Ivan Tourgueniev - Le journal d’un homme de trop
J’en étais conscient, et je m’empressais de rentrer à nouveau dans ma coquille. A ces moments-là,
je sentais monter en moi une terrible angoisse. J’analysais jusqu’aux
plus infimes parcelles de mon être, je me comparais aux autres, je
ressassais les moindres regards, les moindres sourires, les moindres
paroles des gens devant lesquels je n’avais pas réussi à ouvrir mon
cœur, j’interprétais tout tendancieusement, je rirais sarcastiquement de
ma prétention à « être comme tout le monde », et soudain, en plein
rire, je m’effondrais tristement, tombais dans un abattement absurde, et
à ce point, je revenais à mes premières tentatives, bref, je tournais
en rond comme un écureuil dans sa roue. Des journées entières passaient à
ce travail douloureux, inutile. Bon, eh bien, maintenant dites-moi de
grâce, dites-moi, vous, à qui et à quoi peut bien servir un homme
pareil ? pourquoi cela m’arrivait-il, quelle est la cause de ce méticuleux souci de soi-même, - qui le sait ? qui saurait le dire ?
Toute ma vie fut illuminée par l’amour, tout, jusqu’aux plus petits détails, comme une pièce sombre et abandonnée où l’on vient d’apporter une bougie.
Quand on se sent très bien, le cerveau, c’est bien connu, ne travaille plus guère. Un sentiment de tranquille bonheur, de contentement, pénètre tout votre être ; il vous absorbe entièrement ; la conscience de votre personnalité s’y dissout, et vous nagez dans la béatitude, comme disent les poètes mal élevés. Mais lorsqu’au bout du compte cet « enchantement » est passé, on éprouve parfois de dépit et on regrette de s’être si peu observé en plein bonheur, de ne pas avoir su doubler, prolonger par la méditation et le souvenir de ses jouissances… comme si l’homme « plongé dans la béatitude » avait le temps de méditer sur ses sentiments, et comme si cela en valait la
peine ! L’homme heureux est comme une mouche au soleil. C’est bien
pourquoi moi aussi, lorsque je me remémore ces trois semaines, je
n’arrive à retenir dans mon esprit presque aucune impression exacte et
précise, d’autant que pendant toute cette période il ne s’est rien
passée de particulier entre nous… ces vingt jours m’apparaissent comme
un composé de chaleur, de jeunesse et de parfums exquis, comme une
trainée de lumière n’acquiert brusquement une fidélité et une netteté
impitoyables qu’à partir de l’instant où, pour parler toujours comme les
versificateurs mal élevés, les coups du destin fondirent sur moi.
Je
me trouvais dans l’ivresse du premier amour (il n’y avait pas deux
semaines que nous nous connaissons), dans cet état d’adoration
passionnée et fervente où votre âme épie malgré vous et en toute
innocence chaque mouvement de l’être aimé, où vous ne pouvez pas vous
rassasier de la voir et d’entendre sa voix, où votre sourire, cotre
apparence sont ceux d’un enfant qui sort de la maladie, où homme le
moins averti doit reconnaître à cent pas du premier coup d’œil ce qui
vous arrive.
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