Pascal - L’art de persuader
Personne n’ignore qu’il y a deux
entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont ses deux
principales puissances, l’entendement
et la volonté. La
plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir
qu’aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la
nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu’il y a d’hommes sont
presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément.
Cette voie est basse,
indigne et étrangère : aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait
profession de ne croire et même de n’aimer que s’il sait le mériter.
Je ne parle donc que des
vérités de notre portée
Ceux de l’esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde,
comme que le tout est plus grand que sa partie
Ceux de la volonté sont de
certains désirs naturels et communs à tous les hommes
Mais pour les qualités des choses que nous devons persuader,
elles sont bien diverses.
Les unes se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs
et des vérités avouées. Celles-là
peuvent être infailliblement
persuadées ; car, en montrant le rapport qu’elles ont avec les
principes accordés, il y a une nécessité inévitable de convaincre, et il est
impossible qu’elles ne soient pas reçues dans l’âme dès qu’on a pu les enrôler
à ces vérités qu’elle a déjà admises.
Il y en a qui ont une
union étroite avec les objets de notre satisfaction
C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vérité et la
volupté, et que la connaissance de l’une et le sentiment de l’autre font un
combat dont le succès est bien incertain, puisqu’il faudrait, pour en juger,
connaître tout ce qui se passe dans le plus intérieur de l’homme, que l’homme
même ne connaît presque jamais.
Il paraît de là que, quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut
avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et
le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime ; et ensuite
remarquer, dans la chose dont il s’agit, quels rapports elle a avec les
principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne.
De sorte que l’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui
de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par
raison !
Or, de ces deux méthodes, l’une de convaincre, l’autre d’agréer
La raison de cette extrême
difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et
stables, je ne sais s’il y a moyen de donner des règles fermes
pour accorder les discours à l’inconstance de nos caprices.
Cet art que j’appelle l’art de persuader, et qui n’est proprement que la
conduite des preuves méthodiques parfaites consiste en trois parties
essentielles : à définir les termes dont on doit se servir par des
définitions claires ; à proposer des principes ou axiomes évidents pour
prouver la chose dont il s’agit ; et à substituer toujours mentalement
dans la démonstration les définitions à la place des définis.
car si l’on n’assure le
fondement on ne peut assurer l’édifice
Règles pour les définitions. ‹ I. N’entreprendre de définir aucune des
choses tellement connues d’elles-mêmes, qu’on n’ait point de termes plus clairs
pour les expliquer. 2. N’omettre aucun des termes un peu obscurs ou équivoques,
sans définition. 3. N’employer dans la définition des termes que des mots
parfaitement connus, ou déjà expliqués.
Règles pour les axiomes. ‹ I. N’omettre aucun des principes nécessaires
sans avoir demandé si on l’accorde, quelque clair et évident qu’il puisse être.
2. Ne demander en axiomes que des choses parfaitement évidentes d’elles-mêmes.
Règles pour les démonstrations. ‹ I. N’entreprendre de démontrer aucune des
choses qui sont tellement évidentes d’elles mêmes qu’on n’ait rien de plus
clair pour les prouver. 2. Prouver toutes les propositions un peu obscures, et
n’employer à leur preuve que des axiomes très évidents, ou des propositions
déjà accordées ou démontrées. 3. Substituer toujours mentalement les
définitions à la place des définis, pour ne pas se tromper par l’équivoque des
termes que les définitions ont restreints.
Voilà les huit règles qui
contiennent les préceptes des preuves solides et immuables. Desquelles il y en a trois qui
ne sont pas absolument nécessaires, et qu’on peut négliger sans erreur ;
qu’il est même difficile et comme impossible d’observer toujours exactement,
quoiqu’il soit plus parfait de le faire autant qu’on peut ; ce sont les
trois premiers de chacune des parties :
Pour les définitions : Ne définir aucun des termes qui sont
parfaitement connus.
Pour les axiomes : N’omettre à demander aucun des axiomes parfaitement
évidents et simples.
Pour les démonstrations : Ne démontrer aucune des choses très connues
d’elles-mêmes.
Car il est sans doute que ce n’est
pas une grande faute de définir et d’expliquer bien clairement des choses,
quoique très claires d’elles mêmes, ni d’omettre à demander par avance des
axiomes qui ne peuvent être refusés au lieu où ils sont nécessaires, ni enfin
de prou ver des propositions qu’on accorderait sans preuve.
Mais les cinq autres
règles sont d’une nécessité absolue
Voilà en quoi consiste cet art de
persuader, qui se renferme dans ces deux principes : Définir tous les noms qu’on
impose ; prouver tout, en substituant mentalement les définitions à la
place des définis.
Ceux qui ont l’esprit de
discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables,
selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent
qu’il ne faut pas juger de
la capacité d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire
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