mercredi 21 avril 2021

Crime et châtiment – Dostoïevski

Crime et châtiment – Dostoïevski

TOME 1

Mais, je bavarde beau-

“Cette entreprise que je veux tenter et, en même temps, j’ai peur de bêtises pareilles ! se dit-il avec un sourire étrange. Hum... oui... tout est entre les mains de l’homme, et tout lui passe quand même sous le nez, et pour une seule raison, c’est qu’il est lâche... ça, c’est un axiome... C’est curieux, de quoi est-ce que les gens ont le plus peur ? D’un nouveau pas, d’une nouvelle parole personnelle, qu’ils ont le plus peur...

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Dehors, il faisait une chaleur pesante, terrifiante, avec, en plus, le manque d’air, la cohue, partout la chaux, les échafaudages, les briques, la poussière, et cette puanteur particulière de l’été que connaissent si bien tous les Pétersbourgeois qui n’ont pas la possibilité de louer une datcha - tout cela en même temps frappa désagréablement les nerfs déjà affaiblis du jeune homme. Quant à la puan­teur insupportable des tavernes, dont cette partie de la ville contient une multitude, et aux ivrognes qu’il rencontrait partout, même si c’était une heure de travail, ils mirent une dernière touche au coloris détestable et triste du tableau. Une sensation de dégoût insondable fusa une seconde dans les traits délicats du jeune homme. A propos, il était d’une beauté remarquable, avec des yeux sombres splendides, les cheveux châtain-blond, une taille plus élevée que la moyenne, mince et droit. Mais, bientôt, il tomba comme dans une rêverie profonde, et même, pour parler plus justement, dans une sorte d’oubli, et se mit à marcher, sans rien remarquer de ce qui l’entourait, et comme s’il ne voulait rien remarquer.

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“O mon Dieu ! comme tout ça est dégoûtant ! El est-ce que vraiment, est-ce que vraiment, je... non. c’est une bêtise, une absurdité ! ajouta-t-il avec résolution. Et est-ce que, vraiment,.une horreur pa­reille a pu me venir en tête ? De quelle saleté, quand même, mon cœur est donc capable ! Surtout, c’est sale, c’est infect, répugnant, répugnant !... Et, pen­dant tout un mois, je...”

Il ne pouvait exprimer son émotion ni par des mots ni par des exclamations. Le sentiment de dé­goût infini qui avait commencé à l’oppresser et à lui retourner le cœur pendant qu’il ne faisait qu’al­ler chez la vieille avait atteint une telle force et s’était dévoilé d’une façon si claire qu’il ne savait plus où se mettre avec cette angoisse qui était la sienne. Il marchait sur le trottoir comme s’il était ivre, sans remarquer les passants et se cognant contre eux, et il ne put reprendre ses esprits que dans la rue suivante.

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— Mon cher monsieur, commença-t-il d’une voix quasiment solennelle, pauvreté n’est pas vice, c’est là une vérité. Je sais aussi qu’ivrognerie n’est pas vertu, et ça, ô combien plus. Mais la misère, mon cher monsieur, la misère - ça, c’est un vice. Dans la pauvreté, vous conservez encore la noblesse de vos sentiments innés, mais, dans la misère, jamais, personne. Dans la misère, quand on vous chasse, ce n’est même pas à coups de bâton, c’est, zou, d’un coup de balai, loin de la compagnie des hommes, pour que l’offense en soit plus forte ; et ce, à juste titre, car, dans la misère, je suis le premier enclin à m’offenser moi-même. Et de là la boisson !

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Au début - cela faisait, du reste, assez longtemps - une question l'avait préoccupé : pourquoi presque tous les crimes étaient-ils découverts et révélés aussi facilement et pourquoi tous les criminels laissaient-ils des traces si évidentes ? Il en était arrivé à de multiples et curieuses conclusions, et, à son avis, la raison essentielle tenait au criminel lui-même : c’est le criminel lui-même, et presque tous les criminels, qui, au moment du crime, se voient soumis à une sorte de chute de la volonté et d’affaiblissement qui sont remplacés, au contraire, par une sorte de phénoménale frivolité enfantine et, ce, au moment précis où la raison et la prudence sont le plus indispensables. Selon sa conviction, cette éclipse de la raison et cette chute de la volonté se saisissent de l’homme comme une maladie, se développent peu à peu et en arrivent à leur point suprême peu de temps avant l’accomplissement du crime ; elles continuent sous le même aspect au moment du crime et encore quelque temps après, selon l’individu ; et puis, elles pas­sent, comme n’importe quelle maladie. Quant à la question : est-ce la maladie qui engendre le crime, ou bien le crime lui-même qui, d’une façon ou d’une autre, par sa nature particulière, s’accom­pagne toujours de quelque chose comme une maladie ? - il ne se sentait pas encore la force de la résoudre.

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Une pensée torturante et ténébreuse se levait en lui, celle qu’il était en pleine folie et qu’à cette minute-là, il n’avait la force ni de raisonner ni de se défendre, qu’il ne fallait pas du tout, peut-être, faire ce qu’il était en train de faire à ce moment-là. “Mon Dieu ! Il faut filer, filer !” et il se précipita dans l’entrée.

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Bon, alors, voilà comment ça se passe : l’homme honnête et sensible, il déverse son cœur, et l'homme d’affaires, lui, il écoute, et il mange et, pour finir, c’est vous qu’il mange.

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Et si cette vieille usurière a été tuée par un de ses emprunteurs, ce devait être sans doute un homme d’une classe assez haute - parce que les paysans ne gagent pas des objets en or - et donc, comment expliquer ce laisser-aller, d’un côté, de la partie civilisée de notre société ?

— Il y a beaucoup de changements économiques, répondit Zossimov.

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— Qu’est-ce que vous croyez ? criait Razoumi- khine, haussant la voix encore plus fort, vous croyez que je leur en veux, pour leurs mensonges ! N’importe quoi ! J’aime ça, moi, les mensonges ! Le mensonge est le seul privilège de l’homme face aux autres organismes. La vérité, elle vient à force de mentir ! Je mens, donc je suis un homme. Jamais on n’a trouvé aucune vérité avant d’avoir menti qua­torze fois et, peut-être même cent quatorze et, ça, c’est honorable dans son genre ; bon, mais, nous, nous ne savons même pas mentir avec notre propre cervelle à nous ! Mens comme tu veux, mais mens à ta façon, et moi je t’embrasse. Un mensonge bien à soi, c’est déjà presque mieux qu’une vérité entièrement à un autre ; dans le premier cas, tu es un homme, dans l’autre, tu es juste un serin ! La vérité ne bougera pas, la vie, on peut la démolir ; il y a eu des exemples.

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En un mot, si vous vous souvenez, vous faites passer une certaine allusion au fait qu’il existerait sur terre, disons, certaines personnes qui peuvent... c’est-à-dire, non pas qui peuvent mais qui ont le droit le plus total de commettre toutes sortes de désordres et de crimes et, soi-disant, elles seraient comme au-dessus de la loi.

Raskolnikov sourit à cette déformation souli­gnée et voulue de son idée.

                Quoi ? Comment ? Le droit au crime ? Mais pas à cause de “l’influence du milieu”, quand même ? s’enquit Razoumikhine avec, presque, un certain effroi.

                Non, non, pas tout à fait à cause de ça, répondit Porphiri. Tout le problème est que l’article de Monsieur fait comme une distinction entre les gens “ordinaires” et les gens “extraordinaires”. Les gens ordinaires doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit d’enfreindre la loi, pour cette raison que, voyez-vous, ce sont des gens ordinaires. Par contre, les gens extraordinaires, ils ont le droit de commettre tous les crimes possibles et d’enfreindre la loi comme ça leur chante, justement parce qu’ils sont extraordinaires. C’est bien cela que vous dites, ou bien est-ce que je me trompe ?

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Vous dites que mon article n’est pas assez clair ; je suis prêt à vous le rendre plus clair, autant que possible. Je ne me tromperai pas, peut-être, en supposant que, semble-t-il, c’est ce que vous voulez ; je vous en prie. A mon avis, si les découvertes de Kepler et de Newton, suite à je ne sais quelles combinaisons, n’avaient eu aucun moyen de parvenir aux hommes sans le sacrifice d’une vie, de dix, de cent, etc., qui auraient empêché leur découverte ou qui se seraient dressées comme un obstacle sur leur voie, Newton aurait eu le droit... il aurait même eu le devoir... d’écarter ces dix ou bien ces cent personnes, pour faire connaître ses découvertes à toute l’humanité. Cela ne signifie absolument pas, du reste, que Newton aurait eu le droit de tuer qui il aurait voulu, les premiers venus, ou de voler tous les jours au mar­ché. Ensuite, si je me souviens bien, je développe dans mon article l’idée selon laquelle tous les... enfin, disons, tous les législateurs, les fondateurs de l’humanité, à commencer par les plus anciens, et en continuant par les Lycurgue, les Solon, les Mahomet, les Napoléon, etc., que, tous, du premier au dernier, ils étaient criminels, par le seul fait, déjà, qu’en donnant une nouvelle loi, ils enfreignaient l’ancienne que la société considérait comme sacrée, et qui leur venait de leurs pères, et que, bien sûr, ils ne reculaient pas devant le sang (un sang parfois tout à fait innocent et que leurs adversaires versaient avec courage pour conserver la loi ancienne), si seulement le sang pouvait les aider. Ce qui est remarquable, même, c’est que la plus grande partie de ces bienfaiteurs et de ces fondateurs de l’humanité a toute versé des torrents de sang incroyables. Bref, je conclus que tous, je ne dis pas seulement les grands hommes, mais tous les hommes qui sortent un tant soit peu de l’ornière, c’est-à-dire tous ceux qui sont capables de dire ne serait-ce qu’une seule petite parole nouvelle, doivent, par nature, obligatoirement, être des criminels - plus ou moins, à l’évidence. Sinon, ils ont du mal à sortir de l’ornière, or, bien sûr, rester dans l’ornière, c’est une chose qu’ils ne peuvent pas accepter, là encore, de par leur nature et, à mon avis, qu’ils ont même le devoir de ne pas accepter. Bref, vous voyez que jusqu’à présent, il n’y a rien là de bien nouveau. Ça a été publié et lu un bon millier de fois. Quant à ma division des gens en ordinaires et extraordinaires, je veux bien, elle est quelque peu arbitraire, mais vous comprenez que je n’insiste pas sur les chiffres exacts. Je crois seulement en mon idée essentielle. C’est justement en cela qu’elle consiste, que les hommes, par une loi de la nature, sont divisés en général en deux catégories : l’une, inférieure (les hommes ordinaires), c’est-à-dire, com­ment dire, un matériau, qui sert uniquement à faire naître du semblable à soi et, l’autre, à proprement parler des hommes, c’est-à-dire ceux qui ont le don ou le talent de dire dans leur milieu une parole nouvelle. Les subdivisions là-dedans sont, bien sûr, infinies, mais les traits distinctifs des deux caté­gories sont assez nets : la première, c’est-à-dire le matériau, ce sont, d’une manière générale, des gens de nature conservatrice, respectueux de l’ordre, qui vivent dans l’obéissance et oui aiment obéir.

TOME 2

 

— Que faire ? Briser ce qu’il faut, une fois pour toutes, un point c’est tout : et, la souffrance, la prendre sur soi ! Quoi ? Tu ne comprends pas ? Tu comprendras plus tard... La liberté et le pouvoir, et surtout le pouvoir ! Sur toutes ces créatures tremblantes, sur toute la fourmilière !... Voilà le but ! Souviens-toi de ça ! Ce que je te dis en viatique ! Peut-être, c’est la dernière fois que je te parle. Si je ne viens pas demain, tu apprendras tout par toi- même et, à ce moment-là, souviens-toi bien de ce que je te dis. Et, un jour, plus tard, dans des années, avec la vie, peut-être, tu comprendras ce que ça voulait dire. Mais si je viens demain, je te dirai qui a tué Lizavéta. Adieu !

Sonia eut un tressaillement de peur.

                Parce que vous savez qui l’a tuée ? demanda- t-elle, glacée d’effroi, lançant vers lui un regard frénétique.

                Je le sais et je le dirai... A toi, à toi seule ! Je t’ai choisie. Ce n’est pas le pardon que je viendrai te demander, je te le dirai, juste. Je t’ai choisie depuis longtemps, pour te le dire, du temps encore où ton père me parlait de toi, et quand Lizavéta était encore vivante, je m’étais dit ça. Adieu. Ne me donne pas la main. Demain !

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— Oui, n’est-ce pas, il y a eu un cas presque pareil, psychologique, dans notre pratique, n’est-ce pas, judiciaire, un cas, n’est-ce pas, de maladie, poursuivait, à toute vitesse, Porphiri. Lui aussi, de lui-même, il s’accusait d’un meurtre, et encore, comment il s’accusait : il nous a fait toute une hal­lucination, il a montré les faits, il a raconté les circonstances, il a embrouillé, trompé tout le monde, et quoi ? Lui-même, mais sans aucune prémédita­tion, il était en partie un prétexte du meurtre, mais seulement en partie et, dès qu’il avait appris qu’il avait donné un prétexte aux assassins, il a eu une angoisse, il s’est embrumé les esprits, il a eu des visions, il s’est complètement dérangé, et il s’est mis à se persuader que c’était lui, l’assassin !

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Il avait entendu dire, comme tout le monde, qu’il existait, surtout à Pétersbourg, de mystérieux progressistes, des nihilistes, des accusateurs, etc., mais, comme beaucoup, il exagérait et déformait jusqu’à l’absurde le sens et la portée de ces dénominations. Ce qui lui faisait le plus peur, et depuis déjà quelques années, c’était les accusations, et c’était là l’une des bases principales de son inquiétude constante et exagérée, surtout quand il songeait à transférer ses activités à Pétersbourg. De ce point de vue, comme on dit, il était traumatisé, comme parfois, peuvent être traumatisés les petits enfants. Quelques années auparavant, en province, alors qu’il commençait encore juste à asseoir sa carrière, il avait rencontré deux cas d’accusations cruelles de personnes assez haut placées dans la province, personnes auxquelles, jusqu’alors, il s’était accroché, et qui le protégeaient. Le premier cas s’était terminé d’une façon particulièrement scandaleuse pour la personne mise en accusation et, quant à l’autre, elle avait été à deux doigts de finir par des soucis assez, et même tout à fait, capitaux. Voilà pourquoi Piotr Pétrovitch avait décidé, dès qu’il arriverait à Pétersbourg, de faire une enquête immédiate sur le sujet et, au cas où, de prendre les devants pour se lier d’amitié avec “ces jeunes géné­rations qui sont les nôtres”. De ce point de vue-là, il avait bon espoir en Andréï Sémionovitch et, en rendant visite, par exemple, à Raskolnikov, il avait déjà appris à arrondir certaines phrases qu’il avait entendues chez d’autres...

Bien sûr, il avait su très vite voir en Andréï Sémionovitch un petit homme simplet et d’une banalité totale. Mais cela ne ragaillardit ni ne fit changer d’avis en rien Piotr Pétrovitch. Quand bien même il se serait persuadé que tous les progressistes étaient des idiots du même genre, même à ce moment-là, son inquiétude ne se serait pas apaisée. Au fond, toutes les doctrines, les pensées, les systèmes (avec lesquels Andréï Sémionovitch s’était littéralement jeté sur lui), il s’en fichait comme de l’an quarante. Il avait son propre but à lui. Il ne voulait qu’une chose, savoir le plus vite possible, immédiatement : ici, que se passait-il, comment cela se passait-il ? Ces gens-là étaient-ils une force ou pas une force ? Lui-même, personnellement, avait-il quelque chose à craindre, oui ou non ? Lui- même, oui ou non, se ferait-il accuser, s’il se mettait, là, maintenant, à entreprendre quelque chose ? Et, s’il se faisait accuser, de quoi l’accuserait-on précisément, de quoi accusait-on par les temps d’aujourd’hui ? Bien plus : n’y avait-il pas moyen de s’acoquiner avec eux, de les flatter un peu si, réellement, ils étaient forts ? Cela, était-ce bien nécessaire, oui ou non ? N’y avait-il pas moyen, par exemple, de faire un peu avancer sa carrière justement grâce à eux ? Bref, des centaines de questions demeuraient en suspens.

Cet Andréï Sémionovitch était un homme cachectique et scrofuleux, de petite taille, fonction­naire quelque part, si blond que c’en était étrange, portant des favoris genre boulettes de viande dont il était très fier. De plus, il avait presque toujours mal aux yeux. Il avait le cœur assez doux, mais le verbe tout à fait péremptoire, et même, parfois, extrêmement arrogant - ce qui, avec sa petite silhouette, faisait presque toujours comique. Chez Amalia Ivanovna, il passait, du reste, pour un locataire assez digne, dans le sens où il ne se soûlait pas, et payait son loyer régulièrement. Malgré toutes ces qualités, Andréï Sémionovitch était, de fait, assez stupide. S’il avait adhéré au progrès et à ces “jeunes générations qui sont les nôtres”, c’était par passion. Il appartenait à cette légion innombrable et bigarrée d’êtres vulgaires, de petits avortons crevés et de crétins à demi instruits qui se collent en un clin d’œil au premier lieu commun en vogue, pour le rendre encore plus vulgaire et caricaturer en un instant ce à quoi, quelquefois, ils se dévouent le plus sincèrement du monde.

Du reste, Lébéziatnikov, même s’il était vraiment bien gentil, commençait, lui aussi, un petit peu, à ne plus supporter son colocataire et ancien tuteur Piotr Pétrovitch. Cela s’était fait des deux côtés comme par hasard et mutuellement. Si simple que pût être Andréï Sémionovitch, il avait tout de même commencé à voir petit à petit que Piotr Pétrovitch était en train de le rouler, qu’il le mépri­sait en secret et qu’il “n’était pas du tout ça, cet homme-là”. Il avait essayé de lui exposer le système de Fourier et la théorie de Darwin, mais Piotr Pétrovitch, surtout ces derniers temps, s’était mis à écou­ter d’une façon comme vraiment trop sarcastique, et, dans les tout derniers temps, il se permettait même de l’injurier. Le fait est que, lui-même, à son tour, par instinct, avait commencé à comprendre que Lébéziatnikov n’était pas seulement un petit homme banal et pas futé, mais qu’il était, si ça se trouvait, un petit menteur et, même, qu’il n’avait aucune relation un petit peu importante, fût-ce dans son cercle à lui, que c’était juste quelque chose qu’il redisait de troisième main ; bien plus : même son travail à lui, celui de la propagande, en fait, il ne le connaissait pas comme il fallait, parce qu’il s’embrouillait vraiment trop, et il avait du chemin à faire avant d’être un accusateur ! A propos, nous noterons en passant que Piotr Pétrovitch, durant cette semaine et demie (et surtout au début), avait reçu très volontiers les louanges d’Andréï Sémionovitch, et des louanges, même, tout à fait étranges, c’est-à-dire qu’il ne répliquait pas, par exemple, et préférait se taire quand Andréï Sémionovitch lui attribuait le désir de contribuer à l’établissement prochain et, pour ainsi dire, immédiat d’une nouvelle commune quelque part dans la rue aux Marchands ; ou, par exemple, celui de ne pas déranger Douniétchka si celle-ci, dès le premier mois de son mariage, se mettait en tête de se trouver un amant ; ou de ne pas baptiser ses enfants à venir, etc. - des choses dans ce genre-là. Piotr Pétrovitch, selon son habitude, ne répliquait pas à ces qualités qui lui étaient attribuées et admettait qu’on le flatte même ainsi - tant il aimait le compliment.

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— Pas du tout ! Pas du tout ! Comme c’est grossier, comme c’est bête, même - pardonnez-moi -, votre conception du développement ! Vous ne comprenez rien du tout ! Oh, mon Dieu, comme vous n’êtes encore... pas prêt ! Nous, nous cherchons la liberté de la femme et, vous, vous ne pensez qu’à une chose... Sans parler du tout de la question de la chasteté et de la pudeur féminine comme de choses en soi complètement inutiles et même pleines de préjugés, j’accepte pleinement, oui, pleinement, sa pudeur avec moi, parce que c’est là toute sa liberté, tout son droit. Il va de soi que, si elle me disait elle-même : “Je veux t’avoir”, moi, je prendrais ça pour une grande chance, parce que, de fait, cette jeune fille est loin de me déplaire ; mais, maintenant du moins, ça va de soi, personne, jamais ne s’est adressé à elle avec plus de politesse et de déférence que moi, avec plus de respect pour ses mérites... j’attends et j’espère, un point c’est tout !

                Vous feriez mieux de lui offrir quelque chose. Ma main au feu que, ça, vous n’y avez pas encore pensé.

                Vous ne comprenez rien à rien, je vous ai dit ! Bien sûr, elle est dans cette situation, mais c’est une autre question ! oui, une question tout autre ! Vous, vous la méprisez, tout simplement. Vous voyez un fait que, par erreur, vous jugez digne de mépris, et vous refusez à un être humain le droit à un regard humain. Vous ne savez pas encore ce que c’est, comme nature ! Ce qui me fait beaucoup de peine, seulement, c’est que, ces derniers temps, je ne sais pas, elle a complètement cessé de lire, elle ne m’emprunte plus de livres. Avant, elle le faisait. Dommage aussi qu’avec toute son énergie et sa résolution à protester - qu’elle a déjà prouvées une fois - c’est comme si elle avait encore très peu d’autonomie, pour ainsi dire, d’indépendance, trop peu de négation, pour s’extirper complètement de certains préjugés et de certaines... bêtises. Pour­tant, il y a certaines questions qu’elle comprend parfaitement. Elle a compris, par exemple, d’une façon formidable, la question du baisemain, c’est- à-dire que l’homme humilie la femme par l’inéga­lité quand il lui baise la main. Cette question, nous l’avons débattue chez nous et, moi, je l’ai mise au courant tout de suite. Les associations des ouvriers en France, ça aussi, elle a écouté très attentivement. En ce moment, je lui explique la question de l’entrée libre dans les chambres dans la société future.

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Ma mère m’aurait envoyé de quoi payer les droits d’entrée, et les souliers, les habits, le pain, j’aurais pu les gagner moi-même ; sûr ! Il y avait des leçons ; on m’en proposait à cinquante kopecks. Il travaille bien, Razoumikhine ! Mais je me suis mis en rage, j’ai refusé. Oui, mis en rage (c’est bien, comme expression !). A ce moment-là, comme une araignée, je me suis renfoncé dans mon coin. Tu es venue, toi, dans mon terrier, tu as vu... Et tu le sais, Sonia, les plafonds bas et les chambres étroites, comme ça oppresse l’âme et la raison ! Oh, je le détestais, ce terrier ! Et, quand même, je n’avais pas envie d’en sortir. Exprès, je ne voulais pas ! Je ne sortais pas pendant des jours, je ne voulais pas travailler, et je ne voulais même pas manger, je res­tais couché tout le temps. Nastassia m’apportait quelque chose - je mangeais, elle ne m’apportait rien, le jour passait comme ça ; exprès, par rage, je ne demandais pas ! la nuit, je n’avais pas de lumière, je restais couché dans le noir, je ne voulais pas gagner de quoi me payer une bougie. J’aurais dû étudier, j’ai vendu tous mes livres ; sur ma table, sur mes carnets, mes cahiers, même en ce moment, il y a un doigt de poussière. Moi, je préférais rester couché, penser... Je pensais tout le temps... Et tous ces rêves que j’avais, des rêves étranges, plein de rêves différents, pas la peine de dire quoi ! Mais, c’est à ce moment-là, que ça a commencé à m’apparaître, de loin, que... Non, ce n’est pas ça ! Tu vois, il y a toujours une question que je me posais : pourquoi est-ce que je suis bête au point que, si les autres sont bêtes et que je sais à coup sûr qu’ils sont bêtes, moi, je n’ai pas envie d’être plus intelligent ? Après, j’ai appris, Sonia, que s’il fal­lait attendre que tout le monde devienne intelligent, on n’aurait pas fini d’attendre... Après, ce que j’ai appris, c’est que ça n’arrivera jamais, que les gens changent, et qu’il n’y a personne pour les changer, le jeu n’en vaut pas la chandelle ! Oui, c’est comme ça !... C’est ça, leur loi... La loi, Sonia ! C’est comme ça !... Et maintenant, je sais, Sonia, que celui qui règne sur eux, c’est celui qui est solide, c’est celui qui est fort dans sa tête, dans son esprit ! Celui qui a raison, c’est celui qui ose beaucoup. Celui qui sait renoncer au plus de choses, c’est lui qui leur dicte les lois, et celui qui peut oser le plus, c’est celui-là qui a raison le plus ! Ça s’est toujours passé comme ça, ça sera toujours pareil ! Il faut être aveugle pour ne pas le voir !

Raskolnikov, en parlant, regardait, certes, Sonia, mais ne se souciait plus de savoir si elle allait ou non comprendre. La fièvre l’avait saisi complète­ment. Il se trouvait dans une espèce d’exaltation lugubre. (De fait, cela faisait trop longtemps qu’il n’avait plus parlé avec personne !) Sonia comprit que ce catéchisme lugubre était devenu sa croyance et sa loi.

— J’ai deviné à ce moment-là, Sonia, poursuivait- il avec exaltation, que le pouvoir n’était donné qu’à celui qui oserait se pencher et le prendre. Il n’y a qu’une seule chose, une seule chose : il suffit d’oser ! Il y a une pensée qui s’est pensée en moi à ce moment-là, la première fois de ma vie, une pen­sée que personne n’avait jamais pensée avant ! Personne ! Ça m’est apparu, d’un coup, clair comme le jour que, comment se faisait-il que personne jusqu’à présent n’avait encore osé, que personne n’osait encore, en passant devant toute cette absur­dité, le prendre, tout ça, simplement, par la queue, et tout balancer au diable ! Je... j’ai voulu avoir l’audace et j’ai tué... c’est juste avoir l’audace que j’ai voulu, Sonia, voilà toute la raison !

                Oh, taisez-vous, taisez-vous ! s’écria Sonia, avec un geste d’impuissance. Vous vous êtes écarté de Dieu, et Dieu vous a frappé, Il vous a livré au diable !...

                J’y pense, Sonia, quand j’étais couché dans le noir, et ces visions qui me venaient, là, c’était le diable qui me troublait, hein ?

                Taisez-vous ! Ne riez pas, blasphémateur, vous ne comprenez rien, mais rien de rien ! Oh mon Dieu ! Mais il ne comprendra donc rien, non, rien de rien !

Tais-toi, Sonia, je ne ris pas du tout, et je le sais bien moi-même que c’est le diable qui me tirait par la manche. Tais-toi, Sonia, tais-toi ! répéta- t-il d’une voix lugubre et insistante. Je sais tout. Tout ça, je l’ai pensé, je me le suis murmuré dans tous les sens quand j’étais couché dans le noir... Tout ça, je l’ai déjà débattu, moi-même, jusqu’au dernier petit détail, je sais tout, tout ! Et que j’en ai eu assez, mais assez, à ce moment-là, de tout ce bavardage !

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Un gamin frivole, rien de plus ; il donnait même quelques espoirs ; eh bien, regardez-la, notre brillante jeunesse ! Un examen, ou quoi, qu’il veut passer, mais chez nous, c’est juste des mots, on fanfaronne et voilà tout l’examen. N’est- ce pas, ce n’est pas comme vous, par exemple, ou votre ami, M. Razoumikhine ! Votre carrière, c’est le domaine scientifique, vous, les revers ne vous détourneront jamais ! Pour vous, toutes ces beau­tés de la vie, on peut le dire, c’est nihil, vous êtes un ascète, un moine, un ermite !... Vous, c’est le livre, la plume derrière l’oreille, les recherches scientifiques - c’est là que plane votre esprit ! Moi-même, de loin... vous avez lu les carnets de Livingstone ?

                Non.

                Moi, si. Remarquez, par les temps qui cou­rent, il y a beaucoup de nihilistes qui se répandent ; mais ça se comprend aussi ; les temps qu’on vit, hein ! Remarquez, je vous parle, comme ça... mais vous, bien sûr, vous n’êtes pas un nihiliste ! Répondez franchement, franchement !

                N-non...

                Non, vous savez, vous pouvez être franc avec moi, ne vous gênez pas, comme si vous étiez seul avec vous-même ! Le service, c’est une chose, et, autre chose... vous pensez que je voulais dire : l’amitié, non, n’est-ce pas, vous pensiez mal ! Pas l’amitié, mais le sentiment de tout citoyen, de tout homme, un sentiment d’humanité et d’amour envers le Tout-Puissant. Je peux être une personne officielle, qui assure son service, mais j’ai le devoir de toujours sentir que je reste un homme et un citoyen, et de rendre compte... Tenez, vous me parlez de Zamiotov. Zamiotov, il vous fait des scandales à la française dans des établissements peu fréquentables, en buvant du champagne ou du vin du Don - voilà ce que c’est, votre Zamiotov ! Et moi, peut-être, pour ainsi dire, je me suis consumé à force de dévouement, de sentiments élevés et, qui plus est, j’ai une destination, un rang, j’occupe une fonction ! Je suis marié et père de famille. Je rem­plis mon devoir d’homme et de citoyen, et, lui, il est qui, si je peux vous poser cette question ? Je vous considère comme un homme ennobli par le savoir. Ou les sages-femmes, maintenant, aussi, il y en a des Quantités.

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