Livre VII
(4)
il faut avoir conscience, mot par mot, de ce que l’on dit et, pour
chaque décision, de ce qui en dérive : dans ce dernier cas, voir
exactement à quel but elle se rapporte ; et dans le premier, observer la
signification des mots.
(30) comparer ta pensée à tes paroles. Faire pénétrer ta pensée dans les évènements et leurs causes.
(58)
à chaque accident de ta vie, te représenter ceux à qui la même chose
est arrivé, et qui ensuite en souffraient, le trouvaient étrange et
blâmable. Où sont-ils donc maintenant ? Nulle part. Pourquoi donc
veux-tu les imiter ? Ces troubles des autres, pourquoi ne pas les
laisser à ceux qui les produisent en eux et qui les subissent ? Quant à
toi, pourquoi ne pas te réserver tout entier à te demander l’usage à
faire de ces accidents ? Car tu en feras un bon usage ; ils seront
matière pour toi. Fais seulement attention, cherche à être honnête en
toutes tes actions et souviens-toi de deux choses : que la différence
des circonstances dans lesquelles tu agis (est sans importance).
(65) prends garde de ne pas avoir, à l’égard des misanthropes, les sentiments que les misanthropes ont à l’égard des hommes.
(69)
voici la morale parfaite : vivre chaque jour comme si c’était le
dernier ; ne pas s’agiter, ne pas sommeiller, ne pas faire semblant.
Livre VIII
(17) si cet acte dépend de toi, pourquoi le fais-tu ? S’il dépend d’un autre, à qui s’adressent tes reproches ?aux atomes ou aux dieux ? Dans les deux cas, c’est de la folie. Il ne faut donc blâmer personne. Si tu le peux, corrige-le ; si tu ne le peux pas, corrige au moins son acte ; et si cela même est impossible, à quoi sert encore ton blâme ! Il ne faut rien faire en vain ?
(26)
joie de l’homme : faire ce qui est le propre de l’homme. Propre de
l’homme : bienveillance envers ses semblables, mépris des émotions de la
sensibilité, discernement des représentations vraisemblables, vue
d’ensemble de la nature de l’univers et des évènements qui y sont
conformes.
(52) Celui qui ne sait pas ce qu’est le monde, ne sait pas om il est ; celui qui ne sait pas pourquoi il est n », ne sait pas qui il est, ni ce qu’est le monde. Celui qui néglige une de ces questions ne pourrait même pas dire pourquoi il est né. Que te paraît-il donc de celui qui à plaisir à fuir l’éloge et les applaudissements de gens qui ne savent ni où ils sont ni qui ils sont ?
(61) entrer dans l’âme de chacun ; permettre à autrui d’entrer dans notre âme.
Livre IX
L’injustice est impie. Car la nature de l’univers a fait les êtres vivants raisonnables les unes pour les autres, pour se rendre de mutuels services selon leurs mérite et non pour se nuire ; transgresser la volonté de la nature, c’est être impie envers la plus vénérable des déesses. – le menteur aussi commet une impiété contre la même déesse ; car la nature de l’univers est la nature des êtres ; or les êtres sont bien proches des réalités
vraies. De plus cette nature est appelée aussi vérité, et elle est la
cause première de tout ce qui est vrai. Donc celui qui ment
volontairement est impie, parce qu’il commet une injustice en trompant
autrui ; et celui qui ment sans le vouloir l’est aussi, parce qu’il est
dans le désordre, étant en conflit avec la nature du monde ; car celui
qui se porte à ce qui est contraire au vrai, combat contre lui-même ;
c’est en effet de la nature qu’il a reçu ses inclinations et c’est parce
qu’il les néglige qu’il est incapable de distinguer le vrai du faux. –
celui qui recherche les plaisirs comme des biens et qui évite les peines
comme des maux est aussi un impie ; car un tel homme doit souvent
reprocher à la nature universelle de distribuer les lits aux méchants et
aux bons sans tenir compte du mérite, puisque bien souvent les méchants
vivent dans les plaisirs et possèdent ce qui les procure, et les cons
sont dans la peine et tombent sur ce qui la cause ? De plus en craignant
les peines, on craindra parfois aussi quelqu’un des évènements qui
doivent arriver dans le monde, et c’est là une impiété. Celui qui
recherche des plaisirs ne s’abstiendra pas d’injustice, ce qui,
évidemment, est impie. Envers deux choses
que la nature veut également (car elle ne les aurait pas créées toutes
les deux, si elle ne les avait pas voulues également), il faut, si l’un
veut suivre la nature, être d’accord avec elle en les voulant aussi
également : quiconque n’est pas également disposé envers la peine et le
plaisir, la mort et la vie, la réputation et l’obscurité, que la nature
universelle emploie également, celui-là
est évidemment un impie. Je dis : la nature les emploie également, ce
qui veut dire : ces choses arrivent également en conséquences des
évènements ; elles dérivent de l’antique impulsion de la Providence qui,
dès le début, en raison de cette impulsion, tendait vers ce système du
monde, puisqu’elle comprenait en elle les raisons des choses futures et
déterminait les forces génératrices des réalités, des changements et de
leurs successions, telles qu’elles sont.
(2)
il appartient à un homme de bon ton de quitter les hommes sans avoir
gouté au mensonge, à la feinte, au luxe et à l’orgueil. Une « deuxième
navigation » (NdE :
expression courante qui indique un pis-aller) consiste du moins à
prendre tout cela en dégout avant de rendre l’âme. Ou bien préfère-tu
vivre près du vice ? Ton expérience ne te persuade-t-elle pas de fuir la
peste ? Car la peste, c’est la corruption de l’âme bien plus encore que
telle impureté ou altération de l’air qui nous entoure ; celle-ci c’est
la peste des êtres vivants en tant qu’êtres vivants, celle-là c’est la
peste des hommes en tant qu’hommes.
(9)
tous les êtres qui ont part à une réalité commune tendent à se
ressembler. Tout être de terre tend vers la terre, tout liquide
s’écoule, tout être aérien fait de même ; ils ne peuvent en être
empêchés que par la violence.
[…] donc tous les êtres qui ont part à une nature intellectuelle commune tendent tout autant et même davantage à se ressembler. Car plus
un être est élevé, plus il est disposé à se mêler et à se confondre avec
les êtres qui lui sont apparentés. De fait, déjà chez les bêtes on
trouve des essaims, des troupeaux, des élevages de jeunes, des amours ;
car déjà ici il y a des âmes, et l’on trouve une union qui va croissant
avec leurs supériorités, telle qu’il n’y en a pas dans les végétaux ni
dans les pierres ou le bois. Mais chez les êtres raisonnables, l’on voit
des gouvernements, des amitiés, des familles, des sociétés et, dans la
guerre, des traités et des armistices. Chez les êtres encore
supérieurs, il y a entre eux une sorte d’unité, même quand ils sont
séparés dans l’espace, par exemple chez les astres : ainsi l’ascension
vers la supériorité peut créer une sympathie même entre des êtres
séparés. Vois donc ce qui arrive maintenant : seuls les êtres
intelligents ne se souviennent plus de ce qui les attache les uns aux
autres et de leur accord ; chez eux seuls, on ne voit plus de
convergence. Pourtant, bien qu’ils se fuient, ils restent enfermés
ensemble ; car la nature est forte. Tu verras ce que je veux dire en
observant bien ; de fait, il serait plus facile de trouver de la terre
qui ne touche à aucune terre qu’un homme séparé de l’homme.
(16)
le mal et le bien d’un être raisonnable et sociable n’est pas dans ce
qu’il éprouve, mais dans ce qu’il fait, de même que la vertu et le vice
ne sont pas dans les sentiments, mais dans les actes.
(18) pénètre dans leurs âmes et tu verras quels juges tu redoutes, quels juges ils sont pour eux même.
(19)
tout est en train de se transformer. Toi-même tu es dans un changement
continuel qui va en quelque parties, jusqu’à la destruction ; il en est
de même de l’ensemble du monde.
(20) il faut laisser le péché d’autrui où il est.
Livre X
(11)
Acquiers une méthode pour observer comment les choses se changent l’une
en l’autre ; fais-y continuellement attention, et exerce-toi de ce
côté ; car rien n’est plus capable de produire les grandes pensées. Il
s’est dépouillé de son corps, celui qui pense qu’il lui faudra sans
délai abandonner tout cela en quittant les hommes ; il s’en remet à la
justice en ce qui concerne ses propres actions, et à la nature
universelle sans toutes les autres circonstances. Ce qu’on peut dire ou
penser de lui, ce qu’on peut contre lui, ne lui vient pas même à la
pensée ; il se contente de ces deux règles : agir avec justice dans ses
actions présentes, aimer le sort qui lui est présentement attribué ; il
laisse de côté toutes les affaires, tous les soucis ; il ne veut rien
autre que marcher droit grâce à la loi, et suivre Dieu qui marche droit.
(18)
Fixe ton attention sur chacun de ces objets ; vois-le déjà se
dissoudre, se modifier, se gâter en quelques sorte ou se dissiper, ou
mourir selon le mode qui lui est naturel.
Livre XI
Propriétés
de l’âme raisonnable : elle se voit, elle s’analyse, elle fait
d’elle-même ce qu’elle veut, elle cueille elle-même le fruit qu’elle
porte (alors que les fruits des arbres et ce qui y correspond chez les
animaux sont cueillis par d’autres qu’eux), elle atteint sa fin propre, à
quelque moment que survienne la fin de la vie. Il n’en est pas comme
d’une danse ou d’une pièce de théâtre, dont l’action entière reste
inachevée, si elles sont interrompues. En toute partie de sa vie, et à
quelque moment qu’on la saisisse, l’âme accomplit son projet pleinement
et sans déficience, et elle peut dire : « je recueille ce qui
m’appartient. » de plus, elle parcourt l
monde entier, le vide qui l’entoure, la forme qu’il a ; elle s’étend à
l’infini de la durée ; elle saisit le retour périodique de toutes
choses ; elle comprend et elle voit que la
postérité ne verra rien de nouveau et que nos ancêtres n’ont rien vu de
plus ; mais à quarante ans, si l’on a assez d’intelligence, l’on a fini
de voir en quelque sorte tout ce qui a été et tout ce qui sera sous une
forme semblable.
Autre
propriété de l’âme raisonnable : l’amour du prochain, la véracité, la
conscience, la croyance qu’il n’y a rien de plus précieux qu’elle, ce
qui est aussi le caractère propre de la loi ; ainsi donc, il n’y a pas
de différence entre la raison droite et la règle de justice.
(3) quelle qualité
elle a, l’âme préparée, au moment où elle doit se séparer du corps, à
s’éteindre, à se disperser ou à persister dans l’existence ! Mais cette
préparation, qu’elle vienne de notre jugement propre, qu’elle ne réponde
pas, comme chez les Chrétiens, à la simple opiniâtreté, mais qu’elle
soit réfléchie, sérieuse, et, pour convaincre aussi les autres, qu’elle
ne soit pas théâtrale.
(10)
la nature n’est jamais inférieure à l’art ; en effet les arts imitent
la nature. Mais, s’il en est ainsi, la nature la plus parfaite et la
plus compréhensive de toutes ne saurait manquer d’ingéniosité
artistique. Or, c’est toujours en vue du meilleur que les arts
produisent le pire ; il en est donc ainsi de la nature universelle. Et
de là naît la justice, et d’elle viennent les autres vertus ; car la
justice ne sera pas suave, que nous soyons ou bien facile à tromper,
précipités et inconstants dans nos jugements.
(12)
la sphère de l’âme garde sa forme lorsqu’elle ne s’étend pas vers les
objets, ne se contracte pas, ne se dissémine pas, ne s’amollit pas, mais
lorsqu’elle est éclairée d’une lumière qui lui fait voir la vérité en
toutes choses et aussi en elle-même.
(18)
premièrement, quels sont mes rapports avec les hommes ? Nous sommes nés
les uns pour les autres. En un autre sens, je suis né pour être à leur
tête, comme le bélier à la tête des brebis ou le taureau à la tête du
troupeau. Mais pars de plus haut, de ce principe : « s’il n’y a pas
d’atomes, il y a une nature qui gouverne tout, et s’il en est ainsi, les
choses pires existent en vue des meilleurs, et celles-ci en vue les unes des autres. »
Deuxièmes,
que sont-ils quels ils sont à table ou au lit, et cætera ? Et surtout
quels dogmes tiennent-ils pour nécessairement établis ? Et ces dogmes,
avec quels degré d’aveuglement les soutiennent-ils ?
Troisièmement,
s’ils agissent correctement, il ne faut pas se fâcher contre eux ; ils n’agissent pas correctement, c’est, de toute évidence, involontairement
et sans le savoir. Comme, en effet, c’est involontairement que toute âme
est privée de vérité, c’est involontairement aussi qu’elle est privée
d’attribuer à chacun selon son mérite. De fait ils souffrent de
s’entendre appeler injustes, insensibles, ambitieux, en un mot capables
de fautes envers leurs prochain ?
Quatrièmement,
toi-même tu commets bien des fautes, tu es tout comme les autres ; et,
si tu t’abstiens de certaines fautes, tu as du moins une disposition à
les commettre, même si ta timidité, ton ambition ou les vices du même
genre te conduisent à t’abstenir de fautes semblables.
Cinquièmement,
tu n’es même pas certain qu’ils commettent des fautes ; car beaucoup
d’actes dépendent de l’administration de leurs affaires privées. D’une
manière générale, il faut savoir beaucoup avant de se prononcer avec
certitude sur une action d’autrui.
Sixièmement,
lorsque tu t’irrites trop, lorsque tu as de mauvais sentiments, songe
que la vie de l’homme ne dure qu’un moment et que, dans peu de temps,
nous serons étendus.
Septièmement, ce n’est pas leurs actions qui nous gênent ; car elles sont dans la faculté directrice de leurs âme ;
ce sont les opinions que nous en avons. Supprime donc le jugement qui
nous les fait redouter ; aie la volonté de la rejeter, et ta colère s’en
va. Comment le supprimeras-tu ? En pensant que tu n’as pas à rougir de leurs actes ; car, s’ils
n’étaient pas vrai que l’acte honteux est le seul mal, tu devrais
commettre bien des fautes, devenir un brigand et bien d’autres choses.
Huitièmement,
combien de colères et les afflictions que nous font éprouver leurs
actes sont plus pénibles que les actes même qui nous mettent en colère
et nous chagrinent.
Neuvièmement,
la douceur est invincible, si elle est véritable, sans grimace ni
comédie. Que va faire en effet le plus injurieux des hommes, si tu
persistes à être bienveillant pour lui, si, par exemple, tu lui donnes
doucement des conseils en l’instruisant tranquillement en ce moment même
où il essaye de te faire du mal : « non pas, mon enfant ; c’est pour
autre chose que nous sommes nés ; ce n’est pas à moi, c’est à toi que tu
fais du tort, mon enfant. « Puis montre-lui clairement que c’est là un
fait universel, que les abeilles mêmes ne font rien de tel, pas plus
qu’aucun des animaux qui vivent en troupes ? Il faut le faire sans
ironie ni injure, mais affectueusement et sans blesser au cœur, non pas
comme un enseignement d’école, pour se faire admirer de l’assistance,
mais soit en s’adressant à lui tout seul, soit même en présence d’autres
personnes…
Souviens-toi
de ces neuf points principaux, et reçois-les comme un présent des
Muses. Commence une bonne fois à être un homme, pendant que tu vis.
Autant que de la colère, il faut te garder de la flatterie envers eux ; l’une et l’autre sont contraires à la société et ne produisent que dommages. Dans la colère, ait présent à l’esprit qu’il n’est pas viril de s’indigner, mais que
la douceur et le calme, comme ils sont plus humains, sont aussi plus
mâles ; et il y a en eux plus de force, de vigueur et de courage que
dans l’irritation et la mauvaise humeur. Plus ils sont proches de
l’impassibilité, plus ils nous donnent de puissance. Comme le chagrin,
la colère aussi est une faiblesse ; dans l’un et l’autre, on est blessé
et on se laisse aller.
Et,
si tu veux, reçois d’Apollon Musagète un dixième précepte ; il est fou
de vouloir que les méchants ne pèchent pas ; c’est désirer l’impossible.
Mais il est insensé et tyrannique, si on leur permet d’être tels, de
vouloir qu’ils ne pèchent pas envers toi.
(24)
voici trois points qu’il faut garder présents à l’esprit : quant à tes
actions, voir si tu n’agis pas au hasard ni autrement que n’agirait la
justice elle-même ; quant aux évènements extérieurs, savoir qu’ils
dépendent ou bien de la fortune ou bien de la providence ; or il ne faut
ni blâmer la fortune ni faire des reproches à la providence. En second
lieu, d’avoir les propriétés que possède chaque être depuis le germe
jusqu’à l’animation
et depuis le germe jusqu’à ce qu’il rende l’âme, de quoi il est composé
et en quoi il se résout. En troisième lieu, comprendre que si,
subitement, tu t’élevais vers le ciel pour examiner les choses humaines
dans leur diversité changeante, tu les mépriserais parce que tu verrais
en même temps dans toute son étendue le séjour des êtres aériens et
éthérés ; sache aussi que, toutes les fois que tu t’élèveras ainsi, tu
verras les mêmes choses, de même espèce et de peu de durée. Et c’est de cela qu’on tire l’orgueil.
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