

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L'AME SUPREME

Si nous pensons à ce qui se passe dans les conversations, dans les rêveries, dans le remords, dans les périodes de passion, dans les surprises ou dans les instructions données par les rêves, dans lesquels nous nous voyons souvent masqués — ces déguisements comiques ne faisant que magnifier et relever un élément vrai pour le forcer à apparaître à notre regard —, nous saisirons de nombreux fragments qui grandiront et s’éclaireront pour devenir connaissance du secret de la nature. Tout conduit à montrer que l’âme, en l’homme, n’est pas un organe, mais qu’elle anime et commande tous les organes; qu’elle n’est pas une fonction, comme le pouvoir de la mémoire, du calcul ou de la comparaison, mais qu’elle se sert d’eux comme autant de mains ou de pieds; 

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L’homme est la façade d’un temple qui abrite toute sagesse et tout bien. Ce que nous appelons communément l’homme, celui qui mange, boit, plante et compte, cet homme, tel que nous le connaissons, ne se représente pas, il se travestit. Celui-là, nous ne le respectons pas, mais s’il laissait transparaître dans ses actions l'âme dont il est l’organe, nos genoux fléchiraient d’eux-mêmes. Quand elle transpire à travers l’intelligence de l’homme, elle est génie; à travers sa volonté, elle est vertu; quand elle se coule dans son affection, elle est amour. Quant à l’aveuglement de l’intelligence, il commence quand elle veut exister par elle-même. La faiblesse de la volonté commence quand l’individu entend être quelqu’un par lui-même. Tout progrès, quel qu’il soit, vise à laisser l’âme se frayer son chemin en nous ; en d’autres termes, à nous engager à obéir.
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LE TRANSCENDENTALISTE

Dans l’ordre de la pensée, le matérialiste part du monde extérieur et estime que l’homme en est le produit. L’idéaliste part de sa conscience et considère le monde comme apparence. Le matérialiste respecte les masses sensibles, la Société, le Gouvernement, les relations sociales, le luxe, chaque établissement, chaque masse - qu’il s’agisse de majorité numérale, d’étendue spatiale, ou de quantité d’objets —, ainsi que chaque action sociale. L’idéaliste a une autre mesure, qui est métaphysique, à savoir, le rang que les choses elles-mêmes viennent occuper dans sa conscience » et non pas la taille ou l’apparence. L’esprit est la seule réalité, dont les hommes et toutes les autres natures sont des réflecteurs plus ou moins bons. 

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Sa pensée, c'est l'univers. Son expérience l'incite à contempler la procession des faits que vous appelez le monde comme coulant perpétuellement c'est l'extérieur, à partir d'un centre invisible et inexploré en lui même 

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 Le Transcendantaliste adopte le contexte tout entier de la doctrine spirituelle. 

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Dirons-nous, alors, que le Transcendantalisme est une saturnale, ou un excès de foi; le pressentiment d’une foi propre à l’homme dans son intégrité, qui n’est excessive que lorsque son obéissance imparfaite fait obstacle à la satisfaction de son souhait? La nature est transcendantale, elle existe essentiellement.
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Contempler la beauté d’une autre personnalité qui inspire un intérêt nouveau pour la nôtre ; contempler la beauté qui se loge dans un être humain, avec une telle vivacité d’appréhension que je me sens sur-le-champ contraint de rentrer chez moi pour me demander si je ne suis pas la difformité incarnée ; contempler chez l’autre l’expression d’un amour si élevé qu’il s’impose de lui-même — qu’il s’impose aussi auprès de moi contre tout risque possible, mis à part celui de ma propre indignité - voilà des degrés dans l’échelle du bonheur humain qu’ils ont pu atteindre; et c’est la fidélité à ce sentiment qui leur a rendu déplaisantes les relations humaines ordinaires. 

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C’est pourquoi, en ce qui concerne les beaux-arts, on ne doit pas viser l’imitation, mais la création. Quand il peint un paysage, l’artiste devrait suggérer une création plus belle que ce que nous connaissons déjà. Il devrait oublier les détails prosaïques de la nature, pour ne nous en donner que l’esprit et la splendeur. Il devrait être conscient que ce paysage possède une certaine beauté à ses yeux parce qu’il exprime une pensée qui lui semble bonne, ce qui est possible parce que le même pouvoir, qui voit à travers ses yeux, se laisse également contempler dans ce spectacle;

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EXPERIENCE

Si quelqu’un d’entre nous savait ce que nous faisons, où nous allons, au moment précis où nous croyons le savoir parfaitement! Nous ne savons pas aujourd’hui si nous sommes actifs ou oisifs.

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Les hommes semblent avoir appris de l’horizon l’art d’un recul et d’un renvoi perpétuels. 

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Le rêve nous livre au rêve, et il n’y a pas de fin à l’illusion. La vie est une suite d’humeurs, pareille a un chapelet de perles, et quand nous les traversons, elles s’avèrent des lentilles multicolores qui peignent le monde selon leur propre couleur, et chacune ne montre que ce qui s’étend à sa portée. Depuis la montagne, vous voyez la montagne. Nous animons ce que nous pouvons, et nous ne voyons que ce que nous animons. La nature et les livres appartiennent aux yeux qui les voient. Il dépend de l’humeur de l’homme de voir plutôt le coucher du soleil ou le beau poème. Il y a toujours des couchers de soleil, et il y a toujours du génie; mais seulement quelques heures assez sereines pour que nous puissions y goûter la nature ou la critique.

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Les jeunes gens raffinés méprisent la vie, mais chez moi, et chez ceux que, comme moi, sont exempts de dyspepsie et pour qui une journée est un bien sain et solide, c’est un grand excès de politesse d’avoir l’air méprisant et de réclamer une compagnie. 

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La vie humaine est constituée de ces deux éléments, le pouvoir et la forme, et il faut y garder une proportion invariable, si nous voulons qu’elle soit douce et solide. 

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Un homme est une impossibilité dorée. Le chemin qu’il doit suivre a la largeur d’un cheveu. Par excès de sagesse, le sage devient un fou.

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DESTIN

Ainsi, comme chaque plante, chaque homme a ses parasites. Une nature forte, sévère, bilieuse a des ennemis plus acharnés que les limaces et les pucerons qui torturent mes feuilles. Un tel homme a ses charançons, ses térébrants, ses couteaux : un escroc l’a d’abord rongé, puis un client, puis un charlatan, puis des messieurs polis et convaincants, amers et égoïstes comme Moloch.
 

Les pages immortelles - Emerson

Les pages immortelles - Emerson

LA CONFIANCE EN SOI

Notre manière de lire est celle de mendiants et de sycophantes.

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LES LOIS SPIRITUELLES

Notre vie est enveloppée dans la beauté

Lorsque l’acte de la réflexion prend place dans l’esprit, lorsque nous nous observons à l’aide de la lumière de la pensée, nous découvrons que notre vie est enveloppée dans la beauté.   Derrière nous, à mesure que nous marchons, toutes les choses prennent des formes charmantes comme les nuages de l’horizon lointain. Non seulement les choses familières et anciennes, mais encore les choses tragiques et terribles sont les bienvenues et prennent place parmi les peintures de la mémoire. Le bord de la rivière, les joncs suspendus au flanc des eaux, la vieille maison, les folles personnes, quoique négligées autrefois, prennent, grâce au passé, une forme gracieuse. Le cadavre lui-même, qui a été revêtu du linceul dans cette chambre, a ajouté à la maison un solennel ornement. L’âme ne connaît ici ni la difformité, ni la peine. Si dans nos heures de claire raison nous pouvions exprimer la sévère vérité, à coup sûr nous dirions que nous n’avons jamais fait un sacrifice. Dans ces heures l’esprit semble si grand, qu’il semble que rien d'important ne puisse nous être enlevé. Toute perte, toute souffrance est particulière ; l’univers reste intact pour notre cœur. Que jamais la détresse ou autre bagatelle n’abattent notre confiance. Jamais aucun homme n’a exposé ses chagrins aussi gaiement et aussi légèrement qu’il l’aurait pu. Avouez qu’il y a de l’exagération, même chez les plus patients et les plus tristement éprouvés par la destinée. Car ce n’est après tout que le fini qui a travaillé et souffert en nous ; l’infini est resté couché et enveloppé  dans son souriant repos.

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L'AME SUPREME

La vérité est l’élément de notre vie ; si un homme fixe son attention sur un seul aspect de la vérité et l’y applique pendant longtemps, non seulement le vrai se déforme mais aussi le faux. 

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LE POETE

On reconnaît le poète à ce qu’il annonce ce que personne n’avait prédit. Il est le seul et vrai savant ; il sait et raconte ; lui seul annonce ce qui est nouveau car il a vu ce qu’il décrit. Il est le témoin des idées et celui qui exprime la nécessité et la cause. Nous ne parlons pas en ce moment d’hommes aux talent poétique, ou d'habileté poétique, mais au regard perçant qui connaîtrait la valeur incomparable de nos matériaux, et verrait dans la barbarie et Je matérialisme de ce temps un carnaval des mêmes dieux dont on admire la description dans Homère, ou dans le moyen-âge ou dans le calvinisme. Les banques et les tarifs, les journaux et les partis politiques, le méthodisme et l'unitarisme sont plats et mornes pour les gens tristes, mais reposent sur les mêmes bases de merveilleux que la ville de Troie et le temple de Delphes, et sont appelés à disparaître aussi rapidement. 

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EXPERIENCE

La douleur ri est pas si mauvaise qu’elle le parait

Les gens se plaignent et pleurent sur eux-mêmes, mais ils ne vont pas la moitié aussi mal qu’ils le disent. II y a des humeurs sem-bres que nous pouvons supporter dans l’espoir que là du moins nous trouverons la réalité, et pointe, et les bords tranchants de la vérité. Mais cela tourne à la mise en scène et à la contrefaçon. La seule chose qui m’ait frappé dans la douleur, c’est de savoir combien elle est peu profonde. 

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MANIERE

Une belle forme vaut mieux qu’un beau visage ; une belle action vaut mieux qu’une belle forme : elle donne un plus grand plaisir qu’une statue ou un tableau ; c’est le plus beau des beaux-arts.

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L'INTELLECTUEL AMERICAIN

La première et la plus importante des influences sur l’esprit est celle de la nature. Chaque jour le soleil, et après, le crépuscule, la. nuit et les étoiles. Toujours soufflent les vents ; toujours les. herbes poussent; Chaque jour, des hommes, des femmes, qui se parlent, se voient et sont vus. L’intellectuel est de tous les .hommes celui que ce spectacle engage le plus. Il doit s’en pénétrer l’esprit. Que représente pour lui la nature ? Il n’y a ni commencement ni fin à l’inexplicable continuité de cette toile tissée par Dieu, mais une puissance qui revient toujours sur elle-même. C’est pourquoi elle ressemble à son propre esprit dont il ne trouve jamais ni le commencement ni la fin, aussi entière, aussi illimitée.
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Les livres bien employés sont la meilleure des choses ; mal employés, parmi les pires. Quel est leur meilleur usage ? Quelle est la véritable fin où ils produisent tous leurs effets ? Ils ne sont pas fait pour autre chose que pour inspirer. Je préférerais n’avoir jamais lu un livre plutôt que d’avoir été attiré hors de ma propre orbite et d’être devenu un satellite au lieu d’un système. La seule chose de valeur dans le monde est une âme active. Cela, chaque homme peut l’avoir. Chaque homme la contient en lui-même, bien que dans la plupart d’entre eux elle soit obstruée et ne se soit pas encore manifestée. L’âme active aperçoit la vérité absolue ; elle exprime la vérité ou la crée. C’est en cet acte que consiste le génie, non pas le privilège accordé à quelques favoris, mais l’état de tout homme sain. Le livre, le collège, l’école d’art, l’institution quelle qu’elle soit. Dans son essence il est progressif. Le livre, le collège, l’école d’art, l’institution quelle qu’elle soit s’arrêtent à une expression ancienne du génie. Ils me démolissent.

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L’esprit de ce pays, instruit à ne viser que des buts mesquins se dévore lui-même.

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LE TRANSCENDATALISTE

Vous me croyez le fils de mes causes : Je suis l’auteur de mes causes. Laisse chacune de mes pensées ou de mes mobiles être différents de ce qu’ils sont, la différence transformera ma condition et ma situation. Je — cette pensée que j’appelle je — suis le moule dans lequel le monde est coulé comme de la cire. Le moule est invisible, mais le monde prouve la forme du moule.


  

 

 

mardi 9 décembre 2025

Je suis ce qui manque - Dionys Mascolo

Je suis ce qui manque - Dionys Mascolo

Nous commençons par être plusieurs et nous finissons par n’être qu’un (de par la triste obligation médiane de devenir quelqu’un?).

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En ce sens, le public, les applaudissements comptent pour peu (sauf pour les « artistes » de variétés peut-être). La passion du comédien n’est certainement pas la recherche de l’admiration publique. Mais celle de cette dépersonnalisation, recherche très personnelle, très « érotique » dont il est presque impudique pour lui de parler. Son désarroi, s’il ne joue plus, doit être d’être rendu à lui-même, au seul « personnage » justement auquel il lui soit pénible de s’identifier.

Suspension du flux de conscience. Monologue intérieur interrompu.

-    Si je pense à quelque chose en jouant du piano, je commets faute sur faute.

-    Si me viennent des pensées, jouant à la roulette, le jeu perd tout attrait.

-    De même, si de la pensée prend corps, au volant, roulant vite, la peur me saisit, la vitesse devient une imbécile absurdité.

- Et de même, dans l’approche érotique, l’impuissance me guette.

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« Faire l’amour ». « Faire de l’humour ». Faire de la poésie. Médiocrité de ce langage, du verbe faire - médiocrité de ces actions.

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« J'écrirai ». — J’en suis toujours à me renouveler cette promesse. Demain. Puis demain. Et toujours me sentir des bombes plein les poches.

Le drame. Il n’est pas de ne pas savoir quoi dire, ni de constater qu’au fond le pire drame est la difficulté de rendre compte du drame (constatation d’abord amère, quand on aurait voulu penser que c’était à partir d’un drame profond que vient le désir de recourir à la parole écrite pour en témoigner), difficulté qui semble devenir bientôt la seule - le drame profond perdu de vue, ou mêlé. Le drame vécu, en définitive, c’est : ne pas avoir encore trouvé par quel biais faire que le drame ne soit pas simplement le drame d’écrire.

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[1983]

Écrivant, je ne me trouve pas moins « fou » qu’il y a vingt ans, lorsqu'écrire me conduisait en effet à la démence sans espoir, et que la peur me forçait d’interrompre. Mais aujourd’hui en même temps, je suis tranquille. Je suis parvenu en somme à contrôler cette folie. La peur ne me fait pas défaut cependant

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Ce que j’aime peut-être le mieux en moi, c’est la femme que je suis. Ce qui n’est pas sans me faire connaître une vraie solitude, proche du secret. Car ce n’est qu’exceptionnellement qu’elle parvient à se faire apprécier, ou même apercevoir. Il faut donc croire qu’elle n’est pas très apparente. Elle est néanmoins le meilleur de moi.

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Valéry - Cahiers. — À sa mort. Je m'attendais à la révélation prochaine d'écrits scandaleux (par l’audace). Au lieu de quoi, ces pauvretés complaisantes et sèches. À l'heure sublime de l'aube, qu'il aurait déshonorée si elle pouvait l’être, 50 ans durant, ce Pécuchet appliqué ! Misère. Et ce soupçon : le plus grand esprit (aucun grand esprit) n’a sans doute encore Jamais été assez possédé par l’esprit.

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Une pensée te vient. Tu l'exprimes. Elle devient ta pensée. Elle ne l’était donc pas (n'était pas ).

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Nous commençons par être plusieurs et nous finissons par n’être qu’un (de par la triste obligation médiane de devenir quelqu’un?). 

Mémoires d'un névropathe - Schreber

Mémoires d'un névropathe - Schreber

[6]    L’âme humaine est contenue dans les nerfs du corps; profane, je ne puis en dire davantage sur leur nature physique, sinon que ce sont des formations d’une finesse extraordinaire — comparables aux fils de soie les plus ténus —, et c’est sur leur faculté d’être stimulés par des impressions d’origine extérieure que repose la vie spirituelle de l’homme dans son ensemble. Les nerfs sont alors portés à des fréquences vibratoires qui produisent les sensations de plaisir et de désagrément d’une façon qu’on ne peut expliquer plus avant; ils ont la propriété de conserver le souvenir des impressions reçues (mémoire humaine) et le pouvoir en même temps de disposer les muscles du corps qu’ils habitent à n’importe quelle activité, par la tension de leur énergie volontaire. Ils se développent depuis les commencements les plus tendres (en tant qu’embryon humain, en tant qu’âme d’enfant) en un système très complexe (l’âme de l’homme mûr) embrassant les domaines les plus étendus du savoir humain. Une partie des nerfs ne sert qu’à enregistrer les impressions des sens (nerfs de la vue, de l’ouïe, du toucher, de la volupté, etc.) et ne sont donc aptes à transmettre que des sensations de lumière, de bruit, de chaud et de froid, de faim, de volupté et de couleur, etc.; d’autres nerfs, (les nerfs de l’entendement) reçoivent et conservent les impressions mentales et, en tant qu’organes de la volonté, donnent

[7]    à l’ensemble de l’organisme de l’homme l’impulsion nécessaire aux manifestations de sa prise sur le monde extérieur. Il semble en outre que la situation soit telle que chaque nerf de l'entendement pris séparément puisse représenter l'ensemble de l'individualité spirituelle de l'homme, que sur chaque nerf de l’entendement se trouve pour  ainsi dire inscrite la totalité des souvenirs, et que le nombre plus ou moins grand des nerfs de l’entendement n’influe que sur la durée pendant laquelle ces souvenirs peuvent être conservés.

Aussi longtemps que l’être humain demeure en vie, il est tout à la fois corps et âme. Le corps, dont le fonctionnement correspond pour l’essentiel à celui des animaux supérieurs, nourrit les nerfs (l’âme de l’homme) et les maintient dans leur vivacité. Si le corps perd sa vitalité, les nerfs passent à cet état d’inconscience que nous appelons mort et qui est déjà en germe dans le sommeil. Mais il n’est pas dit pour autant que l’âme se soit réellement dissoute; les impressions reçues restent bien plutôt fixées en les nerfs; l’âme ne fait pour ainsi dire que passer, comme beaucoup d’animaux inférieurs, par un sommeil hivernal, et elle est susceptible d’être éveillée à une nouvelle vie selon un processus que nous examinerons plus loin.

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 Les entraves à la liberté de pensée de l’homme, ou plus exactement  à la liberté de penser-à-rien, qui sont au principe même du jeu forcé de la pensée, se sont substantiellement aggravés au cours des années, [223] en ceci que les paroles des voix prennent un tempo de plus en plus lent. Cela est en rapport avec l’accroissement de volupté d’âme dans mon corps et avec — en dépit de tous systèmes de prise de notes — la pénurie de ces matériaux langagiers dont les rayons doivent disposer  obligatoirement pour pouvoir effectuer le franchissement de cette distance immense qui sépare de mon corps les corps célestes éloignés, auxquels ils sont appendus.

Celui qui n’a pas vécu personnellement l’expérience des prodiges dont je parle, ne peut guère se faire une idée du degré de ce ralentissement. Un « mais certes » prononcé M-m-m-m-ai-ai-ai-ai-ais c-c-c-e-e-e-e-e-r-r-r-t-e-es », ou un « Pourquoi donc ne ch...-vous pas»  prononcé « P-ou-ou-ou-ou-f-qu-o-o-o-o-oi d-d-on-onc n-e-e-e-e- ch-.........................    -v-ou-ou-ou-ous p-a-a-a-as? », demande pour sortir complètement au moins trente à soixante secondes chaque  fois. Cela provoquerait forcément de la nervosité impatiente chez  tout un chacun, au point qu’on finirait par sortir de ses gonds, à  l’on ne s’était pas, toujours plus, ingénié à trouver les moyens de défense appropriés; l’exemple d’un juge ou d’un professeur incapables, malgré leurs efforts, de tirer d’un témoin faible d’esprit ou  d’un élève bègue l’expression claire de ce que les interrogés veulent dire ou de ce qu’ils sont censés répondre, peut seul sans doute donner un faible reflet des tourments passant toute mesure qui sont occasionnés à mes nerfs.

Le piano, et la lecture des livres ou des journaux — pour autant Bique l’état de ma tête le permette —, sont les principaux moyens défensifs par lesquels je parviens à faire s’évanouir les voix les plus étirées en longueur; pour les moments, la nuit par exemple, où cela n'est guère commode, ou bien quand un changement d'occupation devient une nécessité pour mon esprit, j'ai trouvé dans la remémoration de poèmes un heureux stratagème. 

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 L’obligation de ramener tout à moi et donc, par voie de conséquence, de ramener à moi tout ce que les autres peuvent dire, pesait tout spécialement sur moi pendant la promenade quotidienne au jardin de l’asile. Et, de ce fait, il m’a toujours paru particulièrement pénible de rester  au jardin; à cette obligation qui m’était faite, se rattachent les scènes de brutalité qui ont pu éclater ces dernières années entre d’autres pensionnaires de l’asile et moi-même. Depuis longtemps déjà, la volupté d’âme est devenue si intense dans mon corps que c’est toujours presque instantanément que se produit la réunion de tous les rayons qui prépare et amène le sommeil; voilà pourquoi, depuis des années déjà, on ne me laisse plus jamais deux minutes en paix sur un banc : fatigué par des nuits plus ou moins sans sommeil, très vite je tomberais de sommeil; on est donc obligé immédiatement de déclencher les fameuses « perturbations » (voir chap. x), qui vont garantir aux rayons leurs possibilités de repli hors de ma personne. Ces « perturbations » s’effectuent parfois sur un mode anodin : On suscite par voie de miracle des insectes (voir chap. xviii) appartenant aux variétés que j’ai évoquées, mais aussi on va faire en sorte que d’autres pensionnaires de l’asile m’adressent la parole ou occasionnent toutes sortes de bruits, et de préférence dans mon voisinage immédiat. Ici aussi, la mise en branle des nerfs de ces gens est commandée par voie de miracle, cela ne souffre pas, pour moi, de doute; [266] en effet, chaque fois que ce phénomène se produit (chap. vu et xv), je ressens à chaque parole qui est prononcée un coup porté à ma tête, qui s’accompagne d’une douleur plus ou moins intense.

 

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Monsieur M. » (se reporter au chap. v, note 26). Naturellement il y a des répits tout de même, pendant lesquels ne se manifeste aucun miracle dirigé contre ma personne, et où les rayons qui ont la faculté de lire dans mes pensées ne peuvent y repérer aucune « pensée de décision » précise de me livrer à telle ou telle occupation; répits, en d’autres termes, pendant lesquels je peux me laisser aller à ne penser à rien; ainsi par exemple la nuit lorsque je veux dormir, ou dans la journée lorsque je me repose un moment, ou lorsque je me promena au jardin sans penser à rien, etc. C’est justement à combler ces temps morts (c’est-à-dire pour que les rayons aient quelque chose à articuler,

 même pendant ces pauses) que sert le matériel de prise de notes, qui  consiste par conséquent en mes propres pensées passées, auxquelles  on a fait quelques adjonctions de formules qui ne me sont en rien personnelles, plus ou moins dépourvues de sens et en partie injurieuses,  d’insultes vulgaires, etc. Je joindrai peut-être en annexe au présent à ouvrage une anthologie de ces formules pour donner au lecteur tout au moins une vague idée des insanités que mes nerfs ont dû supporter pendant tant d’années.

Les formules blessantes et les gros mots ont pour but tout spécial

de me pousser à parler à voix haute, et par là de rendre le sommeil impossible aux heures qui y sont favorables — cette tactique de barrage du sommeil, tout comme celle qui consiste à empêcher la volupté d’âme, atteint à un art consommé, tout en restant totalement obscure sur l'essentiel des buts qu’elle poursuit. Le système de prise de notes a pu permettre, en dehors de cela, d’échafauder un stratagème qui relève, lui aussi, d’une méconnaissance profonde des modes de la pansée humaine. On avait cru pouvoir épuiser avec le système de prise de notes mon potentiel de pensées — un moment arriverait, croyait-on, où je ne pourrais plus produire une seule pensée nouvelle; vision des choses évidemment complètement absurde, tant il est vrai que la pensée humaine jamais ne s'épuise; sans arrêt sont sucitées ». de nouvelles pensées qu’apporte la simple lecture d’un livre, d’un journal.  

 

Les schizophrènes - Racamier

Les schizophrènes - Racamier

3. De la folie dans la schizophrénie

Où l'on voit que folie n'est pas encore psychose 

 Or, c’est un de ses meilleurs travaux que Searles (1959-1965) a consacré à décrire, dans ses techniques et ses motifs, l’effort de rendre l’autre fou — définissant cet effort comme « ce qui tend à activer différents secteurs de la personnalité en opposition l’un contre l’autre ». Précisons, quant à nous, cette définition beaucoup trop vague : pour rendre fou, il faut activer chez l’autre des tendances inconciliables sans qu’elles puissent ni se disjoindre ni se rencontrer : nous verrons plus tard que telle est au juste la définition clinique du paradoxe.

Il décrit différentes méthodes :

—    faire rapidement alterner chez l’autre excitation et frustration (sexuelle ou autre);

—    engager l’autre avec force et simultanément dans  des registres relationnels tout à fait hétérogènes et incompatibles entre eux (comme cette schizophrène jolie, qui entraîne vigoureusement l’analyste dans une haute discussion philosophique, tout en affichant des poses érotiques peu résistibles);

— changer imprévisiblement d’humeur ou de « longueur d’onde affective » (comme cette mère qui sort du temple dans l’extase et aussitôt après jette un vase à la tête de son fils — et celui-ci plus tard, quand on lui parlera de sa mère, protestera qu’il n’en a pas une seule, mais une foule).



On le voit : les stratégies de la folie font perdre confiance au moi dans la perception qu’il a des autres et de soi. Nous verrons bientôt que le processus est encore plus complexe, car perception et fantasme sont  concernés du même coup.

Réussie ou non, l’imposition de la folie ressortit à  différents motifs : équivalent de meurtre; expulsion dans autrui de quelque chose au-dedans de soi qui est  trop pesant, ou ressenti comme fou; quête de l’âme-sœur pour apaiser un sentiment de solitude; révélation  d’une folie latente obscurément pressentie chez  l’autre; et, par-dessus tout, lutte contre l’autonomie de l’autre, et préservation d’une relation "symbiotique" .

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4.    Omnipotence omnipotence créatrice
Où l'on voit le travail du vide éviter la perte du réel

 

d’une omnipotence inanitaire

Si vous rencontrez un schizophrène pendant des années, il vous arrivera plus d’une fois de vous trouver saisi par une action psychique d’une espèce très particulière, et parfois d’une force irrésistible. Face à lui, vous vous sentirez insidieusement effleuré, gagné puis envahi par un sentiment d’insignifiance. Il vous semblera que non seulement vos paroles, mais votre pensée, et enfin toute votre personne sont non seulement dénuées de sens, mais vidées de signifiance. Il ne reste de vous qu’une coquille emplie de vide. Ce n’est pas là l’impression la plus agréable qu’on puisse éprouver, et nous verrons un peu plus loin que d’ordinaire on s’en défend farouchement : tout vaut mieux qu’une telle plénitude de vacuité.

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Elle est menée par le regard et par les propos; elle est insidieuse et térébrante; c’est comme un laser qui viderait la substance de l’objet, ne laissant de lui qu’une dépouille; ainsi voit-on parfois des troncs d’arbres rongés par dedans : debout, mais vidés. Il n’est pas inutile de remarquer que cette inanisation vise moins à détruire l’objet qu’à juste le vider de sens et d’intérêt.

Ce qu’on décrit là se distingue donc de l’investissement micropsique de l’objet, tel qu’on le voit dans la manie, et se distingue aussi bien du désintérêt par désinvestissement, tel qu’il s’observe chez les déprimés, qui en souffrent; de l’inanité, bien au contraire, c’est l’objet qui souffre, tandis que triomphe le sujet qui l’impose — mais on verra bientôt que la formule se complique.

L’inanité n’est pas exactement ce déni d’existence, ce retrait d’investissement ou cette destruction fantasmatique, et vécue, de l’objet, que l’on connaît par Freud, ou par M. Klein. D’ailleurs le déni complet fait le vide tout autour de son objet, comme fait le refoulement en attirant à lui les représentations connexes, tandis que l’inanisation attaque l’objet « à cœur ».

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On voit par là que, paradoxalement, l’inanité est pour le malade une façon de préserver l’objet; de le surmonter absolument ; de l’isoler, et enfin de l’avoir exclusivement à soi.

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5.    De deux ou trois réalités
Où l'on voit le schizophrène aux prises avec l'impossible choix entre son monde et son Moi

C’est ainsi, on le sait, que les schizophrènes sont organisés — et souvent avec succès — pour que rien ne change en eux ni autour d’eux, tant ils éprouvent d'angoisse devant quelque changement que ce soit, qui non seulement compromettrait leur système économique, mais les exposerait à la dissolution narcissique.

Il va de soi qu’à leurs yeux le psychanalyste est détestable pour les changements qu’il ne promet pas mais que, pire, il promeut (cf. Searles, 1961-1965).

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L’objet, pour un psychotique, voilà donc l’ennemi. Il est ennemi parce qu’il existe : le danger pour un psychotique est bien d’être aspiré par et dans l’objet — aspiré, donc absorbé. Que l'objet devienne dangereux de par les projections qui lui sont envoyées, nous le savons ; mais un danger plus radical est tapi sous ces péripéties importantes : l’objet est ennemi du seul fait j d’être investi.

S’il est haïssable et haï, c’est parce qu’il est aimé. De là, pour l’essentiel, cette confusion que font si souvent les psychotiques entre l’amour et la haine — une confusion qui n’est pas à confondre avec de l’authentique ambivalence.

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Le combat avec le réel, c’est la grande affaire des schizophrènes; pas plus qu’ils n’en supportent l’attrait, ils n’en supportent l’absence. Peu conformes aux idées reçues, on exposera deux modalités d’organisation de leur rapport au réel et à l’objet.

1. L’engrènement est la première. — Chacun sait que vivant comme des machines, ils projettent à cette image celle de leur corps (Tausk). Machine est également leur objet. Le psychotique et son objet : machine et machine aux rouages engrenés. Les vicissitudes de l’identification projective illustrent une évidence : il n’arrive rien au sujet qui n’arrive à l’objet, et vice versa. Ce fonctionnement se traduit par un vécu d’intrusion. Intrusion de l’objet, intrusion par l’objet se suivent, s’enchaînent et parfois s’entremêlent. Avec les schizophrènes, nous entrons dans un monde  d’intrusion réciproque. (Il en est de même avec les caractères paranoïdes.)

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Délirer dans le réel

On se souvient du couple complémentaire que nous avons vu se mettre à l’œuvre entre l’utilisation surréalitaire (narcissiquement perversive) d’un objet réel, et le recours également surréalitaire à une néoformation délirante. C’était, disions-nous, l’un ou l’autre; c’était en fait l’un puis l’autre; et enfin c’était l’un avec l’autre. Ce dernier modèle est le mieux illustré par les relations du schizophrène avec sa mère. Dans certains cas, remarquables en ce qu’ils sont à cheval sur les deux méthodes, un délire se crée, mais au lieu d’instaurer une néo-réalité et d’inventer sa coquille, il se glisse comme un bernard-l’ermite et se tapit dans le tissu d’une réalité objectivement présente; c’est ce que j’appelle délirer dans le réel. Je ne désigne pas ainsi les délires interprétatifs : toute interprétation est une construction, surtout quand elle déraille. Mais je pense à ceux qui délirent dans des objets bien réels, de telle sorte que les contours de leur délire se confondent avec « l’hôte » où il se loge et qu’il faut une observation exercée pour l’apercevoir et le cerner.

Ce sont des délires intimes et discrets : murmures de délire infiltrés dans les choses.

 Deux cas : l'objet de contenance délirante est «extérieur, il peut consister dans une machine, qui diffèrent de celle de Nathalie en ce qu'elle est concrète — mais qu’elle se dérobe, cette machine, et le patient fera un accès aigu, dépressif ou délirant.

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6.    De la séduction narcissique

Où l'on démontre que 1 + 1 = 1 = infini

 

8. Schizophrénie et paradoxalité
Où    l'voit les schizophrènes donner une réponse inédite à la question de Hamlet 

 

Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull - Thomas Mann

Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull - Thomas Mann

 

L’émotion que nos sens communiquent à notre esprit est sans aucun doute plus vive que celle qui lui vient de la parole.

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Ma faculté de contemplation était à cette époque tout mon trésor, mon unique bien, elle avait une portée éducatrice, déjà dans la mesure où elle prenait pour objet les choses matérielles, les étalages, séduisants et instructifs du monde.

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La culture ne s’obtient point par un labeur obtus et intensif, elle est le produit de la liberté et de l’oisiveté extérieure; on ne l’acquiert pas, on la respire. Des éléments cachés sont à l’œuvre. Une secrète application, des sens et de l’esprit fort conciliable avec une flânerie presque, totale en apparence, sollicite journellement les;richesses de cette culture et l’on peut dire qu’elle vient à l’élu en dormant. 

La conscience de Zeno - Italo Svevo

La conscience de Zeno - Italo Svevo

 

Ecrivez! Ecrivez! Vous constaterez à quel point vous réussirez à vous voir en entier. 

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J’ai cinquante-sept ans, et je suis sûr, si je ne cesse pas de fumer ou si la psychanalyse ne me guérit pas,
que mon dernier regard, à mon lit de mort, sera l’expression de mon désir pour mon infirmière, à condition que ce ne soit pas ma femme et que ma femme ait permis qu’elle soit jolie !
Je fus aussi sincère qu’à confesse. Les femmes ne me plaisaient pas en bloc, mais… en détail ! Chez toutes, j’aimais les petits pieds bien chaussés, chez un grand nombre, le cou, frêle ou puissant, les seins légers. Je continuais l’énumération des parties anatomiques du corps féminin quand le docteur m’interrompit :
— Eh bien, mais toutes ces parties font une femme entière. 
 

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Lorsque j'admire quelqu'un, j'essaie immédiatement de lui ressembler.

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Dans mes rêves, je l’embellis, même physiquement, avant de la passer à quelqu’un d’autre. En réalité, dans ma vie, je courus après bien des femmes et nombre d’entre elles se laissèrent même attraper. Mais, en rêve, je les attrapai toutes. Naturellement, je ne les embellis pas en modifiant leurs traits, mais je fais comme un de mes amis, un peintre très délicat : quand il fait le portrait de jolies femmes, il pense aussi, intensément, à d’autres belles choses ; par exemple, à de la porcelaine très fine. C’est un rêve dangereux, car il peut conférer un autre pouvoir aux femmes dont on a rêvé, qui, lorsqu’on les revoit à la lumière réelle, conservent quelque chose des fruits, des fleurs et de la porcelaine dont on les a parées. 

mardi 25 novembre 2025

Carnets de Camabridge et de Skjolden - Wittgenstein

Carnets de Camabridge et de Skjolden - Wittgenstein

 

Mes pensées sont aussi éphémères, elles s’évaporent aussi rapidement que les rêves que l’on doit noter immédiatement après le réveil si l’on ne veut pas les oublier aussitôt. 

samedi 22 novembre 2025

La promenade - Robert Walser

La promenade - Robert Walser

 Le directeur ou taxateur déclara :

— Mais on vous voit toujours en train de vous promener!

-La promenade, répliquai-je, m’est indispensable pour me donner de  la, vivacité et maintenir mes liens avec le monde, sans l’expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la moitié de lâ première lettre d’une ligne, ni rédiger un poème, entiers sou en prose. Sans la promenade, je serais mort et j’aurais été contraint depuis longtemps d'abandonner mon métier, que j’aime passionnément. Sans promenade et collecte de faits, je serais incapable d’écrire le moindre compte rendu, ni davantage un article, sans parler d’écrire une nouvelle. Sans promenade, je ne pourrais recueillir ni études, ni observations. Un homme aussi subtil et éclairé que vous comprendra cela immédiatement.

« En me promenant longuement, il me vient mille idées utilisables, tandis qu’enfermé chez moi je me gâterais et me dessécherais lamentablement. La promenade pour moi n’est pas seulement saine, mais profitable, et pas seulement agréable, mais aussi utile. Une promenade me sert professionnellement, mais en même temps elle me réjouit personnellement; elle me réconforte, me ravit, me requinque, elle est une jouissance, mais qui en même temps a le don de m’aiguillonner et de m’inciter à poursuivre mon travail, en m’offrant de nombreux objets plus ou moins significatifs qu’ensuite, rentré chez moi, j’élaborerai avec zèle. Chaque promenade abonde de phénomènes qui méritent d’être vus et d’être ressentis. Formes diverses, poèmes vivants, choses attrayantes, beautés de la nature : tout cela fourmille, la plupart du temps, littéralement au cours de jolies promenades, si petites soient-elles. Les sciences de la nature et de la terre se révèlent avec grâce et charme aux yeux du promeneur attentif, qui bien entendu ne doit pas se promener les yeux baissés, mais les yeux grands ouverts et le regard limpide, si du moins il désire que se manifeste à lui la belle signification, la grande et noble idée de la promenade.

« Songez comme l’écrivain s'appauvrirait et serait condamné à un piteux échec, si la maternelle, paternelle, enfantine nature ne lui faisait pas connaître sans cesse à nouveau la source du bon et du beau. Songez comme, pour l’écrivain, l’instruction et l’enseignement sacré et doré qu’il puise dehors, à l’air libre et enjoué, sont sans cesse de la plus haute importance. Sans la promenade et la vision de la nature qui s’y attache, sans -cette information aussi plaisante qu’instructive, aussi rafraîchissante que constamment monitoire, je me sens comme perdu et je le suis en fait. C’est avec la plus grande attention et sollicitude que celui qui se promène doit étudier et observer la moindre petite chose vivante, que ce soit un enfant, un chien, un moucheron, un papillon, un moineau, un ver, une fleur, un homme, une maison, un arbre, une haie, un escargot, une souris, un nuage, une montagne, une feuille ou ne serait-ce qu’un misérable bout de papier froissé et jeté, où peut-être un gentil et bon petit écolier a tracé ses premières lettres maladroites.

«Les choses les plus sublimes et les plus humbles, les plus sérieuses et les plus drôles ont pour lui le même charme, la même beauté et la même valeur. Il n’a pas le droit d'emporter avec lui la moindre sentimentalité égoïste, il faut au contraire qu’il laisse errer et gambader de toutes parts son regard empressé de façon| altruiste et généreuse, qu’il soit capable de se perdre tout entier dans la contemplation et l’observation et qu’en revanche tout ce qui est lui-même, ses propres plaintes, les besoins qu’il ressent, les manques qu’il éprouve et les frustrations qu’il supporte, il soit en mesure, tel le brave soldat en campagne, endurci, dévoué au service et prêt au sacrifice, de les faire passer au second plan, de ne pas y prêter garde ou de les oublier complètement.

« Autrement, il se promène avec l’esprit à moitié ailleurs, et cela ne vaut pas grand-chose.

Les enfants Tanner - Robert Walser

Les enfants Tanner - Robert Walser

 On croit tarit de choses quand on est sans expérience, et l’expérience ensuite vous fait croire encore d’autres choses. Etrange tout cela. 

Retour dans la neige - Robert Walser

Retour dans la neige - Robert Walser

 Et on repart, filant sur des plaines, longeant d’épaisses forêts de sapins, passant devant un bûcheron, de pimpantes maisonnettes de gardes-barrière entourées d’un minuscule jardin et plus loin, un bord de lac scintillant. Dans le wagon, on demande quel est ce lac. Poursuivons. Beaucoup de passagers sont silencieusement assis à leur place et s’abandonnent à des pensées et à des souvenirs mélancoliques, quelques-uns rient et plaisantent, la plupart mangent à présent un petit quelque chose qu’ils ont tiré de boîtes en carton et de sachets en papier, et l’un ou l’autre pousse même la gentillesse ferroviaire jusqu’à offrir un peu de son repas à son voisin avec la mine la plus calme du monde. Merci ! Mais on ne veut même pas entendre de remerciement. C’est que voyager rend vraiment aimable. En hiver, que les voyages en chemin de fer sont magnifiques ! Partout de la neige, des toits, des villages, des gens, des champs et des forêts enneigés ; de l’humidité partout les jours de pluie, du brouillard et des paysages voilés, obscurs. Au printemps ensoleillé, partout du bleu, du vert, du jaune, des fleurs blanches. Les prairies sont dorées et vertes, le doux soleil luit à travers le bois de hêtres ; les nuages les plus espiègles et les plus blancs voguent là-haut dans le ciel bleu et dans les jardins et les champs, une telle floraison, un tel bourdonnement et une telle splendeur qu’on aimerait descendre à chaque arrêt et s’abandonner à toute cette chaleur, cette couleur et cette beauté.

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 C’est une matinée fraîche et je me mets à marcher de la grande ville et du grand lac bien connu au petit lac presque inconnu. En chemin, je ne rencontre rien d’autre que tout ce qu’un homme ordinaire peut rencontrer sur un chemin ordinaire. Je dis bonjour à quelques moissonneurs au travail, c’est tout ; j’observe avec attention les gentilles fleurs, c’est encore tout ; je commence tranquillement à bavarder avec moi-même et une fois encore, c’est tout. Je ne prête attention à aucune particularité du paysage, car je marche et pense qu’ici il n’y a plus rien de particulier pour moi. Et je marche, et en marchant, voilà que j’ai déjà dépassé le premier village avec ses grandes maisons larges, ses jardins qui invitent au repos et à l’oubli, ses beaux arbres, ses fontaines qui clapotent, ses fermes, ses auberges et d autres choses dont je ne me souviens plus en cet instant d’oubli. Je continue à marcher et mon attention se réveille quand le lac transparaît au-dessus du feuillage vert et des sommets tranquilles (...)

vendredi 21 novembre 2025

La vie solitaire - Pétrarque

La vie solitaire - Pétrarque

 L’homme solitaire, ami du temps libre, se lève ; heureux, il a réparé ses forces en un repos raisonnable et par un sommeil ininterrompu et court, mais mené à son terme ; il lui arrive parfois d’être réveillé par les chants du «rossignol nocturne, et à peine tiré du lit dans la douceur, après avoir chassé ses impressions de torpeur, le voici; qui se met à chanter aux heures; de tranquillité. Il implore dévotement le portier de ses lèvres de les lui ouvrir pour qu’il en fasse , sortir ses louanges matutinales, et il invoque à son aide le Seigneur de son cœur ; ne se fiant nullement désormais à ses propres forces et conscient des dangers qui le menacent et qu’il redoute, il le conjure de se hâter : il ne s’évertue pas à tramer des pièges ; mais il redit la gloire de Dieu et les louanges des saints, et ce, non seulement chaque jour mais d’heure en heure, et par l’indéfectible servitude de sa langue et la pieuse déférence de son âme, il prie pour que le souvenir des bienfaits divins ne vienne point à disparaître de son esprit virtuellement ingrat. 

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 Quant à l'homme de loisir, rendu sobre et dispos par le jeûne de la veille, il ne se satisfait que d’un petit nombre de serviteurs ou d’un seul ou bien encore, d’aucun et, dans sa modeste demeure, rien n’embellit, sa table proprette, excepté sa seule présences. À la place du vacarme il a la quiétude, à la place du fracas le silence à la place de la foule, son être même. Il est lui-même son propre compagnon, son propre convive et ne craint pas la solitude tant qu’il est en sa propre présence.

Le cahier bleu et le cahier brun - Wittgenstein

Le cahier bleu et le cahier brun - Wittgenstein

Le cahier bleu 

 Le « jeu de langage » c’est la langue de l’enfant qui commence à utiliser les mots. L'étude des « jeux de langage » c'est l'étude des formes primitives du langage ou des langues primitives, tour étudier les problèmes du vrai et du faux, de l’accord, ou du désaccord d’une proposition avec la réalité, de la nature de l’affirmation, de la déduction, de l’interrogation, nous avons tout avantage à nous référer à ces tournures primitives du langage où les formes de la pensée ne sont pas encore engagées en des processifs» complexe, aux implications obscures. 

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 Si nous analysons la signification logique de mots comme « désirer », « penser », « comprendre », « signifier », nous n’aurons nulle raison de nous croire inférieurs à notre tâche lorsque nous aurons décrit un certain nombre de cas particuliers, de pensée, de désir, etc. Si quelqu’un vient nous dire : « Ce n’est vraiment pas cela que l’on appelle le désir », nous répondrons :

« Évidemment, non, mais vous pouvez, si cela vous convient, concevoir des cas plus complexes. » Et après tout, il n’existe aucune catégorie de caractéristiques parfaitement définies susceptible de s’appliquer à tous les cas possibles de désir (à tout le moins dans le sens où ce mot est généralement employé). Si d’autre part tous tenez à bien définir le désir, c’est-à-dire à limiter étroitement  application du terme, vous ayez toute liberté pour tracer cette limite à votre convenance ; mais cette limite ne concordera jamais parfaitement avec l’usage habituel qui, lui, ne comporte pas de limites précises.

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L’étonnement philosophique nous conduit à voir dans l’usage d’un mot une règle définitive, et, tentant d'appliquer cette règle à tous les cas possibles, on aboutit à des résultats paradoxaux. Bien souvent ce processus va conduire à des discussions de ce genre ; on pose d’abord une question : « Qu’est-ce que le temps ? » et la question nous fait songer qu’une définition s’impose. 

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Philosopher, dans le sens où nous employons ce terme, c'est d'abord lutter contre la fascination qu'exercent sur nous certaines formes d'expression.

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Supposons que. délibérément, j’essaie de parler sang réfléchir ; comment vais-je m’y prendre ? Je pourrai lire une phrase d’un livre, en essayant de lire automatiquement, c’est-à-dire sans faire suivre la phrase des images ou des impressions qu’elle pourrait provoquer. Je pourrais essayer par exemple de détourner mon attention, par exemple en me pinçant très fort, tandis que je continue à prononcer les mots de la lecture. Nous pourrions dire que pour prononcer une phrase sans savoir ce que l’on    faut maintenir le flux des

paroles en les détachant des processus qui en général les accompagnent. Demandons-nous à présent si penser une expression, sans recourir à la parole ne revient pas à procéder de façon inverse, c’est-à-dire à conserver toutes les activités qui accompagnent la parole en supprimant répression verbale. Essayez de penser le contenu idéal d’une phrase sans la phrase, et voyez si tel est bien le, résultat.

Résumons-nous : un examen approfondi des processus que recouvrent les termes usuels : pensée, signification, désir, etc., nous permet d’écarter la tentation d’affirmer l'existence d’une activité pensante indépendante de l’activité d’expression de la pensée, et qui pourrait être accumulée dans un certain milieu approprié.

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Le cahier brun

Saint Augustin, décrivant la façon dont il apprenait le langage, nous dit qu’il sut parler lorsqu’il eut appris le nom des choses ; ce qui nous fait songer à la façon dont chacun de nous, dans son enfance, apprend à connaître les mots : on apprend des mots comme « homme », « sucre », « table », etc., avant de penser à en connaître d’autres, comme « aujourd’hui », « pas », « mais », « peut-être ».

Supposons que quelqu’un nous apprenne à jouer aux échecs, et qu’il ne fasse pas mention de l’existence et du mode de déplacement des pions. Nous pourrons dire que la description du jeu, en tant que phénomène particulier, est incomplète ; mais qu’il a décrit toutefois de façon complète un jeu plus simple. Dans le même sens, nous dirons que saint Augustin a décrit correctement l’apprentissage d’un langage plus simple que celui que nous utilisons. Imaginons un tel langage.

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Il épelle péniblement les mots, il ne fait parfois què les deviner d’après le sens du contexte ; il est possible également qu’il sache le texte par cœur. Le moniteur déclare alors qu’il fait semblant de lire les mots, ou encore simplement qu’il ne sait pas lire. Si, partant de cet exemple, nous nous demandons ce que peut être la lecture, nous •serons tentés de dire qu’elle est un processus mental conscient d'une nature particulière. Nous pourrions dire que celui qui lit est le seul à savoir s’il est vraiment en train de lire. Il nous faut cependant reconnaître que, dans le cas de la lecture d’un mot, ce qui se passe dans l'esprit de celui qui est en train d’apprendre et qui reconnaît ce mot, ne diffère en aucune façon de ce qui se passe dans l’esprit de celui qui lit couramment. Le contexte d’utilisation du terme « lecture » est cependant différent, qu’il soit question de quelqu’un qui lit couramment ou, par contre, de quelqu’un qui trébuche sur les mots.

jeudi 20 novembre 2025

Kulturindustrie - Adorno et Horkheimer

Kulturindustrie - Adorno et Horkheimer 

Car la civilisation actuelle confère à tout un air de ressemblance. Le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres.  

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  L’unité évidente entre macrocosme et microcosme présente aux hommes le modèle de leur civilisation : la fausse identité du général et du particulier.  

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  Le film et la radio n’ont plus besoin de se faire passer pour de l’art. Ils ne sont plus que business : c’est là leur vérité et leur idéologie qu’ils utilisent pour légitimer la camelote qu’ils produisent délibérément.  

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Le fait qu’elle s’adresse à des millions de personnes impose des méthodes de reproduction qui, à leur tour, fournissent en tous lieux des biens standardisés pour satisfaire aux nombreuses demandes identiques. Le contraste technique entre les quelques centres de production et des points de réception très dispersés exige forcément une organisation et une planification du management. Les standards de la production sont prétendument basés sur les besoins des consommateurs : ainsi s’expliquerait la facilité avec laquelle on les accepte. Et, en effet, le cercle de la manipulation et des besoins qui en résultent resserre de plus en plus les mailles du système. Mais ce que l’on ne dit pas, c’est que le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement.

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  De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la domination même. 

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  Aucun système de réponse ne s’est développé, et les émissions privées sont contraintes à la clandestinité.  

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  . L’attitude du public qui favorise, en principe et en fait, le système de l’industrie culturelle, fait partie du système et n’est pas une excuse pour celui-ci.  

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  facilementQuand une branche de l’art procède suivant la même recette qu’une autre très différente d’elle par son contenu et ses moyens d’expression, quand l’intrigue dramatique d’un opéra à la guimauve diffusé à la radio ne devient qu’un moyen de montrer comment résoudre des difficultés techniques aux deux extrémités de l’échelle de l’expérience musicale – le vrai jazz ou une mauvaise imitation de celui-ci – ou quand un mouvement d’une symphonie de Beethoven est dénaturé pour servir de bande sonore comme un roman de Tolstoï peut l’être dans le script d’un film, prétendre que l’on satisfait ainsi aux désirs spontanés du public n’est que charlatanerie.  

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  La dépendance dans laquelle se trouve la plus puissante société radiophonique à l’égard de l’industrie électrique, ou celle du film à l’égard des banques, est caractéristique de toute la sphère dont les différents secteurs sont à leur tour économiquement dépendants les uns des autres.

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  Les consommateurs réduits à du matériel statistique sont répartis sur la carte géographique des services d’enquêtes en catégories de revenus, signalés par des zones rouges, vertes et bleues. La technique est celle utilisée pour n’importe quel type de propagande. 

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  Dans l’industrie culturelle, les variations budgétaires n’ont absolument rien à voir avec la signification des produits mêmes. Les moyens techniques eux-mêmes tendent à s’uniformiser de plus en plus. La télévision vise une synthèse de la radio et du film que l’on retarde tant que les intéressés ne se sont pas encore mis d’accord, mais ses possibilités illimitées promettent d’accroître l’appauvrissement des matériaux esthétiques à tel point que l’identité à peine masquée de tous les produits de l’industrie culturelle risque de triompher ouvertement et d’aboutir à l’accomplissement dérisoire du rêve wagnérien de l’œuvre d’art totale.  

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Pour ses loisirs, l’homme qui travaille doit s’orienter suivant cette production unifiée.

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 Le premier service que l’industrie apporte au client est de tout schématiser pour lui.

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  Pour le consommateur, il n’y a plus rien à classer : les producteurs ont déjà tout fait pour lui.

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  . La brève succession des intervalles qui s’est révélée efficace dans une rengaine, l’échec temporaire du héros, qu’il accepte sportivement, la fessée salutaire imposée à la bien-aimée par la main robuste de la vedette masculine, sa rudesse envers l’héritière choyée, ainsi que tous les autres détails, sont des clichés préfabriqués, leur seule utilité est de correspondre à la fonction qui leur a été assignée dans le schéma. Leur seule raison d’être est de confirmer ce schéma en devenant partie intégrante de celui-ci.

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  La longueur moyenne d’une short story est décidée une fois pour toutes et on ne peut rien y changer.

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  Plus elle réussit par ses techniques à donner une reproduction ressemblante des objets de la réalité, plus il est facile de faire croire que le monde extérieur est le simple prolongement de celui que l’on découvre dans le film. L’introduction subite du son a fait passer le processus de reproduction industrielle entièrement au service de ce dessein. Il ne faut plus que la vie réelle puisse se distinguer du film.

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  Aujourd’hui, l’imagination et la spontanéité atrophiées des consommateurs de cette culture n’ont plus besoin d’être ramenées d’abord à des mécanismes psychologiques. Les produits eux-mêmes – en tête de tous le film sonore, qui en est le plus caractéristique – sont objectivement constitués de telle sorte qu’ils paralysent tous ces mécanismes.  

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  Les producteurs de l’industrie culturelle peuvent compter sur le fait que même le consommateur distrait, absorbera alertement tout ce qui lui est proposé.  

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 . C’est cela l’idéal du naturel dans ce secteur : il s’affirme d’autant plus impérieusement que la technique perfectionnée réduit la tension entre le produit fini et la vie quotidienne. Le paradoxe de cette routine travestie en nature peut être détecté dans toutes les manifestations de l’industrie culturelle où il est souvent prédominant. 

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  Le caractère universellement contraignant de cette uniformisation du style peut dépasser les prescriptions et les interdits officieux ; de nos jours, on pardonnera plus volontiers à une rengaine de ne pas s’en tenir aux trente-deux mesures ou à l’écart de neuvième, que de contenir des détails mélodiques ou harmoniques, aussi dissimulés soient-ils, qui ne se conforment pas à l’idiome.  

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  . Cette promesse que fait l’œuvre d’art de créer la vérité à travers l’insertion de la figure dans les formes transmises par la société est à la fois nécessaire et hypocrite. Elle pose comme absolues les formes réelles de l’existence, en prétendant anticiper leur accomplissement dans leurs dérivés esthétiques. Dans ce sens, la prétention de l’art est toujours en même temps de l’idéologie.  

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  Seule la subsomption radicale et conséquente, organisée comme une industrie, est pleinement adéquate à ce concept de culture. En subordonnant de la même façon tous les secteurs de la production intellectuelle, à cette fin unique : marquer les sens des hommes de leur sortie de l’usine, le soir, jusqu’à leur arrivée à l’horloge de pointage, le lendemain matin, du sceau du travail à la chaîne qu’ils doivent assurer eux-mêmes durant la journée, cette subsomption réalise – oh ironie – le concept de culture unifiée que les philosophes de la personnalité opposèrent à la culture de masse. 

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  Les consommateurs sont les travailleurs et les employés, les fermiers et les petits bourgeois.

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  . L’industrie s’adapte au vote qu’elle a inspiré elle-même. Ce qui représente une perte sèche pour la firme qui ne peut exploiter à fond le contrat signé avec la vedette en déclin, est une dépense légitime pour le système dans son ensemble.

 

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  L’industrie culturelle peut se vanter d’avoir accompli énergiquement – et érigé en principe – le transfert souvent bien maladroit de l’art dans la sphère de la consommation, d’avoir libéré l’amusement de ses naïvetés importunes et amélioré la confection de la marchandise.

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  « L’art facile » en tant que tel, le divertissement, n’est pas une forme de décadence. Celui qui l’accuse de trahison envers l’idéal de l’expression pure se fait des illusions sur la société. La pureté de l’art bourgeois, qui s’est hypostasié comme royaume de la liberté en opposition à la pratique matérielle, fut obtenue dès le début au prix de l’exclusion des classes inférieures à la cause desquelles – véritable universalité – l’art reste fidèle précisément en sauvegardant sa liberté par rapport aux fins de la fausse universalité.

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  L’industrie culturelle reste néanmoins l’industrie du divertissement. Elle exerce son pouvoir sur les consommateurs par l’intermédiaire de l’amusement qui est finalement détruit, non par un simple diktat, mais par l’hostilité – qui lui est inhérente – envers ce qui serait plus que lui.

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Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. 

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  Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau est de s’y adapter durant les heures de loisirs.

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Le film policier et d’aventure ne permet plus au spectateur d’aujourd’hui de prendre part au progrès de la Raison. Même dans les productions dépourvues d’ironie, il ne lui reste qu’à se contenter de l’horreur de situations qui n’ont plus guère de lien entre elles.

Autrefois, les dessins animés représentaient l’imagination s’opposant au rationalisme. Ils rendaient justice aux animaux et aux choses électrisées au moyen de leur technique, en donnant une seconde vie aux personnages qu’ils mutilaient pourtant. Aujourd’hui, ils se contentent de confirmer la victoire de la raison technologique sur la vérité. Il y a quelques années seulement, ils présentaient une intrigue cohérente qui n’éclatait que dans le tourbillon des poursuites des toutes dernières minutes du film, et en cela ils suivaient le schéma de l’ancienne farce.

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Dans les dessins animés, Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s’habituent à ceux qu’ils reçoivent eux-mêmes.

Le plaisir que procure la violence subie par le personnage se transforme en violence contre le spectateur ; au lieu de se divertir, celui-ci s’énerve et se fatigue. Rien de ce que les experts ont imaginé comme stimulant ne doit échapper à l’œil fatigué ; l’on n’a pas le droit de se montrer stupide devant les astuces du spectacle, l’on doit être capable de saisir tout et de réagir avec la promptitude qui est celle de son rythme même.

 

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  C’est là le secret de la sublimation dans l’art : représenter l’accomplissement comme une promesse brisée : L’industrie culturelle ne sublime pas, elle réprime. En exposant sans cesse l’objet du désir, le sein dans le sweater et le torse nu du héros athlétique, elle ne fait qu’exciter le plaisir préliminaire non sublimé que l’habitude de la privation a depuis longtemps réduit au masochisme.

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  . Rire de quelque chose signifie toujours qu’on s’en moque et la vie qui, selon Bergson, rompt le poids des habitudes par le rire, est en vérité l’irruption de la barbarie, l’affirmation de soi qui se libère avec insolence de tout scrupule lorsque la vie sociale lui en fournit l’occasion. Un public de gens qui rient ainsi est une parodie de l’humanité. 

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L’industrie culturelle remplace par le renoncement jovial la souffrance inhérente à l’ivresse comme à l’ascèse.  

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  La fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas seulement une dépravation de la culture, mais aussi une intellectualisation forcée du divertissement. La raison en est d’abord que l’on n’a accès qu’à ses reproductions que sont le cinéma, la radio. À l’époque de l’expansion libérale, le divertissement se nourrissait d’une foi intacte dans l’avenir : les choses resteraient en l’état, tout en s’améliorant cependant. 

 

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L’industrie culturelle révèle la vérité sur la catharsis comme elle la révèle sur le style.

 

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  Même lorsqu’il arrive que le public se révolte contre l’industrie culturelle, il n’est capable que d’une très faible rébellion, puisqu’il est le jouet passif de cette industrie. Il est devenu néanmoins de plus en plus difficile de tenir les gens par la bride. Le progrès de leur abêtissement doit aller de pair avec le progrès de leur intelligence.

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  Elle se faufile habilement entre les récifs des fausses informations et la vérité manifeste, en reproduisant fidèlement le phénomène dont l’opacité bloque toute connaissance et érige en idéal ce phénomène lui-même. L’idéologie est scindée : d’une part, photographie de l’existence stupide, d’autre part, pur mensonge sur la signification de cette existence – ce mensonge, au lieu d’être exprimé, n’est que suggéré et pourtant inculqué aux hommes. Pour démontrer la nature divine de la réalité, on se contente de la répéter cyniquement. Une preuve photographique de cette sorte, sans être rigoureuse, ne manque jamais de subjuguer tout un chacun. Celui qui doute du pouvoir de la monotonie n’est qu’un fou. L’industrie culturelle rejette les objections qui lui sont faites comme elle rejette celles qui sont faites au monde dont elle fournit une duplication impartiale.

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  Le mécanisme de la domination sociale voit la nature comme antithèse bienfaisante de la société et, ce faisant, il l’intègre dans la société incurable et la dénature. Les images montrant des arbres verts, un ciel bleu et des nuages qui passent en font des cryptogrammes pour les cheminées d’usines et les stations-services.  

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  La résurrection de l’anti-philistin Hans Sonnenstösser en Allemagne et le plaisir que procure Life with Father ont le même sens.

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  Le cinéma tragique devient effectivement une institution favorisant le progrès moral. Les masses démoralisées par une vie soumise sans cesse aux pressions du système, dont le seul signe de civilisation est un comportement d’automate susceptible de rares sursauts de colère et de rébellion, doivent être incitées à la discipline devant le spectacle de la vie inexorable et du comportement exemplaire des victimes. La civilisation a de tout temps contribué à dompter les instincts révolutionnaires aussi bien que les instincts barbares. La civilisation industrialisée fait quelque chose de plus.

 

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  La société est une société de désespérés, de ce fait, une proie facile pour le gangstérisme. Certains des romans allemands les plus importants de l’époque préfasciste comme Berlin Alexanderplatz de Döblin et Kleiner Mann, was nun ? de Fallada expriment cette tendance avec autant de vigueur que la plupart des films et les techniques du jazz. Ils traitent tous, au fond, de l’homme modeste prenant conscience du caractère dérisoire de son existence. La possibilité de devenir un sujet économique, un responsable d’entreprise ou un propriétaire est définitivement éliminée.

 

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  À l’ère du capitalisme avancé, la vie est un rite permanent d’initiation.

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 Dans l’industrie culturelle, l’individu n’est pas seulement une illusion à cause de la standardisation des moyens de production. Il n’est toléré que dans la mesure où son identité totale avec le général ne fait aucun doute. De l’improvisation standardisée du jazz à la vedette de cinéma qui doit avoir une mèche sur l’oreille pour être reconnue comme telle, c’est le règne de la pseudo-individualité. L’individuel se réduit à la capacité qu’a le général de marquer l’accidentel d’un sceau si fort qu’il sera accepté comme tel.  

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  La pseudo-individualité est requise si l’on veut comprendre le tragique et le désamorcer : c’est uniquement parce que les individus ont cessé d’être eux-mêmes et ne sont plus que les points de rencontre des tendances générales qu’il est possible de les réintégrer tout entiers dans la généralité. La culture de masse dévoile ainsi le caractère fictif qu’a toujours eu l’individu à l’époque bourgeoise, et son seul tort est de se glorifier de cette morne harmonie du général et du particulier.

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  . Le goût dominant emprunte son idéal à la publicité, à la beauté objet de consommation. C’est ainsi que s’est accompli – sur le mode ironique – ce dit de Socrate selon lequel est beau ce qui est utile.

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  L’absence de finalité de la grande œuvre d’art moderne vit de l’anonymat du marché, où la demande passe par tant d’intermédiaires que l’artiste échappe dans une certaine mesure à des exigences déterminées, car, durant toute l’histoire bourgeoise, son autonomie – qui n’était que tolérée – n’allait pas sans un élément de non-vérité qui entraîna finalement la liquidation de l’Art.

 

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  . La valeur d’usage de l’art, le fait qu’il existe, est considéré comme un fétiche, et le fétiche – sa valeur sociale qui sert d’échelle de valeur objective de l’œuvre d’art – devient la seule valeur d’usage, la seule qualité dont jouissent les consommateurs. 

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  La culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement soumise à la loi de l’échange qu’elle n’est même plus échangée ; elle se fond si aveuglément dans la consommation qu’elle n’est plus consommable. C’est pourquoi elle se fond avec la publicité, qui devient d’autant plus omnipotente qu’elle paraît absurde sous un monopole.  

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  Par le langage dans lequel il s’exprime, celui-ci apporte sa contribution au caractère publicitaire de la culture. Plus le langage se fond dans la communication, plus les mots qui jusqu’alors étaient véhicules substantiels du sens se dégradent et deviennent signes privés de qualité ; plus les mots transmettant ce qui veut être dit sont clairs et transparents, plus ils deviennent opaques et impénétrables. La démythologisation de la langue comprise comme élément du processus global de la raison est un retour à la magie. Le mot et son contenu étaient distincts, mais inséparables l’un de l’autre. Des concepts tels que mélancolie, histoire, voire vie, étaient reconnus dans le mot qui les mettait en relief et les préservait. Sa forme les constituait et les reflétait en même temps. 

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De nombreuses personnes emploient des mots et des expressions qu’elles ont cessé de comprendre ou qu’elles n’utilisent que parce qu’ils déclenchent des réflexes conditionnés, comme par exemple les noms de marques qui s’accrochent avec d’autant plus de ténacité aux objets qu’ils dénotent que leur signification linguistique est moins bien comprise. 

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  Et voici le résultat du triomphe de la publicité dans l’industrie culturelle : les consommateurs sont contraints à devenir eux-mêmes ce que sont les produits culturels, tout en sachant très bien à quoi s’en tenir.