Cependant tout
cela m’a conduit à écrire ce soir, en quelques minutes, la dédicace de mes Déjections :
Pour Gertie H.
Je
t’apporte toute mon âme :
Ma nullité, nonchalamment,
Mon maigre orgueil, ma pauvre flamme,
Mon petit désenchantement.
Je sais que tu
n’en es pas digne ;
Mais suis-je digne
d’être aimé.
Je sais que tu te
crois maligne ;
Tu sais que je me
crois blasé.
J’ai mesuré
l’enthousiasme ;
Tu as tout senti,
tout goûté :
Tu ne crois pas à
mon marasme,
Je ne crois pas à
ta gaité.
Dans nos amours
pas de mystères :
Soyons sérieux ou
légers
Sans oublier que
sur la terre
Il n’y a que des
étrangers.
Nous pensons que
la vie est bonne ;
Mais dis-toi bien,
cœur triomphant,
Que nous
n’intéressons personne,
Pas même nos, ma
chère enfant…
24
juin, six heures du matin, en wagon.
Ils se sont dirigés, l’âme
tranquille, vers les Offices, où un groupe de parsons anglais les a rejoints.
Eprouvé un malaise à la pensée que mes tableaux favoris allaient être reflétés
pas tous ces yeux niais et durs, où l’idée ne lutte même pas pour traverser la
matière, mais demeure ensevelie – dans quelles digestions ? Ah, l’Angelica,
les Filippino Lippi, le Saint Sébastien du Sodoma, l’Annonciation de Léonard,
la douce petite vierge du Bugiardini, les dessins de Mantegna, vus par ces
yeux-là ! Il me semble qu’on expose soudain aux rires du vulgaire mes plus
tendres pensées, mes aspirations les plus secrètes.
La plupart de ces jeunes prêtres
sont des barbares et des barbares possédés par un démon respectable. Pour eux,
l’art n’est au fond qu’un vestige de la sauvagerie primitive, et le génie est
un danger permanent pour la société.
On se
demande ce que l’Italie peut faire pour eux. Ils partiront, ayant tout
blasphémé, mais certains d’avoir augmenté ce qu’ils nomment leur culture, et
plus convaincus que jamais de l’excellence des esprits médiocres, qui sont bien
ordonnés, les seuls respectables, enfin la Majorité écrasante, la Voix du
Peuple, l’Homme Normal des aliénistes, n’ayant que les passions que l’on doit
avoir, chacune en son temps : christianisme au IVe siècle,
patriotisme avant-hier, socialisme hier matin, et l’amour sans phrases et sans
arts, et même un goût modéré pour la modération.
Je me demande ce qu’ils pensent
de moi, surtout je voudrais connaître l’opinion du sommelier qui surveille avec
tant de décorum le service de ma table. Se doute-t-il qu’il sert un vagabond et
un sans-patrie d’une espèce assez dangereuse ?
Car,
depuis que j’ai dématérialisé ma richesse, jamais elle ne m’a mieux paru, avant
tout, une puissance malfaisante. Parfois, songeant au bien et au mal que je
puis faire avec mon argent, un vertige me saisit, et le bien, - quelques
stupides aumônes faites sans amour à des gens sans amour, - le bien me paraît
si fade, si éloigné, si impossible que je n’y puis pas arrêter ma pensée. Et au
contraire, toutes les fautes, tous les vices, toutes les cruautés, tous les
mauvais exemples, toutes les bassesses semblent émaner naturellement, et malgré
moi, de ma richesse énorme. (p.17-18)
Il fallait regarder de près pur s’apercevoir que c’était une
foule italienne. D’elle émanait ce qui est peut-être la véritable sagesse de la
vie, une médiocrité résignée.
Me penchant sur elle, j’ai
parfois cru porter en moi toutes la tristesse et au même instant toute la joie
du monde. J’étais plein de remords, de désirs de destruction, de pitié et de
tendresse. Je me suis senti à la fois très jeune et très vieux. (p.21)
Des
lettres m’attendaient. C’est l’indiscrétion commise par les journaux florentins
qui me les vaut. Des demandes d’argent, venant de personnes que je n’ai jamais
vues. « Vous qui êtes si bon pour les pauvres. » Cela revient comme
un refrain.
Je
finirais par répondre, quelque jour. Je dirai que, d’abord, je ne suis pas
bon ; que j’ai une âme basse (cela je n’en suis que trop certain) ;
et que, lorsqu’on a une âme basse, on ne saurait jamais être bon.
Et
surtout « bon pour les pauvres » ! Oh, je finirai par crier la
vérité : Je hais les pauvres ! Les ignobles Pauvres ! Les
infâmes Pauvres ! Les sans-le-sou, la puante Canaille ! Je les hais,
et de toute la haine que peut nourrir une âme basse se paria pour les
castes supérieures. M’ont-ils assez piétiné, m’ont-ils assez craché au visage,
les immondes pauvres ! Comme leurs sourires m’ont percé le cœur, et comme
ils savent bien me renvoyer tout de suite à mes milliards, sans me donner le
temps de parler, de m’excuser un peu, de leur montrer que, malgré tout, je suis
un homme comme eux. Ils me dénient tout : la faculté d’aimer, de
comprendre les choses, de penser par moi-même, de posséder des amis sincères.
Et le geste qu’ils ont pour dire : « Bah ! Il se consolera bien
avec ses billets de banque : laissons-le ! » J’aurais beau avoir
le génie de Dante et la science de Pico de la Mirandole, - je serais toujours
pour eux « le milliardaire américain, le jeune oisif », un niais, un
grotesque sans esprit et sans talent qui achète et publie sous son nom les
livres et les inventions des autres – de Messieurs les pauvres,
justement ! Et j’aurais beau me consacrer les neuf dixièmes de mes revenus
à fonder des hôpitaux et des institutions charitables, - ils m’accuseront toujours
de chercher à me rendre populaire, ou simplement à faire parler de moi et de
mon argent, ou bien ils diront que j’ai des « ambitions secrètes ».
(p.21 -22)
Il y a quelques jours, je me
voyais luttant, au cours de ces anciennes années, pour traverser cette noire
forêt de désirs, pour surmonter cette bête indolente et têtue ? C’était
mon vrai moi, celle petite clarté isolée qui cherchait son chemin, sous terre,
pour se mêler au grand jour de l’univers ? Et voici que maintenant je me
demande : si ce n’étaient, après tout, que les idées apprises, des
concessions faites à la vie, qui se sont substituées à ma vraie nature ?
Mes nuits de larmes, au château de W., et dans une certaine chambre de l’hôtel
Prosper, à Kharkow ; l’appétit sans cornes pour mille choses vagues :
liberté, action, voyages ? Ah ! J’ai eu tout cela : je savais
que je l’aurais tôt ou tard ; que c’était une question de temps. Il a
fallu que le triste et mauvais enfant fût satisfaits d’abord, ensuite l’autre a
grandi sur lui ; et me voilà. Gamin qui pleurais dans une chambre d’hôtel,
à Kharkow, regarde. Je n’ai pas honte de paraître devant toi : j’ai fait
toutes tes commissions ; et je te rapporte un peu de sagesse. Mais je
t’entends me répondre : je n’en veux pas. Tant mieux, il est satisfait,
donc il est mort. Et je me tiens à sa place, la figure tournée vers le soleil
nouveau.
Je me rappelle combien j’étais
insensible alors aux aspects du monde, aux heures, aux couleurs, aux saisons.
Tout n’était qu’une grande nuit pour moi, ou plutôt une sorte de tunnel avec du
jour blanc giclant au bout. J’étais aveuglé de moi-même. Et voici que je
recommence, sous l’influence de Stéphane, à ne plus regarder que le monde
intérieur ? Mais j’ai une autre lumière. Je veux noter ici mes
conversations avec Stéphane, ou plutôt ce que Stéphane me dit. Car je suis de
nouveau absorbé par la personnalité d’un autre. J’avais cru que, lorsque je
retrouverai mon Stévo, j’aurais beaucoup à lui dire. J’imaginais déjà sa
surprise et son admiration quand il verrait les progrès que j’ai faits, les
routes que j’ai parcourues, les positions que j’ai conquises. Peut-être allions
nous nous rencontrer aussi dans le pays natal ; peut-être allais-je
l’aider à y marcher. Mais du premier coup j’ai senti qu’il connaissait depuis
longtemps le chemin que je croyais, presque, avoir découvert. Je pensais :
« je l’ai laissé qui s’amusait à Berlin ; il est allé ensuite aux
fêtes d’un jubilé royal ; puis en mission militaire quelque part en Asie
Mineure ; il a mené une pitoyable vie de brasseries, de représentations
officielles et de caserne. Et pendant ce temps, moi j’ai réfléchi. » Et
soudain il rentre dans ma vie, s’y installe, et me déloge de toutes mes
positions. Même les expressions et les images que j’avais inventées pour
décrire mes découvertes morales, il me les prend avant que j’aie pu m’en
servir. Et ces découvertes dont j’étais si fier, si du moins lui aussi les
prisait comme je les prise : mais on, pour lui ce sont des lieux communs,
de vieilles histoires.
Je l’écoute et je demeure abîmé devant
lui, dépossédé de ma richesse imaginaire, déjà gros de la pensée nouvelle qu’il
dépose en moi ; et n’ayant plus rien à moi, vraiment, que cette dernière
générosité qui fait que je ne lui en veux pas, et ce que je l’écoute de toutes
mes forces. (p.175-176)
« Tant de
choses à te dire Stévo ; et tant de question à te poser. Ou plutôt une
seule question : qu’est-ce qu’il y a derrière les fêtes et les deuils du
monde, et derrière l’histoire, et derrière tout ce que nous voyons ? Quand
je t’ai quitté, libéré de toute cette masse de biens, et que je suis allé à
florence pour être seul, je pensais trouver en moi-même une réponse, je pensais
trouver la vérité : et j’ai été bien seul, et j’ai beaucoup pensé. Parfois
j’ai vu si loin que les mots n’y allaient plus, refusaient d’y aller, et prenaient
peur, comme l’équipage de Colomb. Mais je n’ai pas découvert la Terre ferme. Je
te prêterai mon journal : tu verras la mer des Sargasses qui m’a barré la
route.
« Mais
d’abord il m’a fallu détruire tout ce que l’expérience des autres avait
construit en moi : la morale et les idées de nos éducateurs. Un jour je me
suis aperçu que leur morale était mauvaise et que leurs idées étaient fausses.
Ils m’avaient inoculé cette impureté, et de temps en temps il m’en sortait un
peu sur le visage. J’étais sans cesse sur mes gardes. Maintenant encore, quand
j’y pense le moins, la manière de voir de don Jean Martin ou de ton père se
substitue à la mienne.
« Tout
ou presque tout ce qu’ils nous ont appris est faux. L’oisiveté, qui selon eux
devait m’être si dangereuse, m’a donné le gout du travail et de la
réflexion ; ma richesse, qui devait m’aider, m’a gêné, et ainsi de suite.
Un exemple : tu te rappelles comme ils nous mettaient en garde contre ce
qu’ils appelaient les parasites. Je me figurais les parasites accourant à moi,
dès que j’espérais libre d’aller dans le monde, et m’entourant, et me flattant,
riant des mots que je ferais, se récriant de plaisir à la lecture de mes
poésies, applaudissant à toutes mes fantaisies, et partageant mes dîners, et
mes amusements. C’est ainsi qu’on me les avait peints. Quand j’ai été libre, à
vingt ans, j’ai été un peu inquiet à l’idée qu’ils allaient venir. Eh bien, je
n’en ai pas vu un seul. J’ai eu même de tels moments de solitude que j’ai
souhaité qu’ils vinssent… quelle conception grossière, quelle image à deux
sous : le jeune homme en habit noir qui jette l’or à poignées dans les
rues tandis qu’une troupe de mondains et de cocottes le suivent en se
bousculant ! (p.178)
Ils y a des livres qu’il faut non seulement avoir lus, mais
connaître. Un petit nombre de petits livres qui dépassent toute mode et toute
époque, et qui suffiraient à supporter ou à restaurer une civilisation toute
entière. Je ne parle pas de la doctrine qu’ils contiennent, mais de l’âme qui
réside en eux. (p. 182)
Laisse les à leur petite vie, à leur petite malice, à leur
pauvre vanité, à leur petite finesse (car ils en ont aussi). Dante les définit
bien : ceux qui ont vécu sans gloire et sans los, ceux de qui le monde ne
s’occupe pas. Non ragionar di lor … Tu sais le reste. (p.185)
-je ne l’aurais pas suivie sans
l’épouser. J’ai horreur du désordre.
-dis plutôt que tu es lâche en
présence de l’aventure ? Et celle-ci valait la peine d’être pensée,
justement parce que la femme était très loin de toi, socialement et absolument.
Ce contact avec la réalité t’aurait fait le plus grand bien ; tu l’as
senti – trop tard. La femme est une grande réalité, comme la guerre. Je
sais : la raison les repousse, les refuse, les nie. On nous a élevés à
vivre dans les rêves et les théories, et nous crions quand la vie opère de nos
rêves et quand la réalité prouve fausses nos théories. Le jeune homme sort de
l’école avec sa mesure toute prête, son mètre, et il se fâche parce que les
choses s’obstinent à être plus grandes ou plus petites que son mètre. La
réalité lui apprend à diviser son ridicule bâton en dix, en cent et en mille
parties s’il le faut. C’est ainsi que ma guerre m’a mûri : je ne le dirais
pas si ce n’était pas vrai : avant il allait de soi que j’étais mûr.
-mais moi, Stévo, j’attends
encore cette heure. Je n’ai rien fait. Je ne suis rien de bien ; je ne
suis qu’un ensemble de possibilités que j’ai mille raisons de mettre en doute.
-c’est ce doute qui me plaît chez
toi. Toute espèce de belles choses que je n’avais pas soupçonnées ont grandi
dans ton âme. Que c’est donc admirable, ô Dieu ! Cette
transformation : le vilain collégien sournois qu’on retrouve soudain
grandi et inquiet, le bel adolescent en fleur ! Je peux bien te dire tes
qualités : elles sont telles que tu ne les perdras pas pour te les
entendre révéler. Tu es humble et patient. C’est dans les petites choses que
cela se voit. Tu ne penses pas grandement de toi ; c’est-à-dire que pour
toi ton mérite est encore matière à débattre. Tu es curieux d’entendre les paroles
qui te contredisent, et si la vérité te blesse, tu préfères sa possession à ton
bien-être ? Tu ne rejettes rien d’abord. Tu ne méprises pas ton enfance.
Tu manges la nourriture qu’on t’apporte ; et si elle te déplaît, tu ne
sens pas d’ennui. Tu ne t’impatientes pas quand le service est trop lent. Tu
replaces les objets om tu les as pris. Crois-tu même mériter de vivre ?
« Enfin,
comme moi, tu fais ce que tu peux pour être un homme. Il n’y a pas d’autre
expression viable. « Tu dois » et même « tâche de » n’ont
aucun sens. Le Devoir, c’était le nom que la bourgeoisie avait donné à sa lâcheté
morale. J’ai relu des pages de Nietzsche, ces derniers temps, aux manœuvres de
Silésie. I avait de grands dons de romancier, mais son Surhomme est mort-né. Le
nom seul me fait songer à toutes la réclame commerciale moderne, à tous les
produits qui ne peuvent pas porter le nom d’une autre substance parce qu’ils
sont frelatés. Et « nous autres Européens » ? J’en suis, s’il y
met aussi le facteur rural, la marchande des quatre-saisons et même les
Johnnies de Piccadilly. Mais j'ai bien peur que ça ne soit qu’une coterie
d’universitaires. En tout cas, le mot Chrétien couvrait plus d’espaces. Et au
fond il n’y a toujours que cela : l’humble et patient Chrétien, comme toi
et moi, qui travaille à réaliser, oh ! si peu que ce soit ; et
l’Infidèle inerte qui embrasse son chemin. Et de même, le mot Homme dépasse le
mot Surhomme d’une immense hauteur. Il y a tant de choses que le Surhomme
rejette et surmonte, quand ça ne serait que l’Homme. Pourquoi le laisser en
bas, la mauvaise bête aux sourcils de songe, le glorieux enfant de
Dieu ? » (p.187.)
« Un
homme naît, et les difficultés commencent pour lui. Que d’obstacles à franchir,
que d’épreuves éliminatoires. Les maladies de l’enfance et l’éducation qu’on
essaye de lui donner ; les mauvaises habitudes de l’âge ingrat et
l’incompréhension de ses parents ; la pauvreté, la médiocrité ou la
richesse ; les malades sexuelles et le mariage. Il y en a qui s’y enlisent
et s’arrêtent là. L’un a sa tare physique, l’autre a son ménage. Ça leur
suffit ; ils sont contents et ne demandent rien de plus. La petite flamme
plus vigoureuse tend à des choses plus hautes. La résistance ne les épuise
pas ; non contents de se défendre, ils attaquent. Ils connaissent toutes
les luttes que soutiennent les autres ; et ils veulent en connaître de
plus violentes. Ils acceptent joyeusement tout ce que les autres reçoivent de
mauvaise grâce et tout ce que les autres se repentent d’avoir accepté. Ils
acceptent la maladie et vont au-devant de l’amour. Ils prennent tout :
parents, femmes, enfants, ils portent tout cela ; ce n’est pas cela qui
leur barrera la route. Mais ils veulent autre chose encore. Ils émergent de la
passion et du foyer. Ce n’est pas la femme qui les fera tomber. Ils la prennent
dans leurs bras et continuent à marcher vers la lumière. Car ils ont quelque
chose à donner au monde, et ils le donneront, malgré le monde, malgré
eux-mêmes. Les autres étaient des modèles pour le roman et la comédie ;
mais ceux-ci relèvent de Clio : ils sortent de la vie privée et entrent
dans la vie publique.
« Et
toi, qu’as-tu à donner au monde ? Quel fruit va se formant dans ton cœur
tandis que je te parle ? Les Grecs et les Latins que nous lisions ensemble
ont-ils jeté les semences de la grandeur dans ton âme ? Es-tu sorti du
troupeau germanique ? Ils vont par bancs ; ils collent à leurs
princes comme les moules au rocher. La pensée impériale a-t-elle germé en
toi ? Tu sais que ton pays a besoin d’un Porfirio Diaz. Penses-tu
quelquefois à ce qu’on t’écrit de là-bas ?
-
Merci ! être ce qu’ils appellent un politico…
-
Oui, on ne sait pas si c’est un commencement ou
une fin ? je ne connais pas le pays. A ta place, j’aimerais à voir
moi-même. Voir s’il y a un moyen de les servir. Servir, être bon à quelque
chose, bien faire à autrui ; toute noblesse vient du don de soi-même.
Ah ! nous autres nobles, mon frère, nous autres nobles ! qu’est-ce
qui t’a poussé à ramasser cette couronne de comte dans la crotte ? que le
monde ne manque jamais de nobles, et je réponds de lui. On peut changer les
noms, mais leur essence demeure. Il y aura toujours des ducs à la tête des
armées, des marquis aux frontières, des princes au-dessus des républiques, et
des comtes autour de la Personne sacrée.
-
Eh bien, Stéphane, mon prince ? que
Monseigneur daigne me commander ?
-
Tu ne dépends pas de moi ?
-
Et à qui donc est due mon allégeance ?
-
A ce que tu aimes le plus. Mais tu ne sais pas
encore ce que tu aimes le plus. Et ce n’est pas moi qui peux te le dire. Je
sais ce que tu n’aimes pas, voilà tout. Tu n’aimes pas le Monde. Je n’entends
pas dire le monde peint dans les romans que chérit la bourgeoisie
roturière : « la duchesse fit un signe au marquis », etc. – ce
monde des cercles des studs et des tirs au pigeon, toute cette abominable
vulgarité riche que tu as quitté forcément. Tu valais mieux que ça. Je veux
dire le Monde : ce que Satan appelle Tout Cela sans la Tentation :
« Je te donnerai tout cela … » Et tu refuses. Tu détestes ; tu
tournes mal, selon le monde. Nous n’avions qu’à étendre la main pour avoir tout
cela. Les plaisirs, les places, les honneurs, c’est fait pour nous. Et nous
n’en voulons pas. Trop facile ! ou trop tard ! à seize ans tu n’osais
pas rêver qu’une femme telle que Mme Hansker te ferais comprendre que tu lui
plaisais. à vingt-trois ans tu la trouves, et tu n’en veux pas. Ce n’est pas
bouderie, ce n’est pas fatigue. C’est le désir de quelque chose de mieux.
D’autres auront Mme Hansker et son argent, d’autres feront de brillantes
carrières et mourront couverts d’honneurs. Ils feront cela pour nous, à notre
place : nous leur donnons procuration. Nous avons mieux à faire ; une
ambition plus haute nous mène. Nous avons dépassé déjà tant de choses. J’aime
l’homme qui s’élève, de si peu que ce soit : les fils de paysan qui
deviennent maîtres d’école, le fils de marchand qui devient médecin. Comme
c’est touchant cet effort, cette montée : le petit pas qu’ils font les
rapproche du lieu de lumière om nous sommes arrivés. Pour moi, je sais, je n’ai
pas grand mérite à m’y trouver : depuis des générations ceux de mon sang
se sont gorgés de tout ce que donne le monde. Voilà pourquoi les familles
princières et royales ont produit tant d’ascètes et de saints. Mais pour toi,
que veux-tu que je dise. Il y a une chose qui s’appelle la noblesse et soudain
au milieu des hommes quelqu’un s’en trouve revêtu.
« Moi je
ne pose plus de questions. Je ne sais rien, je suis rempli d’ignorance, mais je
suis tranquille : je sais qui j’aime. Que j’ai mis longtemps à le
savoir ; à comprendre la cause de ce malaise que je portais partout…
Bête ! je n’aimais que lui depuis toujours ; il se cachait derrière
tous mes amours, il me touchait le coude au milieu de mes joies ; il
attendait, de l’autre côté des vitres de la chambre ; et dans le lit des
femmes, je pensais à lui. Ah, tu sais qui je veux dire, et je n’ai pas besoin
de prononcer le nom le plus saint et le plus décrié. Et déjà tu t’expliques
cela par mon hérédité, tu vas penser à cette clause de la Sainte-Alliance om
l’Europe est appelée : « la nation chrétienne… » Pas de doutes,
c’est mon illustre aïeul qui a dicté cela, sous l’inspiration d’une allemande
folle et de quelques illuminés ! Mais je ne veux pas répondre à des
objections. J’aime. Et sans doute il m’a fallu passer la trentaine pour me
sentir à la fois tout seul, et tout seul avec lui, et comprendre que c’est lui
qui m’avait mis à part et qui m’attendait.
« Il n’y
a rien et nous sommes tout seuls. Il n’y a pas une cause, l’intérêt personnel
mis à part, qui vaille une rognure d’un de mes ongles. Il n’y a rein de
respectable, je te l’ai dit ; et parfois j’ai encore, pour m’amuser,
d’outrager le drapeau que je sers. Le lien entre les hommes, c’est une
convention d’écriveurs de comédie et de romans. Notre amitié, que serait-elle
sans lui qui en est la meilleure part ? Le plaisir s’être ensemble une
heure ou deux ? Tout peut m’échapper, mais lui me reste. Tu ne m’écoutes
pas. Mais lui m’écoute. Il a recueilli toutes mes larmes, il a partagé toutes
mes joies. Sans doute je suis content d’avoir mené à bien ce que j’avais
entrepris, et j’applaudis à tous les succès. Mais je savais qu’il est plus
enviable d’avoir échoué, car celui qui perd tout le trouve. Je l’ai trouvé.
Mais plus que toutes les autres, cette partie de mon expérience est
incommunicable. Si je te disais : ceci est la vérité, la seule, la vérité
et la vie – tu ne me croirais pas. Tu sais que j’ai toujours évité de parler de
mes amours, et de ce qu’on appelle les bonnes fortunes. N’attends donc pas que
je te raconte celles-ci, qui ne sont pas de mon choix, qui m’humiliaient et me
condamnent. Je n’ai fait qu’obéir à l’appétit que je portais en moi.
Vois : les plus assurés et les plus grands se sont tus, le stigmate au
front et le doigt sur la bouche. On ne parle pas de ce qu’on possède. Et je
possède l’amour ? Et c’est pourquoi, comme je l’ai dit, je veux servir. Il
faut que je l’aide enfin ? Je ne veux pas que cette force d’amour qui est
en moi, et qui est lui-même, reste inemployée.
Elle demande à servir. Il faut que je la délivre ; il faut qu’enfin
je fasse quelque chose pour lui. Je veux servie, et je ne m’en lasserai jamais.
Si demain les révolutionnaires prennent le pouvoir et ne me tuent pas, j’irai à
eux et je leur dirai : « ne me gaspillez pas : je construisais
des routes sous l’ancien régime ; vous pouvez bien m’employer à casser des
cailloux. »
« Lui
aussi est économe ? L’économie et l’amour sont peut-être deux noms d’une
même chose ? Et tiens, il y a justement un titre, une fonction, qui sont
restés inutilisés depuis longtemps, exactement depuis deux siècles. Je n’ai pas
placé ma confiance dans les rois ; mais pourquoi mépriserais-je cette
fonction ? Elle garde une place om quelqu’un de grand peut se manifester
d’un jour à l’autre. Le nom pourra changer, mais l’auguste, la pure conception
de l’esprit restera toujours nécessaire, et tout bien terrestre ne peut venir
que de lui. Adieu, je vais recevoir à genoux l’empereur d’Orient. »
(p.197-200)
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