dimanche 10 janvier 2021

Essais – Robert Musil

 

Essais – Robert Musil

L’OBSCÈNE ET LE MALSAIN DANS L’ART

Pour comprendre l’art, il nous faut apprendre à penser autre­ment, dans la vie réelle aussi. Définissons sous le nom de morale quelque but commun, mais en lui autorisant un plus grand nombre de chemins buissonniers. Et puisse le mouvement dans ce sens s’appuyer sur une forte volonté de progrès pour ne pas cou­rir le risque de trébucher au premier caillou du chemin.

 

La politique en Autriche

Ce titre évoque trop exclusivement les difficultés de la question des « nationalités ». Car depuis longtemps, cette question - si complexe soit-elle - est devenue une commodité ; et, sans qu’on se l’avoue, un grave sujet de préoccupation sert ici d’échappatoire, de prétexte à atermoiement. Comme chez ces couples creux qui passent leur temps à triompher de nouveaux obstacles et de nou­velles brouilles, parce qu’ils pressentent qu’une fois ces obstacles abolis, ils ne sauront plus que faire l’un de l’autre. Comme la pas­sion qui n’est, en général, qu’un prétexte à n’éprouver plus rien. Une fois le grand bilan établi, on pourra s’estimer heureux si les mauvaises manières contractées de la sorte réussissent encore, même pour des motifs inanes, à donner l’illusion d’incurie de l’idéalisme. Mais, derrière cette façade, on verra vaciller le vide de la vie intérieure, comme la désolation dans l’estomac de l’al­coolique.

 

A PROPOS DES LIVRES de Robert Musil

- La question de savoir, commencé-je posément, si une œuvre d’art est obscure à cause de l’insuffisance de son auteur ou semble obscure au lecteur à cause de l’insuffisance de celui-ci, mériterait examen. Il faudrait étudier un à un les éléments intellectuels qui la constituent. Les plus importants sont, en dépit d'un préjugé commode pour les écrivains, les pensées.

 

Fécondité morale

L’égoïsme est une fiction des théoriciens de la morale; ne vou­loir que son propre bien n’est absolument pas, pour le sentiment, simple affaire personnelle. Purement égoïste ne pourrait être qu’une totale surdité affective, un automatisme non accompagné de conscience, le court-circuit entre stimulus sensoriel et volonté sans interposition d’aucun sentiment du monde. Le débauché, le grand criminel, le cœur de glace représentent comme tout autre type d’homme des variétés de l’altruisme ; comme on a dû recon­naître dans le donjuanisme une forme d’amour.

On a démontré que tout mouvement d’altruisme peut être ramené à des gestes d’égoïsme; on aurait pu démontrer aussi bien que tout acte égoïste cache des élans altruistes sans lesquels il ne serait pas pensable. Les deux déductions, sous cette forme extrême, sont également drôles ; c’est la majesté du concept dans un pot branlant, un jeu intellectuel involontaire - du fait que le terrain affectif sur lequel il se déroule est mouvant.

Ce qui ressort de l’analyse de tout exemple d’égoïsme, c’est un rapport affectif avec l’entourage, une relation entre soi et l’autre qui se trouve être, aux deux bouts, difficile. Mais il n’y a jamais eu non plus d’altruisme à l’état pur. Il n’y a jamais eu que des êtres amenés à rendre service à d’autres parce qu’ils les aimaient, et des êtres amenés à leur nuire parce qu’ils les aimaient sans pouvoir exprimer autrement cet amour. Ou qui faisaient l’un et l’autre, parce qu’ils haïssaient. Mais la haine et l’amour ne sont eux-mêmes que des manifestations trompeuses, des indices for­tuits d’une seule et même force qui tourmente nombre d’entre nous et que l’on peut définir seulement comme une agressivité morale, le besoin - d’ordre finalement imaginaire - de réagir de quelque violente façon sur son prochain, de se répandre en lui, de l’anéantir ou de bâtir, par rapport à lui, quelque constellation riche de trouvailles intérieures. L’altruisme comme l’égoïsme sont des possibilités d’expression de cette imagination morale ; mais ils ne sont, ensemble, pas davantage que deux de ses innombra­bles avatars.

De même, le mal n’est pas le contraire du bien ou son absence ; ce sont des phénomènes parallèles. Bien et mal ne sont pas des contraires fondamentaux, moins encore ultimes, de la morale, comme on l’a toujours supposé, même pas, probablement, des concepts particulièrement importants pour sa théorie; ce sont des combinaisons, des abrégés pratiques. Les opposer diamétrale­ment relève d’un stade de pensée antérieur où l’on attendait tout de la dichotomie, et n’est guère scientifique. Ce qui prête une apparence de sérieux à toutes ces bipartitions morales, c’est qu’on les confond avec la distinction entre ce qu’il faut combattre et ce qu’il faut encourager. Cette opposition authentique, inséparable de tous nos problèmes, comporte effectivement, elle, une compo­sante importante de la morale, et toute théorie qui chercherait à l’émousser ou à la réduire ne saurait être que boiteuse. Mais pré­tendre que tout comprendre, c’est tout pardonner, n’est pas une erreur plus grave que d’affirmer que la décision sur ce qu’a de pardonnable ou d’impardonnable un phénomène moral en épuise la signification. On voit là se confondre deux notions qu’il faut absolument garder distinctes. Ce que l’on doit combattre ou encou­rager, ce sont des réflexions pratiques et des situations de fait qui le déterminent et suffisent, pourvu qu’on laisse assez de jeu aux contingences historiques, à l’expliquer. Pour justifier le châtiment d’un voleur, il n’est pas besoin de raisons dernières : les actuelles suffisent. Mais on ne trouvera pas trace, en pareil cas, de médi­tation ou d’imagination morales. Si quelqu’un, en revanche, au moment de châtier, se sent paralysé, s’il voit son droit de toucher à autrui brusquement vaciller, s’il se met à faire pénitence ou se saoule à mort dans des tavernes, ce qui lui arrive alors n’a plus rien à voir avec le bien et le mal ; il ne s'en trouve pas moins dans un état de réaction morale extrêmement violente.

La preuve que nous ressentons la morale, en profondeur, comme une aventure vécue, c’est que ses théoriciens eux-mêmes quittent volontiers le terrain sûr de l’utilitarisme pour tenter d’éle­ver ses commandements au niveau d’une expérience vécue origi­nale, pour faire entendre à notre porte les coups frappés par le sentiment - sous le masque d’un étranger imposant : le devoir. L’impératif catégorique - et tout ce que l’on a tenu depuis pour un événement spécifiquement moral - n’est au fond qu’un détour, masqué de dignité bougonne, pour retrouver le sentiment. Mais, ce faisant, ce que l’on met au premier plan est quelque chose d’ab­solument secondaire et dépendant qui présuppose des lois mora­les au lieu d’en créer ; une expérience accessoire et nullement, il s’en faut ! l’expérience centrale de la morale.

De tous les principes moraux jamais énoncés, le plus fortement imprégné d’altruisme n’est ni «Tu aimeras ton prochain comme toi-même», ni «Fais le bien», mais celui selon lequel la vertu peut s’enseigner. Toute activité rationnelle, en effet, a besoin de l’autre et ne se développe que dans l’échange d’expériences com­munes. Mais la morale ne commence vraiment que dans la soli­tude qui sépare chaque homme de l’autre. C’est à cause de l’in­communicabilité, de l’enfermement en soi, que les hommes ont besoin du bien et du mal. Le bien et le mal, le devoir ou la for­faiture sont les formes sous lesquelles l’individu crée un équilibre affectif entre lui et le monde. Or, l’important n’est pas seulement d’établir la typologie de ces formes, c’est, plus encore, de com­prendre la pression qui les crée ou l’état de dépression sur lequel elles se fondent, ainsi que leur infinie diversité. L’action - que l’on ait affaire à un héros, un saint ou un criminel - n’en est que la traduction balbutiante. Le meurtrier sexuel lui-même est, en quelque recoin de son âme, plein de blessures intimes, de brigues secrètes, il est encore, quelque part, comme un enfant à qui le monde a fait tort ; mais il n’a pas les moyens de l’exprimer autre­ment qu’il vient précisément d’y parvenir. Il y a chez le criminel à la fois une résistance et une absence de résistance au monde, et l’une et l’autre se retrouvent en tout homme à forte des­tinée morale. Avant d’éliminer pareil individu - serait-ce le plus infâme —, on devrait recueillir et conserver ce qu’il y avait en lui de résistance, et que le monde a dégradé. Et nul n’est plus nuisible à la morale que ces maniaques du bien et du mal qui, sai­sis d'une molle terreur devant telle ou telle de leurs manifesta­tions, en refusent jusqu'au contact

 

Confession politique d’un jeune homme UN FRAGMENT

En attendant, bien sur, je voterai social-démocrate ou libé­ral selon les circonstances ; mais il est clair que nous avons besoin de quelque chose qui nous arrache à la platitude des partis actuels et qu’à ce genre d’idées, il faut un programme économique à titre de décret d’application. Et je me pose ces questions naïves : qui cirera mes chaussures, qui charriera mes excréments, qui ram­pera pour moi, la nuit, dans les mines? Mon «frère humain»? Qui accomplira les gestes dont la réalisation correcte exige que l'on passe toute sa vie devant la même machine à faire la même chose? Je puis imaginer nombre de tâches aujourd’hui méprisées et qui ont pourtant leur magie, dès lors qu’on les accomplit de plein gré. Mais qui voudra se charger de tous ces autres travaux auxquels la misère seule peut contraindre? Avec cela, je veux des voyages plus confortables qu’aujourd’hui et un courrier plus rapide. Je veux de meilleurs juges, de meilleurs logements. Je veux manger mieux. Je veux ne pas avoir à me fâcher contre l’agent du coin. Quoi donc! moi, l’homme, qui suis l’habitant de cette terre, je ne pourrais pas obtenir de ce mien logement un confort un peu meilleur que son piètre confort actuel ? !

 

Note sur une métapsychique

Quand Rathenau affirme que l’homme vrai, celui qu’il dit « plein d’âme », aime naturellement l’amour, l’effusion, l’idée, l’in­tuition, la vérité intrépide; que la fidélité, la magnanimité, l’in­dépendance définissent son caractère et la sûreté, la sérénité, la fermeté sa conduite ; qu’il est plutôt fort qu’intelligent, sûr de lui qu’expérimenté ; qu’il possède la sereine liberté de la vie, le goût de l’élévation transcendante, la piété intuitive : on doit reconnaître dans ce portrait le programme d’un type humain qui - proposé dans une œuvre d’art ou décrit avec la même réserve, une ultime réserve intérieure, dans un essai - peut avoir de la valeur, selon la manière dont ses qualités se trouvent précisées par leurs rela­tions intrinsèques et extrinsèques. Toutefois, si, au lieu de peindre ainsi un individu particulier, on revendique un monopole pour cette unique palette, pour ce seul choix de couleurs morales, le problème change : il vous revient soudain, pêle-mêle, que Dos­toïevski était épileptique, Flaubert aussi, et qu’ils auraient été bien en peine, en tel moment crucial de leur existence, de mon­trer «l’assurance et la sereine liberté de la vie»... Qu’Horace a fui le combat. Que Schopenhauer était venimeux en diable. Que Nietzsche et Hölderlin sont devenus fous, que Wilde a connu le bagne, que Verlaine buvait, que Van Gogh s’est tiré une balle dans le ventre... Si ce sont là des exceptions, on voudrait connaître la règle. Mais la Grèce primitive qu’invoque Rathenau a aimé Ulysse à l’égal d’Achille; Nietzsche nous a appris à distin­guer du type apollinien le dionysiaque, et le portrait traditionnel de Goethe en modèle apollinien n’est, comme Bahr4 l’a montré depuis longtemps, qu’une légende.

 

Européanité, guerre,GERMANITÉ

Fidélité, courage, soumission, sens du devoir, frugalité ; voilà le genre de vertus aujourd’hui qui nous rendent forts, c’est-à-dire prêts à combattre au premier appel. Nous ne nierons pas que ces vertus ne définissent une forme d’héroïsme qui n’a joué qu'un rôle restreint dans notre art et dans nos vœux. En partie sans que ce fût notre faute, car nous ne savions pas combien la guerre est belle et fraternelle, en partie intentionnellement, car nous rêvions confusément d’une Europe idéale transcendant les notions d’Etat et de nation et libérée des formes de vie actuelles qui ne lui convenaient plus. Cet espoir s’appuyait en particulier sur le fait tout extérieur, fort modeste, mais non sans importance affective, que les esprits les plus remarquables de chaque nation étaient bien sou* vent traduits dans la langue des autres avant d’avoir obtenu dans la leur une audience un peu large. L’esprit était l’affaire d’une minorité européenne d’opposition, et non la marche d’un chef porté par la volonté de ceux qui le suivent et fortifié par leur reconnaissance, à la tête de sa nation.

Que ceux qui rêvaient d’un ordre nouveau eussent peu de goût pour l’ordre établi, c’était dans la ligne de leurs tâches et de leurs devoirs. Les réalisations intellectuelles les plus remarquables de ces trente dernières années sont presque toutes dirigées contre l’ordre social régnant et les sentiments sur lesquels il se fonde : rarement sous forme d’accusation, mais très souvent par leur façon de les négliger, de les ignorer au profit des problèmes réservés à des hommes en avance sur leur temps, par leur refus des jugements affectifs et leur goût de la démystification. Ren­verser les comportements psychiques hérités, invétérés, sans his­toires, les percer à jour et, pour y parvenir, les cribler de trous : il n’y a aucune raison de nier que ç’a été l’une des principales tendances de notre littérature. La littérature est, essentiellement, un combat en vue d’une amélioration de la nature humaine ; il lui faut pour cela analyser l’institué ; or, il n’est pas d’analyse féconde qui n’implique un doute audacieux. Notre littérature était une littérature de l’envers des choses, une littérature des exceptions à la règle, et souvent même des exceptions aux exceptions. Chez ses représentants les plus marquants. C’est précisément pourquoi elle était animée, à sa façon, de ce même esprit belliqueux et con­quérant que nous devinons aujourd’hui, avec une stupeur joyeuse, en nous et autour de nous sous sa forme primitive.

La CONNAISSANCE CHEZ L’ÉCRIVAIN :ESQUISSE

On pourrait définir l’écrivain comme l’homme qui a la cons­cience la plus aiguë de l’irrémédiable solitude du moi dans le monde et parmi les hommes. Comme l’être sensible à qui justice ne peut jamais être rendue. De qui l’âme réagit infiniment plus aux motifs impondérables qu’aux motifs de poids. Qui abhorre les « caractères » avec cette supériorité craintive dont un enfant jouit sur les adultes qui meurent une demi-génération plus tôt. Qui res­sent jusque dans l’amitié et l’amour ce souffle d’antipathie qui éloigne tout être des autres et constitue le mystère douloureuse­ment insignifiant de l’individualité. Qui peut en venir à haïr ses propres idéaux» dès lors qu’ils lui apparaissent moins comme les buts de son idéalisme que comme les produits de sa décomposi­tion. Ce ne sont là que quelques exemples» et des exemples parti­culiers. Mais à tous correspondent ou plutôt servent de base une certaine forme, une certaine expérience de la connaissance, ainsi que le monde objectif qui s’y rattache.

 

 

 

En effet, nous avons pénétré ainsi depuis longtemps dans le domaine non ratioïde dont la morale n’offre qu’un exemple pri­vilégié, comme l’étaient pour l’autre les sciences de la nature. Si le domaine ratioïde était celui de la règle avec exceptions, le domaine non ratioïde est celui où les exceptions l’emportent sur la règle. Peut-être n’y a-t-il là qu’une différence de degré; mais, quoi qu’il en soit, si capitale qu’elle nécessite un renversement complet de la position du sujet connaissant.

 

 

 

C’est parce que le bourgeois ignore l’existence de ces deux domaines essentiellement différents qu’il considère l’écrivain comme un être d’exception (de là à le juger irresponsable, il n’y a qu’un pas). En réalité, il n’est exceptionnel qu’en tant qu’il est quelqu’un d’attentif aux exceptions. Il n’est ni l’inspiré, ni le Voyant, ni l’Enfant, ni je ne sais quelle malformation de la rai­son. Il n’utilise pas non plus d’autres formes ou d’autres dons de connaissance que l’homme rationnel. L’homme supérieur est celui qui dispose de la connaissance des faits la plus étendue et du plus grand pouvoir de raison pour les coordonner : dans l’un comme dans l’autre domaine. Simplement, l’un trouve les faits en dehors de lui et l’autre en lui, l’un se constitue des séries d’expériences finies et l’autre pas.

 

 

Le rattachement à l’Allemagne

Mais en quoi consiste à proprement parler la culture? On con­fond toujours sur ce point deux notions très différentes : la cul­ture de l’esprit et ce que l’on entend par culture personnelle, la forme de vie, le bon ton. En théorie, certes, la culture de la vie devrait se développer à partir de celle de l’esprit ; en réalité, elles apparaissent généralement dissociées. En admettant que l’Autri­che ait été particulièrement riche en culture personnelle, il faut reconnaître qu’elle était particulièrement pauvre en culture pro­prement dite, intellectuelle. Comparons l’équipement des univer­sités autrichiennes et allemandes, le nombre et l’importance des bibliothèques et des musées, les possibilités de découvrir l’art étranger, le nombre et l’importance des revues, l'intensité et l’am­pleur des débats publics sur des problèmes intellectuels, la qualité des réalisations scéniques; rappelons-nous que presque tous les livres autrichiens sont fabriqués en Allemagne, que presque tous les écrivains autrichiens doivent leurs moyens d'existence à des éditeurs allemands : et demandons-nous maintenant en quoi con­siste la culture d'un État, sinon en cela? La fable de la culture autrichienne censée prospérer dans le terrain de l’État composite mieux qu'ailleurs, la vocation si souvent célébrée de la Sancta Austria ne sont qu'une vue théorique jamais avérée; la soutenir obstinément contre toute réalité, c'est agir comme ces gens qui, faute de pouvoir payer le boulanger, se repaissent de contes de fées.

 

 

 

La culture d'un État n'est pas la moyenne de la culture et des capacités culturelles de ses habitants : elle dépend de sa structure sociale et de multiples circonstances. Elle ne consiste pas dans la production de valeurs intellectuelles par l'État, mais dans la création d'équipements qui aident l'individu à en produire et assurent aux nouvelles valeurs de ce type un champ d'action.

 

 

 

C’est là sans doute à peu près tout ce que l’Etat peut faire pour la culture : offrir à l’esprit le logement d’un corps robuste et dispos. Si l’on peut reprocher à l’Allemagne, métaphoriquement parlant, de s’être un peu trop vouée, dans son essor, à sa corporéité, c’est une erreur aisée à redresser par un changement de mentalité; tandis que l’Autriche, elle, devrait renouveler son corps à tous les niveaux de ses tissus, ce qui est beaucoup plus difficile. C’est pourquoi le rattachement à l’Allemagne s’impose : aussi bien si le mouvement venu de l’Est doit donner demain au monde, au mépris des frontières, une forme nouvelle, que si l’étroitesse d’es­prit d’hier, à l’Ouest, doit une fois de plus triompher. Dans les deux cas, d’énormes problèmes se poseront, et nous ne pourrons les résoudre à moins d’un rassemblement adéquat d’énergies.

 

 

La nation comme idéal ET COMME RÉALITÉ

 

Car il est permis de se représenter l’homme, à l’origine, comme une créature indifféremment bonne ou mauvaise, c’est-à-dire égoïste ou sociale — sans parler de la bonne dose d’égoïsme que comporte le social; mais les intérêts auxquels il est mêlé de nos jours sont si nombreux, le monde qui l’entoure si étanche, le corps social si mauvais conducteur des stimuli intellectuels qu’au moment de l’action n’influe jamais sur lui qu’une part infime des déterminants éthiques possibles. C’est pourquoi tout événement éthique, aujourd’hui, s’il est réellement vécu, présente plusieurs « côtés » : bon de l’un, mauvais de l’autre, il est, d’un troisième côté, quelque chose dont on ne sait s’il faut le juger bon ou mauvais. Le bien apparaît non plus comme une constante, mais comme une fonction variable. Il tient seulement à la lourdeur de la pensée que nous n’ayons pas trouvé, pour exprimer cette fonction, de formule logique qui satisfasse au besoin d’univocité sans étouffer l’ambivalence des faits : les mœurs n’en souffriraient pas plus que les mathématiques ne sont mortes quand on a découvert que le même nombre pouvait être le carré de deux nombres différents.

 

 

 

Petite novelette

Il faut que nous sachions où nous devons porter nos regards : qu’est-ce donc que cet art que nous exerçons? Il lutte, en nous, pour son existence, au milieu de la pléthore de faits - trop rapides pour être réinventés — dont nous inondent les journaux, les ciné­mas, les voyages, les possibilités d’aventures réelles et les infor­mations plus solides que la pensée scientifique nous fournit déjà, quelquefois, sur nous-mêmes. Le travail de mise en forme du narrateur n’a de place qu’intermédiaire entre le conceptuel et le concret. Ceux qui emportent « leur » écrivain sur quelque sommet pour être plus près de lui se trompent (à plus forte raison ceux qui écrivent pour être emportés); et ils se trompent aussi, ceux qui, ayant constaté qu’il sonne mal dans ces déserts et y fait moins de bruit que la chute d’un caillou, pensent qu’il faut jouer l’homme « naturel » contre l’artifice de la littérature. Le but essentiel du livre est de nous restituer la vie dispersée et confuse d’un degré plus cohérente, mieux décantée, plus ordonnée, donc plus proche du concept : de donner de la vie à l’idée ou d’idéifier ce qui aura été d’abord de la vie.

 

 

 

A ceci, je crois, que, dans notre art, là où jus­tement on cherche une décision, on ne trouve presque toujours qu'une hypothèse. Par exemple, on suppose que deux individus sont signifiants et que leur amour, ou toute autre relation entre eux, l'est aussi ; et c’est autour de cette supposition, pareille à une ossa­ture interne des êtres, que l'élaboration commence. On décrit le comportement intérieur et extérieur dont on croit qu’il serait celui de ces deux êtres dans le cours d’une action; mais, ce faisant, on ne donne que les conséquences de ce qui constitue l’essentiel de ces êtres, non cet essentiel même ; lequel reste sous-déterminé, comme toujours lorsqu’on doit inférer des conséquences aux cau­ses. On ne livre ainsi que des fragments périphériques, jamais le centre ni la loi de structure d’un amour singulier et signifiant. Pis encore : cette voie ne permet même pas d’atteindre la significa­tion des actions déjà racontées. Car le fait, par exemple, que l’un de ces deux personnages commet une infidélité peut être indiffé­remment banal ou bouleversant; la seule chose importante, c’est ce qu’ils font de cette infidélité au tréfonds d’eux-mêmes ; derrière ces surfaces que sont la souffrance, le désarroi, la faiblesse - et bien souvent beaucoup plus tard. En dehors de cette interdépen­dance, tout le reste, tout le résidu psychologique de l’individu n’est qu’accessoire, même s’il est la cause des événements ; ce sont des éléments évidents dont l’intérêt pour l’analyse tient précisé­ment à leur fréquence et à leur uniformité; si l’on voulait faire le portrait d’un personnage uniquement à partir de ce genre de données psychologiques, on n’obtiendrait — même si leur richesse accessoire fait le charme facile du genre — qu’une individualité bâtie exclusivement de matériaux de remploi.

 

Cruauté

Notre vie ne nous enseigne-t-elle pas que la cruauté de l’huma­nité augmente dans la mesure même où diminue celle de l’indi­vidu? On s’est mépris longtemps sur la cruauté des sauvages; on sait maintenant qu’elle a ses racines, avant tout, dans des idées religieuses ou des superstitions. La cruauté, aujourd’hui infini­ment plus dangereuse, des civilisés n’en est que plus inexplicable. La véritable cruauté naîtrait-elle en fin de compte de la domesti­cation et de la civilisation? Le fauve n’est pas cruel : il agit avec un objectif précis, ne tue que sous l’effet de la faim ou d’une menace, et, dans le combat, n’outrepasse le nécessaire que dans l'exacte mesure explicable par le feu de l’action. Une impulsion ne se déchaîne et ne dépasse toute mesure qu’à partir du moment où elle ne correspond plus à aucun besoin. Rien de plus cruel qu’un chat repu, rien de plus effréné qu'un chien derrière une barrière.

 

Le combat pour la morale

Commençons, pour fixer notre vocabulaire, par rappeler la dis­tinction souvent faite entre la morale et les mœurs. Nous pouvons dire alors : nos mœurs sont capitalistes-chrétiennes, notre morale, en ce moment, nous la cherchons encore.

Une remarque accessoire : nos mœurs sont-elles si différentes des chinoises, qui ne sont ni chrétiennes, ni à proprement parler capitalistes? N'a-t-on pas là un mélange qui se manifeste partout de la même façon? : entre une composante eudémonique (altruisme inclus), intensification du complexe du moi-moi et du toi-moi, et une situation de la communauté humaine conditionnée par la force, chez nous par celle du capital, […].

 

 

 

Quels furent nos points de départ? Zola, Hamsun, Ibsen, D’An- nunzio, Dostoïevski, Nietzsche, Maeterlinck, Emerson, Goethe. Peut-être le chemin suivi à partir d’eux n’était-il pas le bon?

 

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