dimanche 26 juillet 2020

Les carnets du sous-sol – Dostoïevski


Les carnets du sous-sol – Dostoïevski


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Parce que, chez ceux qui savent se venger, ou qui savent se défendre, en général – comment cela se passe-t-il ? Eux, dès qu’ils sont possédés, disons, par l’idée de vengeance, ils n’ont plus rien en eux que leur idée aussi longtemps qu’ils n’atteignent pas leur but. Un monsieur de ce genre vous fonce droit au but, comme un taureau furieux, cornes baissées, il n’y a guère qu’un mur qui vous l’arrêtera. (A propos : devant le mur, ce genre de messieurs, je veux dire les hommes spontanés et les hommes d’action, ils s’aplatissent le plus sincèrement du monde. Pour eux, ce mur n’est pas un obstacle comme, par exemple, pour nous, les hommes qui pensons, et qui, par conséquent, n’agissons pas ; pas un prétexte pour rebrousser chemin, prétexte auquel, le plus généralement, nous ne croyons pas nous-mêmes, mais auquel nous réservons le meilleur accueil. Non, ils s’aplatissent de tout cœur. Le mur agit sur eux comme un calmant, une libération morale, comme quelque chose de définitif, quelque chose même, je peux dire, de mystique… Mais – plus tard avec le mur.) Eh bien, c’est cet homme spontané que je considère, moi, comme l’homme le plus normal, tel que l’imaginait sa tendre mère – la nature – quand elle le mit au monde. Cet homme-là, j’en suis jaloux jusqu’à m’en faire tourner la bile. Il est idiot, nous n’en discuterons pas, mais qui vous dit qu’un homme normal ne devrait pas être un idiot – qu’en savez-vous ? Peut-être est-ce même très bien. Je suis d’autant plus convaincu de ce – comment dirai-je ? – soupçon, que si vous prenez, par exemple, l’antithèse de l’homme normal, c’est-à-dire l’homme à la conscience accrue, qui tire son origine non plus, bien sûr, de la nature mais du fond d’une cornue (cela, c’est presque du mysticisme, messieurs, mais c’est le soupçon que j’ai), il arrive à cet homme de la cornue de s’aplatir si fort devant son antithèse qu’il se ressent lui-même, le plus sincèrement du monde, avec toute sa conscience accrue, comme une souris, et non plus comme un homme. Une souris à la conscience accrue, peut-être, mais une souris, et là, elle voit un homme, etc. Surtout, c’est de lui-même, de sa propre initiative qu’il se prend pour une souris ; personne ne le lui demande ; voilà un point capital. Observons à présent cette souris en action. Supposons, par exemple, qu’elle aussi, elle a été humiliée (elle est humiliée presque perpétuellement) et qu’elle aussi, elle désire se venger. Elle accumule une rage encore plus grande que l’homme de la nature et de la vérité*1. Le petit désir mesquin et moche de rendre à l’offenseur la monnaie de sa pièce la ronge de l’intérieur, peut-être, d’une manière plus sale encore qu’il ne le fait chez l’homme de la nature et de la vérité, car l’homme de la nature et de la vérité, avec son idiotie congénitale, estime que sa vengeance n’est qu’une œuvre de justice ; mais la souris, à cause de sa conscience accrue, la nie, cette justice. Nous en venons enfin à l’acte en tant que tel, à la vengeance proprement dite. La malheureuse souris, en plus de sa saleté originelle, a eu le temps de s’entourer du cercle que représentent les questions et les doutes, et tant d’autres saletés ; à une seule question, elle a ajouté tant d’autres questions sans réponse que c’est à son corps défendant qu’elle a vu s’amasser autour d’elle une sorte de fange mortifère, un genre de boue malodorante que viennent composer ses doutes, ses inquiétudes et, pour finir, les crachats que lui envoient les hommes d’action spontanés qui, l’entourant gravement comme ses tyrans ou ses juges, la couvrent, riant à gorge déployée, de ridicule. Bien sûr, il ne lui reste plus qu’à faire un petit geste d’impuissance avec sa patte, à s’affubler d’un sourire méprisant auquel elle ne croit pas elle-même et à filer la queue basse jusqu’à son trou. Là, au fond de son sous-sol puant, abject, notre souris humiliée, enfoncée, couverte de ridicule, se plonge immédiatement dans une rage froide et vénéneuse, une rage – voilà le point ! – perpétuelle. Quarante ans de suite, elle ruminera jusqu’aux derniers, aux plus honteux détails de son humiliation et, chaque fois, elle en rajoutera de plus honteux, s’entretenant dans sa rage méchante et se moquant d’elle-même avec sa propre fantaisie. Elle aura honte elle-même de cette fantaisie, et, néanmoins, elle se rappellera tout, elle retournera tout dans tous les sens, elle s’inventera les contes les plus invraisemblables sous le prétexte que cela aussi aurait pu se passer, et elle ne se pardonnera rien. Elle commencera peut-être à se venger, mais ce sera par à-coups, par des vétilles, comme dans le dos, incognito, sans croire ni à son droit de se venger ni au succès de sa vengeance et sachant par avance que toutes ces tentatives la feront souffrir elle-même cent fois plus que celui qu’elle vise – que celui-là, peut-être, elles lui feront l’effet d’une piqûre de moustique. Et sur son lit de mort, elle se rappellera tout encore une fois, avec les intérêts accumulés, et là… Mais c’est dans ce répugnant, c’est dans ce glacial espoir-et-désespoir, dans cette inhumation volontaire et consciente sous le poids du malheur pendant quarante années dans un sous-sol, c’est dans la conscience accrue et néanmoins – fût-ce en partie – douteuse de l’impasse dans laquelle on se trouve, dans le poison de ces désirs insatisfaits qui a fini par pénétrer vos chairs, dans cette fièvre, enfin, des valses-hésitations, dans des décisions prises pour toujours et des remords qui vous reviennent une minute plus tard, que réside l’essence de la jouissance bizarre dont j’ai parlé. Elle est à ce point volatile, elle échappe parfois tellement à la conscience qu’il suffit que les gens soient un peu limités, ou qu’ils aient simplement les nerfs solides pour ne pas la comprendre du tout. “J’en connais d’autres, peut-être, qui ne la comprendront pas, ajouterez-vous dans un sarcasme, ceux qui n’ont jamais reçu de gifles”, ce qui serait une manière polie d’insinuer que cette expérience-là m’est arrivée peut-être à moi aussi et que j’en parle donc en connaissance de cause. Ma main au feu que vous croyez ça. Mais calmez-vous, messieurs, je n’ai jamais reçu de gifles, même si ça m’est égal ce que vous pensez à ce sujet. C’est moi, peut-être, qui regrette de ne pas en avoir assez distribué. Mais il suffit, plus un mot sur ce thème qui vous intéresse à ce point.



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Car elle est un fruit direct, légitime, une conséquence logique de la conscience, cette inertie – cette position consciente les bras croisés. J’en ai parlé plus haut. Je le répète, je répète et j’insiste : les hommes spontanés, les hommes d’action sont justement des hommes d’action parce qu’ils sont bêtes et limités. Comment j’explique cela ? Très simple : c’est cette limitation qui leur fait prendre les causes les plus immédiates, donc les causes secondaires, pour des causes premières ; ainsi parviennent-ils plus facilement et plus vite que les autres à se convaincre d’avoir trouvé la base indubitable de leur affaire – et ça les tranquillise ; et c’est là l’essentiel. Parce que, pour se mettre à agir, il faut d’abord avoir l’esprit tranquille, il faut qu’il n’y ait plus la moindre place pour les doutes. Mais, par exemple, moi, comment ferais-je pour avoir l’esprit tranquille ? Pour moi, où sont-elles donc, les causes premières qui me serviront d’appui, où sont les bases ?



On dit : L’homme se venge parce qu’il trouve là une chose juste. C’est donc qu’il a trouvé sa cause première, sa base – en l’occurrence : la justice. Il peut donc être tranquille sur tous les plans, d’où – il se venge tranquillement et avec succès, convaincu qu’il est d’accomplir un acte aussi noble que juste.


Ah, messieurs, mais il est bien possible que la seule raison pour laquelle je me prenne pour un homme intelligent, c’est que, de toute ma vie, je n’ai jamais rien pu ni commencer ni achever. Ça va, ça va, je ne suis qu’un bavard, rien qu’un bavard inoffensif et contrariant, comme tout le monde. Mais qu’est-ce que je peux faire quand la fonction unique et évidente de tout homme intelligent reste le bavardage, c’est-à-dire d’agiter les bras pour faire du vent ?


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D’ailleurs, messieurs, c’est votre ami à vous aussi ; et de qui donc, oui, de qui donc n’est-il pas l’ami ? En se mettant à faire quelque chose, ce monsieur-là vous expliquera tout de suite, d’une manière claire et pontifiante, comment il faut agir précisément selon les lois de la raison et de la vérité. Bien plus : c’est avec feu et émotion qu’il vous peindra les véritables intérêts de l’espèce humaine, ses intérêts normaux ; il accusera d’un ton moqueur ces taupes imbéciles qui ne comprennent ni leurs intérêts ni la vraie signification de la vertu ; et – un quart d’heure, à peine, plus tard, sans aucune raison impondérable ou extérieure, non – par on ne sait quelle raison tout à fait intérieure, bien plus puissante que tous ses intérêts, il vous sortira une chose exactement inverse, il se placera en contradiction flagrante avec ce qu’il vient de vous dire : contre les lois de la raison, contre ses propres intérêts, bref, contre tout…


Mais l’homme est à ce point esclave de son système et de ses conclusions abstraites qu’il est prêt, en toute conscience, à déformer la vérité, prêt à ne plus rien voir, à ne plus rien entendre, du moment qu’il justifie mieux cette logique.


Mais l’homme est à ce point esclave de son système et de ses conclusions abstraites qu’il est prêt, en toute conscience, à déformer la vérité, prêt à ne plus rien voir, à ne plus rien entendre, du moment qu’il justifie mieux cette logique.



Certes, que n’inventerait-on pas quand on s’ennuie ! Car les épingles d’or, c’est aussi par ennui qu’on les enfonce – mais laissons ça. Ce qui est moche (c’est encore moi qui parle), c’est qu’on pourrait bien voir les hommes se réjouir de ces épingles d’or. Parce que l’homme est bête, phénoménalement bête. C’est-à-dire, il est loin d’être bête, mais il est tellement ingrat que rien au monde ne l’est plus que lui.


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. Certes : l’homme est un animal essentiellement bâtisseur, condamné à tendre vers son but en toute conscience par la voie de l’ingénierie, c’est-à-dire à se frayer un chemin, à tout jamais et sans interruption, vers où que ce soit. Mais c’est pour cette raison, peut-être, qu’il a envie parfois de faire un détour, parce qu’il est condamné à se frayer ce chemin, et aussi, je suppose, parce que, si bête que puisse être en général l’homme d’action spontané, il lui arrive quand même de penser quelquefois que ce chemin, en fait, le mène presque toujours où que ce soit, que l’essentiel n’est pas de savoir où, mais le fait qu’il y aille, et que le gentil garçon, méprisant l’art de l’ingénierie, ne tombe pas dans la fatale oisiveté, laquelle, comme nous savons, est mère de tous les vices. Les hommes aiment bâtir et se tracer des chemins, d’accord. Mais pourquoi aiment-ils aussi passionnément la destruction et le chaos ? Ça, dites-le-moi un peu. J’ai envie de déclarer deux mots moi-même à ce sujet. N’est-ce pas, peut-être que s’ils aiment tant la destruction et le chaos (et il est indéniable qu’il leur arrive d’aimer ça très fort, la chose est là), c’est qu’ils craignent eux-mêmes instinctivement d’atteindre leur but et d’achever le bâtiment qu’ils sont en train de construire ?


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Une parenthèse : Heine affirme que les autobiographies fidèles sont presque impossibles car il est presque sûr qu’on se mentira à soi-même. Il pense, par exemple, que Rousseau a menti dans sa confession, et qu’il a même menti sciemment, par vanité. Je suis sûr que Heine a raison ; je comprends très bien qu’on puisse s’accuser de tous les péchés du monde par simple vanité, et je conçois parfaitement quel genre de vanité cela peut être. Mais Heine parlait d’un homme qui faisait une confession publique. Moi, je n’écris que pour moi seul et je déclare une fois pour toutes que même si j’écris en ayant l’air de m’adresser à des lecteurs, c’est seulement pour faire bien, parce que c’est plus facile. Ce n’est là qu’une forme, une pure forme vide, je n’aurai jamais de lecteurs. Je l’ai déjà déclaré…


II
1
Ce que je faisais surtout à la maison, c’est que je lisais. Je voulais que des impressions extérieures viennent étouffer ce qui bouillait sans cesse au fond de moi. Et, pour moi, les seules impressions extérieures venaient de la lecture. La lecture, cela va de soi, m’aidait beaucoup – elle me passionnait, elle me comblait, me torturait. Mais, quelquefois, elle m’ennuyait à mort. Quand même, j’avais besoin de bouger et je me plongeais alors, je ne dirai pas dans la débauche – mais dans une débauchette, obscure, souterraine et sale. Mes petites passions étaient aiguës, brûlantes à cause de mes nerfs toujours malades. Il y avait des à-coups hystériques, avec des larmes et des convulsions. En dehors de la lecture, il n’y avait pas d’issue – c’est-à-dire que je n’avais rien que j’aurais pu admirer dans mon entourage et qui aurait pu m’entraîner. Et puis, l’angoisse qui s’accumulait ; je voyais monter un désir hystérique de contradictions, de contrastes – et je me lançais dans la débauche… Si je viens de raconter tout ça, ce n’est pas du tout pour me justifier… Encore que – non ! mensonge ! Si, justement, je voulais me justifier. Note à usage interne, messieurs. Je ne veux plus mentir. J’ai promis.


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C’est vrai, pourtant ; je me pose une question complètement oiseuse – que vaut-il mieux : un bonheur bon marché ou une souffrance qui coûte cher ? Non, mais, que vaut-il mieux ?



Nous en avons tellement perdu l’habitude, même, qu’il nous arrive parfois de ressentir une sorte de répulsion envers la “vie vivante”, et c’est pourquoi nous ne pouvons pas supporter qu’on nous rappelle qu’elle existe. Car où en sommes-nous arrivés ? La véritable “vie vivante”, c’est tout juste si nous ne la ressentons pas comme un travail, comme une carrière, presque, et nous sommes tous d’accord, au fond de nous, que c’est mieux dans les livres.


Nous ne savons même pas où il vit, ce vivant-là, et ce qu’il est vraiment, et comment il s’appelle ! Laissez-nous seuls, sans livres, et nous serons perdus, abandonnés, nous ne saurons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous retenir ; quoi aimer, quoi haïr, quoi respecter, quoi mépriser ? Même être des hommes, cela nous pèse – des hommes avec un corps réel, à nous, avec du sang ; nous avons honte de cela, nous prenons cela pour une tache et nous cherchons à être des espèces d’hommes globaux fantasmatiques. Nous sommes tous morts-nés, et depuis bien longtemps, les pères qui nous engendrent, ils sont des morts eux-mêmes, et tout cela nous plaît de plus en plus. On y prend goût. Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d’une idée. Mais – ça suffit ; je n’ai plus envie d’écrire, moi, du fond de mon “sous-sol”…

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