dimanche 26 juillet 2020

Les Pauvres gens - Dostoievski


Les Pauvres gens - Dostoievski

Maman se rétablissait, mais je continuais de passer mes nuits à son chevet. Souvent, Pokrovski me donnait des livres ; je lisais, d’abord pour ne pas m’endormir, puis plus attentivement, puis avec avidité ; devant moi s’ouvrirent soudain beaucoup de choses nouvelles, dont jusqu’alors, je n’avais rien soupçonné, j’avais tout ignoré. De nouvelles pensées, de nouvelles impressions, soudain, affluèrent en vaste fleuve vers mon cœur. Et plus l’émotion était grande, plus l’accueil de ces nouvelles impressions me coûtait de troubles et d’efforts, plus ils m’étaient chers, plus doux était le trouble qui me bouleversait l’âme. Soudain, d’un coup, ils s’amassèrent dans mon cœur, sans le laisser se reposer. Une espèce de chaos étrange bouleversa tout mon être. Mais cette violence de l’esprit ne pouvait pas m’ébranler complètement, elle n’était pas assez forte pour le faire. J’avais l’âme trop songeuse, et cela me sauva.
Quand s’acheva la maladie de maman, nos rencontres nocturnes et nos longues conversations cessèrent ; nous parvenions parfois à échanger quelques mots, souvent vides ou insignifiants, mais, moi, il me plaisait d’y donner une grande importance, une valeur particulière, pleine de sous-entendus. Ma vie était emplie, j’étais heureuse, tranquillement, paisiblement heureuse. Ainsi passèrent quelques semaines…




11 juin.
Comme je vous suis reconnaissante pour votre promenade d’hier dans les îles, Makar Alexéïévitch ! Quelle fraîcheur, là-bas, comme on y est bien, quelle verdure ! Voilà si longtemps que je n’avais plus vu de verdure ; pendant ma maladie, j’avais toujours l’impression que je devrais mourir, et que je ne manquerais pas de mourir ; jugez donc de ce que j’ai dû ressentir hier, quels ont été mes sentiments ! Mais ne m’en veuillez pas si, hier, je me suis montrée si triste ; je me sens très bien, très apaisée, mais, dans mes meilleures minutes, je me sens toujours, je ne sais pourquoi, comme un peu triste. Et si j’ai pleuré, ce n’est rien ; je ne le sais pas moi-même, pourquoi je pleure tout le temps. Je ressens les choses d’une façon douloureuse, à fleur de peau ; mes impressions me font toujours mal. Un ciel pâle, sans nuages, le coucher du soleil, l’apaisement du soir – tout cela, enfin, je ne sais pas, – mais je me serais crue portée, hier, à recevoir toutes ces impressions comme un poids, comme une torture, si bien que le cœur débordait et l’âme demandait des larmes. Mais pourquoi vous écrire tout cela ? Tout cela a tant de mal à se dire au fond du cœur, et le redire est encore plus difficile. Mais peut-être, finalement, que vous me comprendrez. C’est triste, et c’est drôle ! Que vous êtes gentil, vraiment, Makar Alexéïévitch ! Hier, comme vous me regardiez dans les yeux, pour y lire ce que je ressentais, et vous vous exaltiez de mon enthousiasme. Un petit buisson, une allée, un ruban d’eau – vous êtes là ; et vous êtes là, devant moi, essayant de paraître bien, cherchant toujours à croiser mon regard, comme si c’étaient vos propres domaines à vous que vous me montriez. Cela prouve que vous avez bon cœur, Makar Alexéïévitch. C’est pour cela que je vous aime. Bon, adieu. Adieu, je suis retombée malade ; hier, j’ai eu les pieds mouillés, ce qui fait que j’ai pris froid ; Fiodora aussi est malade, bref, nous sommes un peu patraques. Ne m’oubliez pas, passez me voir souvent.
Votre
V. D.





! Et tout ça, n’est-ce pas, depuis avant le déluge, tous les jours que Dieu fait, ça se répète. Je me suis habitué, parce que je m’habitue à tout, parce que je suis quelqu’un de placide, parce que je suis quelqu’un de petit ; mais, n’empêche, qu’est-ce qui les pousse à le faire ? Qu’est-ce que je leur ai fait de mal ? J’ai dépassé quelqu’un en promotion ? J’ai sali quelqu’un devant mes supérieurs ? J’ai quémandé une récompense ? J’ai monté une cabale, ou je ne sais pas ? Ce serait péché que vous pensiez ça, mon âme ! Comment j’aurais bien pu le faire ? Mais regardez simplement, ma bonne amie, est-ce que j’ai, moi, les talents suffisants pour la perfidie ou pour la vanité ? Alors pourquoi, Seigneur Jésus, elles me viennent, toutes ces avanies ? Vous, n’est-ce pas, vous me trouvez quelqu’un de digne, et, vous, vous êtes infiniment meilleure qu’eux tous pris tous ensemble. Parce que, qu’est-ce que c’est, la plus grande vertu en société ? On me dit, tout à l’heure, dans une conversation privée avec Evstafi Ivanovitch, que la vertu la plus importante, c’est de se remplir les poches. Il disait ça en plaisantant (je le sais, qu’il plaisantait), mais, la morale de cette histoire, c’est que personne ne doit être un poids pour son prochain ; moi, je ne suis un poids pour personne ! Le morceau de pain que je mange, c’est le mien ; certes, c’est un simple morceau de pain, et parfois même, c’est un morceau de pain dur ; mais il est là, et je l’ai gagné par mon travail, et je m’en sers légalement et sans appât du gain. Mais que faire ! Je le sais bien moi-même, que je ne fais pas trop de grandes choses, parce que je recopie ; mais, pourtant, j’en suis fier ; je travaille, je verse ma sueur. Parce que, c’est vrai, à la fin, qu’est-ce que ça peut donc faire, que je recopie ? C’est un péché, de recopier, ou quoi ? “Non, mais, il recopie !” “Ce rat, n’est-ce pas, de fonctionnaire, il recopie !” Qu’est-ce qu’il y a là-dedans de tellement malhonnête ? Mon écriture, elle est nette, belle, elle fait plaisir à voir, et Son Excellence est satisfait ; c’est pour lui que je recopie des papiers des plus importants. Bon, je n’ai pas le style, je le sais très bien, que je ne l’ai pas, le satané style ; c’est bien pour ça que je n’ai pas monté dans ma carrière, et, maintenant, là, ma bonne amie, je vous écris tout simplement, comme ça me vient, comme l’idée m’en vient au cœur… Tout ça, je le sais bien ; mais, n’empêche, si tout le monde se mettait à composer, qui est-ce qui resterait, pour recopier ? La voilà, la question que je vous pose, mon âme, et je vous demande d’y répondre. Eh quoi, j’ai bien conscience, maintenant, qu’on a besoin de moi, que je suis indispensable, et que ce n’est pas la peine de vous embrouiller quelqu’un pour rien. Bon, je veux bien, je suis un rat, s’ils trouvent une ressemblance ! Mais, le rat, on a besoin de lui, du rat, il apporte du profit, ce rat, n’est-ce pas, on y tient, à ce rat, n’est-ce pas, on lui donne une récompense – voilà ce que c’est, comme rat !




Parce que, ici, à Pétersbourg, ils sont tous très mauvais pour les carrosses ! Ces carrossiers, tous, là, je les connais ; eux, ce qui les intéresse, c’est la mode, le petit attifiau, là, qu’ils vous ajoutent, mais rien de solide ! je vous le jure, ils ne font rien de solide ! Je me jetterai aux pieds de M. Bykov, mon âme ; je lui prouverai, je lui prouverai tout ! Et vous aussi, mon âme, prouvez-lui ! expliquez-lui, prouvez ! Dites que vous restez et que vous ne pouvez pas partir !… Ah, mais pourquoi, il ne s’est pas marié avec sa commerçante de Moscou ? Il aurait quand même pu se marier avec elle là-bas ! Une commerçante, ça lui convient mieux, ça lui irait beaucoup mieux ; je le sais bien, pourquoi ! Et moi, je vous aurais gardée ici chez moi. A quoi il vous sert, Bykov, là, je veux dire, mon âme ? Pourquoi, d’un seul coup, est-ce qu’il aura plu ? Ou c’est, si ça se trouve, parce qu’il vous achète plein de falbalas, vous, si ça se trouve, à cause de ça ? à quoi ça sert, le falbala ? C’est une bêtise, mon âme, le falbala ! Ce dont il est question, c’est de vie et de mort, et, lui, mon âme, c’est un chiffon, – le falbala ; c’est ça, mon âme, juste de la chiffe, le falbala. Mais moi, tenez, dès que je touche mon mois, je vous en achète plein, du falbala ; je vous en achèterai, mon âme ; il y a un magasin que je connais, moi, pour ça ; il faut juste que j’attende de toucher mon mois, mon petit chérubin, Varenka ! Ah, mon Dieu, mon Dieu ! Mais vous, alors, plus moyen d’y couper, vous partez dans la steppe, avec M. Bykov, vous partez sans retour ! Oh, mon âme !… Non, écrivez-moi encore, écrivez-moi encore une petite lettre sur tout, et, quand vous serez partie, de là-bas aussi, écrivez-moi. Parce que, sinon, mon ange du ciel, ça sera votre dernière lettre ; et, ça, ce n’est pas du tout possible, que, cette lettre, ce soit la dernière. Parce que, comme ça, d’un coup, sans faute, pas moyen d’y couper, la dernière ! Mais non enfin, moi, j’écrirai, et, vous, aussi, écrivez, enfin… Parce que, moi, maintenant, j’ai le style qui se forme… Ah, mon amie, c’est quoi, le style ! Mais, moi, maintenant, là, je ne sais même plus ce que j’écris, et je ne corrige pas le style, j’écris juste pour écrire, juste pour en écrire un petit plus… Ma petite colombe, mon amie, oh, vous, mon âme à moi !

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