La logique de la science - Charles Sanders Peirce
PREMIÈRE PARTIE
Comment se fixe la croyance
II
Le but du raisonnement est de découvrir par l’examen de ce qu’on sait déjà quelque autre chose qu’on ne sait pas encore. Par conséquent, le raisonnement est bon s’il est tel qu’il puisse donner une conclusion vraie tirée de prémisses vraies ; autrement, il ne vaut rien. Sa validité est donc ainsi purement une question de fait et non d’idée. A étant les prémisses, et B la conclusion, la question consiste à savoir si ces faits sont réellement dans un rapport tel, que si A est, B est.
Si oui, l’inférence est juste ; si non, non. La question n’est pas du tout de savoir si, les prémisses étant acceptées par l’esprit, nous avons une propension à accepter aussi la conclusion. Il est vrai qu’en général nous raisonnons juste naturellement. Mais ceci n’est logiquement qu’un accident. Une conclusion vraie resterait vraie si nous n’avions aucune propension à l’accepter, et la fausse resterait fausse, bien que nous ne pussions résister à la tendance d’y croire.
Certainement, l’homme est, somme toute, un être logique ; mais il ne l’est pas complètement. Par exemple, nous sommes pour la plupart portés à la confiance et à l’espoir, plus que la logique ne nous y autoriserait. Nous semblons faits de telle sorte que, en l’absence de tout fait sur lequel nous appuyer, nous sommes heureux et satisfaits de nous-mêmes ; en sorte que l’expérience a pour effet de contredire sans cesse nos espérances et nos aspirations. Cependant l’application de ce correctif durant toute une vie ne déracine pas ordinairement cette disposition à la confiance.
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Ce qui nous détermine à tirer de prémisses données une conséquence plutôt qu’une autre est une certaine habitude d’esprit, soit constitutionnelle, soit acquise. Cette habitude d’esprit est bonne ou ne l’est pas, suivant qu’elle porte ou non à tirer des conclusions vraies de prémisses vraies. Une inférence est considérée comme bonne ou mauvaise, non point d’après la vérité ou la fausseté de ses conclusions dans un cas spécial, mais suivant que l’habitude d’esprit qui la détermine est ou non de nature à donner en général des conclusions vraies. L’habitude particulière d’esprit qui conduit à telle ou telle inférence peut se formuler en une proposition dont la vérité dépend de la validité des inférences déterminées par cette habitude d’esprit.
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En réalité, l’importance des faits qu’on peut déduire des postulats impliqués dans une question logique se trouve être plus grande qu’on ne l’eût supposé, et cela pour des raisons qu’il est difficile de faire voir au début de notre étude. La seule que je me bornerai à mentionner est que des concepts qui sont en réalité des produits d’une opération de logique, sans qu’ils paraissent tels au premier abord, se mêlent à nos pensées ordinaires et causent fréquemment de grandes confusions. C’est ce qui a lieu, par exemple, avec le concept de qualité. Une qualité prise en elle-même n’est jamais connue par l’observation.
III
Toutefois, nul système ne peut embrasser la réglementation des opinions sur tout sujet. On ne peut s’occuper que des plus importants ; sur les autres, il faut abandonner l’esprit humain à l’action des causes naturelles. Cette imperfection du système ne sera pas une cause de faiblesse aussi longtemps que les opinions ne réagiront pas les unes sur les autres, c’est-à-dire aussi longtemps qu’on ne saura point additionner deux et deux. Mais, dans les États les plus soumis au joug sacerdotal, se rencontrent des individus qui ont dépassé ce niveau. Ces hommes ont une sorte d’instinct social plus large ; ils voient que les hommes en d’autres pays et dans d’autres temps ont professé des doctrines fort différentes de celles qu’ils ont eux-mêmes été élevés à croire. Ils ne peuvent s’empêcher de remarquer que c’est par hasard qu’ils ont été instruits comme ils le sont et qu’ils ont vécu au milieu des institutions et des sociétés qui les entourent, ce qui les a fait croire comme ils croient et non pas fort différemment. Leur bonne foi ne peut échapper à cette réflexion qu’il n’y a pas de raison pour estimer leur manière de voir à plus haut prix que celle d’autres nations et d’autres siècles ; et ceci fait naître des doutes dans leur esprit.
DEUXIÈME PARTIE
Comment rendre nos idées claires
On définit idée claire une idée saisie de telle sorte qu’elle sera reconnue partout où on la rencontrera, de sorte que nulle ne sera prise pour elle. À défaut de cette clarté, l’idée est dite obscure.
Voici là un assez joli morceau de terminologie philosophique. Pourtant, puisque c’était la clarté que définissaient les logiciens, on souhaiterait qu’ils eussent fait leur définition un peu plus claire. Ne jamais manquer de reconnaître une idée sous quelque forme qu’elle se dérobe et dans aucune circonstance, n’en prendre aucune autre pour elle, impliquerait à coup sûr une puissance et une clarté d’esprit si prodigieuses, qu’elles ne se rencontrent que rarement. D’autre part, le simple fait de connaître une idée assez pour s’être familiarisé avec elle, au point de ne pas hésiter à la reconnaître dans les circonstances ordinaires, semble mériter à peine d’être nommé une claire compréhension. Ce n’est après tout qu’un sentiment subjectif de possession qui peut être entièrement erroné. Toutefois, je tiens qu’en parlant de clarté les logiciens n’entendent rien de plus qu’une familiarité de ce genre avec une idée, puisqu’ils n’accordent pas une bien grande valeur à cette qualité prise en elle-même, car elle doit être complétée par une autre, celle d’être distincte.
Une idée est dite distincte quand elle ne comprend rien qui ne soit clair : ce sont là des termes techniques. La compréhension d’une idée dépend pour les logiciens de ce que contient sa définition. Ainsi, suivant eux, une idée est comprise distinctement lorsqu’on peut en donner une définition précise en termes abstraits. Les logiciens de profession en restent là, et je n’aurais point fatigué le lecteur de ce qu’ils ont à dire, si ce n’était un exemple frappant de la façon dont ils ont sommeillé dans des siècles d’activité intellectuelle, insoucieux des ressources de la pensée moderne, et ne songeant jamais à en appliquer les enseignements à l’avancement de la logique. Il est aisé de montrer que cette doctrine, suivant laquelle la compréhension parfaite consiste dans l’usage familier d’une idée et dans sa distinction abstraite, a sa place marquée parmi les philosophies depuis longtemps éteintes. Il faut maintenant formuler la méthode qui fait atteindre une clarté de pensée plus parfaite, telle qu’on la voit et qu’on l’admire chez les penseurs de notre temps.
II
Les principes exposés dans notre première partie conduisent immédiatement à une méthode qui fait atteindre une clarté d’idées bien supérieure à « l’idée distincte » des logiciens. Nous avons reconnu que la pensée est excitée à l’action par l’irritation du doute, et cesse quand on atteint la croyance : produire la croyance est donc la seule fonction de la pensée. Ce sont là toutefois de bien grands mots pour ce que je veux dire ; il semble que je décrive ces phénomènes comme s’ils étaient vus à l’aide d’un microscope moral. Les mots doute et croyance, comme on les emploie d’ordinaire, sont usités quand il est question de religion ou d’autres matières importantes. Je les emploie ici pour désigner la position de toute question grande ou petite et sa solution.
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Il semble donc que la règle pour atteindre le troisième degré de clarté dans la compréhension peut se formuler de la manière suivante : Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet.
Quelques exemples pour faire comprendre cette règle. Commençons par le plus simple possible, et demandons-nous ce que nous entendons en disant qu’une chose est dure. Évidemment nous voulons dire qu’un grand nombre d’autres substances ne la rayeront pas. La conception de cette propriété comme de toute autre, est la somme de ses effets conçus par nous. Il n’y a pour nous absolument aucune différence entre une chose dure et une chose molle tant que nous n’avons pas fait l’épreuve de leurs effets.
IV
on peut arriver à formuler cette définition en considérant les différences entre le réel et son opposé le fictif. Une fiction est le produit d’une imagination humaine ; elle a les caractères que lui impose la pensée qui la crée. Ce qui a des caractères indépendants de la pensée de tel ou tel homme est une réalité extérieure. Il y a cependant des phénomènes ayant pour théâtre l’esprit de l’homme et sa pensée pour élément, et qui sont en même temps réels, en ce sens qu’on les pense réellement. Mais si leurs caractères résultent de notre façon de penser, ils ne résultent pas de la façon dont on pense qu’ils sont. Ainsi, un rêve existe réellement comme phénomène intellectuel, pourvu qu’on l’ait rêvé. Qu’on ait rêvé de telle ou telle façon, cela ne dépend pas de ce qu’en peut penser qui que ce soit, mais est entièrement indépendant de toute opinion sur ce sujet. D’autre part, si l’on considère, non point le fait de rêver, mais la chose rêvée, le rêve ne possède certains caractères que parce que nous avons rêvé qu’il les possédait. Ainsi, le réel peut se définir : ce dont les caractères ne dépendent pas de l’idée qu’on peut en avoir.
 
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