jeudi 30 octobre 2025

Sodome et Gomorrhe - Curzio Malaparte

 Sodome et Gomorrhe - Curzio Malaparte

Le jardin perdu
La pensée de la mort m’a dominé dès ma plus tendre enfance et ce n’est qu’en ces dernières années que j’ai réussi à me libérer de cette douce et cruelle servitude. Bien que cette pensée obstinée m’ait aidé à vaincre les nombreux dangers de ma nature, en faisant de moi - ce que je suis aujourd’hui — un homme plus mécontent de lui-même que des autres, je ne saurais lui pardonner d’avoir été la compagne la plus chère et la plus triste persécutrice de mes jeunes ans.
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Ode à la sibylle de Cumes

 Mais ce n’étaient pas là les chemins par où j’avais espéré descendre vivant au pays des morts. Et peut-être n’était-ce pas non plus la saison propice. Vint l’été et ma mère s’étant retirée, comme chaque année, à Pouzzoles pour sa cure de boue, j’obtins de l’accompagner. Ce furent les plus beaux jours de ma vie. Je me levais à l’aube et j’allais errer dans la fraîche lumière du matin parmi les monts et les rivages, le long du golfe de Baies vers le lac d’Aveme et la colline de Cumes. J’ai de cette période un très vague souvenir, comme d’un âge vierge et ancien dont les hommes ont perdu jusqu à la mémoire et qu’il n’est plus accordé à personne de vivre. Le climat propre à cet âge a disparu et beaucoup de choses qui m’étaient alors permises me sont aujourd’hui refusées. Je me découvre des afflictions et des rancœurs que je n’avais pas et je suis en train de m’apercevoir que je ne saurais plus ressusciter quoi que ce soit de ce temps, à l’exception du souvenir. L’âme, non : je me sens devenu méchant même à l’égard de ce qui depuis lors a changé en moi et je n’ai point d’indulgence pour les choses qui changeront encore. Je ne sais qu’envier et non plaindre tous ceux à qui il n’est point accordé de vivre l’expérience de cet âge définitivement mort, de cette métamorphose de l’enfant en homme, et qui un jour se découvriront soudain un cœur expert et fatigué là où naguère battait un cœur ingénu et rêveur, sans avoir souffert la joie de cette mystérieuse et très lente mutation.

Quand je repense à mes errances de colline en colline et de rivage en rivage, cherchant une faille par où pénétrer vivant au royaume des ombres, je me persuade avoir ainsi  dilapidé en peu de jours cette somme de liberté que toute ma vie aurait dû contenir. Je n’ai point de regrets, cependant, et je ne me repens pas d’avoir été peu économe, si cela m’a  permis d’être une fois pleinement libre, ne fût-ce que pour une brève période. Je ne pouvais me rendre compte alors de ma trop généreuse et imprévoyante prodigalité.

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