samedi 30 janvier 2021

Le deuil de la littérature - Baptiste Dericquebourg

Le deuil de la littérature - Baptiste Dericquebourg

 

On ne sait plus guère ce qu’est la philosophie, mais on sait “que c’est une chose très sérieuse, à laquelle se consacrent des spécialistes”. C’est se dénoncer comme un plouc que de désigner Bernard Werber comme un philosophe, ou Raphaëlle Giordano, ou Pierre Rabhi. Rémi Brague, Frédéric Worms ou Luc Ferry, par contre : oui. Il n’est donc guère surprenant que la question “Qu’est-ce que la philosophie?” trouble l’étudiant. Et s’il se pose la question “Que sont les philosophes aujourd’hui en France?”, je crois qu’il arriverait alors à cette typologie (un même individu peut évidemment relever de plusieurs de ces idéaux-types, dans une combinaison que l’on prétendra à chaque fois originale) :

-                   Le paraphraseur de textes dépassés, délaissés, inutilisables, gardiens des âneries du passé qui inlassablement invite à “relire et redécouvrir des textes injustement négligés”.

-                   Le spécialiste des généralités, essentielle­ment morales et politiques, intervenant sur des “questions de société” ou “d’actualité” diverses ; sa fonction est de trouver quelques références classiques convenables pour apporter une caution philosophique à telle ou telle banalité.

-                   Le coach en bien-être, spécialiste de morale ou d’éthique. Son statut et son style universitaires sapent souvent sa crédibilité aux yeux du grand public. C’est pourquoi la philosophie universitaire s’est récemment offusquée de l’apparition de concurrents “déloyaux” sur ce marché

-                   Le futurologue, compilateur d’articles de journaux et de quelques références “à effet de sérieux”. Il se distingue surtout par un usage habile du futur simple et du futur antérieur, appuyé sur de pseudo-évidences.

-                   Le grand philosophe attardé, il singe les postures et les prétentions de Badiou qui singe les postures et les prétentions d’Althusser et de Sartre.

-                   Le naze, bavasseur esthétologue, souvent post-deleuzien de droite, un peu libidineux, il se construit une mythologie d’homme à femmes en draguant l’étudiante en mal de reconnaissance.

Le scientiste. Si le précédent est une sorte d’idée pure du parasite, celui-ci est l’idée pure de la névrose. Triste, aigri, cerné et noiraud, il consacrera sa vie à se dire “je suis resté sur le quai, on me demande de compter les trains qui passent”.

 

 

Mais désormais les termes sont trompeurs : le critère n’est ni la production (“le peuple” n’est guère à l’origine de “la culture populaire”), ni la “qualité” (tant d’œuvres “culturelles” sont d’une médiocrité achevée). L’originalité, c’est la mise en avant du critère de l’inutilité, soit essentiellement “ce qui n’a pas pour but premier de dégager de gros bénéfices en s’adressant au mass-market”. Si l’on accepte les termes de cette opposition, on se laisse piéger dans des problèmes et des interrogations qui ne sont pas tous sans intérêt, mais on s’interdit d’affronter le problème majeur: d’un côté comme de l’autre, rien ne bouge. Par exemple, la notion même de littérature engagée contribue à la neutralisation

 

 

Le contraire d’une littérature parnassienne n’est pas une littérature engagée, dont les livres dispensent de pieuses leçons de morale ou de politique; c’est un usage du lan­gage dans des structures sociales où s’élabore l’action collective: en un mot, la rhétorique. Ce contraire n’est donc pas non plus son rival, les deux peuvent très bien coexister et se compléter, pourvu que l’on renonce à exiger du divertissement d’être ce qu’il n’est pas, et que l’on ne donne pas à l’esthétique parnassienne la force de l’évidence. En revanche, la rhétorique suppose une formation différente, où l’apprentissage de la parole est lié à la recherche du sens de l’action et de la production, pas uniquement de la form(ul)ation d’un avis ou d’un goût.

Ainsi, si la Littérature et la Philosophie ne sont pas le moteur de l’histoire, on peut néanmoins reconnaître une certaine congruence entre le désarroi politique de notre époque et la pédagogie et l’esthétique qui portent ces disciplines universitaires.

 

 

Que pourrais-je donc conseiller au jeune lettrée au jeune philosophe? En quelques mots, pour commencer: renoncez à la Littérature, à la Philosophie. Lisez, écrivez, parlez, trouvez des lecteurs, écrivains, discoureurs... sans croire aux fables de la Littérature et de la Philosophie, à leur promesse d’immortalité, de distinction spirituelle, de supériorité morale, de connaissance par les jeux de langage.

N’allez pas croire qu’il existe une “recherche en littérature”. N’ayez pas peur, parce qu’il existe quelques bons livres sur la littérature, quelques bons livres de philosophie, quelques bons livres même sur de bons livres, qu’en vous détournant des clercs et en abandonnant cette église à sa décadence, ces œuvres soient perdues, et que d’autres ne sauraient s’écrire sans ce cadre. Et même si nous perdons quelques belles œuvres en nous affranchissant des clercs, nous ouvrons un espace pour autre chose.

Ne perdez pas de précieuses années à prendre au sérieux des rites désuets, ni des gens qui prennent au sérieux ces rites. Ne devenez pas l’un d’eux: vous seriez tristes.

 

 

Si la littérature et la philosophie nous paraissent avoir une importance, c'est que nous percevons que le prolongement logique du petit-bourgeois parnassien, c’est le précaire endetté et asservi aux machines sur son temps de travail comme sur son temps de loisir; que le Culturé régresse au stade du Diverti qui s’envoie son shoot de Netflix dès qu’il a une demi-heure de libre; que lorsque le langage est partout devenu chose, la solitude nous dévore, et devient une prison sans murs, donc sans porte ni fenêtre ; que nous nous voyons nous-mêmes devenir des choses, ou le reflet des choses piégé dans le Cloud; et que le discours est l’unique instrument par lequel nous puissions échapper à l’état de chose.

 

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