Kulturindustrie - Adorno et Horkheimer
Car la civilisation actuelle confère à tout un air de ressemblance. Le
film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est
uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres.
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L’unité évidente entre macrocosme et microcosme présente aux hommes le
modèle de leur civilisation : la fausse identité du général et du particulier.
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Le film et la radio n’ont plus besoin de se faire passer pour de l’art.
Ils ne sont plus que business : c’est là leur vérité
et leur idéologie qu’ils utilisent pour légitimer la camelote qu’ils produisent
délibérément.
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Le fait qu’elle
s’adresse à des millions de personnes impose des méthodes de reproduction qui,
à leur tour, fournissent en tous lieux des biens standardisés pour satisfaire
aux nombreuses demandes identiques. Le contraste technique entre les quelques
centres de production et des points de réception très dispersés exige forcément
une organisation et une planification du management. Les standards de la
production sont prétendument basés sur les besoins des consommateurs : ainsi
s’expliquerait la facilité avec laquelle on les accepte. Et, en effet, le
cercle de la manipulation et des besoins qui en résultent resserre de plus en
plus les mailles du système. Mais ce que l’on ne dit pas, c’est que le terrain
sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de
ceux qui la dominent économiquement.
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De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la
domination même.
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Aucun système de réponse ne s’est développé, et les émissions privées
sont contraintes à la clandestinité.
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. L’attitude du public qui favorise, en principe et en fait, le système
de l’industrie culturelle, fait partie du système et n’est pas une excuse pour
celui-ci.
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facilementQuand une branche de l’art procède suivant la même recette
qu’une autre très différente d’elle par son contenu et ses moyens d’expression,
quand l’intrigue dramatique d’un opéra à la guimauve diffusé à la radio ne
devient qu’un moyen de montrer comment résoudre des difficultés techniques aux
deux extrémités de l’échelle de l’expérience musicale – le vrai jazz ou une
mauvaise imitation de celui-ci – ou quand un mouvement d’une symphonie de
Beethoven est dénaturé pour servir de bande sonore comme un roman de Tolstoï
peut l’être dans le script d’un film, prétendre que l’on satisfait ainsi aux
désirs spontanés du public n’est que charlatanerie.
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La dépendance dans laquelle se trouve la plus puissante société
radiophonique à l’égard de l’industrie électrique, ou celle du film à l’égard
des banques, est caractéristique de toute la sphère dont les différents
secteurs sont à leur tour économiquement dépendants les uns des autres.
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Les consommateurs réduits à du matériel statistique sont répartis sur la
carte géographique des services d’enquêtes en catégories de revenus, signalés
par des zones rouges, vertes et bleues. La technique est celle utilisée pour
n’importe quel type de propagande.
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Dans l’industrie culturelle, les variations budgétaires n’ont absolument
rien à voir avec la signification des produits mêmes. Les moyens techniques
eux-mêmes tendent à s’uniformiser de plus en plus. La télévision vise une
synthèse de la radio et du film que l’on retarde tant que les intéressés ne se
sont pas encore mis d’accord, mais ses possibilités illimitées promettent
d’accroître l’appauvrissement des matériaux esthétiques à tel point que
l’identité à peine masquée de tous les produits de l’industrie culturelle
risque de triompher ouvertement et d’aboutir à l’accomplissement dérisoire du
rêve wagnérien de l’œuvre d’art totale.
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Pour
ses loisirs, l’homme qui travaille doit s’orienter suivant cette production
unifiée.
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Le premier service que l’industrie apporte au client est de tout
schématiser pour lui.
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Pour le consommateur, il n’y a plus rien à classer : les producteurs ont
déjà tout fait pour lui.
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. La brève succession des intervalles qui s’est révélée efficace dans
une rengaine, l’échec temporaire du héros, qu’il accepte sportivement, la
fessée salutaire imposée à la bien-aimée par la main robuste de la vedette
masculine, sa rudesse envers l’héritière choyée, ainsi que tous les autres
détails, sont des clichés préfabriqués, leur seule utilité est de correspondre
à la fonction qui leur a été assignée dans le schéma. Leur seule raison d’être
est de confirmer ce schéma en devenant partie intégrante de celui-ci.
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La longueur moyenne d’une short story est
décidée une fois pour toutes et on ne peut rien y changer.
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Plus elle réussit par ses techniques à donner une reproduction
ressemblante des objets de la réalité, plus il est facile de faire croire que
le monde extérieur est le simple prolongement de celui que l’on découvre dans
le film. L’introduction subite du son a fait passer le processus de
reproduction industrielle entièrement au service de ce dessein. Il ne faut plus
que la vie réelle puisse se distinguer du film.
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Aujourd’hui, l’imagination et la spontanéité atrophiées des
consommateurs de cette culture n’ont plus besoin d’être ramenées d’abord à des
mécanismes psychologiques. Les produits eux-mêmes – en tête de tous le film
sonore, qui en est le plus caractéristique – sont objectivement constitués de
telle sorte qu’ils paralysent tous ces mécanismes.
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Les producteurs de l’industrie culturelle peuvent compter sur le fait
que même le consommateur distrait, absorbera alertement tout ce qui lui est
proposé.
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. C’est cela l’idéal du naturel dans ce secteur : il s’affirme d’autant
plus impérieusement que la technique perfectionnée réduit la tension entre le
produit fini et la vie quotidienne. Le paradoxe de cette routine travestie en
nature peut être détecté dans toutes les manifestations de l’industrie
culturelle où il est souvent prédominant.
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Le caractère universellement contraignant de cette uniformisation du
style peut dépasser les prescriptions et les interdits officieux ; de nos
jours, on pardonnera plus volontiers à une rengaine de ne pas s’en tenir aux
trente-deux mesures ou à l’écart de neuvième, que de contenir des détails
mélodiques ou harmoniques, aussi dissimulés soient-ils, qui ne se conforment
pas à l’idiome.
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. Cette promesse que fait l’œuvre d’art de créer la vérité à travers
l’insertion de la figure dans les formes transmises par la société est à la
fois nécessaire et hypocrite. Elle pose comme absolues les formes réelles de
l’existence, en prétendant anticiper leur accomplissement dans leurs dérivés
esthétiques. Dans ce sens, la prétention de l’art est toujours en même temps de
l’idéologie.
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Seule la subsomption radicale et conséquente, organisée comme une
industrie, est pleinement adéquate à ce concept de culture. En subordonnant de
la même façon tous les secteurs de la production intellectuelle, à cette fin
unique : marquer les sens des hommes de leur sortie de l’usine, le soir,
jusqu’à leur arrivée à l’horloge de pointage, le lendemain matin, du sceau du
travail à la chaîne qu’ils doivent assurer eux-mêmes durant la journée, cette
subsomption réalise – oh ironie – le concept de culture unifiée que les
philosophes de la personnalité opposèrent à la culture de masse.
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Les consommateurs sont les travailleurs et les employés, les fermiers et
les petits bourgeois.
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. L’industrie s’adapte au vote qu’elle a inspiré elle-même. Ce qui
représente une perte sèche pour la firme qui ne peut exploiter à fond le
contrat signé avec la vedette en déclin, est une dépense légitime pour le
système dans son ensemble.
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L’industrie culturelle peut se vanter d’avoir accompli énergiquement –
et érigé en principe – le transfert souvent bien maladroit de l’art dans la
sphère de la consommation, d’avoir libéré l’amusement de ses naïvetés
importunes et amélioré la confection de la marchandise.
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« L’art facile » en tant que tel, le divertissement, n’est pas une forme
de décadence. Celui qui l’accuse de trahison envers l’idéal de l’expression pure
se fait des illusions sur la société. La pureté de l’art bourgeois, qui s’est
hypostasié comme royaume de la liberté en opposition à la pratique matérielle,
fut obtenue dès le début au prix de l’exclusion des classes inférieures à la
cause desquelles – véritable universalité – l’art reste fidèle précisément en
sauvegardant sa liberté par rapport aux fins de la fausse universalité.
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L’industrie culturelle reste néanmoins l’industrie du divertissement.
Elle exerce son pouvoir sur les consommateurs par l’intermédiaire de
l’amusement qui est finalement détruit, non par un simple diktat,
mais par l’hostilité – qui lui est inhérente – envers ce qui serait plus que
lui.
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Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail.
Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé
pour être de nouveau en mesure de l’affronter.
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Le seul moyen de se soustraire à ce qui se passe à l’usine et au bureau
est de s’y adapter durant les heures de loisirs.
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Le film policier et
d’aventure ne permet plus au spectateur d’aujourd’hui de prendre part au
progrès de la Raison. Même dans les productions dépourvues d’ironie, il ne lui
reste qu’à se contenter de l’horreur de situations qui n’ont plus guère de lien
entre elles.
Autrefois, les
dessins animés représentaient l’imagination s’opposant au rationalisme. Ils
rendaient justice aux animaux et aux choses électrisées au moyen de leur
technique, en donnant une seconde vie aux personnages qu’ils mutilaient
pourtant. Aujourd’hui, ils se contentent de confirmer la victoire de la raison
technologique sur la vérité. Il y a quelques années seulement, ils présentaient
une intrigue cohérente qui n’éclatait que dans le tourbillon des poursuites des
toutes dernières minutes du film, et en cela ils suivaient le schéma de
l’ancienne farce.
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Dans les dessins
animés, Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la
réalité, afin que les spectateurs s’habituent à ceux qu’ils reçoivent
eux-mêmes.
Le plaisir que procure
la violence subie par le personnage se transforme en violence contre le
spectateur ; au lieu de se divertir, celui-ci s’énerve et se fatigue. Rien de
ce que les experts ont imaginé comme stimulant ne doit échapper à l’œil fatigué
; l’on n’a pas le droit de se montrer stupide devant les astuces du spectacle,
l’on doit être capable de saisir tout et de réagir avec la promptitude qui est
celle de son rythme même.
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C’est là le secret de la sublimation dans l’art : représenter
l’accomplissement comme une promesse brisée : L’industrie culturelle ne sublime
pas, elle réprime. En exposant sans cesse l’objet du désir, le sein dans le
sweater et le torse nu du héros athlétique, elle ne fait qu’exciter le plaisir préliminaire
non sublimé que l’habitude de la privation a depuis longtemps réduit au
masochisme.
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. Rire de quelque chose signifie toujours qu’on s’en moque et la vie
qui, selon Bergson, rompt le poids des habitudes par le rire, est en vérité
l’irruption de la barbarie, l’affirmation de soi qui se libère avec insolence
de tout scrupule lorsque la vie sociale lui en fournit l’occasion. Un public de
gens qui rient ainsi est une parodie de l’humanité.
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L’industrie culturelle remplace par le renoncement jovial la
souffrance inhérente à l’ivresse comme à l’ascèse.
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La fusion actuelle de la culture et du divertissement n’entraîne pas
seulement une dépravation de la culture, mais aussi une intellectualisation
forcée du divertissement. La raison en est d’abord que l’on n’a accès qu’à ses
reproductions que sont le cinéma, la radio. À l’époque de l’expansion libérale,
le divertissement se nourrissait d’une foi intacte dans l’avenir : les choses
resteraient en l’état, tout en s’améliorant cependant.
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L’industrie
culturelle révèle la vérité sur la catharsis comme elle la révèle sur le style.
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Même lorsqu’il arrive que le public se révolte contre l’industrie
culturelle, il n’est capable que d’une très faible rébellion, puisqu’il est le
jouet passif de cette industrie. Il est devenu néanmoins de plus en plus
difficile de tenir les gens par la bride. Le progrès de leur abêtissement doit
aller de pair avec le progrès de leur intelligence.
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Elle se faufile habilement entre les récifs des fausses informations et
la vérité manifeste, en reproduisant fidèlement le phénomène dont l’opacité
bloque toute connaissance et érige en idéal ce phénomène lui-même. L’idéologie
est scindée : d’une part, photographie de l’existence stupide, d’autre part, pur
mensonge sur la signification de cette existence – ce mensonge, au lieu d’être
exprimé, n’est que suggéré et pourtant inculqué aux hommes. Pour démontrer la
nature divine de la réalité, on se contente de la répéter cyniquement. Une
preuve photographique de cette sorte, sans être rigoureuse, ne manque jamais de
subjuguer tout un chacun. Celui qui doute du pouvoir de la monotonie n’est
qu’un fou. L’industrie culturelle rejette les objections qui lui sont faites
comme elle rejette celles qui sont faites au monde dont elle fournit une
duplication impartiale.
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Le mécanisme de la domination sociale voit la nature comme antithèse
bienfaisante de la société et, ce faisant, il l’intègre dans la société
incurable et la dénature. Les images montrant des arbres verts, un ciel bleu et
des nuages qui passent en font des cryptogrammes pour les cheminées d’usines et
les stations-services.
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La résurrection de l’anti-philistin Hans Sonnenstösser
en Allemagne et le plaisir que procure Life with Father
ont le même sens.
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Le cinéma tragique devient effectivement une institution favorisant le
progrès moral. Les masses démoralisées par une vie soumise sans cesse aux
pressions du système, dont le seul signe de civilisation est un comportement
d’automate susceptible de rares sursauts de colère et de rébellion, doivent
être incitées à la discipline devant le spectacle de la vie inexorable et du
comportement exemplaire des victimes. La civilisation a de tout temps contribué
à dompter les instincts révolutionnaires aussi bien que les instincts barbares.
La civilisation industrialisée fait quelque chose de plus.
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La société est une société de désespérés, de ce fait, une proie facile
pour le gangstérisme. Certains des romans allemands les plus importants de
l’époque préfasciste comme Berlin Alexanderplatz de
Döblin et Kleiner Mann, was nun ? de Fallada expriment
cette tendance avec autant de vigueur que la plupart des films et les
techniques du jazz. Ils traitent tous, au fond, de l’homme modeste prenant
conscience du caractère dérisoire de son existence. La possibilité de devenir
un sujet économique, un responsable d’entreprise ou un propriétaire est
définitivement éliminée.
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À l’ère du capitalisme avancé, la vie est un rite permanent
d’initiation.
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Dans l’industrie culturelle, l’individu n’est pas seulement une illusion
à cause de la standardisation des moyens de production. Il n’est toléré que
dans la mesure où son identité totale avec le général ne fait aucun doute. De
l’improvisation standardisée du jazz à la vedette de cinéma qui doit avoir une
mèche sur l’oreille pour être reconnue comme telle, c’est le règne de la
pseudo-individualité. L’individuel se réduit à la capacité qu’a le général de
marquer l’accidentel d’un sceau si fort qu’il sera accepté comme tel.
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La pseudo-individualité est requise si l’on veut comprendre le tragique
et le désamorcer : c’est uniquement parce que les individus ont cessé d’être
eux-mêmes et ne sont plus que les points de rencontre des tendances générales
qu’il est possible de les réintégrer tout entiers dans la généralité. La
culture de masse dévoile ainsi le caractère fictif qu’a toujours eu l’individu
à l’époque bourgeoise, et son seul tort est de se glorifier de cette morne
harmonie du général et du particulier.
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. Le goût dominant emprunte son idéal à la publicité, à la beauté objet
de consommation. C’est ainsi que s’est accompli – sur le mode ironique – ce dit
de Socrate selon lequel est beau ce qui est utile.
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L’absence de finalité de la grande œuvre d’art moderne vit de l’anonymat
du marché, où la demande passe par tant d’intermédiaires que l’artiste échappe
dans une certaine mesure à des exigences déterminées, car, durant toute
l’histoire bourgeoise, son autonomie – qui n’était que tolérée – n’allait pas
sans un élément de non-vérité qui entraîna finalement la liquidation de l’Art.
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. La valeur d’usage de l’art, le fait qu’il existe, est considéré comme
un fétiche, et le fétiche – sa valeur sociale qui sert d’échelle de valeur
objective de l’œuvre d’art – devient la seule valeur d’usage, la seule qualité
dont jouissent les consommateurs.
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La culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement
soumise à la loi de l’échange qu’elle n’est même plus échangée ; elle se fond
si aveuglément dans la consommation qu’elle n’est plus consommable. C’est
pourquoi elle se fond avec la publicité, qui devient d’autant plus omnipotente
qu’elle paraît absurde sous un monopole.
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Par le langage dans lequel il s’exprime, celui-ci apporte sa
contribution au caractère publicitaire de la culture. Plus le langage se fond
dans la communication, plus les mots qui jusqu’alors étaient véhicules
substantiels du sens se dégradent et deviennent signes privés de qualité ; plus
les mots transmettant ce qui veut être dit sont clairs et transparents, plus
ils deviennent opaques et impénétrables. La démythologisation de la langue
comprise comme élément du processus global de la raison est un retour à la
magie. Le mot et son contenu étaient distincts, mais inséparables l’un de
l’autre. Des concepts tels que mélancolie, histoire, voire vie, étaient
reconnus dans le mot qui les mettait en relief et les préservait. Sa forme les
constituait et les reflétait en même temps.
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De nombreuses personnes emploient des mots et des expressions qu’elles
ont cessé de comprendre ou qu’elles n’utilisent que parce qu’ils déclenchent
des réflexes conditionnés, comme par exemple les noms de marques qui
s’accrochent avec d’autant plus de ténacité aux objets qu’ils dénotent que leur
signification linguistique est moins bien comprise.
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Et voici le résultat du triomphe de la publicité dans l’industrie
culturelle : les consommateurs sont contraints à devenir eux-mêmes ce que sont
les produits culturels, tout en sachant très bien à quoi s’en tenir.