mercredi 13 janvier 2021

Mars – Fritz Zorn

Mars – Fritz Zorn

Les autres films étaient « loufoques », c’est-à-dire comiques, mais d’une manière tout aussi fantaisiste que les « moroses » étaient tragiques. « En fait, la vie n’était pas du tout », non plus, telle qu’on la représentait dans les films « loufoques ». Ainsi les deux genres étaient caractérisés par le fait qu’ils représentaient quelque chose de complètement fantaisiste et impossible, à quoi l’on ne pouvait et ne devait donc pas s’identifier. Une subdivision des films « moroses » était constituée par les « russes ». Ceux-là n’étaient pas réalistes non plus car on y traitait constamment des problèmes de l’âme et « alors vraiment, la vie n’était pas du tout comme ça ». Comme mes parents n’étaient pas habitués à discourir sur les tourments de l’âme, ces personnages qui ne faisaient jamais rien d’autre devaient leur paraître étranges et même invraisemblables. Peut-être bien que les « Russes », ce peuple exotique et parfaitement inconcevable sous nos latitudes, parlaient de l’âme mais ce sujet, dans notre monde, n’était pas pensable.

Je ne saisis que beaucoup plus tard, et soudainement, combien peu fantaisistes étaient les films que mes parents trouvaient « moroses », « loufoques » ou « russes ». Tous présentaient – naturellement sous les masques et dans le style choisis pour chacune de ces productions – toujours les mêmes problèmes essentiels de l’humanité, que l’on rassemble sous le nom collectif de « vie ». Si, la plupart du temps, ce que vivaient les personnages de cinéma était souligné de façon théâtrale, tout ce qui leur arrivait de comique, de tragique ou tout bonnement de « russe » n’était nullement absurde en fin de compte et pouvait arriver à quiconque de manière toute semblable. Ce n’était qu’à nous que cela ne devait pas arriver ; ce n’était que pour nous que cela, eh bien, ce n’était rien-que-du-cinéma. L’amour, la haine, la passion, la violence, la folie, la dépravation, le meurtre et l’assassinat, mais aussi le ridicule, les situations pénibles, la filouterie, la duperie de plus bête que soi. L’impudence, la séduction, le charme, la faiblesse, les faux pas, la bohème, le vice, tout cela n’était pour nous que cinéma ; dans la vie, rien de tout cela n’existait pour nous. Peut-être les « Russes » étaient-ils ainsi – mais pas nous. À vrai dire, cela ne faisait plus aucune différence que nous regardions un film au cinéma ou les gens autour de nous. L’effet était le même : ce qu’on voyait n’était en aucun cas un reflet de nous-mêmes. Nous regardions la vie comme si c’eût été un film ; mais même au cinéma nous ne voulions pas admettre que dans le film il fût question de la vie.

 

 

On pourrait le dire ainsi : j’étais trop correct pour être capable d’amour ; en fait, je n’étais pas même Moi, j’étais simplement correct ; car si mon vrai moi avait voulu se montrer, si peu que ce fût, dans le monde de la politesse et des formules, il serait aussitôt apparu comme gênant. J’avais pour seule fonction de me mettre à l’unisson de ce que je prenais pour le monde. Je n’étais pas Moi en tant qu’individu nettement délimité par rapport au monde qui l’entoure ; je n’étais qu’une particule conformiste de ce monde qui m’entourait. Je n’étais même pas un membre utile de la société humaine, je n’en étais qu’un membre bien élevé.

Mes représentations romantiques de l’amour se bornaient à des scènes de coup de foudre comme il m’était arrivé d’en voir au cinéma. Je me figurais que moi aussi (le jour non précisé où je serais « grand ») je rencontrerais une fille dont je devrais sentir à première vue qu’elle était la seule vraie (évidemment la fille, juste au même instant, sentirait tout juste la même chose). Dans cette voie, tous les efforts pénibles pour conquérir cette personne idéale disparaissaient naturellement comme par enchantement ; il n’y aurait aucun problème à cause d’elle ou avec elle, et je serais d’emblée en harmonie parfaite avec elle. Il ne me faudrait ni l’aborder ni lui adresser la parole, je ne rougirais ni ne devrais prendre sur moi de lui demander si elle voulait bien être mon amie ; dès le début tout serait clair, sans problème et harmonieux. Elle serait tout aussi apathique et ennuyeuse que moi et, tout comme moi, ferait tout pour qu’aucun de nous deux ne fût blessé ou seulement touché par l’autre. Pauvre femme.

 

 

Sitôt dit, sitôt fait. Je tombai malade. À l’époque, je ne savais pas encore qu’il s’agissait d’une maladie, pas plus que je ne connaissais son nom. C’est une des maladies les plus populaires de notre temps ; on l’appelle dépression. Je pense aujourd’hui qu’elle a dû commencer vers ma dix-septième ou dix-huitième année. Depuis lors, elle ne m’a plus quitté. J’ai trente-deux ans aujourd’hui et si je veux me donner la peine de calculer la durée de ma souffrance, j’arrive à quinze ans. Je ne dirais pas cependant que tout au long de ces quinze ans la souffrance ait été constamment aussi forte. Tantôt elle augmentait, tantôt elle diminuait. Il y avait des moments où la souffrance s’effaçait tellement que je pouvais presque aller et venir comme quelqu’un de normal ; une ou deux fois elle me sembla s’être amenuisée au point que je me mis à espérer l’avoir vaincue. Mais, à part ces accalmies, je suis bien obligé de constater que la dépression m’a accompagné sans interruption pendant tout ce temps-là. Je ne veux pas ici décrire une nouvelle fois ce phénomène, qui a été suffisamment décrit, et chacun sait ce que c’est que la dépression : tout est gris et froid et vide. Rien ne fait plaisir et tout ce qui est douloureux, on le ressent avec une douleur exagérée. On n’a plus d’espoir et on ne distingue rien au-delà d’un présent malheureux et privé de sens. Toutes les choses soi-disant réjouissantes ne vous réjouissent pas ; en société, on est encore plus seul qu’autrement ; tous les divertissements vous laissent froid ; les vacances, au lieu de vous changer les idées, sont bien plus difficiles à supporter que les non-vacances ; tous les projets qu’on échafaude pour sortir de la dépression, on les laisse tomber ensuite « parce que cela ne sert tout de même à rien ». Les deux caractéristiques principales de la dépression sont la solitude et le désespoir.

Ainsi la dépression m’a rattrapé, un an à peu près avant la fin du lycée. Elle avait atteint ses deux premiers points culminants au cours de mes dernières vacances, que je passai en Angleterre, et au moment du bachot. Pendant les vacances j’aurais dû m’amuser et j’en étais incapable, pour la première fois j’éprouvais la souffrance de n’être délivré de toutes les tracasseries du quotidien (en l’occurrence l’école) que pour me tourmenter moi-même, bien plus encore qu’à l’école, durant ce loisir où tout était là à attendre que j’en profite. Le second trou noir, ce fut au moment du bachot, où tout le monde fêta l’heureux achèvement de mes études, me considérant désormais comme un adulte, alors que j’étais obligé de m’avouer qu’à part les mots et les formules, je n’avais rien appris à l’école et que je n’étais pas moins puéril que sept ans plus tôt, lorsque j’y avais mis les pieds pour la première fois.

 

 

Parmi tous les personnages, que ce fussent des créations littéraires ou les écrivains eux-mêmes, dont la destinée était telle qu’ils auraient bien aimé avoir une femme mais n’en avaient pas, qu’ils auraient bien aimé être dans la vie mais restaient cependant en dehors, Tonio Kröger était celui qui m’avait le plus frappé. Oui on peut dire que, depuis le collège, le héros de cette triste nouvelle de Thomas Mann m’avait constamment accompagné. Ce personnage lui non plus n’était pas vraiment dans la vie et il était toujours déprimé ; lui aussi s’intéressait aux « choses élevées » et devait renoncer pour cela aux « délices de la banalité ». Tonio Kröger, c’était un artiste et, en tant que tel, il avait pour mission non pas de vivre la vie mais seulement de la décrire. En tant que poète, il embrassait la vie du regard ; s’il avait été plongé dans la vie comme n’importe qui, il aurait forcément perdu cette vue d’ensemble et se serait privé de la faculté de décrire. Soit. Cependant, bien des choses m’avaient gêné dès l’abord dans l’existence de ce personnage. D’une part, il fallait que Tonio Kröger fût différent des gens ordinaires – puisque c’était son métier – d’autre part, il ne pouvait absolument pas être comme les gens ordinaires – et c’était là son défaut. D’une part, on pouvait bien prétendre qu’il avait une vocation d’artiste et, dès lors, s’était naturellement exclu de la société des gens ordinaires ; d’autre part, on ne pouvait pas se défendre de soupçonner qu’il était, par définition, incapable de se conduire comme les autres, de sorte qu’il ne lui restait au fond pas grand-chose d’autre à faire qu’à devenir, nolens volens, un artiste, parce qu’il manquait d’étoffe pour être plus que cela. D’une part, Monsieur Mann faisait dire à son Tonio que, s’il lui était douloureux d’être séparé des gens ordinaires, il lui fallait cependant, bon gré mal gré, l’accepter comme un phénomène accessoire, tout simplement parce qu’il était destiné à quelque chose de « supérieur » ; d’autre part j’étais convaincu que Tonio Kröger, eh bien, ce n’était rien de plus qu’un artiste et qu’il ne fallait pas considérer cette qualité d’artiste comme une supériorité mais, au contraire, comme une infériorité dont il était bien obligé de s’accommoder : ce qui comptait avant tout, c’était justement cette incapacité-d’être-comme-les-autres, la qualité d’artiste en tant que phénomène secondaire s’ensuivait alors tout naturellement.

C’est ainsi que j’eus pour la première fois le sentiment que peut-être l’art ne devait être considéré que comme le symptôme d’une vitalité déficiente et que je commençai à soupçonner (alors que je connaissais à peine le nom de Sigmund Freud) que la poésie c’était peut-être tout simplement qu’on se mettait automatiquement à écrire des vers pourvu que l’on fût suffisamment frustré. Les choses ne se présentaient donc pas tellement bien pour moi, car moi aussi j’avais le sentiment que ma vitalité n’était pas des meilleures, et moi aussi j’écrivais. Cependant, le plus souvent je n’écrivais pas de vers, depuis ma plus tendre enfance j’avais composé des pièces pour le théâtre de marionnettes et, lorsque je fus étudiant, je m’essayai aussi à des contes. Tout le monde affirmait que j’avais du talent ; il y avait longtemps qu’on me qualifiait d’artiste, sur le ton de la plaisanterie ; de plus, l’image de marque de l’artiste me plaisait depuis toujours. Bref il était fort possible que je fusse bien, en fait, un artiste. Cependant, au cours de ces premières années d’université, je vis pour la première fois le statut de l’artiste sous un autre angle : peut-être l’artiste n’était-il toujours que l’artiste-et-rien-de-plus, le rejeté, le réprouvé, l’exclu et, pour preuve de son infériorité, il allait jusqu’à servir ses productions au public, si bien que chacun pouvait s’écrier : Oh là là, en voilà un qui n’a pas su non plus s’en tirer dans la vie, et c’est pourquoi il est devenu un artiste.

Pour la première fois, mes productions me dégoûtaient. Peu importait d’ailleurs que l’une ou l’autre me plût ou non, qu’elle eût ou non une valeur artistique. Mise à part leur valeur littéraire, elles semblaient me faire dire : je n’ai écrit tout cela que parce que j’ai tout simplement échoué et que je suis frustré. Beaucoup de ces écrits, surtout certaines pièces de théâtre, me plaisaient assez pourtant, je voyais bien qu’elles avaient aussi, littérairement, une certaine raison d’être. Mais tout cela s’effaçait devant la constatation que ce que j’avais écrit n’était, en fin de compte, que le produit de ma frustration et l’aveu de ma défaite. Je préférais décider de ne jamais plus écrire et de cacher ma honte sous un silence éternel. Maintes fois, toujours et toujours à nouveau, je pris la résolution de ne plus rien écrire désormais et de refouler toutes mes envies d’écriture ; chaque fois je voulais faire de nouveau table rase et ma décision, le plus souvent, coïncidait avec la destruction de toutes mes œuvres, de préférence par le feu, afin que la flamme purificatrice me délivrât de la souillure de l’art. Mais mes décisions et mes autodafés renouvelés ne servaient jamais à rien car on ne peut pas brûler le goût d’écrire et, presque toujours, peu de temps après l’autodafé, l’inspiration revenait, j’avais envie d’écrire quelque chose de nouveau. Aussitôt la production recommençait de plus belle et je m’accommodais de me sentir poussé à l’écriture, tout simplement parce qu’« il devait en être ainsi » ; jusqu’au moment où le processus se répétait et où j’anéantissais de nouveau tous mes écrits parce que leur présence m’était devenue insupportable et qu’il me fallait, une fois de plus, les brûler parce que cela « ne devait pas être ». Plus mes œuvres me plaisaient, plus il me devenait pénible de les détruire ; mais, à chaque autodafé, la certitude l’emportait qu’il ne s’agissait pas de la qualité de l’œuvre mais que l’écriture était en soi quelque chose de mal, qu’elle exprimait et exposait et symbolisait mon infériorité d’artiste-sans-plus.

D’autre part, il va de soi que le nom d’artiste me plaisait aussi et que je faisais tout ce que je pouvais pour renforcer cette image de marque ; mais cette image demeurait tout en surface. De même qu’extérieurement je me montrais toujours joyeux et content, de même j’aimais à me donner un peu l’air d’un artiste, tout en sachant bien jusqu’où je pouvais aller dans ce domaine. En effet, je savais qu’il y avait certains types d’artistes qui concevaient également leur vie comme un art et mettaient beaucoup d’énergie à essayer d’en jouir en bohèmes, ce à quoi ils arrivaient souvent. Mais moi je n’étais pas un artiste de cette sorte, je n’en avais que trop douloureusement conscience. Pour moi, être artiste ne pouvait comporter que mélancolie, dépression et frustration, c’était pour moi une honte et une désolation. L’air artiste apparemment léger que je m’efforçais de prendre n’appartenait qu’à mon masque.

Dans cette problématique de l’artiste, deux points surtout sont importants. D’abord je pouvais continuer à cultiver, dans les « choses élevées » où l’art doit s’incarner, cette « élévation de pensée » qui était de règle dans la maison de mes parents : les autres sont les gens ordinaires, les précieux individus qui se tiennent en dehors de la vie sont les êtres « supérieurs ». En d’autres termes : qui est normal est ordinaire ; un névrosé est quelque chose de spécial. De plus, ma vision fataliste du métier d’artiste avait pour effet de me coincer dans la position que j’avais justement voulu abandonner. Pour moi, c’était tout bonnement le destin : tous les artistes sont névrosés. Aujourd’hui je demeure persuadé qu’en fait beaucoup d’artistes sont des névrosés ; mais il arrive souvent que les boulangers et les jardiniers le soient aussi, et un employé de banque ou un businessman, ceux-là ne sont vraiment pas marrants du tout. Au lieu de me contenter de penser que si un artiste est parfois névrosé, il ne doit pas l’être nécessairement, je préférai l’accablante certitude que forcément tous les artistes étaient des névrosés. Conclusion qui était aussi une solution de facilité. Quand d’avance tout est réglé par le destin et qu’on ne peut rien y changer, on n’a pas besoin de faire un effort quelconque. Ma conception du métier d’artiste correspondait exactement aux autres idées que j’avais héritées de ma famille : il se trouve que le monde est ainsi fait, et il ne peut absolument pas être autrement. Dans un monde dont « il se trouve qu’il est ainsi fait », il ne peut y avoir aucune révolte ; il ne peut y avoir de révolution que lorsque le monde pourrait aussi être autrement.

 

 

 

Malgré cela, pour me conformer une fois de plus à l’usage actuel de la langue, qui veut qu’on dise plutôt, dans certains cas, « amour » et dans d’autres, de préférence, « sexualité », je ne puis que répéter, pour le confirmer, que j’ai échoué semblablement dans l’un et l’autre de ces domaines fictifs ; autrement dit : je n’aimais personne et je n’avais de rapports sexuels avec personne, ce qui, résumé sous le nom d’« amour », revient exactement au même. Évidemment je n’étais pas normal, évidemment j’étais inférieur – et justement pour cette raison. Tout paraissait soudain si simple qu’il devait sembler presque impossible qu’il m’eût fallu près de trente ans pour découvrir cette vérité première. Je voudrais cependant répéter ici que ce n’était pas une vérité première pour moi, et cela en raison de ses graves conséquences. Tout le monde sait que les pommes mûres ont tendance à tomber des arbres et peuvent même vous choir sur la tête. Cependant, quand une de ces pommes mûres tombe sur la tête de Newton, il découvre la loi de la gravitation sur laquelle il fonde la physique moderne. La plupart des faits sont simples et connus de tous ; ils ne deviennent significatifs que lorsqu’on en découvre la portée.

Et cette portée, je m’apprêtais justement à la découvrir. Je m’aperçus de ce qu’on pouvait échouer de toutes sortes de façons ; ce n’était pas si grave. Mais sur le plan sexuel, on n’avait pas le droit d’être un raté. C’était honteux et impardonnable. Je me rendis compte de ce que je me heurtais à un tabou beaucoup plus important et plus primitif que le simple tabou superficiel, à la mode, bourgeois et victorien. A vrai dire on ne parle pas de l’amour, l’amour est tabou et on doit faire comme s’il n’existait pas ; telle est notre mode. Mais on n’a pas le droit d’être un raté en amour ; qui n’est pas apte à l’amour, celui-là, il n’y a rien à en tirer. Un homme qui n’est pas un homme n’est rien du tout. Bien sûr, on n’en parle pas ouvertement, justement parce que le sujet est tabou, mais tout le monde est tacitement d’accord là-dessus. Bien sûr, en tant que sujet de conversation, la sexualité a été refoulée de la vie bourgeoise, mais elle est néanmoins la dimension véritable d’après laquelle tout est mesuré, apprécié et jugé. Personne n’en parle mais tout le monde le sait. Personne n’en parle et pourtant, depuis la nuit des temps, il n’est pas question d’autre chose : depuis que l’écriture a été inventée, la littérature ne connaît pas d’autre thème que celui-là, que la sexualité compte plus que tout le reste. Soit qu’on tourne le bouton de la radio et qu’on écoute la scie la plus vulgaire, soit qu’on lise dans ce qu’on appelle le Livre des Livres les paroles des inspirés : on n’entend jamais rien d’autre que cela, que si on n’a pas l’amour, on n’est rien qu’« un airain au son creux et un grelot tintant ».

Pourtant ce n’est pas seulement moi, manifestement, qui ai refusé d’admettre cette antique vérité, toute la société se refuse à reconnaître cette vérité. Au début du siècle, lorsque Freud rendit publique la théorie selon laquelle la vie entière n’est faite que de sexualité, tout le monde fut horrifié d’entendre énoncer ce fait, bien que tout le monde connût ce fait depuis longtemps déjà.

Un sceptique pourrait se demander ici si vraiment tout est donc tellement simple qu’on puisse l’exprimer en quelques mots. Sans doute tout un chacun est-il également sceptique, car tous nous sommes habitués à apprendre de mauvais gré les vérités simples. Très souvent, quand une chose apparaît simple, on soupçonne aussitôt qu’il doit y avoir là quelque chose de faux, puisque tout de même rien ne peut être simple. C’est sans doute une affaire de tempérament qu’on croie ou ne croie pas aux choses simples. Par exemple, chez mes parents, il était d’usage de considérer que les choses étaient a priori « compliquées » ; quant à moi, j’ai tendance à penser que les choses sont simples et seulement qu’on n’a pas envie de reconnaître à quel point elles sont simples, en fait.

Ainsi ma vie et l’histoire de ma maladie ne me semblent pas compliquées du tout, au contraire elles me paraissent la chose la plus simple du monde. Une histoire assurément fort peu réjouissante mais absolument pas « compliquée ». Je puis aussi fort bien me familiariser avec une théorie aussi simple que celle de Wilhelm Reich laquelle, sans doute, ne laisse rien à désirer au point de vue de la simplicité. En principe, Reich ne distingue que deux choses : la crispation de la vie, source de déplaisir, et la décontraction de la vie, source de plaisir, peu importe qu’il s’agisse d’un protozoaire ou d’un être humain. Le pauvre protozoaire ne peut, à vrai dire, rien faire d’autre qu’à certains moments se rétracter et, à d’autres moments, se détendre ; ce faisant, il a parcouru tout son champ d’action et sa zone d’influence (si toutefois « parcouru » n’est pas un terme un peu exagéré pour un protozoaire). Et l’être humain qui, comme chacun sait, est « compliqué » ? À vrai dire lui non plus ne fait rien d’autre que tantôt se crisper avec déplaisir et tantôt se décontracter avec plaisir. Or, d’après Reich, l’orgasme est la forme la plus pure et la plus totale de la décontraction source de plaisir ; une tout aussi extrême crispation constante de l’organisme, passant par l’étiolement de l’âme et l’étiolement des différents organes du corps, qui, contractés comme ils le sont, ne peuvent plus vraiment se détendre, qui ne peuvent plus vraiment respirer et ne sont plus vraiment irrigués par le sang, conduit au cancer. L’homme crispé ressemble ainsi à un organisme unicellulaire qui ne fait plus que se rétrécir et se rapetisser sans plus jamais se dilater. Que cela donne le cancer va de soi. Selon Reich, l’orgasme et le cancer sont donc les deux formes les plus pures du double contenu de la vie en soi. Je reconnais que cette formulation semble extrêmement simple et qu’assurément beaucoup de gens la trouveront trop peu « compliquée ». Je ne voudrais ôter à personne le plaisir de la « complication » mais je crois que tout de même, fondamentalement, la théorie reichienne est juste. Celui qui ne voudrait pas prendre la théorie à la lettre peut aussi l’accepter cum grano salis ; je ne crois pas cependant qu’il y ait une grande différence entre les deux. Je ne voudrais pas affirmer non plus que tout soit toujours très facile, un jeu d’enfant, ou que la vie entière soit uniquement ce jeu d’enfant (car mon expérience personnelle m’a convaincu que la vie n’est justement pas ce jeu d’enfant), mais je crois que dans de très nombreux cas on pourrait distinguer ce qui est simple, pour peu qu’on ne s’obstine pas à ne voir toujours que ce qui est compliqué.

Tel était donc le bilan qui se présentait : ma situation était fort peu réjouissante mais, en fait, elle n’était pas embrouillée. Mes chances n’étaient pas très bonnes, mais je n’avais pas non plus perdu toutes mes chances. Je n’étais pas guéri mais il était possible que je guérisse. Il était tout aussi possible qu’il n’y eût pas moyen de me guérir et que je mourusse. Sans doute, jusqu’à présent, les médecins avaient pu empêcher que les diverses tumeurs cancéreuses missent ma vie en danger, mais ma maladie proprement dite, ils ne l’avaient pas encore guérie. Ma psychothérapie aussi m’avait aidé à apporter de la clarté dans le chaos de ma maladie d’âme, mais cette maladie n’était pas guérie, elle non plus.

 

 

 

Toutefois je distingue encore un troisième objectif possible de la vie humaine, après le bonheur et après le sens, à savoir la clarté. Si je ne peux pas être heureux et si ma vie ne peut pas avoir de sens, je puis tout de même m’expliquer ce que je suis et ce qu’est ma vie. Dans ce sens je crois apercevoir clairement une certaine logique et cohérence de ma vie. J’ai déjà parlé du tempérament névrotique de mes parents et de ce qu’il me faut admettre qu’eux non plus n’étaient pas des gens heureux. Si je considère le déroulement de ma vie, il s’en dégage une logique catastrophique : la névrose de mes parents est cause de ma propre névrose ; ma névrose est cause du tourment de toute ma vie ; mon tourment est cause que j’ai contracté le cancer et le cancer est, finalement, la cause de ma mort. Ce n’est pas une histoire réjouissante mais elle est claire. L’histoire de ma vie m’accable mortellement, mais elle est claire pour moi. J’y décèle une fatalité dont je ne peux pas dire : « Une chose comme ça, mais cela n’existe même pas », dont je ne puis, au contraire, que prendre connaissance qu’elle existe. C’est sans doute ce qu’on appelle communément « boire le calice jusqu’à la lie », pour constater ensuite : c’est ainsi ; ainsi et pas autrement.

Je reconnais aussi la nécessité de tirer le meilleur parti de chaque situation, ce qui m’amène à la nécessité de l’honnêteté : une fois qu’on a reconnu qu’une cause est perdue, il est malhonnête de refuser de le constater. Mieux vaut une défaite avouée qu’inavouée.

 

 

 

Ainsi j’assimilerais ma condition vitale à cette sorte de biotope dérangé : avoir été un peu dévoré n’aurait pas fait sauter le cadre de ce qui est ordinaire et sain ; mon problème, c’est que j’ai été trop dévoré. Que, dans la forêt dont j’ai parlé, on dévore, c’est parfaitement dans l’ordre des choses. La forêt fonctionne aussi longtemps qu’on y dévore dans la juste proportion ; mais dès qu’on y dévore trop, la forêt ne fonctionne plus et meurt. Peu importe, à cet égard, ce qui correspond le mieux au goût de l’observateur ; que l’observateur préfère les chevreuils ou les loups, cela ne joue aucun rôle. Les chevreuils ne sont pas de « pauvres » chevreuils et les loups ne sont pas de « méchants » loups ; il suffit que les bêtes mangent et soient mangées dans le juste rapport à la forêt – et elle fonctionne.

Nous avons donc ainsi la définition de la vie : la forêt vit aussi longtemps qu’elle fonctionne. Qui se trouve en présence d’une telle forêt ne se demande pas si cela a un sens, d’une part que les loups mangent les chevreuils et, d’autre part, que les chevreuils mangent les feuilles ; il constate simplement que la forêt existe et qu’elle est verte – et manifestement cela suffit. Je veux là aussi marquer mon accord avec la façon de voir de Wilhelm Reich, selon laquelle la vie n’a nul besoin d’avoir un sens et il suffit que la vie fonctionne. Ou, en d’autres termes : ce n’est pas en fonction de ce qu’on désigne couramment par le mot « sens » que l’observateur de la forêt en question trouve bien que celle-ci fonctionne. Je crois plutôt que si l’on trouve bien que la forêt fonctionne, c’est parce que ce serait un « malheur » si elle ne fonctionnait plus. J’en conclus : ce qui ne fonctionne pas est un malheur ; ce qui fonctionne est un bonheur. Ou, inversement : le bonheur, c’est ce qui fonctionne.

Je crois aussi que le bonheur est quelque chose de très concret, de brutalement direct. La vie n’est d’ailleurs pas tendre : comment le bonheur serait-il quelque chose de délicat ? On est heureux tout comme on est vivant ; pour le constater, nul besoin d’être particulièrement cultivé. Si quelqu’un est malheureux ou s’il est étendu mort dans la rue, on n’a pas non plus besoin d’un professeur qui étudie le cas de plus près et prononce ensuite, du haut de son expérience : Il est mort.

Pour porter un jugement sur mon cas, on n’a pas davantage besoin d’un professeur ; il y faut seulement le courage d’appeler un chat un chat. Je suis malheureux parce que je ne fonctionne pas et que je n’ai jamais fonctionné. En tant que jeune, je n’ai pas été jeune, en tant qu’adulte, je n’ai pas été adulte, en tant qu’homme, je n’ai pas été un homme ; à tout point de vue je n’ai pas fonctionné. En plus de cela, pour que ce non-fonctionnement soit visible aux yeux du monde entier, voilà que le corps, de manière à la fois symbolique et conséquente, ne fonctionne plus non plus, il est malade, il est empoisonné, il est imprégné par la mort. Ce non-fonctionnement, cette mort, la mort des sentiments, la mort du corps, la mort de la vie, voilà mon malheur. Ce n’est pas « compliqué », au contraire c’est logique, c’est clair, c’est simple, c’est comme ça.

 

 

 

J’ai déjà maintes fois exprimé ma critique de la société bourgeoise, notamment à l’égard de cet aspect de l’esprit bourgeois dont j’ai constaté la méchanceté. J’éprouve de l’aversion pour cette société bourgeoise aussi parce que je suis moi-même l’un de ses produits et que la chose me déplaît. Je reconnais que je suis un produit de cette société mais je sens aussi que je ne suis pas uniquement cette sorte de produit programmé. Tout comme je crois que le rôle que mes parents ont joué dans ma vie prendra fin un jour, je crois aussi que la mesure dans laquelle l’esprit bourgeois m’est devenu fatal, un jour sera comble.

Je crois que je suis divisé en trois parties. Premièrement je suis fait de mon individualité ; deuxièmement je suis le produit de mes parents, de mon éducation, de ma famille et de ma société ; troisièmement je suis un représentant du principe de vie en général, c’est-à-dire de cette force, justement, qui fait que les électrons tournent autour du noyau de l’atome, que les fourmis fourmillent et que le soleil se lève. Une partie de moi est aussi électron et fourmi et soleil et cela, l’éducation la plus bourgeoise ne peut l’abîmer en rien.

Ma misère est aussi une partie de la misère universelle. Ma vie, ce ne sont pas uniquement les gémissements d’un individu issu de la bourgeoisie zurichoise, éduqué à en mourir ; c’est aussi une partie des gémissements de tout l’univers où le soleil ne s’est plus levé. Dans mon enfance, un certain passage du Nouveau Testament m’a toujours fait une impression particulière, à savoir celui où il est dit qu’après la mort du Christ le voile du temple s’est déchiré en deux. Aujourd’hui j’ai aussi cette impression lors des plus grandes épreuves que m’inflige mon malheur : je ressens alors que, dans ma vie, le voile du temple continuellement se déchire en deux, que continuellement tous les voiles de tous les temples se déchirent. Cette sensation est l’une des images possibles que j’ai en tête quand j’écris ces mots : « La misère a lieu. » Même cette image de la misère ininterrompue est quelque chose d’universel. Pour ne citer qu’un seul exemple : on pleure continuellement la mort de Tammouz, de Doumouzi, du véritable fils, de l’amant et fils de la déesse d’Asie Mineure Astarté, soit en tant que divinité de la sécheresse et du monde végétal grillé par le soleil, soit en tant qu’Adonis tué par le sanglier, soit en tant que Jésus crucifié. La mort de chaque être humain est la mort de tous les hommes et la mort de chaque homme est la fin du monde.

Après l’influx d’énergie, la somme de toutes les énergies reste la même. Je crois que la somme de toute la souffrance reste aussi toujours la même et c’est pourquoi rien ne s’en perd. C’est plus qu’une simple façon de parler quand on dit que la souffrance crie à la face du ciel. La souffrance ne crie pas seulement à la face du ciel, elle y va aussi et elle y est thésaurisée.

 

 

 

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