John Keats
– Ode à un rossignol et autres poèmes
Je
ne me suis attaché
A rien, n’ai aimé
qu’un rien, n’ai rien vu
Ni senti qu’un rêve
immense !
(Endymion, Livre
IV)
EN VOYANT LES
MARBRES DU PARTHÉNON
Mon esprit est trop
faible – ma condition mortelle
Pèse sur moi comme un sommeil
irrésistible,
Et chaque pinacle imaginé, chaque
sommet
D’héroïsme divin
dit qu’il faut que je meure
Comme un aigle
malade qui regarde le ciel.
C’est pourtant un doux délice de
pleurer
Que je n’aie les vents nuageux à
tenir
Toujours frais
quand l’œil du matin s’ouvre.
Ces gloires
vaguement conçues par le cerveau
Provoquent dans le cœur une lutte
indicible ;
Ces merveilles
aussi douloureux vertige,
Qui la grecque grandeur mêle avec
les rudes
Ravages du vieux
Temps – avec une mer de vagues –
Un soleil – une ombre d’immensité.
QUAND LA PEUR ME
VIENT QUE JE PUIS CESSER D’ÊTRE
Quand la peur me
vient que je puis cesser d’être
Avant que ma plume ait glané mon
cerveau foisonnant,
Que plus d’un
livre, en haute pile, dans ses mots,
Comme un riche grenier serre un
grain bien mûri ;
Quand je vois, sur
la face étoilée de la nuit,
D’immenses nuageux symboles d’une
haute légende,
Songeant que je
pourrais ne jamais vivre pour tracer
Leur ombre avec la main magique de
la chance ;
Et quand je sens,
créature belle d’une heure !
Que jamais plus je ne te verrai,
Jamais ne goûterai
au pouvoir féérique
De l’insouciant amour ! – alors
sur le rivage
Du monde vaste je
me tiens seul, et songe
Jusqu’à ce qu’Amour
et Gloire au néant sombrent.
ODE A UN ROSSIGNOL
I
Mon cœur a mal, et
une langueur sourde oppresse
Mes sens, comme si j’avais bu la
ciguë
Ou venais de vider
une drogue opiacée
Jusqu’à la lie, et de sombrer dans
le Léthé.
Ce n’est pas que
j’envie ton sort heureux,
Mais je suis si heureux de ton
bonheur –
Ô Dryade ailée-vive des bois,
Que dans une mélodie
Des hêtres verts,
et d’ombres innombrables,
Tu chantes à tue-tête l’été pour ton
plaisir.
II
Oh. Que n’ai-je une
gorgée de vin
Vieilli-frais au fond de la terre
forcée,
Au goût de Flore et
de campagne verte,
Danse et chant de Provence, joie de
soleil brûlée !
Or, que n’ai-je une
coupe emplie de chaud Midi,
Pleine de vraie, purpurine
Hippocrène,
Aux bulles emperlées
pétillant jusqu’au bord,
Et aux lèvres
rougies,
Que je boive et laisse le monde
inaperçu,
Et avec toi dans le bois
sombre fuie –
III
Que je fuie loin,
me dissolve, et oublie
Ce que tu n’as jamais connu parmi
les feuilles,
La lassitude, la
fièvre, et l’inquiétude, ici
Où sont assis les gens et s’écoutent
gémir ;
Où tremble des
perclus le triste cheveu gris,
Où pâlit la jeunesse, devient
spectrale, et meurt ;
Où seulement penser de
tristesse remplit,
De désespoir
aux yeux de plomb ;
Où la Beauté ne peut garder ses yeux
brillants,
Ni pour eux plus d’un
jour l’Amour neuf languir.
IV
Loin ! très
loin ! C’est vers toi que je fuis,
Non traîné par Bacchus et ses
léopards,
Mais sur les
invisibles ailes de Poésie,
Bien que la pensée lente, hésitante,
s’attarde.
Déjà me voici avec
toi ! Tendre est la nuit,
Et par chance le Lune est sur son
trône assise,
Pressée d’une féerie
d’étoiles dans sa course ;
Mais de lueur
aucune ici,
Sinon celle soufflée du ciel avec
les brises
A travers l’ombre verte
et les chemins de mousse.
V
Je ne puis voir
quelles fleurs sont à mes pieds
Ni quel subtil encens hésite sur les
branches,
Mais dans
l’obscurité, infuses, je devine
Les senteurs que le mois saisonnier
distribue
A l’herbe, et au
buisson, aux sauvages fruitiers –
L’épine blanche et l’églantine des
prairies ;
Aux violettes tôt
flétries enfouies sous les feuilles ;
Et à la fille
aînée de mai,
La rose musquée mi-close et gorgée
de rosée,
Des mouches murmurant
refuge aux soirs d’été.
VI
Dans l’obscur
j’écoute ; et je l’ai bien souvent,
M’éprenant à demi de l’apaisante
Mort,
Nommée de noms plus
doux dans mes rimes rêvant,
Pour qu’elle prenne en l’air mon
souffle sans effort ;
Mourir plus que
jamais voluptueux me semble,
Cesser d’être à minuit sans douleur
aucune
Alors que tu répands ton
âme au loin
Dans une
telle extase !
Tu chanterais encore, et moi
l’oreille vaine –
Pour ton haut requiem je
ne serais que terre.
VII
Tu n’es pas né pour
la mort, oiseau immortel !
Aucune génération vorace ne
t’écrase ;
La voix que
j’entends cette nuit qui finit
L’entendirent naguère empereur et
manant :
Le même chant
peut-être avait trouvé la voie
Du cœur triste de Ruth, quand le mal
du pays
La submergeait de pleurs
dans les blés étrangers ;
Et souvent le
même a charmé
Des croisés magiques, ouvertes sur
l’écume
De mauvaises mers, aux
pays des légendes perdus.
VIII
Perdus ! Le
mot lui-même comme un glas
Loin de toi me rejette en moi
seul !
Adieu ! notre
imagination ne peut leurrer,
Elfe trompeur, autant qu’on le
prétend.
Adieu !
adieu ! ton chant plaintif se perd
Derrière les prairies proches, sur
le ruisseau muet,
Le long de la
colline ; et maintenant est enterré
Dans les
clairières de la vallée.
Était-ce une vision, ou un rêve
éveillé ?
Enfuie cette musique…
Suis-je éveillé ou endormi ?
ODE SUR LA MÉLANCOLIE
I
Non, non, ne va au
Léthé, ne tords pour son vin
Vénéneux l’aconit aux racines
serrées,
Ni ne souffre que
ton front pâle baise
La belladone, raisin vermeil de
Proserpine ;
Ne fais pas ton
rosaire avec les baies de l’if,
Ne laisse pas le scarabée, ni la
phalène devenir
Ta funèbre Psyché, ne la
chouette duveteuse
De tes douleurs
enfouies la confidente ;
Car l’ombre viendrait trop somnolente
à l’ombre,
Et noierait la lucide
angoisse de ton âme.
II
Mais que sur toi
fonde la mélancolie
Soudain du ciel comme un nuage en
pleurs,
Qui des fleurs
dresse la tête alourdie,
Et d’un linceul d’avril cache la colline
verte,
Rassasie ta tristesse
d’une rose du matin,
Ou avec l’arc-en-ciel de la grève
salée,
Ou le globe opulent des
pivoines ;
Si ton amante
montre une faste colère,
Tiens sa main prisonnière et la
laisse fulminer,
Et nourris, nourris-toi
de ses yeux inouïs.
III
Elle vit avec la
Beauté – Beauté qui doit mourir ;
Et la Joie qui toujours la main
porte à ses lèvres
Pour l’adieu ;
et le douloureux Plaisir
Qui devient poison quand la bouche
butine.
Oui, au temple même
du Délice
La Mélancolie voilée a son autel
suprême,
Seul visible à celui
dont la langue aguerrie
Les raisins de la
Joie sur son fin palais presse ;
Son âme goûtera l’amertume de sa
gloire,
Parmi ses trophées
nuageux pendue.
A L’AUTOMNE
I
Saison des brumes
et de pleine opulence,
Ame sœur de soleil qui toute chose
mûrit,
Conspirant avec lui
pour charger et bénir
La treille de raisin autour des
toits de chaume ;
Pour les branches
moussues sous les pommes ployer,
Et de pulpe gorger tous les fruits
jusqu’au cœur ;
Pour la courge arrondir,
et d’une tendre amande
Enfler la coque des noisettes ;
et faire bourgeonner
Plus tardives
toujours des fleurs pour les abeilles,
Et qu’elles croient
sans fin ces torrides journées
Tant l’été a gorgé leurs pousseuses
cellule.
II
Qui souvent ne t’a
vue parmi ton abondance ?
Parfois qui loin te cherche te
découvre
Négligemment assise
sur l’aire d’une grange
Et tes cheveux flottant dans le vent
du vannage ;
Ou quand sur un
sillon mi- moissonné tu dors,
Étourdie des senteurs des pavots, ta
faucille
Épargne l’andain proche
et ses fleurs enroulées ;
Et parfois, telle une glaneuse,
toute droite tu tiens
Ta tête sous la
gerbe en passant le ruisseau ;
Ou patiente, tu
surveilles, près d’un pressoir à cidre,
Les derniers jus d’heure en heure
qui suintent.
III
Où sont les chants
du printemps ? Oui, où sont-ils ?
N’y pense pas, toi aussi tu as ta
musique, -
Quand des nuages
striés dans le jour qui décline
Fleurissent de tons roses les
chaumes dans les plaines ;
Alors le chœur
plaintif des moucherons qui pleurent
Parmi les saules de la rivière se
lève
Ou sombre avec le vent
léger qui souffle ou meurt ;
Les agneaux bêlent, déjà grands, des
lointaines collines
Les grillons des
haies chantent ; ses doux aigus
D’un jardin clos
siffle le rouge-gorge ;
Dans le ciel rassemblées trissent
les hirondelles.
LE JOUR A FUI ET
TOUTES SES DOUCEURS
Le jour a fui, et
toutes ses douceurs !
Voix et lèvres suaves, douce mains,
sein plus doux,
Haleine tiède, fin
murmure, tendre chuchotement,
Yeux brillants, forme belle et
langoureuse taille !
Fanée la fleur et
tous ses charmes en bourgeons,
Fanée la vue de la beauté dans mes
yeux,
De la beauté fanée
la forme de mes bras,
Fanés voix et chaleur, et blancheur,
paradis –
Évanouis avant
l’heure à la tombée du soir,
Quand le jour de fête, ou la nuit de
fête commence
A tisser des
rideaux parfumés de l’amour
L’épaisse trame obscure pour les
délices cachés.
Mais comme j’ai lu
le missel d’Amour aujourd’hui,
Il me laissera
dormir, voyant que je jeûne et que je prie.
CETTE MAIN VIVANTE
Cette main vivant,
encore chaude et qui peut
Étreindre avec
ardeur, irait, devenue froide
Et dans le silence
glacial de la tombe,
Tellement tes jours
hanter et transir tes nuits qui rêvent
Que tu voudrais ton
propre cœur sec de sang
Pour qu’un mes
veines la vie rouge puisse à nouveau couler,
Et que j’apaise ta
conscience – regarde, la voici –
Je la tends vers
toi.
BRILLANTE ÉTOILE !
Brillante
étoile ! que ne suis-je comme toi immuable –
Non seul dans la splendeur tout en
haut de la nuit,
Observant,
paupières éternelles ouvertes,
Comme de Nature le
patient Ermite sans sommeil,
Les eaux mouvantes
dans leur tâche rituelle
Purifier les rivages de l’homme sur
la terre,
Ou fixant le
nouveau léger masque jeté
De la neige sur les montagnes et les
landes –
Non – mais toujours
immuable, toujours inchangé,
Reposant sur le beau sein mûri de
mon amour,
Sentir toujours son
lent soulèvement,
Toujours en éveil dans un trouble
doux,
Encore son souffle
entendre, tendrement repris,
Et vivre ainsi
toujours – ou défaillir dans la mort.
Bonjour,
RépondreSupprimerJe trouve que cette traduction, comparé a celle du recueil de poèmes que j'ai acheté, est beaucoup plus belle!
Est-ce vous qui avez traduit les poèmes ?
Je vous remercie pour le partage et vous souhaite une bonne journée.
Bonjour, je pense qu'il s'agit de l'ouvrage "Ode à un rossignol et autres poèmes" aux éditions La Delirante (2010)
SupprimerBonne soirée et merci