Je
n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans
laquelle je vis me dégoute ; la publicité m’écœure ; l’information me
fait vomir. Tout mon travail d’informaticien consiste à multiplier les
références, les recoupements, les critères de décisions rationnelles. Ça
n’a aucun sens. Pour parler franchement, c’est même plutôt négatif ; un
encombrement inutile pour les neurones. Ce monde a besoin de tout, sauf
d’informations supplémentaires. (p.82-83)
Vous avez l’impression que vous pouvez vous rouler par terre, vous taillader les veines à coups de rasoir ou vous masturber dans le métro, personne n’y prêtera attention ; personne ne fera in geste. Comme si vous étiez protégé du monde par une pellicule transparente, inviolable, parfaite. D’ailleurs Tisserand me l’a dit l’autre jour (il avait bu) : « j’ai l’impression d’être une cuisse de poulet sous cellophane dans un rayon de supermarché. »
Je
n’ai évidemment rien pu lui répondre ; mais je suis rentré à mon hôtel
assez pensif. Décidément, me disais-je, dans nos sociétés, le sexe
représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait
indépendamment de l’argent ; et il se comporte comme un système de
différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux
systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le
libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le
libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue.
Certains font l’amour tous les jours ; d’autres cinq ou six dans leur
vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ;
d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». Dans
un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral,
certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent
dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral,
certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont
réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique,
c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges
de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme
sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous
les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan
économique Raphael Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le
plan sexuel, à celui des vaincus.
Officiellement, donc, je suis en dépression. La formule me paraît heureuse. Non que je me sente très bas ; c’est plutôt le monde autour de moi qui me paraît haut.
Mais
je ne comprends pas, concrètement, comment les gens arrivent à vivre.
J’ai l’impression que tout le monde devrait être malheureux ; vous
comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un système
basé sur la domination, l’argent et la peur – un système plutôt
masculin, appelons le Mars ; il y a un système féminin basé sur la
séduction et le sexe, appelons le Vénus. Et c’est tout. Est-il vraiment
possible de vivre et de croire qu’il n’y a rien d’autre ? Avec les
réalistes de la fin du XIXe siècle, Maupassant a cru qu’il n’y avait
rien d’autre ; et ceci l’a conduit jusqu’à la folie furieuse.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire