mercredi 28 avril 2021

Un monde ouvert - Kenneth White

Un monde ouvert - Kenneth White

 

Le territoire de l’être

 

•... face à tous mes poèmes arrogants, le vrai Moi reste encore intouché, inédit, jamais atteint » WALT WHITMAN

 

C’était le soir quand j’arrivai à cette plage après avoir parcouru deux cents kilomètres en stopcherchai d’abord un endroit convenable pour étendre mon sac de couchage (à l’abri d’un tronc d’arbre flotté, blanchi par l’océan), et puis je me contentai de rester assis là, à écouter le mouvement de la mer et à regarder les étoiles apparaître, jusqu’au moment de me coucher. Pendant la nuit il y eut un orage, un théâtre d’électricité ambre et bleue là-bas à l’horizon, et la pluie venait du large par rafales. Quand je m’éveillai, le ciel était miraculeusement clair, et j'avais cette côte entière, dix à douze kilomètres ininterrompus, toute à moi. Je me mis à marcher...

 

                              Combien de formes abandonnées

combien de moi détruits
combien d’aurores et de nuits

                                                                       avant que je n’atteigne

                                                ce lieu de lumière et de vide 

où des oiseaux blancs crient

                                    une présence — 

                        ou n'est-ce encore qu’un signe?

 

tant de vie vécue

pour cette seule flamme

 tant de chemin parcouru 

        pour cet unique point —

l'intelligence tremble

    à l'approche de l’être nu

 

les durs chemins de l’esprit

                    mènent à de tels lieux 
            toute sensation puissante

mène à ces déserts

le destin des mots 

    à ces silences mouvants

 

ou n'est-ce encore qu’un signe? — 

                    couvrir mon corps nu 

            de signes

et être un signe parmi les signes

  ou aller au-delà des signes 

dans la lumière

qui n'est pas le soleil 

dans les eaux 

    qui ne sont pas l'océan 

5

toujours le paysage métaphysique

mais de plus en plus abstrait 

de plus en plus abrupt

où les plus distantes irréalités 

sont la réalité 

et la vie

cette écume dansante 

cette ligne blanche

cette lisière incandescente

qui avance

au-delà des phrases et des problèmes

métaphysique?

— le physique absolu l'opaque consumé

la lourdeur dissoute

cette flaque d eau

miroir du ciel et des rochers 

sillonnée de coups d ailes

présente mieux mon visage originel 

que même le visage du Bouddha  

 8

colonie panique :

architraces sur le sable

 une envolée blanche dans l'air

les principes sont là —
mon espèce

9

                        corps cosmique

                                    cosmo-comédie.

 

La vallée des bouleaux 

 

 

1

                                            Entrer dans cette vallée

est comme entrer dans un souvenir

obscur le sentiment 

d'une plénitude perdue 

près d’être retrouvée

quelle est donc cette vallée

qui me parle comme un souvenir 

chuchotant de toutes ses branches 

ce matin de novembre?

 

2

Les mots pour cela ne peuvent venir que de régions mentales qui me sont encore inconnues, comme ces phrases avec lesquelles parfois je m'éveille et dont la fraîcheur et la simple complexité me ravissentainsi lorsque, il y a seulement quelques jours, je me suis réveillé avec en tète les mots «              KanaanRoss», satisfait par l'étrange ambiguïté du nom et par le lien qu'il établissait entre le Nord et l'Est. Et cest comme si j’étais moi-même, maintenant, ce Kancutn Ross, marchant en ce lieu, à la recherche d’une parole.

 

3

Je dois entrer dans cet univers de bouleaux 

et parler de l’intérieur 

je dois entrer

dans ce silence incandescent

la contemplation ne suffit pas

n’est jamais réalisée sans les mots nécessaires.

 

4

Sans les mots nécessaires
 
mais les mots essentiels
sont aussi les plus rares
et comment venir à eux
mutilés que nous sommes
 

si ce n'est à travers

une puissance qui nous élève

 

hors du labyrinthe et des vacarmes de l’ignorance 

et nous permet

 

de tranquillement 

pénétrer la réalité —

rien ici de laborieux 
rien d’élaboré.
 
5

Et pourtant tout le travail, toute la recherche que j’ai effectués ne sont pas sans rapport avec cette rencontre. Depuis quelque temps déjà j'étudie, avec une sensation aiguë de reconnaissance, la géog et la du Nord-Est asiatique, cette contrée habitée par les tribus hyperboréennes des Tchouktchesdes Bouriates, des Koryàks... Là-haut, dans ces régions pour lesquelles j’éprouve un attachement très fort, si fort qu’elles doivent en un certain sens être "mon monde", bouleau est sacré. En vérité le bouleau est au Nord-Est ce que le bambou est aux pays  qui s’étendent plus au sud: le cœur même d’une culture. C'est la civilisation du bouleau qui explique la fascination exercée sur moi par ce de bouleaux ce matin. Comme toute culture totale, la civilisation du bouleau unit la sexualité (pour les tribus sibériennes l’arbre est la Fille de la forêt) aux plus hautes conceptions de l’esprit. De là également cette plénitude que j’ai éprouvée tout à l’heure, et que jespréserve maintenant au plus profond de moi, la protégeant pour ainsi dire par cette périphérie de prose, comme par une écorce...

 

6

Attendant que les mots 

sortent du silence

 

des mots pour ce vide-plénitude 

cette absence-présence

 

des mots pour l'esprit sensuel 

qui imprègne ces arbres 

 

des mots comme la nichtwesende  wesenheit

 de Maître Eckhart

 

des mots comme la çunyata bouddhique 

mais plus enracinés, plus enracinés

 

enracinés et branchus 

et débordants de sève.

 

7

«     Aucun peuple maintenant ne connaît le langage sensuel », écrit Jakob Bôhme. Victimes du concept et du modèle, notre vie subtile écrasée sous le poids du général, nous évoluons dans des mondes stériles, faisant violence à tout, y compris à nous-mêmes. Avant de pouvoir parler, de pouvoir dire quoi que ce soit, nous devons nous unir, par un long processus silencieux, à la réalité. Seules de longues heures de silence peuvent nous conduire à notre langage, seules de longues étendues d’inconnu peuvent nous conduire à notre monde.

 

8

La pluie tombe des immensités bleues.

 

9

Je suis venu sous les arbres

leur faire l'amour avec mes mains muettes 

car la beauté se laisse au moins caresser par les sens 

j'ai suivi des doigts le noir sur le blanc 

comme un poème inachevé —

sans cesse interrompu, sans cesse recommencé.

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