dimanche 18 avril 2021

Les frères Karamazov - Dostoïevski

Les frères Karamazov - Dostoïevski

 

TOME 1

 

Dans la plupart des cas, les gens, même les monstres, sont plus naïfs et plus simples que ce qu’en général on ne peut conclure à leur sujet. Et nous aussi, d’ailleurs.

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Mais, réellement, Fiodor Pavlovitch avait toute sa vie aimé jouer la comédie, jouer soudain devant vous je ne sais quel rôle des plus inattendu et, surtout, le faire par­fois sans la moindre raison, fût-ce à son propre détri­ment, comme, par exemple, dans le cas dont je parle.

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Voilà donc ce que Fiodor Pavlovitch s’était mis à exploiter, c’est-à-dire qu’il se défaisait de lui par de petits versements, des envois temporaires, tant et si bien qu’au bout du compte il était arrivé qu’au moment où Mitia, perdant patience, était réapparu dans notre ville pour la deuxième fois, afin de mettre un terme, cette fois, défi­nitif à ses affaires avec son père, il s’était avéré sou­dain, à sa stupeur la plus extrême, qu’il ne lui restait plus rien du tout, que c’était même difficile à compter, qu’il avait déjà pris en argent à Fiodor Pavlovitch toute la valeur de son bien et que, lui-même, peut-être, il lui devait des sous ; que, suite à tel et tel accord, qu’il avait lui-même, à telle et telle date, souhaité signer, il n’avait plus le droit de demander davantage, etc. Le jeune homme avait été stupéfait, avait soupçonné un mensonge, une tromperie, était presque sorti de ses gonds et était comme devenu fou. C’est précisément cette circonstance qui devait amener à la catastrophe qui fera le sujet de mon premier roman préliminaire, ou, pour mieux dire, son histoire extérieure.

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Si les jeunes gens durent, pour toute la vie, leur éducation et leur instruction à quelqu’un, ce fut bien à cet homme, à Efim Pétrovitch, un homme des plus noble et des plus humain, d’une espèce qu’on rencontre rarement.

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Examinant un certain nombre d’opinions déjà formulées à ce sujet, il avait exprimé ses vues person­nelles. L’essentiel tenait dans le ton et dans le côté remarquablement inattendu de la conclusion. Or, un grand nombre de cléricaux considérèrent résolument l’auteur comme un des leurs. Et, d’un seul coup, à côté d’eux, non seulement les laïcs mais même un certain nombre d’athées s’étaient, à leur tour, eux aussi, mis à le féliciter. A la fm des fins, quelques personnes perspi­caces avaient conclu que cet article n’était qu’une farce audacieuse et une parodie.

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Que venait faire chez nous Ivan Fiodorovitch - moi, je m’en souviens, même à ce moment-là, je me posais la question, avec comme, presque, une sorte d’inquié­tude. Cette arrivée tellement fatale, qui devait servir de source à tant de conséquences, devait, longtemps plus tard, presque toujours, me rester une chose pas claire. Généralement parlant, il était étrange qu’un jeune homme si savant, à l’air si fier et si prudent, paraisse soudain dans une maison si monstrueuse, chez un tel père, un père qui, sa vie durant, l’avait ignoré, ne l’avait pas connu et l’avait oublié, et même si, bien sûr, pour rien au monde il n’aurait donné de l’argent au cas où son fils lui en aurait demandé, il avait craint toute sa vie que ses fils, n’est-ce pas, Ivan et Alexéï, débarquent un jour ou l’autre et lui demandent de l’argent Et voilà que le jeune homme s’installait sous le toit d’un tel père, vivait avec lui un mois et puis un autre, et les deux hommes s’entendaient comme larrons en foire. Ce dernier point ne m’étonnait pas que moi seul, mais aussi beaucoup d’autres. Piotr Alexandrovitch Mioussov, dont j’ai déjà parlé plus haut, ce parent éloigné de Fiodor Pavlovitch par sa première épouse, se retrou­vait, à l’époque, parmi nous, dans son domaine à côté de la ville, débarquant de Paris où il s’était installé com­plètement.

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C’est seulement par la suite qu’on comprit qu’Ivan Fiodorovitch était venu en partie à la demande et pour les affaires de son frère aîné, Dmitri Fiodorovitch, qu’il avait connu et vu pour la première fois de sa vie, là encore, quasiment dans la même période, pendant ce même séjour, mais avec lequel, pourtant, pour une cer­taine raison grave qui touchait plus à Dmitri Fiodoro­vitch, il était entré en correspondance dès avant son arrivée de Moscou.

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J’ajouterai encore qu’Ivan Fiodorovitch avait alors l’air d’être l’intermédiaire et le conciliateur entre son père et son frère, Dmitri Fiodorovitch, lequel avait en projet une grande dispute, voire une plainte officielle contre son père.

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Il n’y avait que le fils cadet, Alexéï Fiodo­rovitch, qui vivait chez nous depuis déjà un an et s’était retrouvé chez nous, de cette façon, avant ses autres frères. Et c’est bien de cet Alexéï que j ’ai le plus de mal à parler dans mon présent récit de préface avant de le faire entrer sur la scène du roman.

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Dans son enfance et son adolescence, il était resté peu expansif, voire peu bavard, et non pas par méfiance, par timidité ou par une taci­turne sauvagerie, non, tout au contraire, comme à cause de quelque chose d’autre, comme une espèce de souci intérieur, proprement personnel, qui ne concernait pas les autres, mais de si important pour lui-même qu’à cause de lui, ces autres, c’était comme s’il les oubliait. N’empêche, les gens, il les aimait : il avait vécu, on pouvait croire, toute sa vie avec une foi complète envers les gens, et, pourtant, personne, jamais, ne l’avait pris pour un petit simplet ni pour un homme naïf. Il y avait quelque chose en lui qui vous disait et vous soufflait (et ce devait être vrai tout au long de sa vie) qu’il ne voulait pas se placer comme juge parmi les gens, qu’il ne voulait pas prendre sur lui de condamner, qu’il ne condamnerait pour rien au monde.

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Ce sont des élans étranges de sentiments et de pensées qui peuvent les prendre, les individus de ce genre.

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Et donc, assez vite après avoir retrouvé la tombe de sa mère, Aliocha lui avait déclaré soudain qu’il voulait entrer au monastère et que les moines étaient prêts à le recevoir comme novice. Il lui avait déclaré ce faisant que c’était là son désir absolu, et qu’il demandait solen­nellement son autorisation paternelle. Le vieillard savait déjà que le starets Zossima, qui faisait son salut dans l’ermitage du monastère, avait produit sur son “doux garçon” une impression particulière.

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Enfin, j’espère que là-bas non plus rien ne te touchera, parce que c’est pour ça que je te le permets, que c’est mon dernier espoir. Le diable ne t’a pas encore bouffé la tête. Tu vas brûler, tu vas t’éteindre, tu vas guérir et puis tu reviendras. Et, moi, je t’attendrai ; je le sens bien, moi, que tu es la seule personne sur terre qui ne m’a pas condamné, mon gentil petit garçon, moi, je le sens, ça, je ne peux pas ne pas le sentir !...

Et il fondit même en sanglots. Il était sentimental. Il était méchant et sentimental.

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Oh, bien sûr, au monastère, il croyait complètement aux miracles, mais, à mon avis, les miracles ne troubleront jamais un réaliste. Ce ne sont pas les miracles qui poussent un réaliste à croire. Un réaliste authentique, s’il n’est pas croyant, trouvera toujours en lui-même la force et la capacité de ne pas croire même à un miracle et, si le miracle se dresse devant lui comme un fait incontour­nable, il refusera de croire ses sens plutôt que d’ad­mettre le fait. Et, s’il devait l’admettre, il l’admettrait comme un fait naturel que, juste, il ne connaissait pas auparavant. Chez le réaliste, ce n’est pas la foi qui naît du miracle, mais le miracle de la foi. Dès lors que le réaliste arrive à croire, ce sera justement à cause de son réalisme qu’il sera aussi obligé d’admettre le miracle. L’apôtre Thomas a déclaré qu’il ne croirait pas avant d’avoir vu et, quand il a vu, il a dit : “Tu es mon Sei­gneur et mon Dieu !” Est-ce le miracle qui Ta poussé à croire ? Le plus probable est que non, qu’il ne s’est mis à croire que parce qu’il voulait croire et, si ça se trouve, il avait déjà cru entièrement, dans le secret de son être, quand il était encore en train de dire : “Je ne croirai pas tant que je n’aurai pas vu.”

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Et donc, qu’est-ce que c’est qu’un starets ? Un starets, c’est quelqu’un qui prend votre âme, votre volonté dans son âme, dans sa volonté à lui. Vous choi­sissez un starets, et vous renoncez à votre volonté, et vous la lui donnez en pleine obéissance, en renonce­ment total à votre moi. Ce chemin-là, cette terrifiante école de la vie, celui qui s’enchaîne le fait volontairement, dans l’espoir, après un long chemin, de se vaincre soi- même, de se rendre maître de soi au point d’être fina­lement capable, par une obédience de la vie entière, d’atteindre une liberté, cette fois, totale, la liberté à l’égard de soi-même, et d’éviter le sort de ceux qui ont vécu leur vie et n’ont pas su se trouver eux-mêmes.

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Le prétexte de cette réunion, en réalité, était faux. C’est précisément à ce moment-là que les désaccords au sujet de l’héritage et des calculs patrimoniaux entre Dmitri Fiodorovitch et son père, Fiodor Pavlovitch, avaient atteint, visiblement, un degré impossible.

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Parfaitement, parfaitement, moi, toute la vie, je me suis offensé jusqu’au plaisir, pour l’esthétique que je me suis offensé, parce que, non seulement ça fait plaisir, mais, des fois, c’est beau d’être offensé ; voilà ce que vous avez oublié, grand starets, c’est beau ! Ça, je vais me le marquer dans mon livre ! Et j’ai menti, j’ai menti, absolument, pendant toute ma vie, à toute heure du jour. En vérité, oui, je suis mensonge, et père du mensonge ! Remarquez, non, je crois, pas père du mensonge, je me trompe toujours dans les textes, bon, mais au moins fils, déjà comme ça ça suffit. Sauf que... sur Diderot, des fois, on peut ! Diderot ne fera pas de tort, mais il y a des mots qui peuvent faire du tort.

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                 Comment ? Par quoi ?

                 Par l’expérience de l’amour actif. Tâchez que votre amour pour votre prochain soit actif et sans lassi­tude. A mesure que vous progresserez dans l’amour, vous vous convaincrez de l’existence de Dieu, et de l’immortalité de votre âme. Et si vous parvenez à un renoncement total à vous-même dans votre amour envers votre prochain, alors, sans aucun doute, vous acquerrez la foi, et aucun doute ne pourra même plus se faire jour dans votre âme. Cela est éprouvé, c’est sûr.

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— C’est exactement ce que m’a raconté, il y a long­temps, du reste, un docteur, remarqua le starets. Cet homme avait déjà un certain âge, et son intelligence ne faisait pas de doute. Il parlait avec la même sincérité que vous, même s’il plaisantait, mais c’était une plai­santerie tout endeuillée : j’aime, il me disait, l’huma­nité, et je m’étonne moi-même : plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, c’est- à-dire individuellement, en tant que personnes distinctes. Dans mes rêves, souvent, il me disait, j’en arrivais à des élans passionnés pour servir l’humanité, et, peut-être bien, réellement, je me serais fait crucifier pour les hommes, si, brusquement, d’une façon ou d’une autre, il avait fallu le faire, et, malgré cela, je ne suis pas capable de partager ma chambre avec quelqu’un deux jours de suite, ce que je sais d’expérience. Sitôt qu’il se rap­proche de moi, tout de suite, sa personnalité opprime mon amour-propre et restreint ma liberté. En vingt- quatre heures, je suis capable de prendre en haine le meilleur des hommes : l’un parce qu’il met longtemps à manger son repas, l’autre parce qu’il a un rhume et qu’il n’arrête pas de se moucher. Je deviens, il me disait, l’ennemi des gens aussitôt qu’ils me touchent. En revan­che, ça se passait toujours comme ça, plus je haïssais les gens en particulier, plus mon amour de l’humanité en général devenait enflammé.

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— Vous dites vraiment vrai ? Eh bien, maintenant, après cet aveu-là, je le crois, que vous êtes sincère et que vous avez bon cœur. Si vous n’atteignez pas le bonheur, souvenez-vous toujours que vous êtes sur la bonne voie, et faites en sorte de ne jamais la quitter. Surtout, fuyez le mensonge, tout mensonge, le men­songe à vous-même surtout. Observez votre mensonge et examinez-le, d’heure en heure, de minute en minute. Votre dédain aussi, fuyez-le, envers les autres, et aussi envers vous-même : ce qui vous semble laid à l’inté­rieur de vous-même, déjà par le seul fait que vous l’avez remarqué, se purifie. La peur aussi, fuyez-la, même si la peur n’est que la conséquence de tout mensonge. N’ayez jamais peur de votre propre pusillanimité dans votre chemin vers l’amour, et même les mauvaises actions que vous ferez pour cela, essayez de ne pas trop en avoir peur. Je regrette de ne rien pouvoir vous dire de plus réconfortant, car l’amour actif, comparé à celui des songes, c’est une chose cruelle et effrayante. L’amour des songes rêve d’un progrès rapide, qu’on satis­fasse vite, et il rêve que tout le monde le regarde. Là, réel­lement, on peut même en arriver à donner sa vie, pourvu que ça ne dure pas longtemps, mais que tout s’accom­plisse au plus vite, comme sur une scène, et que chacun regarde et applaudisse. Quant à l ’amour actif - c’est du travail et de la patience, et, pour certains, je crois bien, c’est une science véritable. Mais je prédis que même à la minute où vous regarderez avec horreur le fait que, mal­gré tous vos efforts, non seulement vous n’aurez pas pro­gressé vers le but, mais que vous penserez même vous en être éloignée - à cette minute même, je vous le prédis, brusquement, ce but, vous l’atteindrez, et vous verrez clairement sur vous la force miraculeuse du Seigneur, qui vous aura aimée tout le temps, et qui, tout le temps, secrè­tement, vous aura dirigée. Pardonnez-moi si je ne puis rester plus longtemps avec vous, on m’attend. Au revoir.

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— Je pars du postulat que la confusion des éléments, c’est-à-dire des essences de l’Eglise et de l’Etat, prises séparément, sera évidemment étemelle, même si elle est impossible et s’il n’y aura jamais aucun moyen de ramener le conflit à une situation je ne dis pas normale mais même un tant soit peu équilibrée, parce que le mensonge est à la base même de l’affaire. Le compro­mis entre l’Etat et l’Eglise, dans des questions comme celle de la justice, est, à mon avis, dans son essence totale et pure, impossible. Le religieux à qui j’ai répondu affirme que l’Eglise occupe dans l’Etat une place pré­cise et définie. Je lui ai répondu qu’au contraire l’Eglise devait contenir en elle-même l’Etat tout entier, et non lui payer la location d’une certaine parcelle d’espace, et que, si cela, pour une raison ou pour une autre, est impossible, dans l’essence des choses, cela doit être fixé sans le moindre doute comme le but le plus direct et le plus essentiel de tout le développement futur de la société chrétienne.

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— Un jeu sur les mots des plus indigne de la part d’un religieux ! l’interrompit à nouveau le père Païssy, n’y tenant plus. J’ai lu le livre auquel vous avez répondu, continua-t-il, s’adressant à Ivan Fiodorovitch, et j’ai été surpris par les paroles de ce religieux comme quoi “le royaume de l’Eglise n’était pas de ce monde”. S’il n’est pas de ce monde, c’est donc que l’Eglise est complète­ment impossible sur la terre. Dans les saints Evangiles, l’expression “pas de ce monde” n’est pas employée dans ce sens. Jouer sur de telles paroles est impossible. Notre-Seigneur Jésus-Christ est précisément venu éta­blir l’Eglise sur la terre. Le royaume du ciel, cela va de soi, n’est pas de ce monde, mais on ne peut y entrer que par l’intermédiaire de l’Eglise, qui est fondée et établie sur la terre. Et c’est pourquoi les calembours mondains sont, dans ce sens, impossibles et indignes. L’Eglise, en vérité, est un royaume et a été établie pour régner, et, finalement, elle devra apparaître comme un royaume sur toute la terre, sans aucun doute - la pro­messe en a été énoncée...

Il se tut brusquement, comme s’il était parvenu à se contenir. Ivan Fiodorovitch, qui l’avait écouté d’un air respectueux et attentif, dans un calme des plus absolu, poursuivit avec la même simplicité et la même bien­veillance, s’adressant au starets.

— Toute l’idée de mon article consiste en ceci que, dans les temps anciens, dans les trois premiers siècles du christianisme, le christianisme sur terre n’apparaissait qu’en tant qu’Eglise et n’était qu’une Eglise. Mais, quand l’Etat païen de Rome a désiré devenir chrétien, il est arrivé immanquablement que, devenu chrétien, il n’a pu faire qu’inclure l’Eglise en lui-même, et que, lui- même en tant qu’Etat, il est resté aussi païen qu’avant, dans un nombre important de ses attributions. Finale­ment, il s’est passé une chose absolument inévitable. Mais à Rome, en tant qu’Etat, il est resté trop d’éléments de la civilisation et de la sagesse païennes, comme, par exemple, les buts mêmes et les bases de l’Etat. L’Eglise du Christ, quant à elle, entrant au sein de l’Etat, ne pou­vait sans aucun doute rien céder de ses bases, de cette pierre sur laquelle elle était bâtie, et ne pouvait pas poursuivre d’autres buts que les siens, fermement posés et énoncés une fois pour toutes par le Seigneur lui- même, à savoir : transformer le monde entier et, donc, aussi tout le vieil Etat païen en Eglise. De cette façon (c’est-à-dire pour construire l’avenir), ce n’est pas l’Eglise qui doit chercher une place définie au sein de l’Etat, comme “toute communauté sociale” ou comme “com­munauté de personnes dans des buts religieux” (comme le dit de l’Eglise l’auteur auquel je réponds), mais, au contraire, tout Etat terrestre devrait dans l’avenir se trans­former totalement en Eglise et ne devenir rien d’autre qu’une Eglise, en rejetant tous ses buts qui pourraient ne pas correspondre à ceux de l’Eglise. Cela ne l’abais­sera en rien, ne lui enlèvera ni son honneur ni sa gloire de grand Etat, et n’ôtera rien à la gloire de ses diri­geants et ne fera que le mener, de la route mensongère, encore païenne et fausse qu’il poursuit, à une route juste et véridique, la seule qui mène à des buts étemels.

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S’il y a quelque chose qui préserve la société même à notre époque, et qui corrige même le criminel et le régénère en un autre homme, c’est, encore une fois, uniquement la loi du Christ qui se manifeste dans la prise de conscience de sa conscience en tant que telle. C’est seulement en reconnaissant sa faute en tant que fils de la communauté du Christ, c’est-à-dire de l’Eglise, qu’il reconnaît sa faute devant la société elle- même, c’est-à-dire devant l’Eglise. De cette façon, c’est seulement devant l’Eglise que le criminel est capable de reconnaître sa faute, et non pas devant l’Etat. Et donc, si le tribunal appartenait à la société en tant qu’Eglise, il saurait qui faire revenir de son bannisse­ment et qui reprendre dans son sein.

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La société le retranche d’elle-même d’une façon totalement mécanique avec une force qui triomphe de lui et accompagne son ban­nissement de haine (comme, du moins, ils le disent d’eux- mêmes, là-bas, en Europe) - de haine, d’indifférence et d’oubli absolus de tout le sort à venir de ce frère qu’il ne cesse pas d’être. Ainsi donc, tout se passe sans la moindre compassion de l’Eglise, puisque, dans de nom­breux cas, il n’y a là-bas même plus d’Eglises du tout, il ne reste que des ecclésiastiques et des bâtiments reli­gieux splendides, et les Eglises elles-mêmes s’efforcent depuis longtemps de passer de cette forme inférieure qu’est l’Eglise à la forme supérieure qu’est l’Etat, pour y disparaître totalement. C’est le cas, semble-t-il, en terre luthérienne. Quant à Rome, cela fait déjà plus de mille ans qu’à la place de l’Eglise on y a proclamé l'Etat. C’est pourquoi le criminel lui-même ne se ressent plus comme membre de l’Eglise, et, quand il est rejeté, se voit livré au désespoir. S’il revient dans la commu­nauté, il le fait souvent avec une haine telle que c’est comme si c’était la communauté en tant que telle qu’il rejetait de lui-même. Comment cela finira, vous l’ima­ginez facilement.

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Ivan Fiodo- rovitch ajoutait à cela entre parenthèses que toute la loi naturelle consistait en ceci qu’il suffisait d’anéantir en l’homme sa foi en son immortalité pour que s’effacent en lui immédiatement non seulement l’amour, mais toute force vitale pour continuer la vie dans le monde.

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                 Permettez, cria soudain brusquement Dmitn Fiodorovitch, pour être sûr que j’ai bien entendu : “Non seulement le crime doit être autorisé, mais il doit même être reconnu comme nécessaire et comme la solution la plus intelligente des problèmes de tous les athées” ! C’est ça ou ce n’est pas ça ?

                 C’est exactement ça, dit le père Païssy.

                 Je m’en souviendrai.

A ces mots, Dmitri Fiodorovitch se tut tout aussi brusquement qu’il était brusquement intervenu dans la conversation. Tous les regards se tournèrent vers lui avec curiosité.

                 Vous avez réellement cette conviction quant aux conséquences qu’aurait chez les gens l’extinction de la foi en l’immortalité de leur âme ? demanda soudain le starets à Ivan Fiodorovitch.

                 Oui, c’est ce que j’ai affirmé. La vertu n’existe pas si l’immortalité n’existe pas.

                 Vous êtes bienheureux si telle est votre foi, ou bien vous êtes très malheureux !

                 Pourquoi malheureux ? demanda en souriant Ivan Fiodorovitch.

                 Parce que, selon toute vraisemblance, vous ne croyez pas vous-même ni en l’immortalité de votre âme, ni même en ce que vous avez écrit sur l’Eglise et sur la question de l’Eglise.

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— Ce scandale qui vient d’arriver, nous en sommes tous coupables ! lança-t-il avec chaleur. Mais, malgré tout, je n’avais pas idée en venant ici, même si je savais à qui j’avais affaire... Il faut en finir tout de suite ! Mon révérend père, croyez que j’ignorais tous les détails qu’on vient de dévoiler ici, je ne voulais pas les croire, et c’est seulement maintenant que je les apprends pour la première fois... Un père est jaloux de son fils pour une femme de mauvaise vie, et c’est lui-même qui s’en­tend avec cette créature pour faire jeter son fils en pri­son. .. Voilà dans quelle compagnie on m’oblige à paraître ici... J’ai été trompé, Je le déclare à tous que j’ai été trompé tout autant que les autres...

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Il y a chez les vieux menteurs, qui ont passé toute leur vie à faire les comédiens, certaines minutes où ils jouent tellement leur rôle qu’ils se mettent pour de bon à trembler et pleurer d’émotion, et ce malgré le fait qu’au même instant, ou une seconde plus tard, ils sont parfai­tement capables de se chuchoter : “Mais tu es en train de mentir, vieux dépravé, tu es un comédien même en ce moment, malgré toute ta «sainte» colère, oui, même dans une seconde de colère «sainte».”

Dmitri Fiodorovitch se rembrunit terriblement et posa sur son père un regard plein d’un mépris indicible.

                 Je pensais... je pensais... prononça-t-il d’une sorte de voix basse et retenue, que je revenais dans ma patrie avec l’ange de ma vie, ma fiancée, pour bercer sa vieillesse, et je ne trouve qu’un débauché jouisseur et le plus sale des histrions !

                 Un duel ! hurla à nouveau le petit vieux, haletant et postillonnant à chaque mot. Et vous, Piotr Alexan- drovitch Mioussov, sachez, monsieur, que, si ça se trouve, dans toute votre race, il n’y a pas et il n’y a jamais eu de femme plus haute et plus honnête - vous entendez, honnête - que cette créature, comme vous venez oser de l’appeler ! Et vous, Dmitri Fiodorovitch, c’est votre fiancée que vous avez échangée contre cette “créature”, et vous avez jugé vous-même, donc, que même votre fiancée ne valait pas la semelle de ses sou­liers, voilà, cette créature, ce que c’est !

                 Honte ! laissa soudain échapper le père Païssy.

                 Oui, honte et déshonneur ! cria soudain de sa voix adolescente, tremblante d’émotion, Kalganov, tout rouge, après s’être tu pendant tout le temps.

Qu’est-ce que ça fait sur terre, un homme comme ça ! rugit d’une voix sourde Dmitri Fiodorovitch, qua­siment ivre de colère, en redressant ses épaules comme à l’excès et en s’en retrouvant tout voûté. Non, mais, dites-moi, est-ce qu’on peut lui permettre de déshono­rer la terre en vivant dessus - continua-t-il, parcourant l’assemblée du regard, et en désignant le vieillard du doigt. Il avait parlé d’un ton lent et mesuré.

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— Et qu’est-ce que tu as à trembler comme ça ? Tu le connais, le truc ? C’est un homme honnête, je veux bien, Mitenka (il est bête, mais honnête) ; mais c’est un jouisseur. Voilà toute sa définition, toute son essence intérieure. C’est le père qui lui a transmis toute sa sale sensualité. Parce qu’il n’y a que toi qui m’étonnes Aliocha : comment ça se fait que tu sois puceau ? Toi aussi, tu es un Karamazov ! Parce que, vous, dans votre famille, la sensualité, elle est poussée jusqu’à l’inflam­mation. Et donc, ces trois jouisseurs, à cette heure, ils restent là et ils se surveillent... avec un poignard dans la botte. Ils se sont cognés de front, tous les trois, et toi, je me dis, tu es le quatrième.

                 Au sujet de cette femme, tu te trompes. Dmitri la... méprise, murmura Aliocha, comme en tressaillant.

Grouchenka, tu veux dire ? Non, vieux, il ne la méprise pas. Quand c’est vrai qu’il a échangé sa fiancée contre elle, non, il ne la méprise pas. Là... là, vieux, il y a quelque chose que tu ne peux pas comprendre pour l’ins­tant. Là, quand le bonhomme tombe amoureux d’une beauté quelconque, ou du corps d’une femme, ou juste même d’une seule partie du corps d’une femme (un jouisseur comprend ça très bien), pour ça, il donnerait ses propres enfants, il vendrait père et mère, et la Russie et la patrie ; il est honnête, il serait capable de voler ; il est timide - il te surinerait ; il est fidèle, il te trahirait. Le chantre des petons féminins, Pouchkine, il a chanté les petons dans ses vers1 ; les autres, ils ne les chantent pas, mais dès qu’ils voient des petons ils ont des convulsions. Et il n’y a pas que les petons... Là, vieux, même le mépris ne t’aide plus, quand bien même il mépriserait Grouchenka. Il la méprise, et il ne peut pas se détacher.

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— Excuse-moi, au nom du ciel, je ne pouvais pas du tout supposer, et, en plus, pourquoi publique ? Est- ce qu’elle est... comme ça ? fit Aliocha, rougissant soudain. Je te le répète, j’avais entendu dire qu’elle était de ta famille. Tu vas souvent la voir, et tu m’as dit toi-même que tu n’avais aucun lien d’amour avec elle... Si je pouvais prévoir que tu la méprisais à ce point ! Mais est-ce que, vraiment, elle le mérite ?

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Moi, vieux frère, c’est cet insecte-là que je suis, et c’est dit spécialement sur moi, ça. Et nous tous, les Karama­zov, on est comme ça, dans toi aussi, dans l’ange, il y a un insecte qui vit, et qui fait naître des tempêtes dans ton sang. C’est des tempêtes, parce que, la sensualité, c’est une tempête, c’est plus qu’une tempête ! La beauté, c’est une chose terrifiante et affreuse ! Terri­fiante parce que indéfinissable, et si on ne peut pas la définir, c’est que Dieu n’a posé que des énigmes. Là, toutes les rives se touchent, toutes les contradictions vivent ensemble. Je suis très inculte, vieux frère, mais j’ai beaucoup réfléchi sur ça. C’est terrifiant, ce qu’il y a comme mystères ! Il y a trop d’énigmes sur la terre pour oppresser l’homme. Résous-les comme tu peux et ressors sec du bouillon. La beauté ! En plus, ce que je ne supporte pas, c’est qu’il y en a plein, et même des gens au cœur très noble, et à l’esprit très haut, qui commencent par l’idéal de la Madone et qui terminent par l’idéal de Sodome. Le plus terrible, c’est que, même avec l’idéal de Sodome au fond du cœur, ils ne renient toujours pas l’idéal de la Madone, et que, cet idéal, il leur fait brûler le cœur pour de vrai, ils brûlent pour de vrai, dans les pures années de leur jeu­nesse. Non, l’homme est large, trop large même, je le rétrécirais. C’est même le diable sait quoi, voilà ! Ce que la raison reçoit comme une honte, pour le cœur, c’est seu­lement de la beauté. Est-ce qu’elle est dans Sodome, la beauté ? Crois-le, c’est bien dans Sodome qu’elle réside, pour l’immense majorité des gens - tu le savais, ce secret ou tu ne le savais pas ? Ce qui est affreux, c’est que la beauté, non seulement c’est une chose terrifiante, mais c’est une chose qui a un secret. Le diable et le bon Dieu qui luttent ensemble, avec, pour champ de bataille, le cœur des gens. Remarque, on se plaint de là où on a mal. Ecoute, maintenant, au fait en lui-même.

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Et puis, trois jours plus tard, la lettre promise. Encore maintenant je l’ai avec moi, je la porte sur moi tout le temps, je mourrai avec - tu veux que je te la montre ? Lis-la, absolument : elle se propo­sait en fiancée, elle se proposait elle-même : “Je vous aime, n’est-ce pas, à la folie, même si, vous, vous ne m’aimez pas - peu importe, soyez seulement mon mari. N’ayez pas peur-je ne vous dérangerai en rien, je serai votre mobilier, je serai ce tapis sur lequel vous mar­chez. .. Je veux vous aimer éternellement, je veux vous sauver de vous-même...”

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Pourquoi tu me regardes, pourquoi tu me fais ces yeux ? Mais oui, Ivan est tombé amoureux d’elle, maintenant encore il est amoureux, je le sais bien, j’ai fait une bêtise, d’après vous, d’après le monde, mais, si ça se trouve, c’est cette bêtise, maintenant, qui nous sauvera tous ! Hou ! Tu ne vois donc pas comme elle le vénère, comme elle l’es­time ? Est-ce qu’elle peut, si elle nous compare tous les deux, en aimer un comme moi, et, encore, après ce qui s’est passé ici ?

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                 C’est-à-dire qu’il m’arrache ma barbiche et il me demande pardon... Tout est fini, n’est-ce pas, et tout le monde est satisfait, c’est ça, n’est-ce pas ?

                 Oh non, au contraire, il fera tout ce que vous souhaiterez, et autant que vous le souhaiterez !

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                 Aimer la vie, plus que le sens de la vie ?

                 Absolument, oui, l’aimer avant la logique, comme tu dis, absolument avant la logique, et c’est seulement à ce moment-là que je comprendrai le sens. C’est une espèce d’impression comme ça que j’ai depuis long­temps. La moitié de ton travail est faite, Ivan, elle est acquise : tu aimes ça, vivre. Maintenant, il faut que tu tra­vailles un peu sur ta deuxième moitié, et tu es sauvé.

                 Toi, tu en es déjà à me sauver, et moi, si ça se trouve, je n’ai jamais encore été en détresse ! Et qu’est- ce que c’est, ta deuxième moitié ?

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— Il faut que je te fasse un aveu, commença Ivan : jamais je n’ai réussi à comprendre comment on pouvait aimer ses prochains. Je veux dire, c’est justement les prochains, à mon avis, qu’il est impossible d’aimer, on ne peut aimer que les lointains.

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Parce que, par exemple, je sens mauvais, que j’ai un visage bête, parce que je lui ai marché sur le pied je ne sais plus quand. De plus, il y a souffrance et souffrance : il y a une souffrance avilissante, qui m’avilit, la faim, par exemple, mon bienfaiteur me la concédera encore, mais dès que la souffrance est un petit peu plus haute, la souffrance pour une idée, par exemple, non, les cas où il pourra la concéder seront très rares, parce que, par exemple, il me lancera un coup d’œil et, d’un seul coup, il verra que je n’ai pas du tout le visage que devrait avoir, selon sa fantaisie, un homme qui souffre, par exemple, pour telle ou telle idée.

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Elle ne la vaut pas, parce que ces larmes sont restées non rachetées. Elles doivent être rachetées, sinon l’har­monie est impossible. Mais comment, comment peux- tu les racheter ? Par le fait qu’elles seront vengées ? Mais à quoi me sert la vengeance, à quoi me sert l’en­fer pour les bourreaux, qu’est-ce que l’enfer peut corri­ger là-dedans, dès lors que, les victimes, elles sont déjà martyrisées ? Et qu’est-ce que c’est que cette harmo­nie, s’il y a un enfer : je veux pardonner, moi, je veux embrasser, je ne veux plus qu’on souffre. Et si les souf­frances des enfants servent à augmenter encore la somme des souffrances qui était indispensable pour qu’on achète la vérité, alors, je l’affirme à l’avance, cette vérité ne vaut pas ce prix-là. Je ne veux pas, au bout du compte, que la mère embrasse le bourreau qui a fait déchiqueter son fils par ses chiens ! Elle n’a pas le droit de lui pardonner ! Si elle veut, qu’elle lui par­donne pour elle la souffrance infinie qui a été la sienne ; mais, la souffrance de son fils déchiqueté, elle n’a pas le droit de la pardonner, elle n’a pas le droit de pardon­ner au bourreau, même si son enfant lui-même lui avait pardonné ! Et si, ça, c’est vrai, s’ils n’ont pas le droit de pardonner, alors, où est-elle, l’harmonie ? Existe-t-il dans le monde entier un être qui puisse, qui ait le droit de pardonner ? Je ne veux pas de l’harmonie, c’est par amour de l’humanité que je n’en veux pas. Je préfère rester avec les souffrances non vengées. Mieux vaut que je reste avec mes souffrances non vengées et mon indignation insatiable, quand bien même j’aurais tort. Et on l’a estimée trop cher, cette harmonie, c’est au- dessus de nos moyens de payer un droit d’entrée pareil. Et donc, moi, mon billet d’entrée, je le retourne. Et si seulement je suis un homme honnête, c’est mon devoir de le retourner le plus vite possible. C’est ce que je fais. Ce n’est pas Dieu que je n’accepte pas, Aliocha, je Lui rends juste mon billet avec tout le respect qui Lui est dû.

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Sans une idée très ferme du but de cette vie, l’homme refuse de vivre, et il préfère se tuer plutôt que de rester sur terre, quand bien même, sur terre, il ne serait entouré que de pains. C’est ainsi, mais quel est le résultat ? Au lieu de T’emparer de la liberté humaine, Tu n’as fait que l’accroître encore plus ! Ou Tu as oublié que l’homme préfère le repos, et même la mort, au libre choix dans la connaissance du bien et du mal ? Il n’y a rien de plus tentant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien de plus doulou­reux. Or, Toi, comme fondement, au lieu de principes solides qui auraient dû apaiser la conscience des hom­mes une fois pour toutes, Tu as pris tout ce qui est extraordinaire, énigmatique et mystérieux, tout ce qui est au-dessus de leurs forces, et donc, Tu as fait comme si Tu ne les aimais pas - et qui a fait cela : celui qui venait leur offrir sa vie ! Au lieu de s'emparer de al liberté humaine, Tu l'as multiplié, et, à tout jamais, Tu as chargé de souffrances le royaume spirituel de l'homme. Tu as voulu de l'homme un amour qui soit libre, voulu que l'homme que TU aurais séduit et attiré Te suive librement.

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Tu n’es pas descendu de la croix quand on Te criait, en se moquant, en Te narguant : «Descends de la croix et nous croirons que tu es Toi.» Tu n’es pas descendu car, là encore, Tu t’es refusé à rendre l’homme esclave du miracle, Tu voulais une foi qui soit libre et non pas miraculeuse. Tu voulais un amour qui soit libre, non les exaltations esclaves d’un prisonnier devant un pouvoir qui Ta terrorisé à tout jamais. Or, là encore, Tu as surestimé les hommes, puisque, bien sûr, ce sont des prisonniers, même s’ils sont rebelles. Regarde autour de Toi, juge Toi-même, voilà, quinze siècles ont passé, vas-y, regarde-les : qui as-Tu élevé jusqu’à toi ? Je Te le jure, l’homme a été créé plus faible, plus vil que ce que Tu pensais de lui ! Est-il capable, dis-moi, est-il capable de faire la même chose que Toi ? En le plaçant si haut, Tu as agi comme si Tu cessais de compatir, car Tu demandais de lui bien plus qu’il ne pouvait donner - et qui agissait ainsi ? Celui qui Ta aimé plus que Soi-même ! L’estimant moins, Tu lui aurais moins demandé, et Tu aurais été plus près de l’amour, car le fardeau de l’homme aurait été moins lourd. L’homme, il est faible et vil. Quelle importance s’il se rebelle partout contre notre pouvoir et s’il est fier d’être un rebelle ? C’est une fierté d’en­fant ou d’écolier.

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Cepen­dant, souviens-Toi, ils n’ont été, en tout, que quelques milliers, et encore, pas des hommes, des dieux - mais, tous les autres ? Où est la faute des autres, des faibles hommes, s’ils n’ont pas supporté ce qu’ont supporté les forts ? Où est la faute de l’âme faible si elle n’a pas la force de contenir tant de dons terrifiants ?

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“Il y a quelque chose, sans doute, qu il veut me révéler.” “Le paradis, il me dit, il est enfoui en cha­cun de nous, il se cache, là, maintenant, aussi en moi- même, et, si je veux, dès demain, il adviendra pour moi en vrai et, cette fois, pour toute ma vie.” Je le regarde : c’est avec attendrissement qu’il parle, et il me lance un regard mystérieux, comme s’il m’interrogeait.

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Pour refaire le monde à neuf, il faut que les gens eux-mêmes se tournent psychique­ment sur un autre chemin. Avant qu’ils ne deviennent tous les frères les uns des autres, il n’y aura pas de fra­ternité. Jamais les gens, par aucune science, par aucun intérêt, ne sauront se diviser sans mal dans leur pro­priété et dans leurs droits. Ce sera toujours trop peu pour tous, ils continueront toujours à murmurer, à jalouser, à s’exterminer les uns les autres. Vous demandez quand cela adviendra. Cela adviendra, mais, ce qui doit se clore d’abord, c’est la période de l'isolement de l’humanité. - Comment ça, de l’isolement ?” je lui demande. “Eh bien, de celui qui règne partout en ce moment, et sur­tout en ce siècle où nous sommes, mais il ne s’est pas encore achevé tout entier et son terme n’est pas encore échu. Parce que chacun s’efforce d’isoler son visage le plus possible, chacun veut ressentir en lui-même la plé­nitude de la vie, et, pourtant, le résultat de tous ces efforts, au lieu de la plénitude de la vie, c’est seulement le sui­cide le plus plein, parce qu’au heu d’une définition pleine de son être on tombe dans l’isolement total. Parce que tout le monde dans notre siècle s’est séparé en unités, chacun s’isole dans son terrier, chacun s’éloigne des autres, se cache, et cache ce qu’il possède, et finit par se repousser lui-même des autres hommes et par les repousser. Il amasse, dans l’isolement, sa richesse et il pense : comme je suis fort en ce moment, comme je suis à l’abri du besoin, et il ne sait pas, le fou, que, plus il amasse, plus il s’enfonce dans l’impuissance suici­daire. Car il est habitué à ne compter que sur soi seul, et à se séparer du tout en tant qu’unité, il a appris à son âme à ne pas croire en l’aide des hommes, à ne croire ni aux hommes ni à l’humanité, et tout ce qu’il fait, c’est trembler de voir se perdre son argent et les droits qu’il se sera acquis. Partout, de nos jours, l’esprit de l’homme commence à ne pas comprendre avec ironie que l’individu est réellement à l’abri du besoin non pas dans son effort isolé et personnel mais dans la collecti­vité humaine dans son ensemble. Mais il ne manquera pas d’arriver que cet isolement terrible arrivera à sa fin, et que tout le monde comprendra d’un coup à quel point leur isolement les uns des autres peut être contre nature. Telle sera l’influence du temps, et ils s’étonne­ront d’être restés si longtemps dans les ténèbres, et de ne pas avoir vu la lumière. Et c’est alors que viendra le signe du Fils de l’homme dans les deux... Mais, jus­qu’à ce moment-là, il faut garder la flamme, et, d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce qu’un seul homme doit, d’un coup, montrer l’exemple, et sortir l’âme de l’isolement vers le progrès spirituel de la collectivité fraternelle, et ce même si on lui donne le grade d’inno­cent de village. Cela, pour que cette grande pensée ne meure pas...”

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Ils ont une science, mais, dans la science, il n’y a que ce qui est soumis aux sensations. Le monde spirituel, la moitié supérieure de l’être humain, est rejeté complètement, est chassé avec même une espèce de triomphe, voire avec haine. Le monde a pro­clamé la liberté, ces derniers temps surtout, et, nous, que voyons-nous dans ce qu’ils appellent la liberté : rien que de l’esclavage et du suicide ! Car le monde dit : “Tu as des besoins, et donc satisfais-les, car tu as les mêmes droits que les hommes les plus riches et les plus notables. N’aie pas peur de les satisfaire, et, même, fais- les croître” - voici la doctrine actuelle du monde. C’est en cela qu’ils voient la liberté. Et quel est le résultat de ce droit à multiplier ses besoins ? Chez les plus riches, l'isolement et le suicide spirituel, et, chez les pauvres, la jalousie et le meurtre, car, les droits, certes, sont don­nés, mais les moyens de satisfaire ces besoins, eux, on ne les indique pas encore. Ils assurent que, plus le monde évolue, plus il se réunit, plus il se forme en commu­nauté fraternelle du fait qu’il raccourcit les distances, qu’il transmet les pensées par les airs. Hélas, ne croyez pas en une telle unité des hommes. En comprenant la liberté comme une multiplication et une satisfaction rapide de leurs besoins, ils déforment leur nature, car ils font naître en eux une multitude de désirs absurdes et stupides, d’habitudes et de lubies des plus ineptes. Ils ne vivent que pour s’envier les uns les autres, pour satisfaire leur chair et leur vanité. Avoir des dîners, des sorties, des équipages, des grades et des domestiques esclaves, ils le considèrent comme une nécessité si impé­rieuse qu’ils seraient prêts à y sacrifier leur vie, leur honneur et leur humanité, rien que pour assouvir cette nécessité, et, même, ils iraient jusqu’à se tuer s’ils n’avaient pas les moyens de l’assouvir. Pour ceux qui ne sont pas riches, nous voyons la même chose, mais, pour l’instant, la satisfaction des besoins et l’envie des pauvres sont étouffées par l’alcoolisme.

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La Russie, elle, sera sauvée par Dieu, comme Il l’a sauvé de si nombreuses fois. C’est du peuple que viendra le salut, de sa foi, de son humilité.

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Croyez-le, cela finira ainsi : tout y conduit. L’égalité, elle ne réside que dans la dignité spirituelle, et, cela, on ne le comprendra que chez nous. Pourvu qu’il y ait des frères, il y aura une fraternité, mais, avant la fraternité, il n’y aura aucun partage. Nous gardons l’image du Christ, et elle luira comme un diamant précieux, pour le monde entier... Ainsi soit-il, ainsi soit-il !

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Frères, n’ayez pas peur du péché des hommes, aimez l’homme même dans son péché, car c’est là une sem- blance de l’amour divin et la couronne de l’amour sur la terre. Aimez toutes les œuvres de Dieu, l’ensemble tout entier et le moindre grain de sable. Aimez la moin­dre feuille d’arbre, le moindre rayon de Dieu. Aimez les animaux, aimez les plantes, aimez la moindre chose. Tu aimeras chaque chose et tu sentiras le mystère de Dieu dans les choses. Tu sentiras un jour et, après cela, tu commenceras à le connaître sans repos de plus en plus, de jour en jour. Et tu finiras par aimer le monde entier d’un amour total, universel. Aimez les animaux : Dieu leur a donné un début de pensée et une joie non troublée. Ne la troublez jamais, ne les torturez pas, ne leur enlevez pas leur joie, n’allez pas contre la pensée de Dieu, Homme, ne te hausse pas devant les animaux : ils sont sans péché, alors que, toi, avec ta grandeur, tu pourris la terre dès que tu y parais, et tu laisses derrière toi ta trace purulente - hélas, presque chacun d’entre nous ! Aimez tout particulièrement les petits enfants, car, eux aussi, ils sont sans péché, tels des anges, et vivent pour notre attendrissement, pour la purification de nos cœurs, comme une certaine indication à nous donnée. Malheur à qui blesse un enfant Moi, le père Anfime m’enseignait à aimer les enfants : lui, gentil et silencieux dans nos errances, sur les sous qui nous étaient donnés, il leur achetait des gâteaux et des bon­bons, et il les leur donnait : il ne pouvait pas passer devant des enfants sans un bouleversement de l’âme : voilà l’homme que c’était.

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Aimer par hasard, tout le monde en est capable, même le méchant peut aimer.

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Mes amis, demandez à Dieu la gaieté. Soyez gais comme des enfants, comme les oiseaux du ciel. Et que le péché des hommes ne vous trouble pas dans votre activité, ne craignez pas qu’il efface votre œuvre et ne la laisse pas s’accomplir, ne dites pas : “Le péché est fort, fort le déshonneur, fort le milieu pervers, et, nous, nous sommes solitaires et sans force, le milieu pervers nous effacera et ne laissera pas s’accomplira l’activité du bien.” Fuyez, enfin, cette mélancolie ! Là, il n’y a qu’un seul salut : prends-toi et tiens-toi responsable toi-même de tous les péchés. Ami, mais c’est vraiment vrai, car dès que tu te tiendras, sincèrement, respon­sable de tout et de tous, tu verras tout de suite que c’est réellement ainsi, que c’est en vérité que toi, toi-même, tu es coupable pour tout et pour tous. Et, rejetant sur les autres ta propre paresse et ta propre impuissance, tu finiras par tomber dans un orgueil satanique et murmu­rer contre Dieu.

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Souviens-toi surtout que tu ne peux être le juge de per­sonne. Car nul juge ne peut juger le criminel avant que ce juge lui-même ne se rende compte qu’il est lui- même un criminel exactement semblable à celui qui se tient devant lui, et que, lui, du crime de celui qui se tient devant lui, il est peut-être bien le premier coupable.

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Si tu pèches toi-même et que tes péchés ou ton péché soudain te rendent triste jusqu’à la mort, réjouis-toi pour un autre, réjouis-toi pour le juste, réjouis-toi, car si tu as péché, lui, il est juste et il n’a pas péché.

Si la méchanceté des gens te remplit de révolte, d’indignation et d’une tristesse irrépressible, jusqu’à vouloir se venger de ces méchants, va tout de suite et cherche-toi des tourments comme si tu étais toi-même coupable de leur méchanceté. Reçois ces tourments et souffre-les, et ton cœur en sera consolé, tu compren­dras que tu es toi-même coupable, parce que tu pouvais luire pour ces méchants comme le seul sans péché, et tu ne luisais pas.

 

TOME 2

 

“Le très honorable Kouzma Kouzmitch a sans doute entendu parler de mes démêlés avec mon père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, qui m’a volé tout l’héritage de ma propre mère... parce que toute la ville ne parle plus que de ça... parce que tout le monde ici parle de ce qui ne le regarde pas... Et, en plus, vous pouvez être au courant par Grouchenka... je m’excuse : Agraféna Alexan- drovna... Agraféna Alexandrovna, que je respecte et que je vénère à l’infini...”, ainsi commença-t-il, et il s’interrompit au premier mot.

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La jalousie ! “Othello n’est pas jaloux, il est confiant”, a remarqué Pouchkine, et cette remarque à elle seule témoigne déjà de l’intelligence hors du commun de notre grand poète. Othello a juste l’âme anéantie, tout son univers s’est retourné, parce que son idéal est mort.

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J'ai appris beaucoup de choses l’espace de cette nuit ! J’ai appris que non seulement ce n’était pas possible de vivre comme une crapule, mais ce ne l’était pas non plus de mourir comme une crapule... Non, messieurs, c’est dans l’honneur qu’il faut mourir !...

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— Voyons, mais pourquoi il faut absolument que je l’aie lu ? Personne ne me l’a mis dans la tête. Je n’ai pas besoin des autres pour... Et, si vous voulez, je n’ai rien contre le Christ. C’était une personnalité toute pleine d’humanité, et, si le Christ avait vécu à notre époque, il aurait adhéré aux révolutionnaires, et, peut-être, il joue­rait un rôle important... Ça, c’est même sûr.

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                 Il n’y a qu’à vous que je le dis, n’est-ce pas, reprit Liza. Je me le dis à moi toute seule, et puis à vous. A vous tout seul dans le monde entier. Et, à vous, je vous le dis plus volontiers qu’à moi. Et je n’ai pas du tout honte devant vous. Aliocha, pourquoi je n’ai pas du tout honte devant vous, mais pas du tout ? Aliocha, c’est vrai que les youpins, à Pâques, ils volent les enfants et ils les égorgent ?

                 Je ne sais pas.

J’ai un livre, tenez, j’ai lu quelque chose sur un pro­cès, je ne sais plus, comme quoi il y avait un youpin qui a pris un gamin de quatre ans, et il lui a d’abord découpé tous les doigts, après il l’a crucifié à un mur, il l’a cloué avec des clous et il l’a crucifié et, après, il a dit au procès que le gamin est mort vite, au bout de quatre heures. Tu parles, vite ! Il disait : Il gémissait, il gémissait tout le temps, et, lui, il regardait, il l’admirait. C’est bien !

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Notre frère Ivan, ce n’est pas Rakitine, il cache une idée. Notre frère Ivan, c’est un sphinx et il se tait, il se tait tout le temps. Et, moi, Dieu me torture. Et lui, alors, non ? Si Rakitine avait raison, que c’est une idée artificielle dans l’humanité ? A ce moment-là, si Dieu n’existe pas, l’homme est chef de la terre, de toute la création. Magnifique ! Seulement, comment il peut être vertueux, sans Dieu ? Question. Moi, c’est toujours ça. Parce que, qui est-ce donc qu’il aimera, l’homme, je veux dire ? Qui est-ce qu’il remerciera, à qui il le chantera, son hymne ?

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                 J’en ai plus besoin du tout, répondit Smerdiakov d’une voix tremblante avec un geste de lassitude. J’avais eu une idée avant, n’est-ce pas, que, cet argent, il me ser­virait pour commencer ma vie, à Moscou, ou, mieux encore, à l’étranger, un rêve que j’avais fait, mais surtout parce que “tout est permis”. Ça, c’est vrai que vous m’avez appris ça, parce que, ça, vous me l’avez dit sou­vent : si le Dieu infini n’existe pas, alors il peut pas exis­ter non plus aucune vertu, et on en a pas besoin du tout, d’ailleurs. Là, vous aviez raison. Ce que je m’étais dit.

                 Tu y es arrivé par tes propres moyens ? fit Ivan avec un sourire torve.

                 Sous votre conduite, monsieur.

                 Alors, maintenant, donc, tu crois en Dieu, si tu

me rends l'argent ?

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                 Comment, comment ? Satan sum et nihil humanum... ce n’est pas si bête pour le diable !

                 Heureux de t’avoir enfin fait plaisir.

                 Mais ça, tu ne l’as pas pris chez moi, fit soudain Ivan, s’arrêtant comme stupéfait. Ça, ça ne m’était jamais venu à l’idée, c’est étrange...

C’est du nouveau, n’est-ce pas * ? Cette fois, je serai honnête et je t’explique. Ecoute : dans les rêves, et surtout dans les cauchemars, enfin, je ne sais pas, en cas de crise de foie, ou quoi, les gens, ça arrive, ils peuvent faire des rêves tellement artistiques, voir une réalité tellement complexe, tellement réelle, de ces événements, ou plutôt, même, de ces mondes d’événe­ments liés à de telles intrigues, avec des détails telle­ment inattendus, à commencer par vos phénomènes les plus sublimes jusqu’au dernier bouton sur une chemise, des choses que, je te jure, Léon Tolstoï ne serait pas capable de t’inventer, et néanmoins, les gens qui font ces rêves, ce ne sont pas du tout des auteurs, mais les gens les plus ordinaires, des fonctionnaires, des feuil­letonistes, des popes... Ça vous fait même toute une énigme : il y a même un ministre qui est allé jusqu’à avouer que, ses idées les meilleures, elles lui venaient quand il dormait. Eh bien, en ce moment, c’est exacte­ment ça. J’ai beau être ton hallucination, n’empêche, comme dans un cauchemar, je dis des choses origi­nales, des choses qui ne t’étaient encore jamais venues à l’idée, et donc ce n’est plus du tout que je répète tes pensées, et, malgré ça, je ne suis que ton cauchemar, rien d’autre.

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                 Dieu, Il existe ou pas ? cria à nouveau Ivan avec une insistance farouche.

                 Ah, donc, tu es sérieux ? Mon gentil, croix de bois croix de fer, je ne sais pas, tiens, voilà la grande parole que je t’ai dite.

Tu ne sais pas, mais tu vois Dieu ? Non, tu n’existes pas en toi-même, tu es moi - tu es moi et rien d’autre ! Tu es une saleté, tu es ma fantaisie !

 

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