dimanche 10 janvier 2021

Béton Armé – Philippe Rahmy

 Béton Armé – Philippe Rahmy

 

Le plan d’une ville est une coupe du cerveau de l’humanité. Les lieux qu’il montre, les places et les boulevards, ces espaces de réalité tangible sont aussi ceux où se produisent les choses qu’on ne voit pas, les baisers qui s’échangent sur les quais, les rats crevés dans la ruelle et le flot tumultueux des pensées sous le masque des visages. Cette pulsation de la matière se perçoit partout à Shanghai. La ville est traversée par un remous sensuel et magnétique. Le désir qu’on pouvait éprouver devant un corps nu se porte soudain, complètement déboussolé, sur les éléments du paysage, sur l’angle d’un mur, la couleur d’un taxi, ou sur des scènes de rue banales comme une cannette de limonade qu’un coup de balai fait tomber du trottoir. Cette dérive de l’émotion creuse un vide en moi. Je ne cherche pas à le combler. Je laisse courir mes yeux, je les laisse jouir au loin.

Une paix s’installe. La ville croit que je l’admire. Je joue avec elle, là-bas, au bout de mon regard perdu dans le vague. Pendant ce temps, quelque chose se produit au premier plan. Quelque chose se produit dans l’écriture. Une voix sous-jacente apparaît entre les lignes. Elle est aussi flottante que la ville alentour, aussi vibrante d’amour; elle naît, elle vit, elle meurt, et demeure vivante, et trouve progressivement la force de sortir du néant. Plus je décris Shanghai, avec mille précautions et scrupules pour ne rien oublier, plus cette vie intérieure augmente et submerge les beautés du dehors.

La Chine. Shanghai. Rien n’est à la mesure de l’individu. On perçoit un mouvement circulaire. On se laisse emporter. Cet infiniment grand passe de l’ombre à la lumière. La nuit tombe, on est sous terre. Le jour se lève, on est au ciel. Mais jamais on ne touche le sol. Les rues sont des tunnels aux murs gravés de signes cabalistiques. Murs noirs d’une caverne ? Murs blancs d’un asile de fous ?

 

 

 

L’écriture, traduction du silence intérieur ; la ville, affirmation bruyante du monde. Deux inconciliables.

A quel moment pourrai-je dire « je suis arrivé »? La destination est-elle le pays qui m’accueille, la ville, l’immeuble, le lit ? Je cherche la zone intime que le corps délimite par le simple fait de sa présence, qui serait constituée par l’air que l’on expire et qui irait s’élargissant, jour après jour, agrandissant notre sentiment d’appartenance, de légitimité. Je ne la trouve pas. Je découvrirai que l’intimité est une notion inconnue en Chine. Il arrive souvent que la femme de chambre de l’hôtel fasse la sieste dans le lit d’un client, ou qu’elle utilise son réfrigérateur ou sa cuisinière en son absence.

 

 

À 21 heures, la circulation s’arrête. Choc indescriptible de millions de voitures disparaissant toutes ensemble. Un vélo passe. Il grince longtemps à travers le silence. Shanghai ressemble à la Suisse. La vie domestiquée s’immobilise à heure fixe même si, de loin en loin, on entend un bruit d’assiettes, un enfant crier, un ivrogne vomir.

« Qui refuse sa nuit, vit en aveugle. » J’écris cette phrase dans ma main. J’ai bu. Je ne connais pas ce quartier. Je n’ai plus d’argent. Je suis perdu. Je suis heureux. Je suis chinois.

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