mercredi 21 avril 2021

Les possédés – Dostoïevski

Les possédés – Dostoïevski

TOME 1 


Puis - après, du reste, avoir perdu sa chaire -, il eut le temps de publier (en manière, pour ainsi dire, de vengeance, pour leur montrer quel homme ils avaient perdu), dans une revue mensuelle et progressiste qui traduisait Dickens et faisait la propagande de George Sand, le début d’une étude des plus profondes - sur, semble-t-il, les raisons de l’extra­ordinaire noblesse morale de je ne sais trop quels chevaliers à je ne sais trop quelle époque, ou quelque chose dans ce genre-là.

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Mon idée de l’innocence totale lui déplut, et c’est même à cela que j’attribue le froid certain qu’il y eut entre nous, par la suite, pendant deux mois entiers.

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Il est des amitiés étranges : les uns sont prêt à se bouffer, littéralement, ils vivent comme ça toute leur vie, et, néanmoins, ils ne peuvent pas se séparer.

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En ville, un temps, on disait de nous que notre cercle répandait la libre pensée, la débauche et l’athéisme ; ce bruit, d’ailleurs, nous a toujours suivis. Pourtant, ce qu’il y avait chez nous, ce n’était qu’un bavardage libéral, joyeux, typiquement russe, le plus innocent, le plus aimable des bavardages. Le « libéralisme suprême », le « libéral suprême », c'est-à-dire le libéral sans le moindre but, ce ne sont des phénomènes possibles qu’en Russie. Stépane Trofimovitch, comme tout homme un peu spirituel, éprouvait le besoin d’un auditoire, et il avait besoin, en plus, de sentir qu’il remplissait un suprême devoir, celui de la propagande de l’idée. Et puis, enfin, il fallait bien trouver quelqu’un avec qui sabrer le champagne, et, en buvant du vin, échanger ces idées guillerettes que nous connaissons sur la Russie et « l’âme russe », la notion de Dieu en général, et celle du « dieu russe » en particulier ; redire une centième fois les anecdotes scandaleuses les plus connues et les plus racontées dans notre bonne vieille Russie.

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Dieu, notre maître y croyait. “Je ne comprends pas, pourquoi tout le monde ici me fait passer pour un athée ? disait-il parfois, Dieu, j’y crois, mais distinguons, j’y crois comme en un Etre qui n’a conscience de Lui-même qu’à travers moi. Je ne peux tout de même pas croire comme ma Nastassia (sa bonne), ou je ne sais quel barine qui aurait la foi «à tout hasard», ou bien comme notre cher Chatov, encore que, non, Chatov ne compte pas, parce que, Chatov, il croit de force, comme un slavophile de Moscou. Quant au christianisme, malgré le respect sincère que j’éprouve envers lui, je ne suis pas chré­tien. Je serais plutôt un païen antique, à l’instar du grand Goethe, ou bien d’un Grec ancien. A com­mencer par le fait que le christianisme n’a pas com­pris la femme — ce que George Sand a développé d’une façon si remarquable dans l’un de ses romans géniaux. Quant aux rites, aux jeûnes et ainsi de suite, une chose que je ne comprends pas : en quoi ce que je fais regarde les autres ? Malgré tous les efforts que se donnent ici mes dénonciateurs, je n’ai aucun désir de jouer les jésuites.

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Et lui, pourtant, n’empêche, de vous tous, c’était le plus intelligent ! Mais non seulement, vous tous, vous n’avez pas vu le peuple, vous l’avez toujours considéré avec un mépris dégoûtant, et ça, déjà parce que, sous le mot “peuple”, vous ne pouviez vous représenter que le peuple français, et encore - rien que les Parisiens ! - et que vous aviez honte parce que le peuple russe, il ne correspondait pas. Et ça, c’est la pure vérité ! Or, qui n’a pas de peuple n’a pas de Dieu ! Soyez bien sûr que ceux qui cessent de comprendre leur propre peuple et qui perdent tout contact avec lui, ceux-là, tout de suite, et au fur et à mesure, ils perdent aussi la foi de leur patrie, ils tombent soit dans l’athéisme, soit dans l’indifférence. C’est vrai, ce que je dis ! Un fait, et il se vérifiera. Voilà pourquoi vous tous ici - nous tous ici, maintenant - nous sommes soit des athées ignobles soit des saletés perverses, indifférentes, voilà ce que nous sommes !

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Ce n’était pas qu’il jouait, ou qu’il buvait outre mesure ; on parlait seulement d’une sorte de dévergondage frénétique, de gens écrasés par des équipages, d’une conduite bestiale envers une dame de la bonne société avec laquelle il avait entretenu une liaison, puis qu’il avait publiquement humiliée. Il y avait même quelque chose de trop ouvertement ignoble dans cette affaire. On ajoutait en outre qu’il était un genre de bretteur, qu’il cherchait des querelles et offensait par pur plaisir de l’offense. Varvara Pétrovna s’inquiétait et se tourmentait. Stépane Trofimovitch l’assurait que ce n’étaient là que les premiers et orageux élans d’un organisme trop riche, que la mer allait se calmer et que tout cela ressemblait à la jeunesse du prince Harry, qui se débauchait avec Falstaff, Poynce et Mistress Quickly comme Shakespeare l’avait décrit.

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Les connaissances, certes, il n’en fallait pas beaucoup pour nous étonner ; mais il pouvait juger d’un certain nombre de thèmes actuels des plus brûlants, et très intéressants, et, ce qui était le plus précieux, d’une façon particulièrement réfléchie. Je noterai cela comme une étrangeté : tout le monde chez nous, et presque dès le premier jour, trouva qu’il était un homme extraordinaire­ment réfléchi. Il était assez peu bavard, raffiné sans maniérisme, d’une réserve étonnante, et, en même temps, audacieux et sûr de lui comme per­sonne chez nous.

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— J’amène un invité, un invité pas ordinaire ! Je prends sur moi de violer votre solitude. M. Kinl- lov, ingénieur des travaux, et des plus remarquables. Surtout, Monsieur connaît votre fils adoré, le très estimé Piotr Stépanovitch ; et de très près, n’est-ce pas ; avec une mission de sa part. Monsieur vient juste d’arriver.

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                  Personne, prononça-t-il d’une voix décidée.

                  L’homme a peur de la mort, parce qu’il aime la vie ; je comprends ça comme ça, remarquai-je, et c’est une loi de la nature.

C’est ça, l’ignoble ! C’est là tout le men­songe ! - et ses yeux lancèrent des éclairs. La vie c’est la douleur, la vie c’est la peur et l’homme est malheureux. Maintenant, tout est peur et douleur. Maintenant, l’homme aime la vie parce que c’est la douleur, la peur qu’il aime. C’est fait comme ça. La vie se donne par la douleur et par la peur, tout le mensonge est là. Maintenant, l’homme n’est pas encore l’homme. Il y aura un homme nouveau, heureux et fier. Pour qui ça sera égal, vivre ou ne pas vivre, ce sera l’homme nouveau. Celui qui vain­cra la douleur et la peur, il sera Dieu. Et l’autre Dieu n’existera plus.

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— ... A la transformation physique de la terre et de l’homme. L’homme sera Dieu, il se transfor­mera physiquement. Et le monde se transformera, et ses œuvres se transformeront, et ses pensées, et tous ses sentiments. Vous pensez quoi, il se trans­formera, physiquement, l’homme ?


 

TOME 2

 

Le grand écrivain tremblait maladivement devant la nouvelle jeunesse révolutionnaire et, s’imaginant, car il n’y connaissait rien, qu’elle détenait les clés de l’avenir de la Russie, il la flattait honteusement, surtout parce qu’elle ne lui accordait pas la moindre attention.

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                  Je sais. C’est très juste, ce qu’il y a dedans ; très clair, très précis. Quand l’homme tout entier aura atteint le bonheur, alors, le temps n’existera plus - parce que ce ne sera plus la peine. Une idée très juste.

                  Et où pourra-t-on le fourrer, le temps ?

                  Nulle part. Le temps, ce n’est pas un objet, c’est une idée. Il s’éteindra dans l’esprit.

                  Vieux lieux communs philosophiques, les mêmes depuis le début des siècles, marmonna Stavroguine avec une sorte de regret dédaigneux.

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                  Tout. L’homme est malheureux parce qu’il ne sait pas qu’il est heureux. Ça, c’est tout, tout ! Celui qui réussit à le savoir, il devient heureux, tout de suite, à l’instant même. Cette bru, elle va mourir, la petit fille reste - c’est bien. J’ai trouvé, d’un coup.

                  Et celui qui meurt de faim, et celui qui f hu­milie, qui la viole, la petite fille, c’est bien ?

                  C’est bien. Celui qui fend le crâne pour la petite fille, ça aussi, c’est bien ; et celui qui ne le fend pas, c’est bien, pareil. Tout est bien, tout. Tous ceux qui savent que tout est bien, tous, ils sont bien. S’ils le savaient, qu’ils sont bien, ils seraient bien, mais tant qu’ils ne savent pas qu’ils sont bien, ils ne sont pas bien. Voilà toute l’idée, toute, il n’y en a pas d’autre !

                  Mais comment avez-vous su que vous êtes si heureux

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                  Celui qui saura enseigner que tout le monde est bien, celui-là, il terminera le monde.

                  Celui qui a enseigné s’est fait crucifier.

                  Il viendra, son nom est l’homme-dieu.

                  Le dieu-homme ?

                  L’homme-dieu, c’est ça, la différence.

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                  Vous êtes athée ? En ce moment, vous êtes athée ?

                  Oui.

                  Et, à l’époque ?

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— Vous vous souvenez de votre expression : “Un athée ne peut pas être russe, l’athée cesse à l’instant même d’être russe”, vous vous souvenez de ça ?

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                  Je suppose que c’est une idée slavophile.

                  Non ; les slavophiles contemporains la refu­seraient. Les gens, maintenant, ils ont de la cervelle. Mais vous, vous êtes allé encore plus loin : vous croyiez que le catholicisme romain a cessé d’être un christianisme ; vous affirmiez que Rome avait pro­clamé un Christ qui aurait succombé à la troisième

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— Aucun peuple au monde, commença-t-il, comme s’il lisait un livre, et, en même temps, tout en continuant de fixer Stavroguine d’un regard me­naçant, aucun peuple au monde ne s’est encore forgé sur une base de science ou de raison ; il n’y a jamais eu d’exemple de ça, tout au plus un instant, ou par bêtise. Le socialisme, dans son essence même, doit être un athéisme, car il a précisément proclamé, et dès la première ligne, qu’il s’établit sur l’athéisme et que son intention est de se forger sur des bases scientifiques et raisonnables exclusivement. La rai­son et la science dans la vie des peuples, toujours, maintenant, et depuis le début des siècles, n’ont assumé qu’une fonction secondaire, une fonction de service ; et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Les peuples sont créés et animés par une force tout autre, une force qui les domine et les subjugue, mais dont l’origine, elle, nous est inconnue et inexpli­cable. Cette force, c’est la force du désir insatiable d’arriver jusqu’à la fin, et qui, en même temps, nie toute fin. C’est la force de l’affirmation continuelle, infatigable, de sa propre existence, et de la négation de la mort. L’esprit de la vie, comme le dit l’Ecri­ture, “les rivières d’eau vive”, dont l’Apocalypse nous menace tant qu’elles ne se tarissent. Un prin­cipe esthétique, comme disent les philosophes, un principe moral, comme ils l’identifient eux-mêmes. Moi, j’appelle ça plus simplement : “La recherche de Dieu.” Le but de tout le mouvement du peuple, dans tous les peuples, et dans toutes les périodes de leur existence, c’est seulement la recherche de Dieu, la recherche de leur Dieu, toujours le leur en propre, et cette foi qu’ils ont en Lui comme du seul vrai Dieu. Dieu est la personne synthétique du peuple tout entier, pris depuis son début jusqu’à sa fin. Il n’est encore jamais arrivé que tous les peuples, ou que de nombreux peuples, aient un dieu en commun, chacun avait toujours le sien. C’est un signe de la disparition des peuples, quand les dieux com­mencent à devenir communs. Quand les dieux commencent à devenir communs, alors les dieux et la foi se détruisent, et, en même temps, les peuples eux-mêmes. Plus un peuple est puissant, plus son dieu est particulier. Il n’y a encore jamais eu de peuple sans religion, c’est-à-dire sans idée du bien et du mal. Chaque peuple possède sa propre idée du bien et du mal, son propre bien et son propre mal. Quand les notions du bien et du mal commencent à devenir communes chez de nombreux peuples, alors, les peuples dépérissent, et la distinction même entre le bien et le mal commence à s’effacer, à dis­paraître. Jamais la raison n’a été en état de définir le mal et le bien, ni même de séparer le mal du bien, ne serait-ce qu’approximativement ; au contraire, elle les mélange toujours, d’une façon honteuse et pitoyable ; la science, elle, elle n’a pu autoriser que la force. C’est surtout là que s’est distinguée la demi-science, le pire des fléaux de l’humanité, pire que la peste, la famine et la guerre, un fléau inconnu avant ce siècle. La demi-science, c’est un despote comme on n’en a encore jamais vu. Un des­pote qui possède ses prêtres, ses esclaves, un despote devant lequel tout s’incline avec un amour et une superstition dont on n’avait encore jamais eu idée, devant lequel la science elle-même tremble, et qu’elle flatte honteusement. Tout ça, ce sont vos paroles propres, Stavroguine, à part, juste, sur la demi-science ; ça, c’est de moi, parce que, moi- même, je ne suis qu’une demi-science, et donc, c’est surtout elle que je déteste. Mais vos pensées à vous, et même vos propres mots, je n’y ai rien changé du tout, pas même un mot.

                  Je ne pense pas que vous n’y ayez rien changé, remarqua prudemment Stavroguine, vous les avez reçus avec passion, et détournés avec passion, sans le remarquer. Déjà le fait que vous abaissiez Dieu au rang de simple attribut d’un peuple...

Il s’était mis, soudain, à écouter Chatov avec une attention accrue et toute particulière, mais moins les mots qu’il prononçait que sa personne même.

Moi, j’abaisse Dieu jusqu’au rang d’attribut d’un peuple ? s’écria Chatov. Au contraire, c’est le peuple que j’élève jusqu’à Dieu. Mais est-ce qu’il y a jamais eu autre chose ? Le peuple - c’est le corps de Dieu. Chaque peuple reste un peuple tant qu’il a son dieu qui lui est propre, et que, les autres dieux du monde, il les exclut sans la moindre conciliation possible ; aussi longtemps qu’il garde la croyance qu’avec son dieu, il aura la victoire et qu’il pourra chasser tous les autres dieux de la terre. Ça, c’est une croyance qui remonte à l’origine des temps, pour tous les grands peuples, au moins, tous ceux qui ont été marqués, d’une façon ou d’une autre, tous ceux qui se sont mis à la tête de l’humanité. Le fait, il est têtu. Les Juifs n’ont vécu que dans l’at­tente du vrai Dieu, et ils ont laissé au monde le vrai Dieu. Les Grecs divinisaient la nature, et ils ont légué au monde leur religion, c’est-à-dire leur philoso­phie et leur art. Rome divinisait le peuple dans l’Etat et c’est l’Etat qu’il a légué aux peuples. La France, dans toute la suite de toute sa longue histoire n’a été qu’une incarnation et une continuation de l’idée du dieu romain, et si, enfin, elle a jeté au fond du gouffre ce dieu romain et qu’elle est tombée dans l’athéisme, qu’elle appelle pour l’instant le socia­lisme, c’est uniquement parce que, quand même, l’athéisme est plus sain que le catholicisme romain. Si un grand peuple ne croit pas qu’il est le seul à posséder la vérité (lui seul précisément, à l’exclusion des autres), s’il ne croit pas qu’il est le seul capable de ressusciter tous les autres et le seul appelé à le faire, à les sauver avec sa vérité à lui, alors, il cesse à l’instant même d’être un grand peuple, et, tout de suite, il devient un matériel ethnographique, pas un grand peuple. Un peuple véritablement grand ne pourra jamais accepter de jouer un rôle secon­daire dans l’humanité, ou même un rôle déterminant, il faut impérativement, exclusivement, qu’il ait le premier. Quand il perd cette foi, il cesse d’être un peuple. Pourtant, la vérité est une, et donc il n’y a qu’un seul peuple qui puisse avoir un vrai Dieu, quand bien même les autres peuples auraient leurs propres dieux, et des dieux qui seraient grands. L’unique peuple “théophore”, c’est le peuple russe, et... et... mais vous me prenez vraiment pour un crétin pareil, Stavroguine, s’écria-t-il soudain fré­nétiquement, au point que je sois même incapable de comprendre que ce qu’il dit là, en cet instant, c’est soit du vieux radotage débile, moulu à tous les moulins slavophiles de Moscou, soit une parole entièrement nouvelle, la parole dernière, l’unique parole du renouvellement, de la résurrection, et... mais qu’est-ce que j’en ai donc à faire, de votre rire, en cet instant ! Qu’est-ce que j’en ai à faire, que vous ne me compreniez pas du tout, mais pas du tout, pas un mot, pas un son !... Oh, comme je les méprise, votre rire orgueilleux, et votre regard, en cet instant !

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                  Je crois en la Russie, je crois en son ortho­doxie. .. Je crois au corps du Christ... Je crois que le second avènement aura lieu en Russie... Je crois..., balbutia Chatov dans un état second.

                  Oui, mais en Dieu ? En Dieu ?

                  Je... En Dieu... je vais y croire.

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— Vous êtes athée parce que vous êtes un barine, le dernier des barines. Vous avez perdu la distinc­tion entre le bien et le mal parce que vous avez cessé de connaître votre peuple. Il y a une nouvelle génération qui monte, venue de son cœur même, au peuple, et vous ne la reconnaissez pas du tout, ni vous, ni les Verkhovenski, le fils et le père, ni moi, parce que, moi aussi, je suis un barine, moi, le fils de votre serf, le laquais Pachka... Ecoutez- moi, trouvez Dieu dans le travail ; tout le sens est là, ou vous disparaîtrez comme une moisissure ; par le travail, trouvez-le.

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— Piotr Stépanytch, c’est un astrolome, toutes les planètes de Dieu il les connaît, mais lui aussi, n’empêche, y aurait quoi dire sur lui. Piotr Stépa- novitch, c’est une chose, et vous, monsieur, je crois bien, c’en est une autre. Moi, devant vous, monsieur, je suis comme devant le Vrai, tellement qu’on m’a parlé de vous. Lui, si qu’il dit d’un homme c’est un fumier, alors, à part que le fumier il voit rien de lui du tout. Et si qu’il dit crétin, alors, pas de titre pour lui hormis le crétin. Mais moi, peut-être, cré­tin, j’y suis que mardi et mercredi, et le jeudi, disons, je suis pas plus bête que lui.

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— Ecoutez, Dacha, ces derniers jours, j’ai tou­jours des visions. Un petit démonillon m’a proposé hier, sur un pont, d’égorger Lébiadkine et Maria Timoféïevna, pour régler toute l’histoire de mon ma­riage légitime, et sans trace. Comme avance, il me demandait trois roubles, mais il m’a fait clairement savoir que toute l’opération ne m’en coûterait pas moins de mille cinq cents. Calculateur, ce démon- là. Un vrai comptable ! Ha-ha !

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Etait présente aussi, ou, pour mieux dire, présidait Ioulia Mikhaï- lovna, venue avec une Lizavéta Nikolaïevna étin­celante de beauté et d’une gaieté particulière, ce qui, cette fois-là, parut tout de suite particulièrement bizarre à nombre de nos dames. Notons-le en pas­sant ; ses fiançailles avec Mavriki Nikolaïévitch ne pouvaient plus laisser le moindre doute.

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L’essentiel ici, c’est que “l’homme nouveau” se trouvait être non seulement un “noble indiscu­table”, mais, bien plus, un des propriétaires les plus riches de la province, et donc, visiblement, il ne pouvait pas ne pas apparaître comme un soutien et un meneur. Du reste, j’ai déjà mentionné, en pas­sant, l’humeur de nos propriétaires.

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Et, soudain, tout le monde sut d’une façon indéniable que Nikolaï Vsévolodovitch était fiancé à l’une des filles du comte K***, même si rien n’avait pu servir de base à ce bruit-là.

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Un livre ouvert était posé sur la table. C’était le roman Que faire1 ? Hélas, je dois avouer une étrange lâcheté de notre ami : ce rêve qu’il lui fau­drait sortir de son isolement pour livrer sa dernière bataille dominait de plus en plus son imagination séduite. J’avais deviné qu’il n’avait déniché et n’étudiait ce roman que dans un but unique, celui de pouvoir, en cas de confrontation avérée avec tous les “hurleurs”, connaître par avance leurs mé­thodes et leurs arguments d’après leur “catéchisme” même, et, s’étant préparé ainsi, les réfuter solennel­lement sous ses yeux à elle. Oh, comme il le faisait souffrir, ce livre ! Parfois, il le jetait, au désespoir, et, bondissant de sa place, il arpentait sa chambre, dans un état presque second.

— Je suis d’accord, l’idée essentielle de l’auteur, elle est juste, me disait-il fébrilement, mais c’est d’autant plus monstrueux ! C’est notre idée à nous, mais oui, la nôtre ; c’est nous, oui, nous, qui l’avons fait germer, qui l’avons fait grandir, qui l’avons pré­parée - eux, d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils auraient pu dire de nouveau, après nous ! Mais, mon Dieu, comme tout ça est exprimé, déformé, défiguré ! s’exclamait-il, frappant le livre du bout des doigts. Est-ce ces conclusions-là que nous attendions ? Oui neut reconnaître ici notre idée originale ?

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La Sainte Russie est la dernière au monde à pouvoir se défendre de quoi que ce soit. Le simple peuple, il tient encore, cahin-caha, par la force du dieu russe ; mais le dieu russe, aux dernières nouvelles, il n’est plus guère fiable, et même, c’est tout juste s’il a résisté aux dernières réformes agraires, disons qu’il a drôlement chancelé. Et là, les che­mins de fer, et vous... moi, le dieu russe, je n’y crois plus du tout.

                  Et le dieu de l’Europe ?

                  Je ne crois en aucun dieu. On m’a calomnié aux yeux de la jeunesse russe. J’ai toujours eu de la sympathie pour tous ses mouvements. On m’a montré ces proclamations d’ici. On les regarde avec stupeur, parce que tout le monde a peur de leur forme, mais tous, pourtant, restent persuadés de leur force, et même sans en avoir conscience. Ils s’écroulent tous depuis longtemps, et il y a long­temps qu’ils ne savent plus à quoi se raccrocher. Moi, si je suis convaincu du succès de cette propa­gande secrète, c’est que la Russie, en ce moment, est, le plus évidemment, dans le monde, l’endroit où il peut se passer tout ce qu’on veut, et qui ne se défendra jamais. Je ne comprends que trop bien pourquoi les Russes qui ont de quoi sont tous en train de fuir à l’étranger, et chaque année de plus en plus. C’est une question d’instinct. Quand le navire va sombrer, les rats sont les premiers à fuir. La Sainte Russie, c’est un pays en bois, un pays loque­teux et... dangereux, un pays de loqueteux pleins d’orgueil dans ses sphères les plus hautes, et, pour son immense majorité, elle vit dans ses isbas de conte au milieu des grands bois. Elle sera heureuse de n’importe quelle solution, il suffit qu’on la lui explique. Il n’y a que le gouvernement qui cherche à résister encore, mais il agite sa massue dans les ténèbres et il frappe sur les siens. Là, tout est con­damné, tout est fini. La Russie, telle qu’elle est, n’a aucun avenir. Je suis devenu allemand, et je m’en fais un honneur.

                  Non, mais vous aviez commencé à parler des proclamations ; dites-moi tout, qu’est-ce que vous en pensez ?

                  Tout le monde en a peur, donc, elles sont une grande force. Elles démasquent ouvertement le mensonge et elles prouvent que nous n’avons rien à quoi nous raccrocher, rien pour nous soute­nir. Elles parlent à haute voix quand tout le monde se tait. Là où elles triomphent le plus (malgré la forme), c’est dans ce courage encore inouï de regarder la vérité en face. Cette aptitude à regarder la vérité droit dans les yeux n’appartient qu’à la génération russe. Non, en Europe, on n’a pas encore ce courage ; là-bas, c’est le règne de la pierre, il y a encore à quoi se retenir. Autant que je puisse le voir et en juger, toute l’essence de l’idée révolutionnaire russe réside dans la néga­tion de l’honneur. Ce qui me plaît, c’est que c’est exprimé d’une façon si courageuse, si téméraire. Non, en Europe, cela, ils ne le comprendront pas encore, et, chez nous, l’idée fera fureur. Pour les Russes, l’honneur n’est qu’un fardeau inutile. Et il a toujours été un fardeau, dans toute notre his­toire. C’est par un droit affiché au déshonneur qu’on peut les entraîner le mieux. Moi, je suis de l’ancienne génération, et, je vous l’avoue, je tiens encore à l’honneur, mais, n’est-ce pas, c’est juste une habitude. Ce que j’aime seulement, ce sont les vieilles formes - par lâcheté, mettons ; il faut bien que je termine mes jours d’une façon ou d’une autre.

Soudain, il s’arrêta une seconde.

“N’empêche, je parle, je parle, se dit-il, et lui, il ne dit rien, il observe. Il est venu pour que je lui pose une question franche. Eh bien, je vais la poser.”

                  Ioulia Mikhaïlovna m’a demandé d’espion­ner chez vous, et, d’une façon ou d’une autre, de savoir ce que c’est que cette surprise que vous pré­parez pour le bal d’après-demain, demanda sou­dain Piotr Stépanovitch.

                  Non, vraiment, ça sera une surprise, et c’est vrai que je vais sidérer, fit Karmazinov, se redres­sant, mais je ne vous dirai pas mon secret.

Piotr Stépanovitch n’insista nullement.

                  Il y a ici un nommé Chatov, s’enquit le grand écrivain, et figurez-vous que je ne l’ai jamais vu.

                  Un type très bien. Pourquoi ?

                  Comme ça, il dit des choses, je ne sais pas. Parce que, c’est lui qui a giflé Stavroguine ?

                  Oui.

                  Et Stavroguine, qu’est-ce que vous pensez de lui ?

                  Je ne sais pas ; une espèce de coureur.

Karmazinov avait pris Stavroguine en haine parce que celui-ci avait adopté l’habitude de ne pas le remarquer du tout.

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                  Oui, toute la nuit. Il dit beaucoup de mal de vous. Cette nuit, je lui ai lu l’Apocalypse, en buvant le thé. Il a écouté beaucoup ; vraiment beaucoup, toute la nuit.

                  Diable, mais vous le convertirez même à la foi chrétienne !

                  Il a déjà la foi chrétienne. Ne vous en faites pas, il va tuer. Qui vous voulez tuer ?

                  Non, ce n’est pas pour ça que je le garde ; pour autre chose... Et Chatov, pour Fédka, il est au courant ?

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                  Vous vous brûlerez la cervelle le jour de notre mariage ?

                  Non, beaucoup plus tard. A quoi bon souiller de mon sang ses habits de noces ? Peut-être, d’ail­leurs, je ne me tuerai pas, ni maintenant ni plus tard.

                  Quand vous dites ça, vous voulez sans doute m’apaiser ?

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Partant d’une liberté illimitée, je conclus par un despotisme illimité. J’ajoute cependant qu’en dehors de ma solution de la formule sociale, il ne peut y en avoir aucune.

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— Donc, tout le problème est le désespoir de Chi- galiov, conclut Liamchine, et notre problème vital est celui de savoir s’il doit être ou ne pas être dans ce désespoir ?

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                  Et ce serait peut-être la meilleure solution au problème ! reprit Chigaliov, se tournant avec cha­leur vers Liamchine. Vous n’avez pas conscience, bien sûr, de la profondeur de ce que vous venez de dire, monsieur le plaisantin. Mais comme votre idée est presque irréalisable, il faudra donc nous con­tenter du paradis terrestre, si c’est ainsi que nous l’appelons.

                  N’empêche, les bêtises qu’il ne faut pas enten­dre ! laissa échapper Verkhovenski. Du reste, avec une indifférence totale, et sans relever les yeux, il continua de se couper les ongles.

                  Pourquoi ça, des bêtises ? reprit tout de suite le boiteux, comme s’il n’attendait que ce premier mot pour attaquer. Pourquoi justement “des bêtises” ? M. Chigaliov est un peu un fanatique de l’amour de l’humanité ; mais souvenez-vous que chez Fourier, chez Cabet surtout, et chez Proudhon lui-même, vous trouverez une multitude de solutions des plus despotiques et des plus fantastiques à cette question.

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— Si chacun de nous était au courant d’un pro­jet d’assassinat politique, irait-il le dénoncer, en pré­voyant toutes les conséquences, ou bien resterait-il chez lui, en attendant la suite des événements ? Ici, les opinions peuvent être différentes. La réponse à cette question nous dira clairement s’il faut nous séparer ou bien rester ensemble, et là, pour bien plus qu’une seule soirée. Permettez-moi de m’adresser d’abord à vous, dit-il, se tournant vers le boiteux.

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Avec cette onction-là, vous avez l’intention de souder vos groupes. C’était parfait comme vous venez de le mettre dehors, Cha- tov : vous saviez bien qu’il ne vous le dirait jamais : “je ne vous dénoncerai pas”, et que, mentir devant vous, il trouverait ça trop lâche.

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                  Prenez Chigaliov, et moi, fichez-moi la paix.

                  Chigaliov, c’est un génie ! Vous savez, c’est un génie du genre de Fourier ; mais plus courageux que Fourier, mais plus fort que Fourier ; je vais m’oc­cuper de lui. Il a inventé “l’égalité” !

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On coupe la langue de Cicéron, on crève les yeux de Copernic, on lapide Shakespeare, voilà le chigaliovisme ! Les esclaves doivent être égaux ; sans tyrannie il n’y a encore jamais eu de liberté ni d’égalité, mais l’égalité doit exister dans le troupeau, et voilà le chigaliovisme ! Ha-ha-ha, ça vous paraît étrange ? Je suis pour le chigaliovisme !

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Le désir, nous le tuerons : nous lancerons l’alcoo­lisme, les ragots, les mouchards ; nous lancerons une débauche inouïe ; tous les génies, nous les étouf­ferons dans l’œuf. Tout ça, au nom d’un dénomi­nateur commun, l’égalité totale. “Nous avons appris un métier et nous sommes des gens honnêtes, nous n’avons besoin de rien d’autre” - une réponse, récemment, des ouvriers anglais. Ce n’est que l’in­dispensable qui est indispensable, voilà la devise du globe à partir d’aujourd’hui. Mais il faut aussi le frisson ; et, ça, nous allons nous en soucier, nous autres, les gouvernants. Il faut des gouvernants pour les esclaves. Obéissance totale, impersonnalité totale, mais, une fois tous les trente ans, Chigaliov lance aussi le frisson, et, d’un seul coup, ils se dévo­rent les uns les autres, jusqu’à un certain point, juste pour qu’ils ne s’ennuient jamais. L’ennui, c’est une sensation aristocratique ; dans le chigaliovisme, il n’y aura pas de désirs. Le désir et la souffrance, c’est pour nous - pour les esclaves, le chigaliovisme.

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Cette simplicité, elle vous fait souffrir, sans doute, et souffrir sincèrement. J’aime la beauté. Je suis nihiliste, mais j’aime la beauté. Ils n’aiment donc pas la beauté, les nihilistes ? Ce qu’ils n’aiment pas, ce sont les idoles, bon, eh bien, moi, j’aime une idole ! Mon idole, c’est vous ! Vous n’offensez personne, et tout le monde vous déteste ; vous avez l’air d’être l’égal de tous, et tout le monde a peur de vous, c’est bien. Personne ne viendra, vous, vous taper sur l’épaule. Vous êtes un aristocrate terrible.

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— Ecoutez, d’abord, nous lancerons le trouble, se hâtait terriblement Verkhovenski qui ne cessait de tirer la manche gauche de Stavroguine. Je vous l’ai dit : nous entrerons au sein même du peuple. Vous savez que, déjà maintenant, nous avons une force ter­rible ? Les nôtres, ce ne sont pas seulement ceux qui égorgent et ceux qui brûlent, et ceux qui font des tirs classiques, ou ceux qui mordent. Ceux-là, ils ne font que gêner. Moi, je ne comprends rien sans discipline. Je suis un escroc, vous comprenez, pas un socialiste, ha-ha ! Ecoutez, je les ai comptés : le professeur qui se moque de leur Dieu et de leur berceau avec les enfants, il est déjà à nous. L’avocat qui défend un assassin instruit en disant qu’il est plus cultivé que ses victimes, et que, pour avoir de l’argent, il ne pou­vait pas ne pas tuer, il est à nous. Les écoliers qui tuent un paysan pour ressentir une sensation, ils sont à nous. Les jurés qui acquittent toujours les crimi­nels, ils sont à nous. Le procureur qui tremble au tri­bunal de ne pas être assez libéral, il est à nous, à nous. Les administrateurs, les hommes de lettres, oh, il y en a plein à nous, une quantité terrible, et ils ne le savent pas eux-mêmes ! D’un autre côté, l’obéis­sance des écoliers et des petits crétins atteint des limites suprêmes ; les maîtres, eux, c’est des poches de bile ; partout, une vanité d’une ampleur incroyable, un appétit bestial, inouï... Vous savez, vous savez tout ce que nous pourrons prendre rien qu’avec nos petites idées toutes faites ? Je suis parti

                  la thèse de Littré qui sévissait, comme quoi le crime est un dérangement mental ; je rentre, le crime, ça y est, ce n’est plus une folie, non, justement, c’est le bon sens en tant que tel, presque un devoir, du moins une noble protestation. “Comment un homme cultivé pourrait-il ne pas tuer s’il a besoin d’argent !”

                  et ça, c’est juste les hors-d’œuvre. Le dieu russe s’est effacé devant “la pacotille”. Le peuple est soûl, les mères sont soûles, les enfants sont soûls, les églises sont vides, et, aux tribunaux : “Deux cents coups de fouet, ou le bagne.” Oh, laissez-la grandir, cette génération ! Dommage seulement qu’on n’ait pas le temps d’attendre, ah s’ils pouvaient être tous seulement un petit peu plus soûls ! Ah quel dom­mage qu’il n’y ait pas de prolétaires ! Mais il y en aura, il y en aura, ça tend vers ça...

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                  Pour quoi ? Vous, qu’est-ce que vous avez fait ? Ah, oui, c’est une formule monastique ?

                  Les péchés volontaires et les involontaires. Ayant péché, chaque homme a péché contre tous, et chaque homme, même dans une mesure infime, est coupable du péché des autres. Il n’y a pas de péché isolé. Moi-même, je suis un grand pécheur, plus grand que vous encore, peut-être.

                  Je vais vous dire toute la vérité : je veux que, vous, vous me pardonniez vous, et avec vous, peut- être, un autre, et un troisième, mais... mais, tous les autres, je préfère qu’ils me haïssent. Et la raison pour laquelle je le veux, c’est pour le supporter avec humilité...

                  Parce que, la compassion de tous, vous ne pourriez pas la supporter avec la même humilité ?

                  Peut-être que non. Vous êtes très fin dans votre écoute. Mais... pourquoi est-ce que vous faites cela ?

 

 

 

 TOME 3

 

                  Ils ont mis le feu à tout ! C’est le nihilisme ! Si quelque chose flambe, c’est le nihilisme ! entendis- je presque avec horreur, même s’il n’y avait plus à s’étonner de rien - mais la réalité concrète, présente, a toujours en soi quelque chose de bouleversant.

Votre Excellence, lui disait un gendarme qui s’était retrouvé auprès de lui, si Votre Excellence daignait vouloir souhaiter un peu de repos chez elle... Parce que, sinon, même rester là, c’est dan­gereux pour Votre Excellence.

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— Les larmes des victimes seront séchées mais la ville brûlera. C’est toujours ces quatre fripouilles, quatre et demie. Aux arrêts, la fripouille ! Il est tout seul dans le coup, les quatre et demie, il les a calomniées.

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- Eh bien, faites.

-Je suis obligé de me tuer, parce que le point essentiel de mon être libre, c’est de me tuer moi-même.

-Mais vous n’êtes pas le seul à vous tuer ; des suicidés, il y en a plein.

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Et s il en est ainsi, si les lois de la nature n’ont pas eu pitié même de Celui-là, n’ont pas eu pitié même de leur miracle, si, Lui aussi, elles l’ont obligé à vivre au milieu du mensonge et à mourir pour le men­songe, alors, donc, toute la planète est un mensonge, elle est bâtie sur du mensonge, et sur un sarcasme stupide. Donc, les lois de la nature en tant que telle sont un mensonge et un vaudeville du diable A quoi bon vivre, alors, réponds, si tu es un homme ?

                  C’est une autre tournure de l’affaire. Je crois que vous mélangez deux causes différentes ; et ça c’est plutôt mauvais signe. Mais, permettez, bon et si vous êtes Dieu ? Si le mensonge est fini et que vous avez réalisé que tout le mensonge venait de ce qu’il y avait un Dieu d’avant ?

Enfin, tu as compris ! s’écria Kirillov, enthousiasmé. Donc, c’est quelque chose qui peut se com­prendre, si même un homme comme toi a pu le faire ! Tu comprends maintenant, que tout le salut pour tous - c’est de démontrer cette idée à tout le monde ? Qui va la démontrer ? Moi ! Je ne com­prends pas comment un athée, jusqu’à présent, a pu savoir que Dieu n’existait pas et ne pas se tuer tout de suite. Avoir conscience que Dieu n’existe pas, et ne pas avoir conscience, au même instant, que tu es devenu Dieu toi-même, c’est une absurdité, sinon, obligatoirement, on doit se tuer. Si tu as cette conscience - tu es roi, tu ne te tueras plus et tu vivras dans la plus grande gloire. Mais c’est seulement le premier qui aura eu conscience qui doit se tuer, obligatoirement, sinon, qui commencera et qui démontrera ? C’est moi qui me tuerai moi-même, obligatoirement, pour commencer, pour démontrer. Moi, je ne suis encore qu’un Dieu malgré moi, et je suis malheureux, parce que je suis obligé d’affirmer mon être libre. Ils sont tous malheureux, parce qu’ils ont tous peur d’affirmer leur être libre. Si l’homme, jusqu’à présent, à toujours été pauvre et malheureux, c’est qu’il a toujours eu peur d’affir­mer le point essentiel de son être et qu’il n’a dit son être que sur les bords, comme un gamin. Je suis malheureux monstrueusement, parce que j’ai peur monstrueusement. La peur est la malédiction de l'homme... Mais moi, j’affirme mon être libre, je suis obligé d’avoir la foi que je n’ai pas la foi. Je vais commencer, et je vais finir, et je vais ouvrir la porte.

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— Bravo ! hurla presque de joie Kirillov. Vive la république démocratique, sociale et universelle ou la mort  !... Non, non, pas comme ça. Liberté, égalité, fraternité ou la mort. Voilà, ça, c’est mieux, c’est mieux, fit-il, et c’est avec bonheur qu’il écrivit ces mots sous sa signature.

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Mon amie, j’ai menti toute ma vie. Même quand je disais vrai. Mais jamais je n’ai parlé pour la vente, seulement pour moi, cela, je l’ai toujours su, mais je ne le vois que maintenant... Oh, où sont ces amis que j'ai offensés toute ma vie avec mon amitié ? Et tous, et tous ! Savez-vous , si ça se trouve, maintenant aussi, je suis en train de mentir ; sans doute, je suis en train de mentir. L’essentiel, c est que je me crois moi-même quand je mens.

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Le plus dur dans la vie, c’est de vivre sans mentir et... ne pas croire à son propre mensonge, oui, oui c’est exactement ça ! Mais, attendez, tout ça, plus tard... Ensemble, vous et moi, ensemble..., ajouta- t-il avec enthousiasme.

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