dimanche 26 juillet 2020

Le rêve d’un homme ridicule – Dostoievksi


Le rêve d’un homme ridicule – Dostoievksi

II
Les réflexions suivaient les réflexions. Il m’apparaissait clairement que si je suis un homme, et pas encore du rien, et tant que je ne suis pas devenu du rien, je vis, et donc je suis capable de souffrir, d’éprouver de la colère ou de la honte pour mes actes. Bon. Mais pourtant, si je me tue, par exemple, dans deux heures, alors, qu’est-ce qu’elle me fait, la petite fille, et quelle importance, dans ce cas-là, la honte, et tout ce que vous voulez au monde ? Je deviens du rien, du rien total. Et est-ce que, réellement, la conscience du fait que, dans un instant, je cesserais complètement d’exister et, donc, que rien n’existerait, ne pouvait pas avoir la moindre influence sur cette sensation de pitié pour la petite fille et cette sensation de honte après l’infamie que j’avais commise ? Parce que, c’est bien pour cela que j’avais tapé des pieds et que j’avais crié d’une voix hystérique sur cette malheureuse enfant, parce que “n’est-ce pas, non seulement, tiens, je ne ressens aucune pitié, et même si je commets une infamie inhumaine, maintenant, j’ai le droit, parce que, d’ici deux heures, tout sera éteint”. Vous me croyez, que c’est pour cela que j’ai crié ? Pour moi, maintenant, c’est presque une certitude. Je me représentais clairement que, maintenant, la vie et le monde étaient comme dépendants de moi.


Mais n’est-ce pas égal que ce soit ou non un rêve si ce rêve est venu m’annoncer la Vérité ? Car si, une seule fois, vous avez su la vérité, et si vous l’avez vue, vous savez bien qu’elle est la vérité, et qu’il n’y en a pas d’autre et qu’il ne peut pas y en avoir d’autre, que vous dormiez ou bien que vous viviez. Eh bien, soit, c’est un rêve, soit — mais, cette vie que vous placez si haut, j’avais voulu l’éteindre par le suicide, alors que mon rêve, oh, mon rêve — il m’a annoncé une vie nouvelle, grandiose, puissante, renouvelée !


IV
Et ce n’était pas que pour les chansons, non, semble-t-il, c’est toute leur vie qu’ils ne passaient qu’à une chose, à s’admirer les uns les autres. Ils étaient comme amoureux les uns des autres, d’un amour total, général. Certaines de leurs chansons, des chansons solennelles, d’extase, me restaient presque incompréhensibles. Je comprenais les paroles mais je n’ai jamais pu me pénétrer vraiment de toute leur signification. C’était comme si cela restait inaccessible à ma raison, mais comme si mon cœur, en revanche, s’en pénétrait inconsciemment, et de plus en plus fort. Je leur disais souvent que, tout cela, je le pressentais depuis longtemps, que toute cette joie et cette gloire, elles se disaient à moi encore sur notre terre par une nostalgie comme appelante qui devenait parfois une douleur insupportable ; que je les pressentais, eux tous avec leur gloire, dans les rêves de mon cœur et dans les songes de mon esprit et que, souvent, sur notre terre, je ne pouvais pas regarder sans larmes le soleil couchant… Ma haine pour les hommes de notre terre contenait toujours une douleur : pourquoi ne pouvais-je les haïr sans les aimer, pourquoi ne pouvais-je pas ne pas leur pardonner ? L’amour que j’éprouvais pour eux contenait lui-même une souffrance : pourquoi n’arrivais-je pas à les aimer sans les haïr ? Ils m’écoutaient, et je voyais qu’ils ne pouvaient se représenter ce que je disais, mais je ne regrettais pas de leur parler : je savais qu’ils comprenaient toute la force de ma nostalgie pour ceux que j’avais quittés. Oh, quand ils me regardaient de ce regard gentil et pénétré d’amour, quand je sentais qu’en leur présence mon cœur aussi devenait aussi juste et innocent que leur cœur à eux, alors, je ne regrettais plus de ne pas les comprendre. La sensation de plénitude de la vie me coupait le souffle, et, sans prononcer un mot, je leur disais des prières.



Je veux bien que ce rêve ait été le produit de mon cœur, mais est-ce que le cœur seul était capable de faire naître cette vérité abominable qui m’est advenue par la suite ? Comment aurais-je pu inventer cela tout seul, ou le rêver avec mon cœur ? Comment mon cœur frivole, mesquin, comment ma raison insignifiante ont-ils pu s’élever jusqu’à une telle révélation de vérité ? Oh, jugez vous-mêmes ; jusqu’à maintenant, je le cachais ; mais, maintenant, cette vérité, je vais la dire jusqu’au bout. Le fait est que… je les ai tous corrompus !

V
Ils connurent la pudeur et firent de la pudeur une vertu. Naquit la notion d’honneur, et chaque alliance hissa son propre drapeau. Ils torturèrent les animaux, les animaux s’éloignèrent d’eux dans les forêts et furent leurs ennemis. Commencèrent les luttes pour les séparations, l’autonomie, l’individualité, pour le mien et le tien. Ils parlèrent des langues différentes. Ils connurent la douleur et aimèrent la douleur, ils eurent soif de souffrance et dirent que la Vérité ne pouvait être atteinte qu’à travers la souffrance. Alors, parut la science. Quand ils devinrent méchants, ils parlèrent de fraternité, d’humanité et comprirent ces idées. Quand ils devinrent criminels, ils inventèrent la justice et s’imposèrent toute une série de codes pour la conserver et, pour se conserver les codes, ils instaurèrent la guillotine. Ils ne se souvenaient qu’à peine de ce qu’ils avaient perdu et ne voulaient même plus croire qu’un jour ils avaient été innocents et heureux. Ils riaient même de la possibilité de ce bonheur passé, et ils l’appelaient “un songe”. Ils ne pouvaient même pas se le représenter en formes et en images, mais, chose étrange et merveilleuse, ayant perdu toute foi dans leur bonheur passé, l’ayant traité de fable, ils voulurent tellement redevenir innocents et heureux, l’être une fois encore, qu’ils succombèrent devant le désir de leur cœur, comme des enfants, déifièrent ce désir, érigèrent des temples, et se mirent à prier leur propre idée, leur propre “désir”, tout en croyant pleinement, dans le même moment, qu’il était impossible et irréalisable, mais l’adorant jusqu’aux larmes et se prosternant devant lui. Et cependant, si seulement il leur avait été possible de recouvrer cet état d’innocence et de bonheur qu’ils avaient perdu, et si quelqu’un le leur avait montré d’un coup une fois encore et avait demandé s’ils voulaient le recouvrer, ils auraient sans doute refusé. Ils me répondaient : “Tant pis si nous sommes faux, méchants, injustes, nous le savons, et nous pleurons, nous nous torturons nous-mêmes pour cela, nous nous martyrisons et nous punissons plus, peut-être, même, que ce Juge miséricordieux qui nous jugera et dont nous ignorons le nom. Mais nous avons la science, et c’est par là que nous retrouverons la vérité, mais, cette fois, nous la recevrons en toute conscience. La connaissance est supérieure aux sentiments, la connaissance de la vie — supérieure à la vie. La science nous donnera la sagesse, la sagesse nous révélera les lois, et la connaissance des lois de la sagesse est supérieure à la sagesse.” Voilà ce qu’ils disaient et, après ces paroles, chacun s’aima plus que tous ses semblables — et, que pouvaient-ils faire d’autre ? Chacun devint si jaloux de sa personne qu’il ne cherchait de toutes ses forces qu’à l’abaisser et la diminuer dans les autres, et voyait là le but même de sa vie. L’esclavage parut, et même l’esclavage volontaire : les faibles se soumettaient volontiers aux plus forts, dans le seul but que ceux-ci les aident à opprimer d’autres encore plus faibles. Parurent des justes qui vinrent chez ces gens, les larmes aux yeux, et leur parlèrent de leur orgueil, de la perte de la mesure et de l’harmonie, de leur oubli de la pudeur. Eux, ils se moquaient d’eux et leur jetaient des pierres. Le sang sacré se répandit sur le parvis des temples. Mais on vit paraître des gens qui commencèrent à imaginer comment retrouver une union qui ferait que chacun, tout en continuant de s’aimer plus que les autres, puisse vivre sans gêner son prochain, et comment vivre ainsi, tous ensemble, pour ainsi dire, dans une société de concorde. De vraies guerres se déclenchèrent au nom de cette idée. Tous les belligérants croyaient en même temps que la science, la sagesse et l’instinct de conservation obligeraient finalement les hommes à s’unir dans une société de concorde et de raison, et donc, en attendant, pour accélérer le processus, les “sages” s’efforçaient aussi vite que possible d’exterminer ceux qui ne l’étaient pas et qui ne comprenaient pas leur idée, pour qu’ils ne mettent pas d’obstacles à son triomphe. Mais l’instinct de conservation s’affaiblit vite, parurent les orgueilleux et les sensuels qui exigèrent d’office tout ou rien. Pour acquérir le tout, ils recouraient au crime, et, quand ils subissaient un échec, au suicide. Parurent des religions vénérant le néant et l’autodestruction au nom d’un apaisement éternel dans le rien. À la fin, ces hommes s’épuisèrent dans un travail absurde, et la souffrance parut sur leur visage, et ces hommes proclamèrent que la souffrance est la beauté, car seule la souffrance est porteuse de pensée. Ils chantèrent la souffrance dans leurs chants. Je marchais parmi eux, en me tordant les bras, et je pleurais sur eux, mais je les aimais, peut-être, encore plus qu’avant, quand il n’y avait aucune souffrance sur leur visage, et quand ils étaient innocents et si beaux. J’aimais leur terre qu’ils avaient souillée plus encore qu’au moment où elle était un paradis, et seulement parce que le malheur y était apparu. Hélas, j’avais toujours aimé le malheur et la douleur, mais seulement pour moi-même, pour moi-même, et, sur eux, je pleurais, je les plaignais. Je tendais les bras vers eux, je m’accusais, me maudissais, me méprisais, au désespoir. Je leur disais que, tout cela, c’est moi qui l’avais fait, moi seul, c’est moi qui leur avais apporté la perversion, le poison, le mensonge ! Je les suppliais de me clouer sur une croix, je leur montrais comment faire une croix. Je ne pouvais pas, je n’avais pas la force de me tuer tout seul, mais je voulais qu’ils m’infligent les supplices, j’avais soif de supplices, j’avais soif de répandre mon sang dans ces supplices jusqu’à la dernière goutte. Mais eux, ils ne faisaient que se moquer de moi, et ils finirent par me prendre pour un innocent. Ils me justifiaient, ils disaient qu’ils n’avaient reçu que ce qu’ils désiraient eux-mêmes, et qu’il ne pouvait pas ne pas y avoir ce qu’il y avait maintenant. À la fin, ils me dirent que je devenais dangereux, et qu’ils me mettraient dans un asile si je ne me taisais pas. Alors, la douleur pénétra dans mon âme avec une telle force que mon cœur se serra, et je sentis que j’allais mourir, et là… bon, et c’est là que je me suis réveillé.



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