mercredi 21 avril 2021

L’adolescent – Dostoïevski

L’adolescent – Dostoïevski

TOME 1

Il faut être trop ignoblement amoureux de sa propre personne pour écrire sans honte sur soi-même. Je ne me trouve qu’une seule excuse, c’est que je n’écris pas pour ce qui fait écrire tout le monde, à savoir les louanges du lecteur. Si l’idée m’est soudain venue de noter mot pour mot tout ce qui m’est arrivé depuis l’année dernière, elle m’est venue à la suite d’une nécessité intérieure : tellement je suis sidéré par ce qui s’est accompli. Je ne note que les événements, m’écartant à toute force de tout ce qui n’a pas de rapport, et surtout - des beautés littéraires ; le littérateur écrit pendant trente ans et, à la fin, il se demande bien pourquoi il a écrit pendant tellement d’années. Je ne suis pas un littérateur, je ne veux pas être un littérateur et, tramer sur leur marché littéraire l’intérieur de mon âme et la belle description des sentiments, je prendrais ça pour une chose indécente et ignoble. Non sans dépit, je pressens pourtant que, semble-t-il, c’est impossible de se passer complètement de descriptions des sentiments et de réflexions (même, peut-être, vulgaires) : tant est perverse sur l’homme l’influence de toute activité littéraire, quand bien même elle ne serait entreprise que pour soi seul. Ces réflexions, elles, elles peuvent même être très vulgaires parce que ce à quoi vous accordez vous-même beaucoup de prix n’en a peut-être, c’est très possible, aucun aux yeux d’autrui. Mais, tout ça, laissons. N’empêche, voilà une préface ; plus tard, il n’y aura plus rien de ce genre-là. Au travail ; il n’y a rien de plus compliqué que de commencer un travail, n’importe lequel, et même, si ça se trouve, le travail en général.

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Même, ça fait plus de ténèbres. Déjà rien que les dimensions que cet amour a prises alors sont une énigme, parce que la première condition des gens comme Versilov, c’est d’abandonner tout de suite dès que le but est atteint. Mais là, il est arrivé autre chose. Pécher avec une jolie coquette domestique

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Cette convocation d’un homme sec et fier, hautain et insouciant envers moi, et qui, jusqu’à présent, m’ayant fait naître et jeté dans le monde, non seulement ne me connaissait pas du tout, mais, même, ne s’en était jamais repenti (qui sait, peut-être, n’avait-il qu’une idée trouble et peu précise de mon existence, car il s’est avéré par la suite que, l’argent pour ma subsistance à Moscou, ce n’est pas lui qui le versait, mais quelqu’un d’autre), la convocation de cet homme, donc, dis-je, qui s’était si brusquement souvenu de moi et m’avait honoré d’une lettre autographe - cette convocation m’a tenté et a décidé de mon destin.

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Sans les faits, pas moyen de décrire les sentiments. En plus, tout ça, je n’en parlerai que trop le moment venu, et c’est pour ça que j’ai pris la plume. Sinon, écrire comme ça - ça res­semble à un délire ou un nuage.

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’ai compris tout de suite qu’on m’avait trouvé cette place auprès de ce vieillard malade simplement pour le “distraire”, et que c’était là tout mon travail. Bien sûr, ça m’a blessé, et j’ai voulu prendre des mesures tout de suite ; mais, bientôt, ce vieux toqué m’a fait une sorte d’impression inattendue, un genre comme de pitié, et, à la fin du mois, j’étais comme étrangement attaché à lui, du moins avais-je laissé mon intention d’être grossier.

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Nous parlions essentiellement de deux sujets abstraits - de Dieu et de son existence, c’est-à-dire s’il existe ou pas, et des femmes. Le prince était très religieux et très sentimental.

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j’ai vu moi-même toute la nudité de la femme, toute ; c’est depuis ce moment-là que je sens de la répulsion.

                 Sérieux ? Mais, cher enfant*, une femme belle et fraîche, ça sent la pomme - de quelle répulsion est-ce que tu parles ?

                 Dans la petite pension, là, où j’étais avant, chez Touchard, avant le lycée encore, j’avais un camarade, Lambert. Il me battait toujours, parce qu’il avait plus de trois ans de plus que moi, et, moi, j’étais comme son laquais, je lui ôtais ses bottes.

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— Il y a visiblement un malentendu ici, est soudain intervenu Vassine. L’erreur consiste en ceci que, chez Kraft, ce n’est pas seulement une conclusion logique, mais, pour ainsi dire, une conclusion qui s’est changée en sentiment. Toutes les natures ne sont pas identiques : pour beaucoup de gens, la conclusion logique se transforme parfois en un sentiment des plus puissants, qui envahit tout l’être et qu’il devient très difficile de chasser ou de transformer. Pour guérir un homme de ce genre, ce qu’il faut, c’est changer le sentiment lui-même, ce qui n’est possible que si on le remplace par un autre, qui aurait la même force. Cela, c’est toujours difficile, et, parfois, impossible.

                 Erreur ! s’est mis à hurler le débatteur, la conclusion logique, en tant que telle, elle dissipe tous les préjugés. C’est la conviction raisonnable qui fait naître le sentiment. La pensée se forme à partir du sentiment et, à son tour, en s’installant dans l’homme, elle formule du nouveau !

Les gens sont très divers : les uns changent facilement leurs sentiments, les autres, pas du tout, a répliqué Vassine, comme s’il ne désirait plus poursuivre le débat ; mais, moi, j’étais exalté par son idée.

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C’est vrai, de quoi avais-je donc peur et que pouvaient-ils bien me faire avec toutes les dialectiques du monde ? J’étais le seul, si ça se trouve, là-bas, à comprendre ce que Vassine voulait dire avec son “idée-sentiment” ! Il ne suffit pas de contredire une idée magnifique, il faut la remplacer par une idée de même force et aussi magnifique ; sinon, moi, parce que je ne veux pour rien au monde me séparer de mon sentiment, je rejetterai au fond du cœur tout argument contraire, ne serait-ce que malgré moi, quoi qu’ils aient pu me dire.

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                 A mon avis, chacun a le droit d’avoir ses sentiments. .. si c’est par conviction... et que personne ne puisse les lui reprocher, ai-je dit, m’adressant à Vassine. J’avais eu beau parler d’une voix alerte, c’était vraiment comme si ce n’était pas moi, comme si c’était la langue de quelqu’un d’autre qui remuait dans ma bouche.

Tie-ens donc ? a repris avec ironie, sur un ton traînant, la même voix qui interrompait Dergatchov et qui avait crié à Kraft qu’il était allemand.

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— Précisément. Un homme d’une intelligence remarquable disait, entre autres, qu’il n’y a rien de plus difficile que de répondre à cette question : “Pourquoi faut-il absolument avoir le cœur noble ?” Voyez-vous, il y a trois .sortes de crapules dans le monde : les crapules naïves, c’est-à-dire celles qui sont convaincues que leur crapulerie est la plus haute des noblesses, les crapules honteuses, c’est-à-dire celles qui ont honte de leur crapulerie, mais qui ont quand même le désir absolu de l’accomplir quoi qu’il arrive, et, enfin, les crapules toutes simples, les crapules cent pour cent. Permettez : j’avais un camarade, Lambert, qui me disait encore, quand il avait seize ans, que, le jour où il serait riche, son plus grand plaisir serait de nourrir les chiens avec du pain et de la viande, pendant que les enfants pauvres seraient en train de crever de faim ; et, quand, eux, ils n’auraient plus rien pour se chauffer, lui, il achè­terait une cour pleine de bois de chauffage, il le mettrait dans un champ, son bois, et il chaufferait le champ, mais, aux pauvres, il ne donnerait pas une bûche. Voilà ce qu’il ressentait !

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— L’époque où nous sommes, a-t-il commencé lui-même après un silence de deux minutes et toujours en regardant quelque part en l’air, l’époque où nous sommes, c’est l’époque du juste milieu et de l’indifférence, de la passion pour l’inculture, la paresse, c’est l’inaptitude au travail et le besoin du tout cuit. Personne ne réfléchit jamais ; c’est rare quand quelqu’un élabore une idée.

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Maria Ivanovna, qui, croyez- moi, m’a révélé beaucoup de choses, m’a dit que vous, et vous seul, vous pourriez me rapporter la vérité sur ce qui s’est passé à Ems, il y a un an et demi, entre Versilov et les Akhmakov. Je vous attendais comme un soleil qui pourrait me donner toute la lumière. Vous ne savez pas dans quelle situation je suis, Kraft. Je vous supplie de me dire toute la vérité. Ce que je veux précisément savoir, c’est ce qu’il est comme homme, et maintenant - maintenant plus que jamais, j’en ai besoin.

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Un an et demi auparavant, Versilov, devenu par l’intermédiaire du prince Sokolski un ami de la maison Akhmakov (à l’époque, ils se trouvaient tous à l’étranger, à Ems), avait produit une impression puissante d’abord sur Akhmakov lui-même, un général qui était loin encore d’être un vieillard, mais qui avait perdu toute la riche dot de sa femme, Entérina Nikolaevna, en trois ans de mariage, aux cartes, et, qui suite à une vie débridée, avait déjà fait une attaque.

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Toujours est-il que la jeune fille avait soudain déclaré à son père qu’elle voulait épouser Versilov. Que cela s’est passé vraiment, tout le monde le confirme - et Kraft, et Andronikov, et Maria Ivanovna, et, même, une fois, c’est Tatiana Pavlovna qui s’est trahie devant moi. On affirmait aussi que non seulement Versilov le voulait lui aussi, mais même qu’il insistait sur ce mariage avec la jeune fille et que l’accord de ces deux êtres si différents, le vieux et la toute jeune, était mutuel. Mais le père avait été effrayé par cette idée ; plus il détestait Katérina Nikolavna, qu’il avait beaucoup aimée auparavant, plus il s’était mis à considérer sa fille comme presque une déesse, surtout après l’attaque qu’il avait faite. Mais l’ennemie la plus acharnée d’un tel mariage avait été Katérina Nikolavna.

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Versilov, soi-disant, avait réussi à persuader, à sa façon, avec finesse, mais sans discussion, la jeune personne que si Katérina Nikolavna refusait ce mariage, c’était parce qu’elle était amoureuse elle-même de lui, et qu’elle le torturait depuis long­temps avec sa jalousie, qu’elle le persécutait, intri­guait, qu’elle s’était déclarée, et, à présent, elle était prête à le brûler vif parce qu’il en aimait une autre ; bref, quelque chose de ce genre-là. Le plus moche était que, soi-disant, il avait “confié” cela aussi au père, mari de l’épouse “infidèle”, expliquant que le prince n’était qu’un simple divertissement.

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Ce qui apparaissait en conclu­sion était l’évidente infamie de Versilov, le mensonge et l’intrigue, quelque chose de noir et de sale, d’autant que, réellement, cela eut une fin tragique : la malheureuse jeune fille enflammée s’était empoisonnée, dit-on, avec des allumettes phosphoriques ; du reste, même aujourd’hui je ne sais pas si ce dernier bruit est exact ; toujours est-il qu’on a tout fait pour étouffer l’affaire. La jeune fille n’est restée malade que deux semaines, après quoi elle est morte.

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Les allumettes sont ainsi restées douteuses, mais Kraft y croyait fermement, à elles aussi. Ensuite, très vite, le père de la jeune fille est mort à son tour, de chagrin, paraît-il, lequel chagrin a entraîné la deuxième attaque, mais pas avant trois mois, cependant. Pourtant, après les funérailles de la jeune fille, dans un parc, le jeune prince Sokolski, qui était revenu à Ems depuis Paris, a publiquement giflé Versilov et ce dernier n’a pas répondu par un duel ; au contraire, le lendemain, il s’est présenté à la pro­menade comme si de rien n’était. C’est là que tous se sont détournés de lui, à Pétersbourg aussi. Versilov continuait bien de fréquenter certaines personnes, mais c’était tout à fait dans un autre cercle. Toutes ses relations mondaines l’ont mis en accusation, même si, du reste, peu de gens connaissaient tous les détails ; on savait juste quelque chose sur la mort romantique de la jeune fille et sur la gifle. Seules deux ou trois personnes détenaient des informations aussi complètes que possible ; celui qui en savait le plus était le défunt Andronikov, qui entretenait depuis déjà longtemps des relations d’affaires avec les Akhmakov, et surtout Katérina Nikolavna, suite à une certaine circonstance. Mais il conservait tous ces secrets même à l’abri de sa propre famille, et n’avait révélé quelque chose qu’à Kraft et Maria Ivanovna, et encore, par nécessité.

— L’essentiel, ici, maintenant, c’est un docu­ment, a conclu Kraft, dont Mme Akhmakova a très peur.

Et voilà aussi ce qu’il m’a révélé sur ce sujet.

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Quant à elle, devenue veuve, elle restait, par la grâce de son joueur de mari, sans aucun revenu et ne pouvait compter, justement, que sur son père : elle espérait pleinement recevoir de lui une seconde dot, aussi riche que la première !

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Mon idée, c’est devenir Rothschild. J’invite le lecteur au calme et au sérieux.

Je répète : mon idée, c’est devenir Rothschild, devenir aussi riche que Rothschild ; pas simplement riche, mais riche précisément comme Rothschild. Pourquoi, à quoi bon, quels sont précisément les buts que je poursuis - cela, plus tard. D’abord, je me contenterai de prouver que mon succès est garanti par les mathématiques.

L’affaire est toute simple, tout le secret tient en deux mots : constance et continuité.

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— Vous m’assurez que vous connaissez, et, pourtant, vous ne connaissez rien. Certes, il y a une chose où vous avez raison : si j’ai dit que c’est une chose “très simple”, j’ai oublié d’ajouter que c’est aussi la plus compliquée. Toutes les religions et les morales du monde se résument à une chose : “Aimer la vertu et fuir les vices.” Quoi de plus simple, pourrait-on croire ? Bah, tiens, essayez donc de faire quelque chose de vertueux et de fuir ne serait-ce qu’un seul de vos vices, hein ? Pareil ici.

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De là, deux conclusions directes : la première est que la constance dans T accumulation, même de kopecks, finit avec le temps par donner des résultats énormes (le temps, là, n’a aucune importance), et, la deuxième, c’est que la forme d’accumulation la plus simplette, mais continue, a un succès garanti mathématiquement.

Pourtant, il y a peut-être beaucoup de gens respectables, intelligents et pondérés, mais qui (malgré tous leurs efforts) n’ont ni trois mille ni cinq mille roubles, et qui, n’empêche, ont une envie terrible de les avoir. Pourquoi ? La réponse est claire : parce que personne d’entre eux, malgré toute leur envie, ne les désire quand même assez pour devenir, par exemple, un mendiant, s’il n’y avait pas d’autre moyen de les avoir ; ils ne sont pas assez constants pour, quand bien même ils se seraient faits mendiants, ne pas dépenser les premiers kopecks qu’ils auraient obtenus pour un bout de pain de plus, pour eux ou leur famille. N’empêche, avec ce moyen d’accumula­tion, je parle de la mendicité, pour épargner une telle somme, pour se nourrir, il faut manger juste du pain et du sel, rien d’autre ; du moins, c’est comme ça que je le comprends.

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L’isolement—voilà l’essentiel : j’ai détesté terriblement, jusqu’à la toute dernière minute, toutes les relations et les associations avec les gens ; parlant en général, pour commencer “l’idée”, j’avais décidé d’être absolument seul. Cela, c’est sine qua non. Les gens me pèsent, ils m’occuperaient l’esprit, et l’inquiétude nuirait au but. Et puis, en général, jusqu’à présent, de toute ma vie, dans toutes mes songeries sur la façon dont j’allais me comporter avec les gens - cela donnait toujours des choses très intelligentes ; sitôt que je passais à l’action - c’était toujours très bête. Je l’avoue avec indignation et sincérité, je me suis toujours trahi par les paroles, et je me suis précipité, et c’est pourquoi j’avais décidé de supprimer les gens. Bénéfice : indépendance, sérénité, clarté du but.

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Apprenez la vérité : la continuité et la constance dans le gain, et, surtout, dans l’accumulation sont plus forts que les bénéfices momentanés, quand bien même ces bénéfices seraient du cent pour cent !

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Oui, je suis sombre, je me renferme sans cesse. J’ai souvent le désir de sortir de la société. Peut-être que je ferai du bien aux gens, mais, souvent, je ne vois pas la moindre raison de leur faire du bien. Et les gens sont loin d’être si beaux qu’il faille à ce point se soucier d’eux.

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Oui, j’ai eu soif de puissance toute ma vie, de puissance et de solitude. J’en rêvais déjà même a un âge où réellement n’importe qui m’aurait ri au nez s’il avait distingué ce que j’avais sous le crâne.

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Mon idée, ce n’est pas ça. Moi, l’argent, je n’en ai pas peur ; il ne m’écrasera pas et ne m’obligera pas à écraser les autres.

Je n’ai pas besoin d’argent, ou, mieux, ce n’est pas de l’argent dont j’ai besoin ; pas même de la puis­sance ; ce dont j’ai besoin, c’est de ce qui s’acquiert par la puissance, ce qui ne peut absolument pas s’acquérir sans la puissance : c’est la conscience solitaire et tranquille de sa force ! Voilà la définition la plus complète de la liberté, celle que le monde entier se tue à découvrir ! La liberté ! J’ai enfin tracé ce mot immense... Oui, la conscience solitaire de sa force, elle est envoûtante et splendide. Je possède la force, et je suis tranquille. Jupiter, il tient le ton­nerre entre ses mains, et quoi : il est tranquille ; est- ce si souvent qu’il le fera tonner ? L’imbécile croira qu’il dort. Mais mettez à la place de Jupiter un homme de lettres ou une bécasse, une commère de village - ce tonnerre, tout ce tonnerre que ça fera !

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J’ai fini “l’idée”. Si ce que j’ai décrit paraît vulgaire, superficiel, c’est ma faute à moi, pas celle de “l’idée”. J’ai déjà prévenu que les choses les plus simples, parfois, sont les plus difficiles à comprendre ; maintenant, j’ajouterai que ce sont aussi celles qu’on a le plus de mal à exposer, d’autant que j’ai décrit “l’idée” dans l’aspect qu’elle avait avant. Il y a aussi une loi a contrario pour les idées : les idées vulgaires, rapides - elles sont comprises incroyablement vite, et tou­jours par la foule, toujours par toute la rue ; bien plus, elles sont considérées comme les plus grandes et les plus géniales, mais - juste le jour de leur apparition. Ce qui n’est pas cher ne dure pas. Une compréhension rapide n’est que le signe de la vulgarité de l’objet à comprendre. L’idée de Bismarck est devenue géniale en une seconde, et Bismarck lui-même, un génie ; mais, justement, ce qui est suspect, c’est cette rapidité : j’attends Bismarck d’ici dix ans, et nous verrons à ce moment-là ce qui sera resté de son idée, voire, peut-être, de M. le chancelier lui-même.

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C’est étonnant comme je suis rapide et changeant dans ce genre de situations : il suffit d’un petit grain de sable, d’un cheveu, pour chasser le bien et le remplacer par le mal.

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Maman, si vous ne voulez plus rester avec votre mari, qui en épousera une autre demain, souvenez-vous que vous avez encore un fils qui vous promet d’être à jamais un fils respec­tueux, souvenez-vous et partons, mais seulement à une condition : “lui ou moi”, vous acceptez ? Je ne vous demande pas de réponse maintenant : je sais qu’à des questions pareilles, on ne peut pas répondre à la seconde...

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Aimer son prochain et ne pas le mépriser, c’est impossible. A mon avis, l’homme a été créé avec une impossibilité physique d’aimer son prochain. Il y a là une espèce d’erreur dans les mots depuis le début, et “l’amour de l’humanité” ne doit être compris que comme l’amour pour cette huma­nité que, toi-même, tu t’es créée au fond de ton cœur (en d’autres termes, tu t’es créé toi-même, et, l’amour que tu ressens, c’est ton amour pour toi), et qui, donc, n’existera jamais en vrai.

 

TOME 2

Chaque être humain, n’importe qui, sans doute, conserve un souvenir de quelque chose qui lui est arrivé et qu’il considère, ou qu’il a tendance à considérer, comme fantastique, extraordinaire, quelque chose qui sort du rang, presque de merveilleux, que ce soit un rêve, une rencontre, une pré­diction, un pressentiment ou quelque chose de ce genre.

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Je lui ai répliqué avec fougue, insistant sur l’égoïsme de ces gens qui abandonnent le monde et l'utilité qu’ils auraient pu apporter à l’humanité, pour la seule idée égoïste de leur salut. Au début, il ne m’a pas compris, et je soupçonne même qu’il ne m’a pas compris du tout ; mais, le désert, il l’a défendu très fort : “Au début, on se plaint soi- même, bien sûr (c’est-à-dire quand on s’installe dans le désert), bon, et après, de jour en jour, on se réjouit, bon, et, après, on voit Dieu.” Là, je lui ai développé le tableau complet de l’activité utile du savant, du médecin et, en général, de l’ami de l’humanité dans le monde et je l’ai réellement enthou­siasmé, parce que, moi-même, je parlais avec chaleur ; il m’approuvait à tout instant : “Oui, mon gentil, oui, que le bon Dieu te bénisse, tu penses en vérité” ; mais quand j’ai eu fini, lui, malgré tout, il n’était pas entièrement d’accord : “Oui, bien sûr, c’est vrai, a-t-il soupiré profondément, mais, quoi, il y en a beaucoup qui pourront tenir et ne se dis­trairont pas ? L’argent, ce n’est pas Dieu, bon, mais c’est un demi-dieu - une grande tentation ; et puis le sexe féminin ; puis l’amour-propre, et puis la jalousie. Et donc, la grande chose, ils l’oublient et ils se lancent dans les petites. Le désert, c’est autre chose ! Dans le désert, l’homme, il s’endurcit lui- même pour les plus grands exploits. Ami ! Et qu’est-ce qu’il y a dans le monde ? s’est-il exclamé avec une émotion intense. Ce n’est donc pas rien qu’un rêve ? Prends un peu de sable, sème-le sur du caillou ; le jour où ton sable jaune, sur ton caillou, il lèvera, ce jour-là, ton rêve dans le monde s’accomplira - voilà ce qu’on dit chez nous.' C’est autre chose, le Christ : «Va et donne ta richesse, sois le serviteur de tous.» Et tu seras plus riche qu’avant, incalculablement ; car ton bonheur, il ne sera pas fait de pain seul, ou d’habits précieux, ou d’orgueil ou de jalousie, mais d’un amour multiplié à l’infini. Et ce n’est pas une petite richesse, cent mille, un million, mais le monde tout entier que tu auras gagné ! Aujourd’hui, nous amassons sans satiété, nous dépensons avec folie, et, là, il n’y aura plus ni orphelins, ni mendiants, car ils sont tous des miens, tous de ma famille, je les ai tous gagnés, je les ai tous achetés jusqu’au dernier ! Aujourd’hui, ce n’est pas rare que le plus riche et le plus haut placé, il reste indifférent au nombre de ses jours, il ne sait plus lui- même quel amusement s’inventer ; là, tes jours et tes heures, ils seront multipliés comme un millier de fois, car tu ne voudras plus perdre une seule minute, et chaque minute, tu la ressentiras dans la gaieté du cœur. Et la sagesse, tu ne la gagneras pas non dans les livres seulement, et tu seras en face de Dieu, regard contre regard ; et la terre luira autant et plus que le soleil, et il n’y aura plus ni tristesse ni soupirs, mais juste seulement un paradis inestimable...”

C’étaient ces élans exaltés qu’adorait, je crois bien, Versilov. Cette fois-là, il était avec nous, dans la pièce.

— Makar Ivanovitch ! l’ai-je soudain interrompu, m’échauffant moi-même hors de toute mesure (je me souviens de ce soir-là), mais c’est le communisme, le vrai communisme que vous prêchez !

Comme il ne savait résolument rien de la doctrine communiste, et que c’était la première fois qu’il entendait même le mot, je me suis mis à lui exposer tout de suite tout ce que je savais. J’avoue que je m’y connaissais peu, et vaguement, et qu’aujourd’hui encore je ne suis pas tout à fait compétent ; mais, ce que je savais, je l’ai exposé avec une fougue terrible, malgré tout. Jusqu’à pré­sent, je repense avec plaisir à l’impression extraordinaire que j’ai produite sur le vieillard. Ce n’était même pas une impression, presque un bouleversement. En même temps, il s’intéressait terriblement aux détails historiques : “Où ? Quand ? Qui a fondé ? Qui a dit ?” A propos, j’ai remarqué - et c’est, en général, une caractéristique du simple peuple - qu’ils ne se satisfont pas d’une idée générale, s’ils s’intéressent beaucoup, ils commencent absolument à exiger les détails les plus précis et les plus fermes. Moi, dans ces détails, je m’embrouillais un peu, et, comme Versilov écoutait, et que j’avais honte devant lui, je m’échauffais encore plus. A la fin, Makar Ivanovitch, sous l’effet de l’attendrissement, ne faisait que répéter “oui, oui”, pour chaque mot, mais, visiblement, il ne comprenait plus et il avait perdu le fil. Je me suis senti pris de dépit, mais Versilov a soudain coupé court à la conversa­tion, il s’est levé et a déclaré qu’il était l’heure d’aller au lit. Nous étions tous rassemblés à ce moment-là, et il était déjà tard. Quand il est passé me voir dans ma chambre quelques minutes plus tard, je lui ai tout de suite demandé comment il considérait Makar Ivanovitch en général et ce qu’il pensait de lui. Versilov m’a fait un sourire ironique et gai (mais pas du tout pour mes erreurs sur le communisme - il ne les a pas mentionnées du tout). Je le répète encore : il s’était comme résolument attaché à Makar Ivanovitch, et je captais souvent sur son visage son sourire si attirant quand il écoutait le vieillard. Du reste, ce sourire n’a pas du tout empêché la critique.

 

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