Le traité du rebelle - Ernst Junger
XII
Nous avons nommé deux des plus grandes figures de notre âge, l’Ouvrier et le Soldat inconnu.
Avec le Rebelle, nous en saisissons une troisième, qui se manifeste de plus en plus clairement.
En l’Ouvrier, c’est le principe technique qui s’épanouit, dans l’essai de pénétrer le monde et de régner sur lui comme jamais on ne l’avait fait encore, d’atteindre des ordres de grandeur ou de petitesse que nul œil n’avait encore perçus, de disposer de forces que nul n’avait encore déchaînées. Le Soldat inconnu se tient sur la face d’ombre des opérations militaires : il est le sacrifié qui porte les fardeaux dans les grands déserts de feu et dont l’esprit de bonté et de concorde cimente l’unité, non pas seulement de chaque peuple, mais des peuples entre eux.
Quant au Rebelle, nous appelons ainsi celui qui, isolé et privé de sa patrie par la marche de l’univers, se voit enfin livré au néant. Tel pourrait être le destin d’un grand nombre d’hommes, et même de tous – il faut donc qu’un autre caractère s’y ajoute. C’est que le Rebelle est résolu à la résistance et forme le dessein d’engager la lutte, fût-elle sans espoir. Est rebelle, par conséquent, quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme.
XVI
Deux qualités sont donc indispensables au Rebelle. Il refuse de se laisser prescrire sa loi par les pouvoirs, qu’ils usent de la propagande ou de la violence. Et il est décidé à se défendre, non seulement au moyen des techniques et des idées du temps, mais en maintenant ouvert l’accès à des pouvoirs bien supérieurs aux forces temporelles, et qui ne peuvent jamais être entièrement résolus en pur mouvement. S’il en est ainsi, il peut courir le risque des forêts.
XVII
Nous qualifierons ce retournement de recours aux forêts et celui qui l’exécute de Rebelle. Comme le mot d’Ouvrier, celui-ci embrasse toute une échelle de sens, puisqu’il désigne, avec les formes et les domaines les plus divers, les différents degrés d’un certain comportement. Il n’est pas mauvais que ce terme, l’un des vieux mots de l’Islande, ait déjà, comme tel, son passé, bien qu’il faille le prendre ici dans une acception plus générale. Le « recours aux forêts » y suivait la proscription ; l’homme y proclamait sa décision de s’affirmer par ses seules forces. C’était agir en homme d’honneur : ce l’est encore, quoi que prétendent les lieux communs.
XXI
La forêt est secrète. Le mot est l’un de ceux, dans notre langage, qui recèlent ses contradictions. Le secret, c’est l’intime, le foyer bien clos, la citadelle de sécurité. Mais c’est aussi le clandestin, et ce sens le rapproche de l’insolite, de l’équivoque. Quand nous rencontrons de telles racines, nous pouvons être sûrs qu’elles trahissent la grande antithèse et l’identité, plus grande encore, de la vie et de la mort, que les mystères s’attachent à déchiffrer.
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L’extrême solitude de l’individu est l’un des traits de notre temps. Il se trouve cerné, enserré, pris par la peur qui le presse de plus en plus, à la manière d’une muraille. Elle se revêt de formes réelles, les prisons, l’esclavage, l’anéantissement d’une troupe encerclée. Cette situation domine ses pensées, ses monologues, peut-être aussi ses notes intimes, en des années où il ne peut se fier à son prochain.
Par ses confins, l’histoire touche à d’autres domaines – celui de la Nature, ou celui des démons, avec ses épouvantes. Mais on pressent aussi la proximité de grandes forces salutaires. Car les horreurs sont coups de clairon, signes d’un danger tout autre que celui dont le conflit historique donne une image trompeuse. Elles ressemblent à des questions toujours plus instantes, dont l’homme est obsédé. Nul ne peut l’exempter d’y répondre.
XIII
Telle est la question première : l’épreuve à laquelle le temps soumet la force de l’homme. Elle s’adresse à sa substance. Tout ce qui se présente à lui d’empires hostiles, d’armes, de détresses, n’a au prix de cette question qu’une valeur secondaire, relève de la mise en scène qui donne corps au drame. Nul doute que l’homme, une fois de plus, l’emporte sur le temps, rejette le Néant dans sa caverne.
L’interrogation présente, entre autres caractères, celui de la solitude. Elle est particulièrement étrange en des temps où fleurit le culte de la communauté. Mais la manière dont le collectif se manifeste, de préférence sous la forme de l’inhumain, est l’une de ces épreuves dont peu d’hommes seront dispensés. Paradoxe analogue à celui-ci : à mesure que s’étendent les conquêtes sur l’espace, la liberté de l’individu se resserre de plus en plus.
La constatation de cette solitude pourrait clore notre chapitre, car que sert-il de traiter de situations auxquelles ni remèdes ni guides spirituels ne peuvent rien ? C’est du moins ce qu’on admet implicitement et il y a de ces sujets que l’on n’aborde qu’à contrecœur. L’un des traits sympathiques de notre contemporain est son dégoût des banalités distinguées, sa froide exigence d’honnêteté intellectuelle. On estimera peut-être un jour que la branche la plus vivace de notre littérature est née des intentions les moins littéraires qui soient : tous ces comptes rendus, lettres, écrits intimes, produits des grandes battues, des encerclements et des équarisseries, de notre monde. On comprendra que l’homme de profundis a plongé dans des abîmes où il touchait aux fondements de l’existence et tenait en échec la tyrannie du doute. Il y a perdu l’angoisse.
XXX
Quand toutes les institutions deviennent équivoques, voire suspectes, et que dans les églises même on entend prier publiquement, non pour les persécutés, mais pour les persécuteurs, c’est alors que la responsabilité morale passe à l’individu ou, pour mieux dire, à l’individu qui ne s’est pas encore laissé abattre.
Le Rebelle est l’individu concret, agissant dans le cas concret. Il n’a pas besoin de théories, de lois forgées par les juristes du parti, pour savoir où se trouve le droit. Il descend jusqu’aux sources de la moralité, que n’ont pas encore divisées les canaux des institutions. Tout y devient simple, s’il survit en lui quelque pureté. Nous avons vu que la grande surprise des forêts est la rencontre avec soi-même, le noyau inaltérable du moi, l’essence dont se nourrit le phénomène temporel et individuel. Cette rencontre, qui peut tout faire pour la guérison et le triomphe sur la crainte, tient aussi, en morale, le rang le plus haut. Car elle mène jusqu’à cette strate qui fonde toute vie sociale et contient depuis les origines toute communauté. Elle conduit vers cet homme en qui réside, en deçà de l’individuel, notre richesse première, et dont rayonnent les individuations. Cette zone a plus à nous offrir que la communion : là se trouve l’identité : ce dont le symbole de l’éternité donne le pressentiment. Le moi se reconnaît en l’autre : il se conforme à la vieille formule : « Tu es celui-là ! » L’autre peut être la bien-aimée, ou encore le frère, le dolent, le dépourvu. Lui prêtant secours, le moi se fortifie par là même dans l’impérissable. Acte en lequel se confirme la structure morale du monde.
Ce sont faits d’expérience. On ne saurait compter, de nos jours, ceux qui ont dépassé les centres de l’enchaînement nihiliste, les lieux mortels du maelström. Ils savent qu’ailleurs le mécanisme dévoile de plus en plus clairement ses menaces ; l’homme se trouve au centre d’une grande machine, agencée de manière à le détruire. Ils ont aussi dû constater que tout rationalisme mène au mécanisme et tout mécanisme à la torture, comme à sa conséquence logique : ce qu’on ne voyait pas encore au XIXe siècle.
 
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