Petit Oeuvres morales - Leopardi
DIALOGUE DU TASSE ET DE SON DÉMON FAMILIER
le tasse. - Je ne vois pas là de «peut-être». Mais alors, pourquoi vivons-nous ? Je veux dire : pourquoi consentons-nous à vivre?
le démon. - Qu’en sais-je? Vous devez le savoir mieux que moi, vous autres les hommes.
le tasse. - Je te jure que je n’en sais rien.
le démon. - Pose la question aux sages; peut-être en trouveras-tu un qui saura te répondre.
LE TASSE. - C’est ce que je ferai. Il est certain que toute ma vie n’est que déchirement ; car, sans même parler de mes souffrances, à lui seul l’ennui me tue.
le démon. - Qu’est-ce que l’ennui?
le tasse. - Là au moins, je peux te répondre, car l’expérience ne me manque pas. Il me semble que l’ennui soit de la nature de l’air, qui remplit tous les espaces entre les objets matériels et tous les vides présents en chacun d’eux. Lorsqu’un corps se déplace sans qu’un autre occupe le lieu resté vacant, l’air lui succède aussitôt. Il en est de même pour la vie humaine : les intervalles entre les plaisirs et les déplaisirs sont occupés par l’ennui. Selon les Péripatéticiens, il n’existe, dans le monde matériel, aucun vide; ainsi notre vie n’en connaît pas non plus, excepté lorsque, pour une raison ou une autre, nous cessons un instant de penser. Le reste du temps, même considérée en soi et comme détachée du corps, l’âme contient toujours quelque passion ; car être vide de tout plaisir et déplaisir revient à être plein d’ennui, lequel n’est pas moins une passion que la volupté ou la douleur.
le démon. - Vos plaisirs sont faits d’une matière semblable aux toiles d’araignée, subtile, impalpable, transparente, et l’ennui qui s’y insinue de toutes parts finit par les remplir. Du reste, par ennui, je ne crois pas qu’il faille entendre autre chose que le pur désir du bonheur, lorsqu’il n’est pas satisfait par le plaisir ni brutalement meurtri par la douleur. Mais ce désir, comme nous venons de le voir, n’étant jamais satisfait, et le plaisir, à proprement parler, n’existant pas, la vie humaine est pour ainsi dire, composée ou tissée, en partie de douleur, en partie d’ennui, et n’échappe à l’une de ces affections de l’âme que pour retomber dans l’autre. Et ce destin ne t’est pas réservé à toi seul, c’est celui de tous les hommes.
le tasse. - Quel remède peut lutter contre l’ennui?
le démon. - Le sommeil, l’opium et la douleur. C’est ce dernier qui est le plus efficace : lorsqu’il souffre, l’homme ne peut pas s’ennuyer.
le tasse. - Plutôt que de recourir à un tel traitement, je préfère m’ennuyer ma vie entière. Il est sûr que la variété des actions, des occupations et des sentiments, même si elle ne nous procure pas de vrai plaisir et ne nous libère pas de l’ennui, contribue cependant à en alléger le poids.
Tandis que dans cette prison, privé du commerce des hommes, empêché même d’écrire, réduit pour tuer le temps à compter les coups de l’horloge, à dénombrer les poutres, les fentes et les trous de vers du plafond, à contempler les dalles sur le sol, à me distraire au spectacle des éphémères et des moucherons qui tournent dans la pièce, à passer toutes les heures de la même façon, il n’est rien pour me décharger un peu du fardeau de l’ennui.
le démon. - Dis-moi : depuis combien de temps en es-tu réduit à cette existence?
le tasse. - Plusieurs semaines, tu le sais.
le démon. - N’as-tu pas remarqué quelque changement dans ton ennui depuis le premier jour ?
le tasse. - Il est sûr qu’il me pesait beaucoup plus au début. Peu à peu, mon esprit, en l’absence de toute autre occupation, s’accoutume à s’entretenir davantage avec lui-même, avec moins de désarroi qu’auparavant. Il a si bien pris l’habitude de se parler, il est devenu si bavard, qu il m’a semblé plusieurs fois avoir toute une assemblée en train de discuter dans ma tête, et le moindre sujet qui me passe par l’esprit suffit à déclencher en moi de grands discours.
le démon. - Cette habitude, tu la verras grandir et s’affirmer de jour en jour, au point que lorsqu’il te sera permis à nouveau de fréquenter la société, tu te sentiras plus désœuvré en compagnie que dans la solitude. Ne va pas croire que cette accoutumance ne se produise que chez tes pareils, habitués de longue date à méditer : elle apparaît plus ou moins tôt chez tous les hommes. De plus le fait d’être séparé des autres et, pour ainsi dire, de la vie même, offre cet avantage que l’homme, pourtant averti désabusé et revenu de tout, en s’exerçant peu à peu à regarder de loin les choses humaines, toujours embellies et magnifiées par la distance, perd de vue leur vanité et leur misère; il se forge un nouveau monde à sa façon; il se remet à goûter, à aimer, à désirer la vie ; et si on ne lui ôte pas la possibilité ou l’assurance d’être rendu à la société, il se nourrit des espérances de cette vie comme il le faisait dans ses premières années. Ainsi la solitude joue presque le rôle de la jeunesse; ou du moins, elle rajeunit l’âme, elle renforce et ranime l’imagination, et renouvelle chez l’homme expérimenté les bienfaits de cette inexpérience première après laquelle tu soupires. Mais je te laisse; je vois que le sommeil te prend; je m’en vais donc te préparer le beau songe que je t’ai promis. C’est entre les constructions du rêve et celles de l’imagination que tu passeras ta vie, sans autre profit que de la passer, car c’est là le seul fruit que l’on puisse en obtenir, le seul but que l’on doit se fixer le matin au réveil. Trop souvent, cette vie, il vous faut la tirer avec les dents : heureux le jour où vous pouvez la mener en vous y attelant ou la charger sur votre dos. Sache enfin que le temps n’est pas plus long pour toi entre ces murs qu’il ne l’est dans ses salons et ses jardins pour celui qui t’opprime. Sur ce, adieu.
le tasse. - Écoute-moi encore un instant. Ta conversation m’est d’un grand réconfort ; elle ne met certes pas un terme à ma tristesse, qui est comme une nuit obscure, sans étoiles et sans lune ; mais lorsque tu es près de moi, elle se revêt des ombres du crépuscule, plus aimables qu’inquiétantes. Pour que désormais je puisse t’appeler lorsque j’en aurai besoin, dis-moi où tu demeures.
PARINI OU DE LA GLOIRE
CHAPITRE VI
Les hommes d’étude, nous le savons, sont comme insatiables de lectures, les plus arides soient-elles, et ils prennent un plaisir continuel à leurs recherches qu’ils poursuivent durant presque tout le jour ; c’est qu’en étudiant et en lisant, ils gardent toujours devant les yeux un but placé dans l’avenir, l’espoir d’un progrès ou d’une amélioration quelconque, et même lorsqu’il leur arrive de lire par désœuvrement ou pour se détendre, ils ne laissent de se proposer, en plus du plaisir immédiat, quelque profit plus ou moins clairement déterminé. Les autres, qui n’envisagent dans leur lecture aucune fin qui ne déborde les limites de la lecture même, sont rassasiés, dès les premières pages, des ouvrages les plus charmants; et, n’en retirant qu’un vain plaisir, ils ne font que passer de livre en livre avec dégoût, et pour la plupart finissent par s’étonner que l’on puisse tirer d’une longue lecture un long plaisir. Tu peux donc constater qu’en ce qui concerne cette catégorie de lecteurs, numériquement la plus importante, tout l’art de l’écrivain, toute son habileté et toutes ses peines ont presque été employés en pure perte. Quant aux hommes d’étude eux-mêmes, une fois qu’avec les années leurs centres d’intérêt, comme il arrive souvent, se sont modifiés, ils éprouvent beaucoup de peine à lire des ouvrages qui les ont transportés de joie dans le passé, ou qui auraient pu le faire s’ils les avaient lus alors; et bien qu’ayant toujours l’intelligence et le discernement nécessaire pour en mesurer la valeur, ils n’en retirent que de l’ennui parce qu’ils n’en attendent aucune utilité.
CHAPITRE VII
Jusqu’ici nous avons parlé de l’écriture en général surtout de ce qui concerne la littérature, à l'étude de laquelle tu me sembles plus particulièrement t’intéresser Nous allons parler maintenant de la philosophie, sans vouloir toutefois séparer ces deux disciplines, d’autant que la première dépend totalement de la seconde. Peut-être penseras-tu que la philosophie dérivant de la raison, à laquelle l’ensemble des hommes civilisés participe peut-être plus qu’à l’imagination et à la sensibilité, le mérite des œuvres philosophiques doit être reconnu plus aisément et plus largement que celui des œuvres poétiques et des autres écrits tournés vers l’agrément et l’esthétique. Pour ma part, j’estime qu’il est à peine moins rare pour une œuvre philosophique que pour une œuvre littéraire de trouver à leur endroit un jugement équitable et une sensibilité parfaitement adaptée. D’abord, il est sûr que pour faire des avancées notables en philosophie, il ne suffit pas de faire preuve de finesse intellectuelle ou d'une grande puissance de raisonnement; il faut aussi une grande force d’imagination. Ainsi Descartes, Galilée, Leibnitz, Newton, Vico, de par les prédispositions innées de leur esprit, auraient pu devenir d’excellents poètes, tout comme, à l’inverse, Homère, Dante et Shakespeare auraient pu faire d’excellents philosophes. Mais voilà un sujet qui, si nous devions le traiter à fond, nécessiterait de longs développements qui nous entraîneraient trop loin; aussi préféré-je me contenter de l’indiquer au passage, afin de poursuivre. Je prétends donc que seul un philosophe peut reconnaître la juste valeur des œuvres philosophiques et éprouver du plaisir à les lire. Je veux parler de leur substance, non des beautés accessoires qu’elles peuvent revêtir, notamment en matière de vocabulaire et de style. Donc, de même que les hommes de nature peut-on dire, apoétique, tout en comprenant les mots et le poèmes, n’en perçoivent ni le mouvement ni les images, de même, bien souvent, ceux qui ne sont pas accoutumés à méditer et à philosopher avec eux-mêmes ou qui ne sont pas capables de mener une réflexion approfondie, quelles que soient l’exactitude et la finesse du raisonnement et des conclusions du philosophe et quelle que soit la clarté de leur exposition, comprennent les mots et leur sens immédiat, mais non la vérité de ce qui est dit. En effet, comme ils n’ont pas la faculté ou l’habitude de pénétrer par la pensée dans l’intimité des choses, ni d’analyser leurs propres idées dans leurs moindres composantes, ni de réunir et de lier entre elles un certain nombre de ces idées, ni de saisir d’un seul coup un ensemble de détails pour en faire surgir une notion générale, ni de parcourir sans difficulté, par les yeux de l’intellect, une longue chaîne de vérités interdépendantes, ni de découvrir les liaisons fines et obscures qu’entretient chaque vérité avec cent autres, ils ne peuvent pas facilement — et parfois ne peuvent pas du tout — imiter et reproduire pour eux-mêmes les opérations faites, ni éprouver les impressions ressenties par l’esprit du philosophe, alors que c’est là l’unique moyen de voir, de comprendre et d’apprécier convenablement toutes les causes qui ont conduit ce dernier à porter tel ou tel jugement, à affirmer ceci et à nier cela, à douter de telle chose et non de telle autre. Si bien que, tout en comprenant ses idées, ils ne comprennent pas si celles-ci sont vraies ou simplement possibles car ils n’ont en quelque sorte jamais pu faire l’expérience de leur vérité ou de leur possibilité : ils se trouvent ainsi à peu près dans la même situation que les hommes de tempérament froid avec les images et les sentiments exprimés par les poètes. Tu sais bien que le poète et le philosophe ont en partage la faculté de sonder les profondeurs de l’esprit humain, et d’en ramener au jour les multiples qualités latentes, les démarches, les tendances, et les aboutissements secrets, ainsi que les causes et les effets de chacun de ces éléments : de la sorte, ceux qui sont incapables de sentir en eux la correspondance des pensées poétiques avec le vrai, ne pourront pas non plus sentir, ni connaître, la même correspondance en matière philosophique.
Le résultat s’offre à nous tous les jours : nombre d’œuvres excellentes, également claires et intelligibles pour tous, semblent néanmoins à certains contenir mille vérités profondes et à d’autres, mille erreurs manifestes; si bien qu’on les combat, publiquement et en privé, non seulement par méchanceté, par intérêt ou pour quelque motif similaire, mais aussi par faiblesse d’esprit, par inaptitude à sentir et à comprendre la fermeté de leurs fondements, la netteté des déductions et des conclusions qui en découlent, et en général la pertinence, l’efficacité et la vérité de leur argumentation. Très souvent les œuvres philosophiques les plus admirables sont même accusées d’obscurité, sans que ce soit la faute des écrivains, mais du fait de la profondeur et de la nouveauté des concepts d’une part, et de l’autre, en raison de l’obscurité d’un esprit qui ne peut aucunement les comprendre. Tu mesures donc à quel point il est difficile, dans le genre philosophique également, de recueillir des éloges, si mérités soient-ils. Du reste, tu ne saurais douter, sans même que j’aie à te le dire, que le nombre des philosophes authentiques et profonds, en dehors desquels personne ne peut évaluer justement ceux qui sont tels, se trouve de nos jours extrêmement réduit, même si l’époque actuelle est beaucoup plus éprise de philosophie que les précédentes. Je passe sous silence les différentes factions — puisqu’il faut bien les appeler par ce nom -entre lesquelles se partagent aujourd’hui, comme ils l’ont toujours fait, ceux qui font profession de philosopher : chacune d’elles refuse ordinairement aux autres les louanges et la considération qui leur sont dues, et ce non seulement d’une façon délibérée, mais aussi parce que ce sont d’autres principes qui règlent son esprit.
DIALOGUE DE TIMANDRE ET D'ELEANDRE
timandre. - Vous ne pouvez rien par des actes — bien peu d’ailleurs le peuvent. C’est par vos récits que vous pouvez, et que vous devez, vous rendre utile; mais pas comme dans vos livres en attaquant continuellement l’homme en général. Vous lui faites au contraire le plus grand tort.
éléandre. - Je reconnais que mes livres ne servent pas à grand-chose, mais je nie qu’ils soient nuisibles. Vous croyez qu’on peut rendre service à l’humanité avec des livres?
timandre. - Mais tout le monde croit cela, pas seulement moi.
eleandre. - Avec quels livres alors?
timandre. - Des livres de tous les genres, mais surtout des ouvrages de morale.
eleandre. - Tout le monde n’est pas de cet avis; du reste, il suffit pour cela que moi, je ne le sois pas, comme répliqua un jour une femme à Socrate. Si quelque ouvrage de morale pouvait être utile, je pense que les livres poétiques le pourraient au plus haut point; j’emploie ici le terme «poétique» au sens large, et l’applique à des œuvres destinées à agir sur l’imagination; qu’elles soient rédigées en prose ou en vers. Je tiens en piètre estime une poésie qui, une fois lue et méditée, ne laisserait pas dans l’âme du lecteur une impression assez élevée pour l’empêcher, pendant une demi-heure, de nourrir une pensée vile ou de commettre un acte indigne. Mais si le lecteur trahit son meilleur ami une heure après la lecture, je n’en condamnerais pas pour autant ce qu’il vient de lire, car il faudrait alors condamner les plus belles, les plus émouvantes, et les plus nobles poésies du monde. Encore faut-il exclure de ce propos les lecteurs qui vivent dans les grandes villes et qui, même lorsqu’ils portent attention à ce qu’ils lisent, ne peuvent tirer profit, ne serait-ce qu’une demi-heure, de la lecture d’une œuvre poétique, ni s’en trouver émus ou charmés.
timandre. - Vous parlez méchamment, comme d’habitude, et d’une façon qui laisse entendre que vous êtes ordinairement mal reçu et mal traité par les autres. Telle est en effet la plupart du temps la cause de l’antipathie et du mépris que certains hommes témoignent à l’encontre de leur espèce.
 
 
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire