jeudi 30 octobre 2025

Le concept d'amour chez Saint-Augustin - Hannah Arendt

Le concept d'amour chez Saint-Augustin - Hannah Arendt

AVANT-PROPOS

 
Au point de départ pour Arendt, comme pour Augustin à ses yeux, il y a une expansivité, le désir - appelé parfois du vieux nom de libido, qui, sans connotation freudienne, signifie l’élan désordonné et fougueux vers ce qui semble son bien propre. « Structure fondamentale de l’étant », (p. 49), le désir est la forme d’un appétit qui se détermine son bien, bien exclusif, qui installe le désirant dans la solitude, le dispose à toutes les détresses et à toutes les audaces, mais qui trahit, traduit pour Augustin une dynamique irrécusable et jamais à détruire, la volonté d’être heureux. Bonheur, joie, de quelque nom qu’on appelle, là l’objet du désir révèle la fin ultime de l’être créé : être heureux. Cette fin, même non rattachée explicitement à la notion de création, connote, dans l’ombre en quelque sorte, que la création divine a pour destination la fin heureuse. Mais se heurtant aux vicissitudes du temps, à la décristallisation des objets, forcé à la dissémination au dehors, le désir, par un acte de réflexion, fait mouvement vers ce qui serait son Bien suprême, aimé pour lui-même, dans son absoluité. De convoitise il devient charité, échappant au rythme du temps toujours scandé par le ne-plus et le pas-encore. La perspective sur le bien suprême installe en une sorte d’éternité au présent, qui semble conduire à trois conséquences disharmonieuses. D’un côté, ce désir du bien suprême, protégé de la crainte de perdre, s’exalte dans la perspective d’une jouissance qui n’est plus amour (ou charité) mais « inhérence » à l’objet aimé7. D’un autre côté, pareil désir entraîne un renoncement à soi intégral qui ne voit plus en tout objet de désir qu’un objet frelaté et illusoire.
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La position d’Augustin dans ce contexte est provocatrice : autrui n’a de signification qu’à partir d’une auto-suffisance de soi enfin parvenue à occuper, au moins à désirer totalement son lieu propre, son point d’arrivée, son ancrage définitif. Pour Arendt, cette philosophie est peu chrétienne, parce que . l’amour du prochain se réduit à l’attente et à la condescendance, tant est fort chez lui, attitude païenne pour Arendt, le sentiment de l’érosion dévastatrice du monde sensible, d’autant même qu’il y était plus attaché.

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Si la charité est commandement, du cœur de la tradition venue de l’Écriture et du Christ, elle exige de clairement comprendre ce que signifie s’aimer soi-même de telle manière que cet amour enchaîne sur l’égal amour de tout autre, le prochain, et ceci au milieu des tourbillons des passions et voluptés, de l’histoire et par-delà les délices de l’amitié tant prisée par Augustin et Arendt. 

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En conséquence, l’impératif de « foi commune » chez Augustin n’est pas que souci autoritaire et dogmatique. La foi commune exprime, si singulière que soient les opinions de chacun, la réalité de la communauté nou-velle. Le fondement ultime de cette foi commune est encore de nature sociale : à l’autre comme à Dieu on ne peut faire que crédit. Et l’aboutissement, la réalisation de ce crédit, l’engagement en lui, c’est l’amour.
 

INTRODUCTION
 

Ce travail propose trois analyses. La première débute par l’amour (amor), compris comme désir (appetitus). la seule définition qu’Augustin ait donnée de l’amour (amor). Au terme de l’analyse, dans la présentation de la charité ordonnée dilectio), nous voyons à quelles contradictions cette définition peut conduire même en suivant Augustin, et nous nous trouvons contraints d’avancer vers un tout autre ensemble conceptuel qui tente déjà de manière curieusement liminaire, incompréhensible en première analyse, de tirer l’origine de l’amour du prochain (dilectio proximi) de l’amour comme désir (amor qua appetitus). La seconde analyse permet seulement de comprendre à quel titre on aime le prochain dans l’amour du prochain (dilectio proximi). Ce n’est que la troisième analyse qui éclaire la contradiction de la deuxième telle que la met en évidence la question de savoir comment l’homme face à Dieu (coram Deo), isolé de tout ce qui a rapport au monde, peut encore s’intéresser au prochain. Elle y parvient en démontrant à partir d’un tout autre contexte l’importance du prochain. Éclairer une contradiction ne signifie toutefois pas résoudre un problème issu d’un ensemble relativement clos de concepts et d’expériences, mais répondre à la question de savoir comment apparaissent ces discordances, qui, contre toute attente, font aboutir certaines prémisses à des contradictions incompréhensibles pour une pensée systématique. Il faut donner les contradictions pour ce qu’elles sont, les éclairer en tant que telles, saisir ce qu’elles cachent.

PREMIÈRE PARTIE
L’AMOUR COMME DÉSIR (AMOR QUA APPETITUS)

1 - La structure du désir

«Aimer ne consiste qu’à désirer une chose pour elle-même. » Et, un peu plus loin : « Car l’amour est désir (appetitus)1.» Tout désir est lié à quelque chose de déterminé qu’il désire. C’est cet objet du désir qui d’abord a fait naître le désir, l’a enflammé, lui a donné sa direction.  

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Cet amour s’inverse en crainte (metus) : « Il n’est douteux pour personne que la crainte n’a pour objet que la perte de ce que nous aimons, si nous l’avons obtenu, ou sa non-obtention, si nous espérons l'obtenir. » Du vouloir posséder et du vouloir garder du désir naît la peur de la perte. À l’instant de la possession le désir se transforme en crainte. Tout comme le désir désire le bien, la crainte craint le mal. Le mal, que fuit la crainte6, menace la vie heureuse qui consiste à posséder le bien. Tant que l'homme désire les choses temporelles (res temporales), il s’expose continuellement à cette menace, et au désir de posséder correspond sans cesse la crainte de perdre. Les biens temporels naissent et meurent indépendamment de l’homme qui est lié à eux par le désir. Constamment lié par le désir et par la crainte à un avenir7 dont on ignore ce qu’il apportera, le présent perd toute quiétude, toute possibilité de jouissance et du même coup sa signification originale8. Tout présent est déterminé, non seulement par l’avenir comme tel (cela peut aussi se produire chez Augustin, nous le verrons plus loin), mais aussi par des événements précis, redoutés ou attendus de l’avenir, que le sujet désire et cherche à acquérir ou qu’il fuit et écarte de son chemin.

2 - Charité et convoitise (caritas et cupiditas)

Ces deux concepts sont donc, comme a essayé de le montrer ce qui précède, construits à partir de l’amour défini comme désir, proche de l'orexis gréco-aristotélicienne.

Charité et convoitise se différencient par l’objet qu’elles visent, et non par le comment de la visée elle-même31. Elles décrivent d’abord l’appartenance à quelque chose et non l’attitude, l'habitus. L’homme est ce qu’il s’efforce d’atteindre32. L’amour est la médiation entre celui qui aime et ce qu’il aime, celui qui aime n’est jamais isolé de ce qu’il aime, il lui appartient33. Le désir de ce qui est de l’ordre du monde est mondain, il appartient au monde.  

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Ce n’est que parce qu’il est aimé que le monde est mauvais et que le désir devient lui-même convoitise, parce qu’il s’oriente vers le dehors ; c’est lui, le dehors en tant que dehors, qui le rend esclave. La liberté, c’est d’être libre de la crainte, et elle réside dans l’autonomie. Nous verrons plus tard que la charité est libre précisément parce qu’elle est sans crainte ( timorem foras mittit).

Il faut dépasser l’appartenance au monde concrétisée dans la convoitise, parce qu’elle est sous l’emprise de la crainte, et elle ne peut être dépassée que par la charité. En vivant dans la convoitise, l’homme devient monde. Cet être-monde, Augustin l’exprime par le terme de dispersion Comme le désir, dans cette dépendance du hors de moi (extra me), de ce que précisément je ne suis pas, passe à côté du bien, la dispersion veut aujourd’hui telle chose, demain telle autre, en d’autres mots le multiple. Il vit dans le divertissement - la fuite de soi, la volonté de s’agripper à ce qui apparemment a de la permanence. Cette perte se caractérise par la curiosité (curiositas), la concupiscence du regard (concupiscentia oculorum ), qui recherche un savoir inutile? Elle exprime de manière pour ainsi dire habituels la dépendance envers le monde, l'insécurité et la futilité de l’humain qui vit loin de lui-même (a se), qui se fuit. À cette fuite devant soi Augustin oppose le se quaerere, se chercher soi-même - le grand problème que je suis pour moi-même (quaestio mihi factus sum).

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Dans la jouissance, dans le tranquille être-auprès-de, l'amour cesse, trouve son accomplissement. Tout amour est tension vers cet accomplissement. L’accomplissement, c’est la béatitude (béatitudo) qui ne consiste pas à aimer mais à jouir de ce qui est aimé et désiré. Tout amour est tension vers cette jouissance.

3 - L’amour ordonné (ordinata dilectio) 

Le monde est compris à partir de cette liberté à laquelle on aspire et qui est effective dans la charité. Le rapport au monde est rapport d’usage,, usage libre, qui ne dépend pas du monde. Pris dans la structure du pour-l’amour-de    sa signification ne tient que dans cette finalité de l’usage. Le monde considéré dans sa finalité par celui qui désire prend dans cette perspective un ordre bien spécifique qui n’est rien d’autre que l’expression du rapport que l’homme entretient avec lui et de l’usage qu’il en fait. Le rapport à une chose (res), à tout étant donc, est déterminé comme amour en tant que désir (appetitus). L’amour du monde, conduit par la fin ultime, est d’ordre second. Dans la quête du souverain bien, le monde, celui même auquel appartient celui qui aime, est oublié dans son autonomie. Pour la charité s’en revenant de l’avenir absolu où elle s’était abandonnée, le monde en tant que présent a perdu sa signification première, et l’amour qu’on lui porte n’est plus amour pour lui. Mais l’avenir absolu fournit aussi un lieu situé par principe en dehors du monde, et à partir duquel et le monde et nos rapports avec lui peuvent être ordonnés. Le bien souverain est le fil conducteur qui unifie cette mise en ordre, cette hiérarchisation du monde des objets disponibles. Nous voyons que dans la recherche du soi propre, entendue comme la recherche de la vie véritable, l’existence même de l’homme devient une chose objectivement disponible, le corrélât du désirer. 

DEUXIÈME PARTIE
CRÉATEUR - CRÉATURE (CREATOR - CREATURA)
 

1 — Le créateur compris comme origine de la créature

Nous avons considéré que l’amour de soi né du désir était secondaire dans l’ordonnancement que permet la contemplation à partir de l’éternité. Conformément à la structure du désir, nous avons laissé de côté l’amour de soi et avec lui l’amour du prochain, bref nous n’avons pas creusé davantage le rapport originaire qu’ils ont l’un avec l’autre ; c’est après coup, à partir du bien souverain atteint, que ce rapport trouve sa vraie place. Le rapport originaire de l’amour de soi, qui permet non explicitement de s’orienter dans le monde que l’on doit ordonner, ne peut subsister dans l’amour ordonné ( ordinatadïlectio) que si l’amour de soi ne se rapporte à rien par désir.

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Que l'extrême passé et l'extrême avenir qui sont avant (ante) de facto dans le retour à son être propre (redire ad se) se rejoignent, donne à la créature sa part à l’être immuable. En vivant vers sa mort, vers l'ultime frontière, la vie mortelle va vers son origine ultime. Seul le fait de rendre présente la vie toute entière donne à la créature la possibilité de participer à l'éternité.

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L'être est donc le tout, ce qui embrasse et enrobe; pour lui le temps n'existe pas, il est le présent éternel qui présentifie simultanément tout et qui contient du coup le caractère temporel et périssable des parties.

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La partie n’existe plus que pour la beauté (pulchritudo) de l’univers et non plus pour elle-même.

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Dieu, dans la mesure où par lui aussi quelque chose advient, n’est pas l'Étemel, celui qui embrasse le tout, nous contenant, nous et nos actes, mais le rapport est de partie à partie tim). Le monde est donc le lieu de ce qui advient (gerï), en dehors duquel,en quelque sorte, se trouve celui qui fait advenir (gerens), qu’il soit homme ou Dieu. En tout cas, ce qui advient dans le monde est aussi constitué par l’homme qui vit dans le monde. Mais qu’est-ce donc que ce monde même? 

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2 - Charité et convoitise (Caritas et cupiditas)

Nous avons vu que le retour au Créateur était la détermination structurelle originaire de l’être de la créature. Mais ce retour ne s’actualise que lorsque la mort renvoie la créature à ce lien structurel. L’avant n’est là en tant que tel qu’une fois que l’homme le saisit positivement. C’est la charité qui accomplit cette saisie positive de la réalité propre dans le rapport à Dieu. Manquer cet avant en prenant le monde, qui lui aussi est avant et après l’homme, pour l’éternité, saisir le faux avant, c’est la concupiscence ou encore la convoitise. Charité et convoitise dépendent donc toutes deux de l’homme en quête de son être propre comme d’un être-toujours, et cet être-toujours est dans les deux cas pensé comme ce qui inclut l’existence concrètement temporelle.

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C’est pourquoi l’orgueil (superbia) est une imitation déformée de l’élévation divine (celsitudo) en se donnant l’illusion que l’homme est créateur. C’est la volonté propre    (propria voluntas), la possibilité de faire quelque chose à partir de soi qui est à la source de la concupiscence.

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L’habitude s’oppose à ce passé et à cet avenir extrême en s’accrochant au faux avant qu’elle a saisi. L’habitude est l’éternel hier sans avenir. Le lendemain est identique à l’aujourd’hui. Ce nivellement de l’existence temporelle, périssable, se fonde sur la peur de l’avenir extrême, de la mort, qui détruit l’existence qui s’est construite sur la volonté propre. La mort, en tant que limite extrême du futur, est aussi la limite extrême du pouvoir de la vie sur elle-même.

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Dans la recherche de son être propre, la créature recherche la sécurité (securitas) de son existence. En dissimulant la limite extrême de l’existence, en assimilant aujourd’hui et demain à ce qui était hier, l’habitude donne à la vie qui s’agrippe au faux passé la mauvaise sécurité (mala securitas).

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Hésiter entre vouloir et  ne pas vouloir, ce n’est pas une difformité mais une maladie de l’esprit, puisque ce dernier ne peut dévoiler son intégrité, étant tiré vers le haut par la J vérité et vers le bas par l’habitude. 

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 donne comme lointain dans la loi, et proche dans la grâce157. Cette proximité est le sens de la vie) terrestre et de l’incarnation du Christ. La charité accomplit donc son tendre-vers-l’être (tendere esse), tout comme la convoitise l’approche du néant ( appropinquare nihilo) Mais cette approche dépend à son tour de ce dernier mouvement de Dieu. 

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3 - L’amour du prochain (Dilectio proximi)
 

L’amour du prochain est l’attitude face à l’autre née de la charité. Il renvoie à deux rapports fondamentaux : d’abord il doit aimer l’autre comme Dieu, ensuite comme soi-même (tamquam ipsum). Une double question surgit alors : comment le prochain rencontre-t-il la créature qui renonce à soi et qu’est-ce que le prochain dans cette rencontre ?

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TROISIÈME PARTIE
LA VIE EN SOCIÉTÉ (VITA SOCIALIS)
 

Partant du fait que la charité intra-mondaine du christianisme est liée à l’amour de Dieu, nous avons suivi deux lignes différentes de pensée chez Augustin censées exposer l’attachement, chaque fois structuré autrement, de l’homme à Dieu, avec pour résultat ou plutôt pour déconvenue que le rôle propre de l’amour du prochain restait incompréhensible.  

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