Il
nous appartient de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les
êtres inconnus, habitant d’autres planètes, qui se trouvent peut-être
encore à l’état sauvage de la liberté. S’ils ne comprennent pas que nous
leur apportons le bonheur mathématique et exact, notre devoir est de
les forcer à être heureux. Mais avant toutes autres armes, nous
emploierons celle du Verbe.
Et ce, parce que la ligne de l’Etat Unique, c’est la droite. La droite est grande, précise, sage, c’est la plus sage des lignes.
« Pourquoi est-ce beau ? Me demandai-je. Pourquoi la danse est-elle belle ? » Parce que c’est un mouvement contraint,
parce que le sens profond de la danse réside justement dans
l’obéissance absolue et extatique, dans le manque idéal de liberté.
J’ai
eu l’occasion de lire et d’entendre beaucoup d’histoires incroyables
sur les temps où les hommes vivaient encore en liberté, c’est-à-dire
dans un état inorganisé et sauvage ? Ce qui m’a toujours paru le plus
invraisemblable est ceci : comment le gouvernement d’alors, tout
primitif qu’il ait été, a-t-il
pu permettre aux gens de vivre sans une règle analogue à nos Tables,
sans promenades obligatoires, sans avoir fixé d’heures exactes pour les
repos ![…] C’est une chose que je ne puis comprendre. Quelque trouble
qu’ait été leur raison, les gens ne devraient pourtant pas être sans
s’apercevoir qu’une vie semblable était un véritable assassinat de toute
la population, un assassinat lent qui se prolongeait de jour en jour. L’Etat
(par sentiment d’humanité) avait interdit le meurtre progressif des
millions d’individus. Il était criminel de diminuer la somme des vies
humaines de cinquante millions d’années.
D’habitude,
dans nos murs transparents et comme tissés de l’air étincelant, nous
vivons toujours ouvertement, lavés de lumière, car nous n’avons rien à
cacher, et ce mode de vie allège la tâche pénible du Bienfaiteur. […]
« Ma (sic) maison est ma forteresse. » (NdA : à propos des anciens)
Il
est évident que les raisons d’envier le prochain ont disparu. Le
dénominateur de la fraction du bonheur a été annulé et la fraction est
devenue infinie. Ce qui, pour les anciens, était une source inépuisable
de tragédies ineptes, a été transformé par nous en une fonction
harmonieuse et agréablement utile.
Il n’y a pas d’X en moi, cela ne se peut pas, mais je crains qu’X ne reste en vous lecteurs inconnus.
- Oui, interrompit-elle, je veux être originale, c’est-à-dire me distinguer des autres. Etre original, c’est détruire l’égalité… ce qui s’appelait dans la langue idiote des anciens « être banal » n’est maintenant que l’accomplissement d’un devoir.
La
sève, le Bouddha, tout cela est absurde ! C’est clair, je suis malade :
je ne rêvais jamais autrefois. Il paraît que rêver était la chose la
plus ordinaire et la plus normale chez les anciens. Ce n’est pas
étonnant, toute leur vie n’était qu’un affreux carrousel : vert, orange,
le Bouddha, la sève. Nous savons maintenant que les songes sont le
signe d’une sérieuse maladie mentale. Est –ce que mon
cerveau, ce mécanisme réglé comme un chronomètre, brillant, sans une
poussière… ? Oui, c’est bien cela, j’y sens un corps étranger, comme un
cil fin dans un œil : on ne se sent plus vivre, on ne sent plus que le
cil dans son œil, qu’il est impossible d’oublier une seconde…
Et c’est d’une telle beauté : pas un geste, pas une flexion, pas un mouvement inutile ! Certes,
ce Taylor était le plus génial des anciens. Il est vrai, malgré tout,
qu’il n’a pas su penser son idée jusqu’au bout et étendre son système à toute
la vie, à chaque pas, à chaque mouvement ; il n’a pas su intégrer dans
son système les vingt-quatre heures de la journée. Comment ont-ils pu
écrire des bibliothèques entières sur un Kant quelconque et remarquer à
peine Taylor, ce prophète qui a su regarder dix siècles en avant ?
Délivrer l’humanité ! C’est extraordinaire à quel point les instincts criminels sont vivaces chez l’homme. Je le dis sciemment : criminels. La liberté et le crime sont aussi intiment liés que, si vous voulez, le mouvement d’un avion et sa vitesse.
« Il
vaut mieux en détruire rapidement quelques-uns plutôt que de permettre à
beaucoup de se détruire. On évite ainsi la dégénérescence, etc.
Toutes
les femmes ne sont que lèvres, elles sont tout en lèvres. Certaines les
ont roses, rondes et souples, cela leur fait un anneau, une défense
douce contre le monde entier. Les siennes venaient d’être ouvertes d’un
coup de couteau et le sang tiède coulait encore.
- Donc, tu l’aimes. Tu en as peur parce qu’il est plus fort que toi, tu le détestes parce que tu en as peur et tu l’aimes parce que tu ne peux le soumettre à ta volonté. On ne peut aimer que l’indomptable.
Je
ne vivais plus maintenant dans notre monde raisonnable, mais dans un
monde ancien, morbide, dans le monde de la racine de moins un.
L’homme
n’a cessé d’être un animal que le jour où il a construit le premier
mur. Nous avons cessé d’être des sauvages que lorsque nous avons édifié
le Mur Vert, lorsque nous avons isolé, à l’aide de celui-ci, nos
machines, notre monde parfait, du monde déraisonnable et informe des
arbres, des oiseaux, des animaux…
Une
pensée me frôla : « et si cette bête aux yeux jaunes, sur son tas de
feuilles sale et absurde, dans sa vie incalculable, était plus heureuse
que nous ? »
Pour déterminer la matière
d’une idée, il suffit de la soumettre à un acide très dort. Les
anciens, semble-t-il, connaissaient un de ces acides : la reductio ab absurdo,
mais ils le craignent et préféraient voir un ciel quelconque, un ciel
d’argile, plutôt que le néant du bleu. Grâce au Bienfaiteur, nous a
dépassé ce stade et nous n’avons plus besoin de jouets. Traitons
à l’acide l’idée de « droit ». Les plus sages des anciens savaient déjà
que la force est la source du droit et que celui-ci n’est qu’une
fonction de la force. Supposons deux plateaux de balance ; sur l’un se
trouve un gramme et sur l’autre une
tonne, je suis sur ‘un, et les autres, c’est-à-dire « Nous », l’Etat
Unique, sont sur l’autre. N’est-il pas évident qu’il revient au même
d’admettre que je puis avoir certains « droits » sur l’Etat Unique que
de croire que le gramme peut contrebalancer la tonne ? De là une
distinction naturelle : la tonne est le droit, le gramme le devoir. La
seule façon de passer de la nullité à la grandeur, c’est d’oublier que
l’on est un gramme et de se sentir la millionième partie d’un tonne…
Elle
n’était déjà plus un numéro mais un individu, elle n’était plus que la
matérialisation de l’offense qu’elle venait de commettre envers l’Etat
Unique.
C’est
ce qu’avaient autrefois compris les Chrétiens, nos uniques
prédécesseurs, quoique bien imparfaits. Ils connaissaient la grandeur de
l’église « du seul troupeau » et, s’ils savaient que l’humanité est
une grande qualité et l’orgueil une vie, nous savons que « Nous » vient
de Dieu et « moi » du diable.
Une seconde, moi et le fauteuil près du lit nous fûmes plus qu’un.
Il
n’y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini.
La dernière, c’est pour les enfants : l’infini les effraie et il faut
qu’ils dorment tranquillement la nuit…
Il n’y a de vie que dans les différences : différences de températures, différence de potentiel
- Mais, I, comprends-moi bien. C’est justement ce qu’ont fat nos aïeux pendant la Guerre de Deux Cents ans…
- Et ils ont eu bien raison, mille fois raison. Seulement, ils ont commis une faute : c’est de croire qu’ils étaient le dernier chiffre, or ce chiffre n’existe pas dans la nature.
- Nous savons au moins que nous ne sommes pas le dernier chiffre. Peut-être l’oublierons-nous. Nous oublierons même sûrement quand nous vieillirons, car tout vieillît. Et alors nous tomberons, comme les feuilles en automne, comme nous après-demain… non mon cher, pas toi, tu es avec nous, tu es des nôtres
Le dernier pas que vient de faire la Science Nationale consiste dans la découverte du centre de l’imagination. Une triple application des rayons X sur ce centre vous guérira à jamais. Vous
êtes parfaits, vous êtes comme des machines ; le chemin du bonheur à
cent pour cent est ouvert. Hâtez-vous, jeunes et vieux, hâtez-vous de
vous soumettre à la Grande Opération. Courez aux auditoria où elle est pratiquée. Vive la Grande Opération, vive l’Etat Unique, vive le Bienfaiteur !
« A bas la Machine, A bas l’Opération. ». Je
pensais involontairement : « est-il possible que chacun de nous porte
en lui une peine qu’on ne peut lui enlever qu’avec le cœur ? – faut-il
donc leur faire à tous quelque chose avant que… »
- Qu’est-ce que cela peut vous faire si je ne consens pas à ce que d’autres veulent à ma place, i je veux vouloir moi-même, si je veux l’impossible… » Un voix lourde et lente lui répondit : « Ah, ah ! l’impossible ! C’est-à-dire rêver à des chimères idiotes pour qu’elles s’agitent devant votre nez come un appât. Non, nous coupons cet appât et …
Je
me rendis compte alors, par expérience personnelle, que le rire est la
plus terrible des armes, on peut tout tuer par le rire, même le
meurtre.
Et ce Dieu Chrétien et très compatissant n’était-il pas lui-même un bourreau lorsqu’il brûlait à petit feu tous les infidèles ?
De
trouver quelqu’un qui leur définisse le bonheur et les y enchaîne. Que
faisons-nous d’autre actuellement ? Nous réalisons le vieux rêve du
paradis. Rappelez-vous : au paradis on ne connaît ni le désir, ni la
pitié, ni l’amour, les saints sont opérés : on leur a enlevé
l’imagination- et c’est uniquement pour cette raison qu’ils connaissent
la béatitude.
Si seulement j’avais une mère comme les anciens, une mère à moi, pour laquelle je ne serais ni le Constructeur de l’Intégral,
ni le numéro D-503, ni une molécule de l’Etat Unique, mais tout
simplement une partie d’elle-même, un fils meurtri… et si, pendant que
l’on me cloue, ou que je coule les autres, car c’est la même chose, elle
pouvait entendre ce que personne n’entend, et que ses lèvres toutes
ridées…
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