mercredi 29 octobre 2025

Nous, fils d'Eichmann - Gunther Anders

Nous, fils d'Eichmann - Gunther Anders

Préface

Aliénation : dans son discours de Francfort, Günther Anders mentionne, entre autres, l’étude d’Adorno sur la formation de la personnalité autoritaire et, corrélativement, sur la déformation de l’individu jouissant de son propre asservissement. Il rappelle l’accent mis par toute une gauche marxisante, depuis l’entre-deux-guerres, sur la réification marchande du monde et des rapports humains. Mais, en ce qui le concerne, il incrimine principalement, après son expérience de l’usine et du chômage durant son exil aux États-Unis, la division du travail. Totale, celle-ci devient à ses yeux, d’Ouest en Est, la source d’un totalitarisme moderne, aussi banal que monstrueux. Car en raison de ce morcellement des tâches, et donc aussi du tâcheron, le travailleur d’aujourd’hui, écrit-il, depuis l’ouvrier auxiliaire jusqu’à l’inventeur le plus génial, sans oublier le chef d’État le plus cabotin, perd toute idée du produit ou de l’effet de son activité, celle-ci dût-elle mener à l’extinction de l’espèce. La mutilation, la possible annulation de l’homme divisé par la division du travail, voilà ce qui fournit la grande étude de Günther Anders sur l’âme à l’ère de la deuxième et de la troisième révolution industrielle – soit une encyclopédie de l’univers apocalyptique, où la cécité devant l’apocalypse elle-même figure au premier rang.

---

Le mal découle en effet, selon le philosophe, de la « discrépance » ou du « décalage » entre la capacité à fabriquer induite par la technique moderne et la capacité à se représenter le produit, l’effet final de cette fabrication – régie par la division du travail.

 ---

Avec une sensibilité exacte aux gradations, aux franchissements de seuil, aux renversements de la quantité en qualité (ou plutôt en disqualité, si l’on ose dire), Günther Anders, dans son encyclopédie de l’apocalypse, enregistre tous les symptômes d’un état de cannibalisme vers lequel régresse (progressivement !) l’espèce techniciste : influence croissante des appareils sur la vie quotidienne (l’automobile, la télévision, l’ordinateur modèlent de plus en plus les comportements) ; transformation du monde en déchets, et de l’humanité en clientèle ; l’individu, qui a depuis longtemps cessé d’être indivisible, tend à se muer en produit reproduit. À la faveur de ce que Günther Anders nomme la « honte prométhéenne devant les machines », devant cette méga-machine en croissance continue faite de la mise en réseau de toutes les machines, on voit l’humanité d’aujourd’hui se contenter, voire s’exalter de sa stricte médialité (Medialität) : « La suprême fin consiste aujourd’hui à être un moyen pour des moyens », sous le règne d’un travail sans telos ni eidos, qui ressemble aussi bien à un immense chômage. Mittun, Gleichschaltung : les phénomènes si répandus aujourd’hui de suivisme et de mise au pas font apparaître les totalitarismes hitlérien ou stalinien (non permutables sur d’autres plans) comme autre chose que de simples intermèdes. L’entreprise industrielle devient le lieu même où se fabrique en série le type de l’homme médial. La méticulosité (Gewissenhaftigkeit) y remplace la conscience morale (Gewissen), au sens où le travail comme tel vaut pour moral en toutes circonstances, alors que le résultat même de ce travail passe en principe pour moralement neutre, au-delà du bien et du mal. De la médialité au conformisme, il n’y a qu’un pas. Ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas mémoriser : les travailleurs modernes seraient presque obligés par contrat de ne pas savoir ce qu’ils font. Inversement (ou plutôt : semblablement), l’employé du camp d’anéantissement n’a pas agi, mais, aussi atroce que cela puisse paraître, il a « travaillé ».

La troisième révolution industrielle exacerbe la tendance : prolifération en quelque sorte spontanée des machines (créées par les machines), fabrication en série des besoins, donc des consommateurs, production de la mort en masse. Quant à l’automation généralisée, elle rend le travailleur lui-même superflu. Il devient, selon une formule parodiant Heidegger, le « berger » de cette automation (Automationshirt), et l’existence sans travail est ramenée au temps vide, en bouillie (Zeitbrei). C’est la technique, désormais, qui s’érige en sujet de l’histoire, et les choses sont telles que : « Plus s’accroît la puissance technique à disposition, plus décroissent les inhibitions devant son usage. À la fin, il s’agit de produire la nature elle-même, d’accélérer le temps et l’histoire jusqu’à leur abolition. »

---

Lettre ouverte à Klaus Eichmann

Que vous avez perdu votre père deux fois.

Que la mort vous a enlevé plus que votre seul père.

J’aimerais une fois parler avec vous de ces deux choses.

 

Seul celui qui respecte peut être respecté

Comment l’a-t-il fait ?

La réponse à cette question n’est pas compliquée. Car il existe une règle simple, une règle de réciprocité, qui dit : « Nous ne pouvons témoigner de respect qu’à l’être humain qui témoigne lui-même du respect envers les humains ». Et que votre père en ait témoigné, vous-même ne vous risqueriez pas à l’affirmer. Sauf peut-être dans le cercle de la famille et des amis. Là-dessus je ne sais rien. Mais quel poids cela aurait-il ? Quel poids auprès du « respect » qu’il faisait régner dans ses fonctions ? Car ce qu’il appelait là-bas de ce nom – l’obéissance docile aux ordres donnés, le respect consciencieux et par conséquent sans conscience des instructions dictées par l’appareil, l’empressement avec lequel il établissait sans faille les horaires, l’excès de zèle avec lequel il « traitait » toute personne non encore « traitée », comme si c’était là une souillure irritante – cela signifiait (indépendamment de ce que cela pouvait représenter par ailleurs, et pour l’exprimer les mots me manquent en vérité, ils manquent non seulement à moi, mais au langage lui-même), cela signifiait explicitement : destruction du respect ; lui, en effet, il a fait ses preuves uniquement par le non-respect explicite de l’être humain et le mépris explicite de la vie humaine.

Le monstrueux

À l’arrière-plan de cette lettre : le « monstrueux ».

Qu’est-ce que j’appelle « monstrueux » ?

1) Qu’il y ait eu destruction institutionnelle et industrielle d’êtres humains ; et par millions.

2) qu’il y ait eu des dirigeants et des exécutants pour ces actes : des Eichmann serviles (des hommes qui acceptèrent ces travaux comme n’importe quels autres et qui se disculpèrent en se référant aux ordres et à la loyauté) ;

---

3) que des millions de personnes aient été placées et maintenues dans une situation où elles ne savaient rien de tout cela. Et n’en savaient rien parce qu’elles ne voulaient rien en savoir ; et ne voulaient rien en savoir parce qu’elles n’avaient pas le droit de savoir. Donc des millions d’Eichmann passifs.

Sans cette évocation du monstrueux qui fut hier réalité, nous n’avancerons pas d’un pas. Avec elle seule de quelques pas seulement. L’assombrissement dans lequel nous nous plongeons par ce retour en arrière n’a de valeur que si nous savons l’exploiter et le muer en autre chose. Nous devons le muer :

1) en l’idée que ce qui fut hier réalité, dans la mesure où les présupposés n’en ont pas été fondamentalement changés, est également possible aujourd’hui, encore ou à nouveau ; que donc le temps du monstrueux n’a peut-être pas été un simple interrègne ; et

2) en la résolution de lutter contre ces possibles répétitions.

---

Et ce qui est valable pour ces compagnons de souffrance inconnus de vous – qu’ils ne sont pas seulement des cas isolés, mais représentatifs ; pas de simples oiseaux malchanceux d’une gigantesque envergure, mais les symboles de quelque chose d’énorme – cela est valable pour vous aussi. 

Le monde obscurci

Tout d’abord, que ce que nous pouvons faire désormais (et ce que nous faisons donc effectivement) est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image ; qu’entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; que notre capacité de fabrication – aucune limite n’étant imposée à l’accroissement des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par sa nature. En termes plus simples : que les objets que nous sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier comme étant nôtres. – Et, bien sûr, notre capacité de représentation n’est pas seulement dépassée par la grandeur démesurée de nos performances, mais aussi par la médiation illimitée de nos processus de travail. Dès que nous sommes postés pour exécuter l’un des innombrables gestes particuliers dont se compose le processus de production, nous perdons non seulement tout intérêt pour le mécanisme dans son ensemble et pour ses effets ultimes, mais, plus encore, nous nous trouvons privés également de la capacité de nous en faire une image. Quand nous avons passé un degré maximal de médiateté – et, dans le travail actuel, industriel, commercial et administratif, c’est la situation normale –, alors nous renonçons, non : alors nous ne savons même pas que nous renonçons, et qu’il serait de notre devoir de nous représenter ce que nous faisons. 

 

Les règles infernales

  

Règle : quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient démesuré, notre sentir fait alors également défaut. Que cette « démesure » concerne des projets, des performances dans la production ou des actions déjà menées à leur terme, le « trop grand » nous laisse froids, mieux (car le froid serait encore une sorte de sentir) : même pas froids, mais complètement intouchés ; nous devenons des « analphabètes de l’émotion », qui, confrontés à de « trop grands textes », ne reconnaissent plus, tout simplement, qu’ils ont sous les yeux des textes. Six millions demeurent pour nous un simple nombre, tandis que l’évocation d’une dizaine de tués aura peut-être encore quelque résonance en nous, et que le meurtre d’un seul homme nous remplit d’effroi.

Arrêtez-vous ici un instant, je vous prie, Klaus Eichmann. Car nous nous trouvons réellement face à l’une des racines du « monstrueux ». L’insuffisance de notre sentir, en effet, n’est pas simplement une déficience parmi d’autres ; elle est pire, non seulement pire que la carence de notre représentation ou de notre perception, mais pire encore que les pires choses qui se sont déjà produites ; je veux dire par là : pire encore que les six millions. Pourquoi ?

Le rêve des machines

 J’avais annoncé que deux racines du mal étaient les principales responsables du monstrueux. Comme nous sommes désormais passablement informés sur la première : « le décalage », nous pouvons tout de suite passer à la seconde : « au caractère machinique (ou encore d’appareil) de notre monde actuel ». Nous n’avons pas un long chemin à parcourir pour arriver au but : car les deux racines de la monstruosité sont étroitement liées. Dès la description du « décalage », il était en effet apparu que notre incapacité à nous représenter les effets de notre agir comme étant les nôtres n’est pas seulement attribuable à la grandeur démesurée de ces effets, mais également à la médiation démesurée de nos processus de travail et d’action. L’aggravation de l’actuelle division du travail ne signifie pas autre chose que ceci : nous sommes condamnés, travaillant et agissant, à nous concentrer sur d’infimes segments du processus d’ensemble : nous sommes enfermés dans les phases de travail auxquelles nous sommes affectés, tels des détenus dans leurs cellules de prison. « Détenus », nous restons accrochés à l’image de notre travail spécialisé ; nous voilà donc exclus de la représentation de l’appareil dans son ensemble, de l’image de tout le processus du travail, composé de milliers de phases. Et, à plus forte raison, de l’image du résultat dans son ensemble, au service duquel est placé l’appareil.

---

Quel est le principe des machines ?

Performance maximale.

Et c’est pourquoi nous ne devons pas nous représenter les machines comme des objets insulaires, isolés, par exemple selon le modèle des pierres qui ne sont que là où elles sont et demeurent donc encloses dans leurs limites physiques, chosales. Comme la raison d’être[7] des machines réside dans la performance, et même dans la performance maximale, elles ont besoin, toutes autant qu’elles sont, d’environnements qui garantissent ce maximum. Et ce dont elles ont besoin, elles le conquièrent. Toute machine est expansionniste, pour ne pas dire « impérialiste », chacune se crée son propre empire colonial de services (composé de transporteurs, d’équipes de fonctionnement, de consommateurs, etc.). Et de ces « empires coloniaux » elles exigent qu’ils se transforment à leur image (celle des machines) ; qu’ils « fassent leur jeu » en travaillant avec la même perfection et la même solidité qu’elles ; bref, qu’ils deviennent, bien que localisés à l’extérieur de la « terre maternelle » – notez ce terme, il deviendra pour nous un concept-clé − co-machiniques. La machine originelle s’élargit donc, elle devient « mégamachine » ; et cela non pas seulement par accident ni seulement de temps en temps ; inversement, si elle faiblissait à cet égard, elle cesserait de compter encore au royaume des machines. À cela vient s’ajouter le fait qu’aucune ne saurait se rassasier définitivement en s’incorporant un domaine de services, nécessairement toujours limité, si grand soit-il.

 

P. -S.

 Car j’ai lu ce matin dans un journal une nouvelle vous concernant. Une nouvelle à propos d’une abjection de votre part. Et même la plus abjecte des abjections qui puisse vous être reprochée : vous auriez donc (et cela il y a déjà longtemps, sans doute aussitôt après la mort de votre père) émis une déclaration. Et maintenant il nous faut savoir, naturellement, si l’information est vraie, ou si nous sommes en droit de la récuser.

 

Seconde lettre à Klaus Eichmann : Contre l’indifférence 

 

La vérité doit triompher des tabous, de tous les tabous.

Donc aussi du caractère intouchable des parents.

Ce commandement – au demeurant un commandement juif archaïque, que vous avez vous aussi appris dans votre enfance – « Tes père et mère honoreras ! » ne vaut pas dans toutes les circonstances. Ainsi lorsque ces parents sont ou ont été ignominieux. Vous pouvez vous souvenir d’eux ou de leur ignominie avec tristesse – cela certainement. Mais les honorer ou les protéger parce qu’ils furent vos parents – cela non. Vous appelez vraisemblablement ce genre d’attitude « souiller son propre nid ». Mais celui qui dit non à la saleté de son propre nid ne devient pas pour autant un souilleur de nid, mais un nettoyeur de nid.

 

C’était mon deuxième point. Quant au troisième, il concerne votre réaction d’alors à ma lettre, une réaction qui, pour le dire poliment, exprime une totale incompréhension, et dont je n’ai entendu parler qu’indirectement. 

---

Ces gens ont donc inventé une version selon laquelle Hitler n’aurait pas vraiment considéré ni « mené à bien » son extermination massive des Juifs comme une action spontanée, mais qu’il l’aurait seulement considérée – ce qui aboutit naturellement à un geste défensif – comme une réaction, comme une simple riposte, comme un événement en écho.  

 

 

 

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire