mercredi 7 octobre 2015

Serge Tchakhotine - Le viol des foules par la propagande politique



Le viol des foules par la propagande politique – Serge Tchakhotine

I. LA PSYCHOLOGIE, SCIENCE EXACTE
Nous voilà donc en présence des questions qui nous occupent dans ce livre, c’est-à-dire des problèmes de la psychologie objective qui ne fait pas autre chose que d'examiner les réactions des êtres, animaux ou humains. Ces réactions se manifestent sous forme d’activités de toutes sortes, soit spontanées, soit réactives, généralement de nature motrice, c’est-à-dire, où les mécanismes musculaires et nerveux jouent le premier rôle. L’étude des formes que prennent ces réactions des êtres vivants, dans tout l'enchaînement des éléments qui les caractérisent, l’analyse des mobiles et de leur formation — voilà le but que se propose cette science nouvelle, qui est la base de tout le complexe de notions, connu sous le nom de comportement, conduite ou « behavior » en Amérique, où cette tendance est née ; elle est connue encore sous le nom de psychologie objective, résultant des travaux de l'école du grand physiologiste russe I. Pavlov.

C'est précisément par cette manière objective de pense] avec toutes les conséquences qui en découlent, que Pavlov chercha et réussit à incorporer la psychologie aux sciences exactes de la nature. Son but était de découvrir les lois selon lesquelles se déroulent les phénomènes psychiques. Les lois naturelles sont des constantes, qui permettent d’approfondir les causes déterminantes des phénomènes dont la répétition est constatée par l’homme. L’homme intellectuel cherche à « retrouver dans les lois la sécurité qu'il a perdue par le fait de s’être éloigné, mû par la raison, de la tutelle de l’Église. Après la découverte des lois de la nature, vint la découverte des lois de la vie économique et sociale, et la tendance, enfin, de soumettre aussi la vie intérieure de l’homme à la domination des lois. L'adoration romantique de l’irrationnel vint ensuite comme une réaction contre cette domination implacable. Mais les formes de la raison humaine ne se sont pas arrêtées dans leur course : on cherche et on trouve des lois gouvernant l’irrationnel même ».

Orbeli attire l'attention sur le fait que dans l’activité nerveuse supérieure nous observons continuellement le choc de deux tendances antagonistes : d'un côté, c'est la tendance de conserver les liaisons formées, de s’en tenir à un comportement stéréotype, et de l'autre, la tendance à changer la structure, à transformer les relations, à s'adapter à des conditions nouvelles.
Dans la vie humaine ces deux tendances jouent aussi un grand rôle et déterminent les formes de notre comportement. 35 est aisé de se conformer à l’habitude prise de vivre suivant un certain ordre, qui élimine les soucis, quand une activité en déclenche automatiquement une autre, c’est-à-dire quand, grâce aux liaisons fixées sous forme de réflexes conditionnés, se réalisent en quelque sorte des « réactions en chaîne » d'activités, qui se succèdent rapidement et peuvent se répéter d'un jour à l'autre. Ces chaînes de réflexes conditionnés nous servent à chaque pas, quand nous exécutons des mouvements familiers, des actes de travail habituels, des services personnels quotidiens, des formes de relations coutumières avec d’autres personnes, objets, éléments de la nature, etc. C'est ce qui constitue nos habitudes, nos activités habituelles, notre stéréotype vital; ce mécanisme nous évite des efforts trop grands, et économise la dépense de l’énergie.
D'autre part, nous combattons souvent l'assujettissement servile à ces habitudes. Un homme adulte ne peut pas s’en tenir à toutes les formes de comportement, auxquelles il s’est habitué dès son enfance. Pendant toute la vie se produit une transformation de vieilles liaisons en réflexes conditionnés nouveaux, parfois même de nature opposée. Les vieux réflexes sont alors refoulés, mais il suffit d’affaiblir la tension de son système nerveux, de tomber malade ou d’engloutir  une certaine quantité d'alcool, pour voir réapparaître certaines habitudes enfantines, manières de s’exprimer, de faire des blagues etc. Ces phénomènes sont aussi connus dans la pratique de la psychanalyse.

Nous pouvons entrevoir maintenant plus clairement les raisons pour lesquelles il nous est impossible d’utiliser, dans la science, les faits de l'introspection, les phénomènes de la conscience, exprimées par les mots en qualité d’indicateurs de processus psychiques. Il est impossible d’établir une correspondance objective de la sensation avec les processus qui ont effectivement lieu dans le système nerveux. Dans la psychologie objective (réflexologie) c’est possible : la salivation ou le mouvement musculaire qui peuvent être enregistrés objectivement et même mesurés, révèlent la présence de processus d’excitation et d'inhibition.

En résumé, il faut considérer, selon Pavlov, six ordres de phénomènes, si on veut embrasser toute l’activité nerveuse, tout le comportement des animaux supérieurs. Ce sont : 1° l’excitation, 2° l’inhibition, 3° le déplacement de l’excitation et de l’inhibition, 4° l’induction réciproque de l’excitation sur l'inhibition ou de l'inhibition sur l’excitation, 5° le phénomène de formation et de destruction des voies reliant entre elles les différentes régions du système nerveux, 6° enfin, les phénomènes d’analyse, décomposant le monde extérieur et intérieur en ses éléments.


Au cours de ses travaux, Pavlov est arrivé à attirer l’attention sur deux phénomènes de l’activité psychique, qu’il a nommés le « réflexe de but » et le « réflexe de liberté ». Il est d’avis qu'il s’agit là des dispositifs primitifs ou réflexes absolus, innés. Par exemple, on observe chez certains obsédés que la tendance à collectionner n’est souvent pas en rapport avec la valeur du but poursuivi; Pavlov estime que c’est une caractéristique innée, puisqu'on peut observer que la même personne déploiera la même énergie quel que soit le but poursuivi, fût-il important ou futile. On est frappé parfois par cette passion apportée à collectionner des objets absolument insignifiants, dont l’unique valeur est d'être un prétexte à collection. Malgré l'insignifiance du but, on connaît l’énergie déployée par le collectionneur à la poursuite de ce but, et qui peut aller jusqu’au sacrifice de sa vie. Le collectionneur peut, dit Pavlov, pour satisfaire sa passion, braver le ridicule, devenir criminel, dominer ses besoins les plus urgents. Il s'agirait donc là, à son avis, d’un élan irrésistible, d'un instinct primitif, ou d'un réflexe. Il le met en relation avec l’instinct alimentaire, se basant surtout sur le fait que tous les deux présentent la caractéristique de préhension (la tendance à saisir l’objet) et de périodicité. Tout progrès, toute culture seraient fonction de ce réflexe de but, car ils sont dus uniquement aux hommes qui, dans la vie, se sont donné un but particulier. Le suicide n'est autre, selon Pavlov, que le résultat d'une inhibition du réflexe de but.
L’autre réflexe inné serait celui de liberté. Pavlov est parti d'une observation sur un chien qui, provenant de parents libres, de chiens errants, opposait, au laboratoire, une grande résistance, quand on essayait de former chez lui des réflexes conditionnés caractérisés — il se débattait sur la table d’expériences, il salivait continuellement et spontanément, il présentait les symptômes d'une excitation générale, et ce ne fut qu’après des mois qu'on parvint à le rendre docile et à l’utiliser pour la formation des réflexes conditionnés. Ce chien ne supportait pas d'entraves à ses mouvements et Pavlov classe cette propriété comme un réflexe inné de liberté; par contre, la docilité ne serait autre que la manifestation d'un autre réflexe inné, inverse au premier, et précisément du réflexe de servilité.
Comme nous le verrons plus loin, nous sommes plus enclins à considérer le comportement de liberté ou de servilité comme des acquisitions, comme des réflexes conditionnés, ayant leur base dans l'instinct ou pulsion que nous avons nommée pulsion de défense individuelle ou combative.
Mais ce qui fut établi sans aucune équivoque, dans les laboratoires de Pavlov encore pendant sa vie, c'est la possibilité d’agir sur la formation du caractère. C’est ainsi qu’on a séparé les chiens d’une portée en deux lots, dès leur naissance : les uns furent laissés pendant deux ans en liberté, les autres enfermés dans des cages. Quand on a commencé plus tard à former des réflexes conditionnés chez les uns et les autres, on constata que les réflexes conditionnés se formaient plus aisément chez ceux qui furent tenus dans les cages et qui, d’ailleurs, présentaient les symptômes d'une grande sensibilité aux excitations sonores : ils étaient peureux, ils tremblaient continuellement au moindre bruit; tandis que les autres, habitués aux excitations multiples, mis au laboratoire, et sous l’influence d’excitations monotones, devenaient vite somnolents et résistaient plus longtemps à la formation d’un réflexe.


Stuart Chase «La tyrannie des mots»

L’ignorance est donc le meilleur milieu pour former des masses se prêtant facilement à la suggestion. On l’a toujours su, mais grâce à Pavlov, on est en état aujourd’hui de comprendre les raisons physiologiques de ce fait capital dans le domaine social et politique.

Ainsi nous voyons que la théorie des réflexes conditionnés, fondement essentiel de la psychologie objective, se basant sur des lois générales biologiques, peut expliquer aujourd’hui toute la complexité de formes de comportement des animaux et de l’homme. Mais la compréhension des mécanismes du comportement entraîne la possibilité de les manœuvrer à volonté. On peut dorénavant déclencher, à coup sûr, les réactions des hommes dans des directions déterminées d'avance. Certes, la possibilité d'influencer les hommes, existait toujours, depuis que l’homme existe, parle et a des relations avec ses semblables; mais c’était une possibilité jouant à l’aveuglette, et qui exigeait une grande expérience ou des aptitudes spéciales : c’était en quelque sorte un art. Voilà que cet art devient une science, qui peut calculer, prévoir et agir selon les règles contrôlables. Un immense pas en avant se dessine dans le domaine sociologique.
Quelles sont donc ces règles si importantes? Nous les verrons plus loin expliquées par les actions mêmes, par des expériences préparées et réussies. Nous nous bornerons pour l'instant à souligner, qu’à la base de toute construction de psychologie appliquée, se trouve le schéma des pulsions ou réactions innées que nous avons connu tout à l’heure. Disons seulement, qu'une foule de notions dérivées s'en dégagent, dont nous ne mentionnerons ici que quelques-unes à titre d'exemple. Nous emploierons ici la terminologie de la vie courante pour simplifier les choses. L'analyse purement scientifique fiait encore défaut dans la plupart des cas, et les attitudes en question peuvent être suffisamment définies par les termes habituels, pour être reconnues. Voici, par exemple, le premier système (N° 1), celui de la combativité. Parmi les états qui ont trait à ce système, on peut nommer ceux de la peur, de l'angoisse, de dépression, ou aussi, comme corrélatif opposé, l'agressivité, la « fureur », le courage, l’enthousiasme; en un mot, tout ce qui se rapporte, dans le domaine social ou politique, à la lutte pour s’approprier le pouvoir, pour dominer. La menace et l’encouragement, l’exaltation, jouent un grand rôle ici comme formes de stimulation.
Pour le deuxième système, celui de la nutrition, on pourrait citer tout ce qui a trait à des avantages économiques, et aux satisfactions matérielles. Les promesses et les appâts, d’un côté, les tableaux de misère et de dénuement, de l'autre, sont les formes qui peuvent agir dans ce sens.
Pour le troisième système, celui de la sexualité, tout ce qui joue sur cette corde de l’âme humaine, y entre. On peut distinguer ici des éléments primitifs et des éléments sublimés. Parmi les premiers, un exemple d’ordre positif est constitué par tout ce qui provoque directement une excitation érotique. Notre civilisation les utilise de moins en moins, mais chez les peuples primitifs ou anciens, cet élément joue ou jouait un grand rôle. Il suffit de rappeler les mystères dans l’antiquité, les jeux dionysiens ou le culte phallique, qui utilisaient même des processions, comme moyen d'influencer psychologiquement les masses. Sur une action négative, dont le point de départ est sexuel, on base tout ce qui livre à la risée, au mépris, au persiflage. Les caricatures, les processions carnavalesques, les rengaines, en sont des exemples expressifs. En ce qui concerne l’utilisation de la pulsion sexuelle sous forme sublimée, on pourrait citer tout ce qui engendre la joie, l’amour élevé : les chansons populaires, les danses, les refrains en vogue, l’exhibition de jolies femmes comme personnification d’idéaux s’y rapportent. Comme exemple, tiré de l’histoire, citons la « déesse Raison » de la Révolution Française, une célèbre et belle actrice de son temps, portée en procession, demi-nue à travers les rues de Paris.
Enfin, la quatrième pulsion, celle de la maternité ou -parentale, est à la base de tout ce qui se manifeste sous forme de pitié, de souci pour autrui, commisération, amitié, prévoyance, mais aussi indignation, colère.


II. LA MACHINERIE PSYCHIQUE

Selon Henri Bergson, l’origine de la conscience et de l’intelligence serait dans un obstacle, un freinage de l'impulsion, ce qui a lieu dans toute collectivité de sorte que la vie intellectuelle serait dépendante de la vie sociale. Nous avons déjà vu l’énorme importance que Pavlov attribuait à l’inhibition, en parlant même de réflexes conditionnés inhibitifs et en précisant que chaque excitation serait accompagnée automatiquement d'un phénomène concomitant d'inhibition, pouvant devenir dominant et déterminer l'effet ultime. Il est facile à concevoir que l'inhibition joue un rôle de premier ordre dans l'éducation, dans la sphère de la morale, et dans la vie sociale en général. Le « tabou » des peuplades primitives a son origine là-dedans.


Ainsi, la psychanalyse se révèle comme la méthode par excellence, pour explorer l'inconscient et interpréter le comportement soit directement, soit symboliquement. Allendy explique que le symbolisme est un processus primitif, dépendant du manque de représentations abstraites et du refou­lement : il se produit automatiquement dans l'inconscient. C'est surtout le rêve qui opère par des symboles. « Le symbole permet (comme dans l'algèbre) de jouer aisément avec des concepts que l'esprit aurait trop de peine à embrasser dans leur totalité sans cet artifice. »
A côté de la psychanalyse, des nouvelles méthodes d’exploration de l’inconscient se sont développées les derniers temps. Ces procédés sont connus sous le nom de narcoanalyse et sont en quelque sorte une psychanalyse chimique, c'est-à- dire qu’ils s’efforcent, comme cette dernière, de ramener, par des procédés chimiques, à la conscience les souvenirs refoulés pour neutraliser, dans un but psychothérapeutique, leur pouvoir malfaisant sur le corps et le psychisme de l'homme. Le sujet est plongé dans un état d’inconscience relative. Cet état peut être obtenu aussi par des méthodes de la comathérapie convulsivante : c’est l'électro-choc, une crise convulsive par passage d'un courant électrique dans le cerveau. « Chez des sujets ainsi traités, la conscience, avant de redevenir normale, passe par un état très comparable à celui qui existe dans l'hypnose, période qui peut être utilisée pour la suggestion en psychothérapie, et même la psychanalyse. » Pour obtenir la même possibilité par voie chimique on a employé le coma insulinique ou le cardiazol, un convulsivant. De ces pratiques « sont nées les idées de suppléer à la lenteur de la psychanalyse classique en mettant le sujet, à l’aide d’une drogue, dans un état de demi-conscience (« état second ») qui livre son subconscient à l’expérimentateur».
On connaissait toujours qu’une légère ivresse, due à l'alcool, prédispose à la loquacité, fait perdre le contrôle de soi- même; même les sauvages employaient des drogues naturelles dans ces buts, le peyotl mexicain, par exemple, était utilisé par les indiens pour rendre la victime incapable de garder un secret. Au début de notre siècle une série de drogues furent employées dans les mêmes buts et ces activités ont abouti à la notion du sérum de vérité et à son emploi dans des buts judiciaires et policiers. Depuis la dernière guerre, c'est le pentothal, un barbiturique, qui a acquis une certaine célébrité, surtout après qu’en 1945 Délay proposa l’introduction de la narcoanalyse dans la pratique de la médecine légale « à titre purement médical en tant que moyen de diagnostic après échec des moyens courants d’investigation ». Dans le cas d’application de la drogue il y a disparition de la censure, qui est à l’origine du refoulement. L’adjonction d’une amine excitante du type de l’ortédrine peut surajouter à la dépression hypnotique une excitation verbale qui facilite l’aveu*. On a vu aussi que la narcoanalyse peut non seulement inciter à l’aveu des pensées les plus secrètes, mais suggérer des conduites ou des opinions. Toutefois il y a ici, comme aussi dans le cas de l’hypnose, une limite : le narcoanalysé « ne fera pas ce qui est trop en désaccord avec sa conscience vigile, il n’obéira pas à une suggestion de crime. Plus efficace certes pour violer la personnalité et faire d’un individu énergique une loque, serait l’emploi répété des méthodes de choc ou de la psycho-chirurgie. Du point de vue de la morale sociale, ces pratiques sont répréhensibles au même titre que celles que nous dénonçons dans ce livre sous le nom de viol Psychique. Heureusement, la psycho-chirurgie a une moindre portée pratique et se contente d’affaiblir les processus conscients dans des buts thérapeutiques : on déconnecte les lobes préfrontaux de l’écorce cérébrale d’avec les centres à sa base, où se trouvent les ressorts essentiels de la vie instinctive, végétative, émotionnelle, recouverts d’un cortex d’inhibitions, « qui sont alors levées et donnent lieu à un état d’insouciance, en libérant le malade de la mélancolie dépressive et dans le cas des déments agités en les calmant. Si on peut admettre l’emploi de ces pratiques dans des buts médicaux, leur utilisation dans des buts politiques, par exemple, dans certains procès d’intention, a rencontré une réprobation universelle : le fait que la conscience humaine s’insurge contre ces faits est un signe réconfortant dans notre époque où la notion de frontière entre ce qui est socialement moral et immoral se perd de plus en plus souvent, car la possibilité d’utiliser en bien ou en mal les progrès de la science n’est pas affirmée avec la force nécessaire : on le voit, par exemple, dans le fait que des savants ne se refusent pas à travailler pour la guerre, et à rechercher, dans leurs laboratoires, des nouvelles armes meurtrières, une activité qui leur est imposée par les politiciens et qui déshonore la science. Et Chesterton a raison de dire que « l’hérésie moderne est de vouloir modifier l’âme humaine pour l’adapter aux circonstances au lieu de modifier les circonstances pour les adapter à l’âme humaine... Il semble que le progrès consiste à être poussé en avant par la police».


Freud a cru devoir distinguer comme base de tout psychisme biologique une sorte de force vitale ou d’élan vital auquel il a donné le nom de « libido » et qu'il met en relation avec la sexualité. Cette force dirigerait toutes les manifestations psychiques, en se réalisant, comme un ressort, un primum movens, de mille formes que prennent les activités humaines. Libido serait l’agent dynamique de l'inconscient. Platon postulait aussi l'existence de cette force qu'il nommait « Eros ».
Allendy pense avec Freud que si les hommes sont parvenus à la civilisation, c'est en dérivant sur leurs arts, leurs industries, une partie de la libido primitivement attachée à la seule satisfaction des instincts naturels. Nous ne croyons pas que le postulat d'un tel « deus ex machina » soit inévitable pour l'explication des faits psychiques du comportement humain. Pour Allendy l'inconscient présente « deux aspects différents : l'un actif, la libido, qui tend à poursuivre les finalités vitales et qui est un moteur d'action; l’autre passif, qui est constitué par les impressions enregistrées (engrammes, selon notre terminologie), les automatismes établis, les associations fixées, et qui résulte des expériences faites. G. Dwelshauvers les désigne respectivement sous les noms d'inconscient dynamique et de subconscient automatique ».


Nous voulons procéder maintenant à un essai d’inventarisation et de classification de ces réflexes intuitifs, qui peuplent la sphère inconsciente. Pour mieux séparer certaines catégories de ces réflexes, nous serons obligés de forger des néologismes dont nous nous excusons d’avance auprès du lecteur.
Parmi ces réflexes, en premier lieu, sont à nommer les automatismes, que Pavlov nomme les réflexes innés ou absolus et qui sont, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la base même pour la formation des réflexes conditionnés ou acquis.
A la différence de « pulsions » qui sont au nombre de quatre — combative, digestive, propagative et protective — et qui marquent les catégories biologiques selon lesquelles on peut classer tous les réflexes, il peut exister un grand nombre d’automatismes, selon la nature des éléments physiologiques qui constituent les excitants en jeu ; ainsi, par exemple, dans le cas de réflexe nutritif, ce serait la viande, ou le pain ou toute autre substance nutritive, avec ses caractéristiques gustatives, qui déclenchent l’activité du mécanisme réflexe.

En parlant de réactions innées automatiques dans les organismes, il faut en distinguer des réactions, tout aussi automatiques et innées, mais quand même différentes des premières : ce sont les tropismes. Ils sont à observer surtout chez les animaux inférieurs : on connaît, par exemple, l'attrait qu’exerce sur les papillons de nuit le foyer d'une lumière intense, qui les attire avec une telle force qu’ils se brûlent les ailes et périssent. Il serait absurde de supposer l'existence chez ces animaux d'un « instinct de mort », comme certains ont voulu l’affirmer. Ce n’est que l’effet de la présence d’un phototropisme, le même phénomène qu’on observe chez les plantes, oui. en poussant, orientent leurs tigres vers la lumière.

« Dans le tropisme», dit Brach, «le foyer stimulant est externe et perceptible et provoque chez l'animal un déséquilibre organique assez général qui sera atténué ou supprimé par l'approche ou le contact du foyer stimulant (ou au contraire par son éloignement en cas de tropisme négatif) : l’animal est donc attiré ou repoussé par le stimulant. Le déséquilibre provoque une tension neuronique en général inconsciente et l'animal fait des déplacements orientés jusqu’à , la résolution de cette tension. »

En tout cas, il y a une différence nette entre les tropismes et les réflexes intuitifs, même les plus simples, comme les automatismes. C'est que dans les premiers, c'est le stimulant (foyer du tropisme) provoquant une excitation (attraction ou répulsion) chez l’animal, qui est d’importance capitale, tandis que dans les réflexes intuitifs, c'est le déséquilibre intérieur, provoqué par le stimulant dans le système nerveux même de l’animal, qui est en cause, et qui persiste jusqu'à sa suppression. « Dans les tensions-tropismes, parce que le foyer de stimulation immédiatement externe et perceptible provoque une réalisation immédiate, il n’y a pas de délai entre la stimulation déterminant le commencement de la tension et sa réalisation et donc pas de possibilité d'association avec une autre stimulation externe pendant l’activation de la tendance avant sa réalisation. » On pourrait peut-être dire que dans le cas de tropismes on a affaire à de simples réactions automatiques, tandis que dans le cas d’automatismes ce sont les réflexes automatiques qu'on a devant soi, où le système nerveux est engagé à fond.


Nous avons déjà dit que Jung différencie deux couches dans l'inconscient : l’individuel, formé d’engrammes, provenant de l’expérience personnelle (souvenirs, effacés et refoulés, et perceptions au-dessus du seuil d’attention) et le superindividuel ou collectif, constitué par des images innées, héréditaires, ancestrales, les Archétypes. Évidemment, ces symboles conservés dans l’inconscient, peuvent avoir une influence sur le caractère des impulsions qui viennent de cette sphère et déterminent le comportement, sans qu’on s'en rende compte, et sur les processus réflexes qui y ont lieu.


Or, Arthus distingue deux types d oubli : I'oubli actif et l’oubli passif. « Il est normal », dit-il, « d’oublier certaines choses de peu d'importance et qui ne présentent pour nous aucun ou peu d’intérêt. » C'est l'oubli passif. C'est le cas de ces réflexes conditionnés qui se forment innombrables, selon Pavlov, et disparaissent, en n'attirant pas notre attention; c'est aussi le cas des oublis des choses, qui perdent leur actualité et utilité, étant de nature éphémère. Voici un exemple, donné par Arthus : « Si je change de résidence j'oublierai vite les numéros de téléphone que j'avais présents à la mémoire, mais qui ne me sont plus d’aucune utilité dans ma nouvelle résidence, et dont je n'ai plus l'occasion de me servir. »
A cet oubli passif, normal et dont nous ne pouvons que nous réjouir, puisqu’il allège notre travail intellectuel, on doit opposer l’oubli actif, dû au phénomène de censure ou désensibilisation dont nous avons déjà parlé. « L'oubli actif soustrait à notre mémoire des images, que, consciemment, nous aurions intérêt à retrouver. Il s'exerce au détriment de notre moi conscient » (nous dirions plutôt : de processus plus complexes de notre psychisme, éclairés par la conscience).
La psychopathologie nous enseigne que l’oubli actif est une victoire des réflexes intuitifs (inconscients) automatiques sur les réflexes conditionnés supérieurs de notre intelligence raisonnante (consciente), une victoire « des réflexes sur les résolutions » dit Arthus, une victoire des réflexes intuitifs sur les réflexes intellectifs, dirions-nous, de l'affectivité sur le raisonnement. Tout oubli actif rend possible la réalisation d'un désir, d’une pulsion de notre inconscient. Il implique toujours une opposition de l’inconscient à la conscience, il représente une impuissance de la conscience à la faveur de laquelle pourra se réaliser ce que l'inconscient, ce que la vie intuitive, affective, réclame.
Il nous semble que dans l'oubli actif on peut, à son tour, distinguer deux cas : dans l'un, il y a une opposition de l’inconscient très ferme : c’est l'oubli actif total; dans l'autre, l'opposition l'est moins : c'est l'oubli actif partiel. Tandis que dans le premier cas la réapparition des choses oubliées se heurte à des obstacles qui annihilent, on pourrait dire, la mémoire, dans le deuxième, la remémoration peut être atteinte moins péniblement et dans certains cas même sans difficulté aucune. Nous reviendrons à ces faits tout à l’heure quand nous traiterons de la question de la reviviscence des réflexes conditionnés intellectifs.
L’oubli actif est dénommé dans la psychanalyse le refoulement. Nous avons vu que du point de vue physiologique c’est un processus d'inhibition. Allendy a si bien formulé de quoi il s’agit, que nous croyons utile de nous référer ici in extenso à ses lignes : […]Le refoulement ne désigné que l’élimination automatique, involontaire, telle que l’élément refoulé reste entièrement inconnu à notre introspection, par exemple, chez ceux qui se croient tolérants, désintéressés, etc., et dont les sentiments haineux ou cupides éclatent aux yeux de tous.


Le refoulement joue un grand rôle dans la formation du symbole, comme l’ont démontré Rank et Sachs. Les états affectifs s’expriment en images symboliques, mais ce ne sont pas des symboles directs en rapports immédiats avec leur contenu; ces symboles prennent une forme détournée, difficile à interpréter, parce qu’un refoulement habituel en élimine l’expression approchée. C'est parce que le symbole est un moyen d’expression des idées et des sentiments réprimés.


Un cas spécial de réphénations est fourni par des phénomènes psychiques du domaine de ce qu’on appelle généralement Y intuition et que nous traitons aussi comme des réflexes conditionnés intuitifs, se basant sur des éléments, accumulés dans le 2e système de signalisation de Pavlov, donc dans l’inconscient, et pouvant faire irruption dans la sphère consciente, en empruntant des voies raccourcies ; pour cette raison de leur découlement rapide et soudain, nous leur donnons le nom de fulgurations. Ce qui les caractérise surtout aussi, c'est que leurs résultats se manifestent à la conscience, à la fin de leur cheminement, comme des acquisitions immédiates. Ce sont évidemment des réflexes conditionnés facilités. Ce sont précisément ces réflexes intuitifs, se révélant conscients, qui, avec les réflexes intellectifs propres, c’est-à-dire évoluant, dès le début, à la lumière de la conscience, forment l’intelligence des êtres vivants supérieurs, surtout de l’homme.
Bergson s'approche en quelque sorte d’une telle manière de considérer l’intuition, en disant qu'elle est « l’instinct capable de réfléchir sur son objet » : aujourd’hui nous pouvons donner un sens physiologique à cette définition. Il est possible que l’étude des phénomènes métapsychiques, dits occultes (divination du passé, prédiction de l’avenir), puisse être abordée un jour sous ce point de vue, en utilisant aussi la connaissance des faits de l’inconscient collectif.
Les fulgurations se présentent surtout dans les activités créatrices, là où il est question du « nouveau », dans l’Art, dans la Science, c’est-à-dire dans les activités ayant trait aux manifestations des quatre pulsions fondamentales, sur des niveaux sublimés de notre schéma*. En voici quelques exemples, se rapportant à chacune des quatre pulsions : dans le domaine de la 3e pulsion (sexuelle), la plus favorable, à ce qu’il paraît, aux fulgurations, on peut indiquer le fait du « coup de foudre » en matière d'amour, comme sentiment; mais aussi dans le niveau supérieur de l’Art, où on rencontre ces ressorts psychiques agissant dans la poésie, la composition musicale et les autres créations artistiques. Dans le domaine de la 4« pulsion (parentale), dans son niveau de l'activité scientifique, c'est le cas de grandes découvertes, d'inventions. Pour la 2° pulsion (digestive ou captative dans notre sens) on pourrait faire allusion, encore, au niveau sublimé, lors des grandes inspirations religieuses et de synthèse philosophique. Mais même dans la 1ere pulsion (agressive ou combative) les idées, parfois géniales, des grands stratèges, des organisateurs, des grands champions du jeu d'échecs, et même les inspirations des grands orateurs sociaux et politiques dans leurs actes et leurs discours, relèvent de ce que nous avons appelé ici les fulgurations.
Un grand problème pour les études psycho-physiologiques dans le domaine en question, serait d'élucider le comment et le pourquoi de l'irruption de ces réflexes intuitifs dans la sphère consciente, en d’autres termes, de découvrir les mécanismes physiologiques intimes qui sont à la base de ces phénomènes et les lois qui les gouvernent. Dans notre livre « L’organisation de soi-même» nous apportons des exemples de techniques, parfois allant jusqu’à des manies bizarres, connues des biographies d’écrivains et d’autres hommes célèbres, qui utilisaient certaines pratiques pour stimuler à volonté leur intuition créatrice, pour stimuler leur verve, en nos termes, pour déclencher sciemment des fulgurations, qui ont rendu leurs œuvres psychologiquement aussi efficaces. Ainsi Schiller était stimulé par l'odeur des pommes pourries qu’il tenait dans le tiroir de sa table de travail, Buffon mettait pour rédiger son « Histoire naturelle », ses manchettes et son habit de gala, Baudelaire se mettait à plat ventre sur le parquet pour écrire ses vers, d’autres absorbaient du café, comme Balzac, d'autres encore consommaient des spiritueux; beaucoup de personnes ont besoin de fumer pour travailler avec inspiration; pour Humboldt, la meilleure stimulation au travail mental était de monter lentement vers la crête d’une montagne en plein soleil; pour Gœthe, c'était la vue lointaine des prés verdoyants et des nuages passant dans le ciel qu'il entrevoyait de sa table, etc. Quand nous nous entourons, dans notre cabinet de travail, ou sur la table, d’images agréables, de photos de personnes qui nous sont chères, et de bibelots artistiques qui évoquent certaines sensations ou souvenirs, le principe est le même.


Le rêve comprend des éléments (images, sensations) et une organisation de ces éléments sous forme de réflexes conditionnés du type intuitif. « Le rêve réalise un désir, sous un symbolisme plus ou moins compliqué, spécial au rêveur; il est interprétable seulement par associations d'idées. Le rêve comporte aussi un souvenir, une impression actuelle, une intention pour l’avenir. Le rêve exprime parfois un désir resté inassouvi et qui continue à réclamer satisfaction.


Il prend alors la signification d'une satisfaction hallucinatoire pour détendre momentanément la libido (la pulsion, selon nous). Les explorateurs privés de nourriture, raconte Nordenskjold, rêvaient de festins plantureux. Parmi ces désirs ce sont, bien souvent, ceux de caractère sexuel qui peuplent, filtrés par la « censure » de Freud, et maquillés sous forme de symboles, les rêves. Les cauchemars, qui paraissent être toutefois tout autre que des désirs, ne sont autres que des scènes insuffisamment élaborées par la censure et dont certains sentiments désagréables n'ont pas pu être filtrés. Ainsi, quand une jeune fille voit avec terreur en rêve un cambrioleur forcer la porte de sa chambre et entrer le couteau menaçant, il faut conclure qu'elle est curieuse de l'amour, mais qu’elle craint la défloration* ».
Au symbolisme qui joue dans le rêve un rôle de toute première importance, nous reviendrons encore dans le chapitre VI.
Dans le rêve éveillé, objet d'étude de Desoille (44), qui a créé une méthode de l'explorer, le sujet est tenu, en partant d’un mot associatif, à révéler tout ce qui passe dans son esprit, ce qui conduit à une interprétation de son inconscient.


Dans son livre « The process of persuasion », consacré à la psychologie de la propagande, Clyde Miller analyse cette fonction du point de vue de la possibilité de diriger l'opinion publique — l'individu comme la collectivité — par des moyens psychiques qu’il nomme « leviers » (devices), en partant de la théorie des réflexes conditionnés. C’est une application pratique des énoncés scientifiques de la psychologie objective dont il a été question dans ce chapitre. Pour lui ces  leviers » sont de vrais déclics (trigger) qui déclenchent une réaction, un réflexe conditionné : dans la psychologie objective ce sont les excitations conditionnantes verbales et finalistes.


Or, la propagande arrive à ses buts rapidement quand elle est en état de lancer, au moyen de certains mots (slogans), des symboles ou des actes, ou d’évoquer des images —latentes dans le second cas et conservées dans notre 2e système de signalisation — dans notre esprit.
« Souvent », dit Clyde Miller, «ce sont des images de types de personnes que nous voudrions être nous-mêmes. jouissant d’une bonne santé et sympathiques; adroits en sports et jeux; respectés pour nos succès professionnels et dans les affaires; heureux en amour et dans le mariage; possédants du prestige et d'une bonne situation sociale. Les images de ce genre se rapportent à nos sentiments et désirs de propriété, d’ambition, de rivalité, de satisfactions sexuelles, d’émulation, de fierté, de la raison, de générosité (en d'autres termes, selon notre manière de voir — aux quatre pulsions fondamentales de nôtre psychisme). Mais, » continue Cl. Miller, « il existe aussi d’autres images, celles de personnes et de choses qui menacent d'anéantir nos espoirs et de détruire nos rêves de succès et de bonheur. Elles correspondent à nos cauchemars, engendrés par la peur. Ces images, qui évoquent en nous des sensations agréables ou désagréables, déclenchent des réflexes conditionnés, de sorte que nous éprouvons automatiquement la nécessité de suivre les idées, la voie, les actions suggérées pour atteindre nos rêves et de vaincre ou de négliger les personnes et les choses qui se présentent comme des obstacles entre nous-mêmes et la réalisation de nos espoirs. »
Ainsi un mot, en lançant dans notre esprit une image, a une action de déclencheur dans la direction voulue par celui qui le lance. « Les propagandistes ou chefs de publicité astu­cieux le savent. Ils utilisent, à bon escient, des mots, qui sont des instruments pour provoquer non seulement des réponses qu'ils supposent que nous serions amenés à donner, mais aussi et surtout des réponses qui servent un but dans lequel ils sont intéressés. Ainsi aussi toute l'efficacité de la publicité commerciale dépend de ces mots et symboles, déclencheurs d’actions dans la direction voulue.
Or, Clyde Miller essaie de faire une classification de ces mots et symboles-déclencheurs, qu’il nomme aussi des stratagèmes ou dispositifs (devices) et que nous préférions nommer des leviers psychiques. Il en distingue quatre groupes :
1. leviers d’adhésion ou acceptation (il les nomme « Virtue » device — leviers de « vertu ») : leur but est de faire accepter des personnes, des choses ou des idées, en les associant avec des mots ou des symboles tenus pour « bons », par exemple : « démocratie », « liberté », « justice », « patrie », etc.
2. leviers de rejet (« Poison » device) avec le but de faire rejeter certaines idées, personnes, etc., en les associant avec des « mauvais » mots, symboles et actes, qui font appel à la peur, dégoût, etc., par exemple : « guerre », « mort », « fascisme », « immoral », etc.
3. leviers d’autorité ou de témoignage (« Testimonial » device) ; dans ce cas est employée la voix de l’expérience, de connaissance, d’autorité, qui cherche à nous faire approuver et accepter ou de désapprouver et rejeter des personnes, des choses ou des idées. Ils s’appuyent sur le témoignage, l’avis des personnes bien connues, d’institutions, etc.; ou aussi indiquent-ils des « exemples horrifiques » ou, au contraire, « méritoires »; des exemples de tels mots sont : Roosevelt, Lénine, Science, Dieu, etc.
4. leviers de conformisation («Together» device, d’ensemble) : par ceux-là on cherche à faire accepter ou rejeter des personnes idées, etc., énoncées dans les trois cas ci-dessus, en faisant appel à la solidarité, à la pression des émotions ou des actions collectives, surtout de masse. Ce levier s’applique surtout pour gagner les masses. Des exemples de tels mots sont :
« Chrétienté », « L’union c’est la force », « Deutschland über alles » (slogan de Hitler).
Clyde Miller  analyse le mode d’action de ces leviers psychiques et les résume en sept points :
1. Ils opèrent chacun pour soi ou en combinaison les uns avec les autres.
2. Ils sont des clefs pour servir les buts de sécurité individuelle ou collective, nos désirs et nos besoins avant affaire à la faim, propriété, peur, espoir, combativité, ambition, sexualité, fraternité, rivalité, vanité, etc.
3. Ce sont des clefs pour l’ensemble de modèles qui peuplent notre psychisme (« maps in our minds »), de nature agréable ou désagréable, qui peuvent être allumés ou éteints dans notre esprit par des mots, symboles ou actions qui servent alors de déclics.
4 Ils opèrent sous forme de réflexes conditionnés. Les mots- poisons et mots-vertus déclenchent ces réflexes et cherchent ainsi à nous contraindre à rejeter ou accepter automatiquement, à approuver ou à condamner des personnes, des produits, des propositions, programmes, politiques, groupes, races, religions ou nations.
5. Ils sont manœuvrés par ceux qui veulent persuader d’autres personnes et par les propagandistes.
6. Ils se révèlent comme la force des hommes honnêtes, ou comme indices de loucherie des charlatans et démagogues.
7. Ils reflètent les facteurs qui altèrent les divers canaux de communication que sont les organes publics : presse, radio, cinéma, église, école, chambre de commerce, syndicat, métairie, société patriotique, parti politique, gouvernement, etc.
Ce qui les caractérise surtout, c’est qu’ils opèrent rapidement en empruntant la voie de nos réflexes conditionnés, en cherchant de nous influencer pour que nous acceptions ou refusions automatiquement ce qu’ils nous transmettent.
Comme exemples de ces actions, Clyde Miller (105) indique que c’est précisément par l’emploi des leviers-« poisons » que les agents de la santé publique ont pu réduire le taux des épidémies des maladies contagieuses dans l’énorme proportion que l’on sait : c'est grâce à la propagande visant l’hygiène publique que nous toussons et éternuons, en employant des mouchoirs; que nous préservons notre nourriture des mouches; que nous évitons le contact avec des germes contagieux; que nous cherchons à raffermir la résistance de notre corps aux microbes dangereux.
On a déjà depuis longtemps reconnu que l’emploi en faux, malhonnêtement ou méchamment, de leviers « poisons » est un crime. Des lois contre la diffamation et la calomnie protègent l’individu contre l’injure; toutefois ces lois ne protègent pas encore contre l’injure les races, les groupes, les religions et les idées.
A propos des leviers « d'ensemble » (Together-device), Clyde Miller dit qu’ils exploitent notre désir de suivre un meneur. Toutefois, l’énoncé des qualités les plus remarquables du meneur ou d’une organisation, fait par un propagandiste, ne peut conférer de succès aux leviers employés par lui, si les conditions de vie de celui auquel ils s’adressent, sont en opposition flagrante avec les buts de cette propagande. Et comme exemple, il cite les élections présidentielles aux Etats-Unis en 1932. La campagne en faveur de l’élection de Herbert Hoover était énorme. Mais pour beaucoup d’électeurs le nom de Hoover était entaché de la notion de chômage. Pour ceux-là le slogan de Hoover, plaidant pour une « Nouvelle ère économique », qui était autrefois un « levier-vertu », s'était mué en « levier-poison », qui déclenchait une exclamation ironique « Oh, yeah! » (oh, là-là !).


Des stimulations extérieures ou des réactions chimiques internes causent des déséquilibres énergétiques dans les neurones. Le déséquilibre donne lieu à une tension dans le neurone, qui est levée, si elle est compensée. Les compensations se font dans la direction de quatre tendances dont il a été question ci-dessus et que nous avons désignées comme pulsions. La compensation est réalisée, si la tension parcourt tout le trajet d’une tendance. La force de ces pulsions, qui est déterminée par la facilité à la réaction, n’est pas égale.

En se répétant régulièrement et pendant des longues périodes, dans les générations consécutives d'une même espèce, ils peuvent se fixer anatomiquement et être transmis finalement par hérédité : ils deviennent alors des instincts, ayant pour base une des quatre pulsions nommées, ci-dessus, et constituent, le plus souvent, de chaînes de réflexes plus élémentaires.
La plus grande partie d'excitations et de réflexes conditionnés, inutiles pour l’individu, sont inhibés et tombent dans l’oubli ; d’autres sont refoulés dans la sphère inconsciente du 2e système de signalisation et y restant à l’état latent, représentent le stock de souvenirs, réévocables en cas de besoin (rephénations) ; enfin, d’autres encore, s’ils heurtent les bases de la structure psychique de l’individu, surtout d’ordre moral, ancrées dans son 2e système de signalisation psychique — la censure — sont refoulés, par inhibition, dans le subconscient; ils y deviennent alors ce qu'on a appelé des « complexes ».


En partant de quatre groupes d’un niveau de base, qui englobe les attitudes instinctives normales (vitattitudes), orientées dans les quatre directions — pulsions —, on peut distinguer quatre groupes d’attitudes dans le niveau, du point de vue de la morale sociale, négatif; ce sont les vices : despotisme, gloutonnerie, dépravation sexuelle, misanthropie. Et de même quatre groupes dans chaque niveau de sublimation progressive. Dans le niveau des sentiments, les groupes : national, religieux, amoureux et amical; niveau des intérêts culturels : social, philosophique, artistique et scientifique; niveau des déformations ou extravagances : anarchique, mystique, surréaliste et machinocrate.
Quelques esquisses schématiques pourraient peut être fournir une compréhension plus aisée du processus de la formation des réflexes conditionnés et surtout de l’activité du 2e système de signalisation, conçu par Pavlov.


Pour les matérialistes, la conscience est une propriété de la matière cérébrale et il n'y aurait pas lieu de parler alors de liberté du choix; pour les spiritualistes, elle dépend de la présence d’un principe immatériel, l’« âme », dont la caractéristique serait précisément le « libre arbitre ».
Dans le premier groupe on peut parler du matérialisme naïf, aujourd’hui révolu, pour lequel le psychisme était simplement un produit de la matière, et du matérialisme moderne, au sein duquel on peut distinguer deux tendances : le matérialisme dialectique ou philosophique, pour lequel la conscience n’est qu’un aspect des phénomènes matériels de la vie : « la complexité peut faire apparaître des propriétés nouvelles qui n’étaient pas dans les composants : il y a émergence. »
L’autre tendance matérialiste qu’on pourrait nommer matérialisme scientifique, comprend, à son tour, deux variétés : ceux qu’on pourrait dire les « ignorabistes » dont les idées relèvent du célèbre discours « Ignorabimus » de Du Bois Reymond et qui « pensent qu’il y aura toujours un aspect de la question qui échappera à la science : les aiguillages d’influx nerveux sont des mécanismes élémentaires qui ne suffisent pas à expliquer la complexité d’ensemble »; et ceux que nous nommerions les « attentistes », qui disent que nos connaissances sont encore fragmentaires, mais qui « croient qu’un jour on saura tout interpréter par la physiologie ».
Dans le spiritualisme on peut aussi distinguer un spiritualisme naïf ou animisme, qui considère le processus cérébral comme un mécanisme au service de l’âme, principe indépendant immatériel qui commande les phénomène« vitaux, et ensuite un spiritualisme philosophique. Dans ce dernier on peut distinguer, d'un côté, le dualisme, qui prétend que l’aspect physiologique concerne le corps, mais l’aspect psychologique dépend de l’âme, principe métaphysique, uni à la matière; d’autre côté, il y a le thomisme, pour lequel « l’âme représente la forme du corps, non la cause, mais la raison de son organisation, le principe métaphysique d’unité et d’harmonie ». Le thomisme parle du « corps animé » ou « âme incarnée » ou encore du « cerveau animé ». Ce concept hybride nous paraît un non sens, comme si on disait « un corps non corporel ». Selon Chauchard, le concept thomiste ne serait pas tant distant de celui du matérialisme dialectique : il nous paraît qu’il pourrait s’apparenter, du point de vue logique, plutôt au matérialisme naïf, qui, lui aussi, voulait que le matériel produise quelque chose d’immatériel.


Le rôle de la sanction dans une société ne consiste pas à punir celui qui a enfreint le code social, mais à défendre la société contre les tendances individualistes trop antisociales, à faire un exemple susceptible d’émouvoir et de faire réfléchir les autres membres au comportement encore hésitant et donc à les empêcher d’imiter ultérieurement le délinquant.

Et il conclut (Brach):
« L'homme pour avoir au maximum la conscience de la liberté et le sentiment du libre-arbitre devra prendre au maximum conscience des événements extérieurs et de ses actes : être libre, c’est surtout être conscient. »
En résumé, de tout ce que nous avons dit dans ce chapitre, nous croyons pouvoir affirmer que l'illusion de notre liberté du choix repose sur le fait de l'existence, dans notre psychisme, de la sphère inconsciente (absolue ou automatique) et de la sphère consciente (ou conditionnée) : nous percevons l’excitation initiale qui frappe nos sens, et nous constatons consciemment le fait de notre action en réponse, mais nous ne nous rendons pas compte du processus intermédiaire qui se déroule dans l'inconscient. Cette interruption de la continuité dans la conscience cause en nous l'illusion du libre arbitre.


III. RÉFLEXOLOGIE INDIVIDUELLE APPLIQUÉE

L'imitation joue un rôle dans le dressage : des animaux voyant leurs semblables exécuter certains mouvements, se les approprient plus rapidement. La raison en est que les animaux s’habituent à percevoir les excitations, venant de l’observation de leurs propres membres, quand ceux-ci exécutent normalement des mouvements; alors les mécanismes, qui président à la réalisation de ces mouvements, mis en branle, s’avèrent drainés par le passage de ces excitations. On attelle, par exemple, de jeunes chevaux, qu’on veut dresser à tirer des véhicules, aux côtés d’un cheval qui en a l’accoutumance, en prenant soin d'atteler le jeune tantôt d’un côté du vieux, tantôt de l’autre. Nous rencontrerons du reste ce fait aussi dans la formation des habitudes chez les enfants à l’école, où l’imitation joue un grand rôle. C'est le même processus que nous avons connu plus haut en parlant des « spectateurs » et des « acteurs », lors de la description d'un nouveau procédé employé pour la formation des réflexes conditionnés.


L’école et les méthodes pédagogiques ne sont autre qu’une sorte de dressage des enfants en vue de leurs activités futures dans la vie.
Il est d’une importance capitale de connaître la genèse des attitudes du comportement et les lois qui la déterminent en vue de pouvoir influencer la création des attitudes socialement positives et de diriger l’éducation. Et ceci dès le début, parce que la science et la pratique pédagogique nous montrent que c’est dans les premières années de la vie que se forment déjà les bases les plus solides des attitudes ultérieures. D'autant plus qu'il faut tenir compte du rôle des facteurs biologiques héréditaires et de la présence même des archétypes ancestraux valables pour le comportement. Ainsi, par exemple, « l’école américaine de psychologie a constaté que les préjugés raciaux sont établis chez l’individu dès l’âge de 5 ans ».


Pour revenir à des phénomènes de suggestion individuelle et collective, appliquée sciemment dans la vie pratique, par exemple, sous forme de la publicité et de réclame, on conçoit facilement que c’est là un domaine où les réflexes conditionnés jouent un rôle extrêmement important.
D'abord de caractère informatif, la publicité cherche ensuite « à frapper » plutôt qu’à convaincre, à suggestionner plutôt qu’à expliquer. Elle mise sur l’obsession et fait appel alors à diverses pulsions. Elle cherche même à créer le besoin chez celui auquel elle s’adresse. Ce sont les mêmes règles techniques que nous avons déjà vues dans le dressage, seulement, comme l’on a affaire ici à des êtres humains, on utilise des systèmes de réflexes conditionnés d'un plan plus élevé, et naturellement on joue sur toute la gamme des pulsions et de leurs dérivés. C'est ainsi que pour déterminer un homme à prendre un billet de loterie, on essayera de lui suggérer par répétition, et sous forme d’affiches illustrées, qui agissent fortement sur lui, qu'il a tout intérêt à acquérir un billet : on lui dépeindra les avantages d’une vie heureuse et assurée, les possibilités qu’offre la possession d’une fortune, etc., on jouera, en somme, sur la pulsion numéro 2 — celle du bien- être matériel. En faisant de la publicité pour un article de toilette, destiné aux femmes, on représentera sur l’affiche les attraits d’une femme jeune et belle, et plus ou moins dévêtue : il s’agit, en faisant appel à la pulsion numéro 3 (sexuelle), de suggérer à celle qui voit l’affiche, de se substituer, en idée, à la figure représentée, de devenir aussi attrayante que celle-ci et, pour y arriver, d’acheter l’article en question. Comme un autre exemple d’appel à la pulsion numéro 3, peut servir le fait que les voyages par air sont devenus surtout populaires depuis que les compagnies d’exploitation de ce moyen de transport emploient dans les avions des jeunes et jolies filles comme stewardesses, qui s'occupent des passagers en proie aux accès de nausée ou de peur, en les tenant même par les mains, pour les rassurer et leur procurer des sensations agréables.
La publicité d’une compagnie d’assurances sur la vie, fera ressortir, en termes suggestifs, les dangers de la vie quotidienne, et surtout les conséquences désastreuses d’un sinistre pour la famille de l’accidenté, les avantages d’être assuré : le bien-être, la vieillesse tranquille, etc... Ici, c’est la pulsion numéro 4 (maternelle ou parentale), qui est, en premier lieu, en jeu.
Enfin, prenons la publicité pour les sports d'hiver, le tourisme, les beaux voyages, etc. — elle exploite la pulsion numéro 1 (combative) — la possibilité de conserver la santé, la vigueur, source de force et de domination. Et on pourrait continuer ces exemples sans fin. Nous avons voulu seulement mettre ici en relief l’idée que ce sont toujours les quatre pulsions essentielles, qui offrent la base des excitations conditionnées, agissant sur les hommes dans cette activité publicitaire.


La répétition joue un grand rôle dans la publicité, comme dans toute formation de réflexes conditionnés : c'est pourquoi, dans une affiche qui cherche à persuader, on répète la même idée, et surtout le même impératif, un certain nombre de fois, ou on la place en grande quantité ou en beaucoup d'endroits différents, ou encore on la reproduit, toujours pareille, pendant une période plus ou moins prolongée. Ainsi Hitler faisait appliquer sa « marque de fabrique », son symbole — la croix gammée — à toutes les occasions, sur tous les murs, les carrefours et même sur les édicules publics dans les rues.
La publicité commerciale, mais aussi la propagande politique, qui s’adressent aux masses, se rendent bien compte du fait psychologique que le niveau intellectuel, c’est-à-dire la faculté critique, est bien basse dans la masse, et elles utilisent en conséquence deux principes importants : par la répétition incessante et massive de mêmes formes, slogans, etc., et en les accompagnant surtout des excitations lumineuses, en couleurs criardes, des sonorités rythmées obsédantes, elles créent un état de fatigue mentale, qui est propice à l'assujetissement à la volonté de celui qui exerce cette publicité tapageuse. L'autre principe consiste en ce que les hommes, surtout dans les masses, sont enclins à croire aux choses qu’ils souhaitent voir réalisées, même si celles-ci ne sont appuyées que par des arguments peu fondés, mais du type émotionnel. Par exemple, un appel d'un avocat devant les jurés « Messieurs, n’oubliez pas que cette femme est une mère! », a toujours une force « persuasive ». Cl. Miller cite encore des exemples du genre : « le fascisme est acceptable parce que Mussolini est parvenu à faire marcher en Italie les trains des chemins de fer à l'horaire », ou les affirmations de Gœbbels : « Jésus-Christ ne pouvait pas être un Juif. Je n'ai pas besoin de le prouver scientifiquement, c’est un fait. » C’est la « logique » qui se laisse persuader par un raisonnement syllogistique du genre : « aucun chat n’a huit Queues. Chaque chat a une queue de plus qu’aucun chat. Donc chaque chat a neuf queues. »



La prise en considération des énoncés de la théorie des réflexes conditionnés y peut présenter des avantages extrêmement importants, surtout pour la synthèse — vrai but de tous les efforts dans la science. Dans mon livre « Organisation rationnelle de la recherche scientifique » est exposé le principe du « cinématisme de la pensée » : j’ai pu constater que la synthèse des idées et des faits et la naissance de nouvelles idées se produit d'autant plus aisément qu’on arrive à mieux isoler les éléments nécessaires à cette synthèse et à les faire pénétrer dans les mécanismes cérébraux avec une certaine vitesse. C’est le principe même du cinématographe : en laissant une série d’images photographiques se dérouler devant nos yeux avec une vitesse dépassant sept images par seconde, nous arrivons à les fusionner dans notre perception et à créer en nous l'illusion du mouvement des sujets observés sur les photos. Une chose analogue se passe dans notre cerveau dans le cas énoncé plus haut et nous dote alors d’un facilité imprévue pour faire de nouvelles trouvailles.
A ce but j’emploie des fiches analytiques dans lesquelles les éléments sont disposés dans une forme et dans un ordre standardisé, et les annotations sont faites en une écriture conventionnelle (lographique), employant des symboles rappellant l’idéographie et certains principes de la logistique, écriture que j’ai dénommée Noographie. L’avantage présenté par l’écriture lographique non seulement par rapport à l'économie de place et du temps nécessaire, mais encore par rapport à la dépense de l'énergie nerveuse dans la perception, est évident : en voyant cette « formule » qui rappelle les formules algébriques, on comprend en un clin d'œil de quoi il s’agit.



IV LA PSYCHOLOGIE SOCIALE

C’était surtout G. Le Bon qui a créé une confusion, en employant le mot d'« âme sociale » dans la description de la psychologie des foules. Il écrit, par exemple : « Par le fait seul que les individus sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d’âme collective, qui les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux isolément ». Bovet repousse une telle formule, en disant : « Le fait est fort bien observé, mais il n’a rien d’étonnant. Il s’explique entièrement par la seule psychologie individuelle. Les individus ne pensent pas comme ils penseraient en dehors de la foule, parce qu’un état d’esprit n'est jamais autre chose que ce qu’il est à un moment donné, dans les circonstances données; il n’est jamais ce qu’il serait si ces circonstances n'existaient pas. »


C'est pourquoi, l’art de gouverner des dictateurs comprend toujours deux formes ou phases essentielles d’action : 1. rassembler les masses en foules, les impressionner par un coup de fouet psychique, en les haranguant violemment et en leur faisant percevoir en même temps certains symboles — clefs de leur affectivité — en ravivant chez eux la foi en ces derniers; 2. disperser de nouveau ces « foules », en les transformant en « masses » et les faire agir pour un certain temps, en les entourant dé tous côtés par les symboles devenus de nouveau agissants.
En France, les idées de Le Bon ont rencontré un opposition véhémente de la part de Durkheim et de son école sociologique, qui se sont dressés contre la tendance psychologique de Le Bon. Selon Durkheim, la foule n'est pas un phénomène primitif, présocial, elle est plutôt une société in statu nascendi. Ce qui caractérise une société évoluée, est sa structure sociale fixée (les institutions), qui exclut la foule, privée de cette structure. Enfin, selon Durkheim, l’idée de Le Bon sur l’influence des foules sur la vie sociale, est exagérée : les faits capitaux de la vie de la société ne trouvent pas leur solution par des coups brusques et tragiques dans la rue; ces derniers ne peuvent que renforcer les mouvements de la société même, qui y sont déjà à l’état latent.

Si l’on suit les idées de Le Bon, on voit que ce qu'il dit de la « domination » des foules fans la vie moderne, n’est aucunement applicable aux pratiques des dictateurs, mais on constate qu’il vise à frapper surtout l’idée démocratique, en insinuant que les assemblées, souvent houleuses, irréfléchies, « chaotiques », imposent des solutions, des actes visiblement irrationnels, qui aggravent parfois les difficiles situations politiques, au lieu d'y remédier. Un peu de vérité réside dans cette affirmation. Mais, à notre avis, c'est justement le cas d'une révolte des masses contre une oppression psychique qui devient intolérable, c'est une réaction saine qui précède une vraie révolution, ou qui se manifeste à ses débuts. La « masse diffuse », passive, soumise, devient « foule », qui passe plus facilement à l'action : elle est agitée et donne libre cours à ses passions, si celles-ci ne sont pas freinées et canalisées par un tribun, un homme qui, en conformité lui-même avec les aspirations de la foule, sait exploiter les forces déchaînées et les diriger vers un but qui renferme le salut. C’est précisément la tâche des vrais meneurs ou chefs de l'humanité, en ces périodes de fermentation et de révolte plus ou moins consciente des âmes, de savoir utiliser les énergies qui se déchaînent, pour aboutir à des situations, d’où l'on voit se dessiner les horizons lumineux de l’avenir de l’humanité, Pour comprendre le mécanisme du « viol psychique », il nous faut s’adresser aux notions que nous avons exposées dans le chapitre II — la formation des réflexes conditionnés, le 2e système de signalisation, le système des pulsions, le système des activités humaines — et mener l'étude des facteurs agissants et des réactions des individus au sein des collectivités. Deux formes collectives se présentent devant nous : la joule et la masse, ou la « foule diffuse ». La méthode pour mener cette étude serait d’essayer de déterminer l'inventaire des engrammes dans le 2e système de signalisation chez les individus dans les foules et dans les masses séparément, d’établir le degré d’homogénéité de la composition des foules et des masses, de préciser les facteurs conditionnants et d'enregistrer les réactions dans les deux cas. D’une telle étude, menée avec les critères indiqués, on pourrait espérer qu'elle jettera une lueur favorable à la solution du problème en question.


Depuis longtemps on a remarqué que cette psychologie diffère radicalement chez l’homme qui se trouve au milieu de ses semblables et chez l’isolé. Le premier est plus facilement excitable, et les phénomènes d’inhibition, donc la maîtrise de soi-même, sont affaiblis.
Un autre trait régressif caractéristique est la perte d’impulsions volitives propres : on se soumet plus facilement aux ordres venant de l'extérieur.


Ces peuplades sauvages recherchent dans l'ivresse collective des foules un état d'obnubilation grégaire, qui se présente dans une foule excitée, et qui rappelle l’ébriété causée par les narcotiques.
De la formation des foules chez les primitifs, la voie psychologique, qui fait comprendre le phénomène grégaire chez les peuples dits civilisés, est directe. D’un côté, la foule civilisée se distingue, en principe, peu de la foule primitive, à cette différence seule que les mêmes traits caractéristiques apparaissent quelque peu mitigés, moins brutaux, bien qu'on assiste parfois à des explosions de passions d’une extrême violence, voire sauvagerie, comme il ressort d'une scène de grève des mineurs, décrite par Émile Zola dans son roman « Germinal ». Il est vrai que les phénomènes grégaires chez les primitifs, qui prennent le caractère de fêtes, associées à des rites religieux, où une frénésie écervelée s’empare parfois des participants, tombant dans un état d'extase collective, lequel aboutit souvent à des massacres et à des phénomènes d'épuisement et de désagrégation de la société, ne peuvent être considérés que comme formes pathologiques.
De l’autre côté, l’existence de foule primitive peut donner lieu au phénomène de la genèse des masses, ou foules diffuses, où la mentalité conserve certains caractères primitifs, comme la crédulité, la prépondérance de l'affectivité sur les éléments de la raison, les tendances conformistes, la promptitude à suivre les meneurs; la différence est qu'il n’y a pas de contagion affective, d’induction motrice, d’imitation : les réactions ne sont pas aussi véhémentes et explosives que dans une foule. La raison réside dans le fait d'un isolement spatial. La genèse des masses et partant des formes de la société constituée a été bien éclairée par Mac Dougall, qui dit que l'isolement social peut devenir un poids insupportable à l'individu, qui se trouve dans des difficultés économiques et oui a perdu, pour cette cause, la force de résistance psychique.


Il faut faire mention ici encore de l’idée de Fromm, qui éclaire le processus d'agglomération et qu'on pourrait peut-être envisager comme un contrepoids à la tendance vers la liberté, qui, selon Pavlov, aurait même ses origines dans un réflexe inné spécial, Fromm parle de la « peur de la liberté » qui survient peut-être même comme une conséquence du caractère mécaniciste et énervant, qui a gagné notre civilisation. L'individu se sent isolé dans un monde immense et menaçant. La sensation de liberté totale provoquerait des sentiments d’insécurité, d’impuissance, de doutes, de solitude et d’angoisse. Pour pouvoir survivre, l’homme tend à ce que ces sentiments soient affaiblis, allégés, adoucis. Une tendance dans la direction sadique et masochique contribue à ce que l’homme cherche à s'enfuir de la solitude, qui lui est insupportable.
Très intéressant est le raisonnement de Reiwald concernant la psychologie de la formation de la société. « La société se forme, dit-il, par le fait que la majorité arrive à dominer et à refouler ses tendances agressives ». Au début, les manifestations de la pulsion numéro 1 vont se polariser vers l’extérieur sous forme de guerres, de colonisation, etc. Mais une partie de l’agressivité subsiste, laquelle s’extériorise sous forme de crimes. La société mène une lutte continuelle et acharnée contre la criminalité, en cherchant une compensation sous forme de sublimation de la pulsion agressive par le travail, l’art et les activités intelligentes, aussi par les sports et plus directement sous forme de vengeance collective par la justice punitive. A l’origine chaque membre de la société y participe, par exemple, par la lapidation. Ainsi la satisfaction des velléités criminelles propres est déviée par une projection sur les criminels qu’il entreprend ensemble avec d’autres cosociétaires. Cet apaisement collectif se manifeste aussi dans la participation aux exécutions publiques qui revêtaient jusqu’au XVIIIe siècle le caractère de fêtes populaires; aujourd’hui on le ramène au spectacle des « causes célèbres ».


Il faut donc distinguer, comme nous l’avons dit plus haut, entre les notions de « masse » et de « foule ». Une foule est toujours une masse, tandis qu’une masse d'individus n’est pas nécessairement une foule. La « masse » est généralement dispersée topographiquement, les individus qui la forment n'ont pas de contact immédiat, corporel, et ce fait, du point de vue psychologique, la distingue sensiblement de la foule.


Tarde contredit l’opinion de Le Bon, selon laquelle nous vivions dans une « ère des foules », en disant que ce serait plutôt l'« ère du public ». Il considère le public comme le groupe social de l’avenir.


Pulsion
+1
Combat
+2
Nutrit
+3
Sexuelle
+4
Parentale
1 Combat
Parade
Corrida
Boxe
Cantine
Grève
Courses à Longch.
Sokols
Pèlerinage
Défilé polit.
2 Nutrit

Banquet
Cabart
Communion
Banquet funéraire
3 sexuelle


Bal (Note : la discothèque ?)
Procession religieuse
4 Parentale



Messe à l’église
Congrès scientifique

Société :
1.                    Organisée (structurée, progressive);
a)                                    instituée (cadres);
1° institutions;
2° élites;
b)                                    latente (masses);
1° les « violables » (90 %) ;
2° les « résistants » (10 %).
2.                   Agglomérée (foules, régressive);
a)                                    passive (statique, acéphale) ;
1° amorphe (fortuite, indifférente);
2° caractérisée (intentionnée, polarisée);
b)                                    active (dynamique, céphalisée) ;
1° chaotique (hystérique);
2° dirigée (extatique, paroxystique).


Nous avons déjà parlé plus haut des réflexes d'imitation. Dans le contexte présent nous voulons seulement ajouter qu’on peut distinguer, dans le domaine des faits du comportement social, où l’imitation joue, comme le dit Bovet, le rôle du « mode d’action par excellence de la collectivité sur l'individu, du grand agent de la contrainte sociale », deux sortes d'imitation : l'une par nécessité instinctive, l'autre par devoir et obligation. C'est avec le premier type d'imitation qu’on a affaire dans le cas des foules.


On voit que les idées se rapprochent sensiblement de celles qui découlent de la doctrine pavlovienne des réflexes conditionnés. Allport parle même directement de ces réflexes, il dit qu'un tel réflexe est, par exemple, la réaction d’un homme, qui, dans une foule nazi, même étant hostile à ce mouvement, fait le geste du salut hitlérien, ensemble avec les autres participants à la réunion, et ceci non pas par imitation, mais par soumission et suggestion du grand nombre : c'est le prestige de la masse écrasante de la foule qui détermine son geste conformiste.


Sublimation

Déformations
Anarchie
Mysticisme
Surréalisme
Machinisme
C
Intérêts culturels
Socialisme
Philosophie
Art
Science
B
Sentiments
National
Religieux
Amoureux
Amical

A
Vitattitudes
COMBATIVE
NUTRITIVE
SEXUELLE
PARENTALE
dégradation

Vices
Despotisme
Cupidité
Dépravation
Misanthropie


N°1
N°2
N°3
N°4


pulsions


Niveaux
1
2
3
4

Réactions
Intellectives
Déformations
Anarchie
Mysticisme
Surréalisme
Machinocratie
Conscientes
Intérêts culturels
Socialisme
Philosophie
Art
Science
Sentiments
National
Religieux
Amoureux
Amical
Vitattitudes
Luttes
Nutrition
Sexuelle
Maternelle
Vices
Despotisme
Avarice
Dépravation
Misanthropie
Intuitives
Fulgurations
Courage
Avidité
Coup de foudre
Sacrifices
inconscientes
Néo-réflexes
Agressivité
Propriété
Caresses
Fierté
Complexes
Caïn
Oral-anal
Narcissisme
Œdipe
Instincts
Combatif
Digestif
Sexuel
Parental
Automatismes (refl. Innés)
Défensif
Alimentaire
Procréatifs
maternels
Bases
Pulsions
Défensive (combative)
Alimentaire (nutritive)
Propagative (sexuelle
Protective (parentale)


Freud, l'éminent psychanalyste viennois, croit que ce qui est caractéristique de l’homme et de ses réactions, est en majeure partie basé sur les phénomènes de la vie sexuelle, il en déduit que les formes d’activités dérivent des « complexes » d'origine sexuelle, qui se manifestent déjà chez l'enfant. Cette conception envisage comme base, les mécanismes que nous avons désignés dans la rubrique de la troisième pulsion, celle de la sexualité.
Karl Marx — ou plutôt le marxisme réformiste — croit devoir affirmer que le primum movens de toutes les manifestations du comportement humain, est attribuable à des facteurs économiques’, c'est-à-dire, que les activités humaines reposent en premier lieu sur notre base n° 2, qui concerne la. pulsion alimentaire.
Enfin, Adler, créateur de la « Psychologie individuelle » et disciple de Freud, est d'avis que le mobile prépondérant du comportement humain, n’est pas, ainsi que le suppose son maître — à base sexuelle, mais la soif de la domination, l’aspiration au pouvoir, donc la base que nous avons nommée pulsion combative, ou n° 1.


Après avoir énoncé les bases de la psychologie de l’individu, selon Freud, il est intéressant de voir dans quels rapports sa théorie se trouve avec la psychologie sociale, comment Freud explique le phénomène grégaire. Il a émis une hypothèse aussi originale que séduisante sur la genèse de la première société. Selon lui, le père et chef de la horde primitive est tué par ses fils devenus adultes et qu’il a chassés pour se garantir la possession exclusive des femelles de la horde; après l’assassinat du père, les fils forment une union entre eux, qui devient la première société — totémique, qui se groupe autour d’un symbole — le totem. Celui-ci remplace le père, prend le caractère d’une divinité et en son nom s’établissent les « tabous » — les interdictions — les premières lois, qui deviennent les germes de toutes les institutions et aspirations culturelles de la société humaine : la religion, le droit, les mœurs.


Si nous nous tournons maintenant vers l’œuvre de Karl Marx, le grand sociologue et le père du socialisme scientifique, nous voyons que son analyse pénétrante des faits socio-économiques, manifestes à son époque, le porte à constater que les maux éprouvés par l'humanité proviennent du fait que l’accumulation des biens matériels entre les mains de catégories restreintes de la société humaine mène à un chaos économique, qui nécessairement provoque une réaction salutaire : l'organisation des exploités qui défendent leurs droits à la vie et qui finiront inéluctablement par avoir raison du désordre; ils créeront une nouvelle société socialiste, caractérisée par la planification de la production et de la distribution des biens, et par l’impossibilité pour les hommes d’exploiter leurs semblables.
Pour l’édification de sa théorie, Marx puise ses arguments dans trois sources : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français. Et en correspondance avec ces trois bases de la pensée humaine du XIXe siècle, il arrive à établir les trois éléments capitaux, les trois piliers de sa doctrine  : le matérialisme historique, qui, empruntant la méthode philosophique de Hegel, applique la dialectique à l’étude des relations dans la société humaine; il introduit donc l’idée scientifique de l’évolution (qui, grâce aux doctrines de Darwin, venait de triompher en biologie, en faisant une impression profonde sur toute la pensée humaine de la seconde moitié du siècle passé), dans le domaine socio- logique, dans les conceptions de l’histoire et de la politique, où le chaos et l’arbitraire régnaient auparavant; il montre d'une manière fort suggestive, comment se développe, d’une forme d’organisation sociale donnée, par suite de la croissance des forces productives, une autre forme plus évoluée; comment, par exemple, la féodalité engendre l'époque du capitalisme. — Le deuxième aspect fondamental de la doctrine de Marx est sa théorie économique, basée sur la critique du phénomène « capital ». La pierre angulaire en est l’analyse de la notion de plus-value, contenue dans la valeur de la marchandise, et provenant du fait que l’ouvrier, en raison de la dépendance où il est, est obligé par son patron, maître des moyens de production, de créer un bénéfice « supplémentaire », non rétribué par le capitaliste. Ce produit sert au seul profit de ce dernier, et est à la base de l'accroissement de la puissance de l'argent accumulé, du capital. La concentration du capital mène à une anarchie de la production : crises, course folle à la recherche de marchés, insécurité de l’existence de la masse de la population.
La troisième partie de la doctrine, celle qui découle d’une part de l’influence des idées de la Révolution, première libératrice de l’humanité, d'autre part des doctrines socialistes françaises, est l’idée, — conséquence logique de la doctrine économique de Marx — de la lutte des classes et d’une révolution sociale qui viendra inévitablement renverser le régime capitaliste et instituer la forme socialiste de la société humaine. C'est le régime capitaliste lui-même, qui, en agglomérant les masses ouvrières dans les grandes entreprises, crée la grande puissance du travail unifié dans les organisations du prolétariat, qui montera un jour à l'assaut définitif de ses exploiteurs.


Toute sa théorie de la lutte des classes, lutte qui, comme il le dit lui- même, « ne peut être au fond qu'une lutte politique », est, en réalité, la meilleure preuve de la vérité de notre thèse. Il y a donc une certaine contradiction dans le système de Marx, qui se manifeste dans la personnalité de Marx lui-même, et dans ses conceptions sur les moyens d'aboutir au socialisme, sur la tactique à suivre par la classe ouvrière dans cette lutte. Cette contradiction est à l’origine de la controverse acharnée, qui met aux prises les communistes et les socialistes réformistes, les bolcheviks et les mencheviks en Russie. Les uns et les autres, se réclament du marxisme. Et ils ont également raison : c’est que les seconds se sont bornés à adopter les constructions théoriques, que leur fournissait la théorie économique de Marx, en admettant la supériorité de la pulsion alimentaire sur la pulsion combative : d’où leur tendance à éviter les heurts, à parlementer, à « raisonner » à tout prix, et leurs résultats — leur défaite constante et universelle devant les mouvements dont la tactique repose sur l'utilisation de la « première » pulsion : ceux des bolcheviks dans le mouvement socialiste, et des fascistes, comme troupe de défense du capitalisme. L’autre fraction du camp socialiste, qu'on pourrait nommer activiste, tout en adoptant les idées générales de Marx, ne les suit pourtant pas aveuglément, mais par l’œuvre révolutionnaire de Lénine et constructive de Staline, y apporte des correctifs; elle admet l’efficacité de la « première » pulsion, elle s’inspire des enseignements de la vie même, sinon des théories biologiques, et elle a toujours le dessus, là où les deux thèses en viennent à se heurter dans la vie concrète : c’est le cas de la Révolution Russe. C'est aussi le seul espoir pour l'humanité de pouvoir résister à la marée fasciste, cette dernière tentative capitaliste, qui, quoique brisée apparemment par l'issue de la deuxième guerre mondiale, ressuscite et reprend de nouveau haleine telle l’hydre à plusieurs têtes, qui, coupées, repoussent plus nombreuses. L’activisme socialiste est la seule chance d'endiguer, de briser et de détruire ce mouvement, cette rechute de la barbarie et ce danger actuel pour le progrès humain. En conséquence, les méthodes propagandistes de combat de ces deux fractions socialistes, diffèrent foncièrement au désavantage de la première.


Ainsi dans leurs études, Kautsky et d'autres auteurs marxistes, comme, par exemple, Geiger, n’envisagent les masses que sous l’angle réduit de la lutte des classes. Pour ce dernier, qui tend à opposer à la psychologie des masses une  "sociologie" des masses, les notions de celle-ci seraient inséparables du concept de la révolution. Pour pouvoir traiter les masses comme objet de la sociologie, il limite leur notion à celle des masses révolutionnaires et même à celles des derniers 150 ans, depuis que de « vraies » révolutions ont eu lieu, comme la Grande Révolution Française de 1789, l’allemande en 1848, la Grande Révolution Russe de 1917. La caractéristique des « vraies » révolutions réside en ceci qu'elles amènent un renversement des valeurs; et Geiger donne un petit tableau comparatif sur les relations existant entre les valeurs et les couche» dirigeante qui les supportent :      
Valeur :           Forme :           Couche dirigeante :
Dieu                Eglise              Princes de l'Eglise
Pouvoir           Etat                 Noblesse
Liberté                        Economie        Bourgeoisie
Nous ajouterions volontiers les notions de l'enjeu dont il s'agit de nos jours :
Organisation   Impérialisme   Bureaucratie.


Le tragique du prolétaire consiste en ce qu’il se trouve dans un conflit inextricable : toute son existence est liée à la société qu'il combat. Cette contradiction logique est la clef pour comprendre son comportement, qui se manifeste par des explosions, par des actions de masse. Mais dans ces actions révolutionnaires ce ne sont pas, en réalité, les organisations ouvrières qui y participent, mais les individus, membres de diverses organisations prolétariennes.


Reiwald critique les idées de Kautsky, en lui reprochant les erreurs suivantes : 1) d’assimiler les masses au prolétariat, 2) de laisser échapper le rôle du meneur et d'une couche dirigeante, 3) de manquer de la notion de la masse productrice.


Or, l’Eglise ou l’organisation de propagande de la religion chrétienne a employé des méthodes fort efficaces pour la diffusion de ces idées : en plus du culte, institué sur les bases d’une propagande par symboles, propagande populaire faisant appel aux émotions, à côté d’un programme écrit — l'Evangile — elle employa toute une armée de propagandistes, de religieux et de religieuses de divers ordres, institués au cours des siècles, et qui lui ont rendu des services inestimables, en réalisant des poussées, de vraies campagnes lors des crises et des difficultés que l’Eglise a vécues : ainsi en fut-il au temps des diverses hérésies, puis au XIIIe siècle : la puissance et la richesse des ordres des bénédictins, foyers de culture intellectuelle et artistique de ce temps, suivies de leur détachement des masses populaires, provoquèrent une réaction. Elle se manifesta par l’apparition des « ordres mendiants », des franciscains, des dominicains, d’autres encore, dont la règle fut de ne vivre que d’aumônes, afin de pouvoir mieux pénétrer dans les couches populaires pour leur prédication. Ainsi en fut-il encore au XVIe siècle, quand les ordres de Jésuites, de Lazaristes et autres, furent fondés, pour défendre la foi catholique contre le protestantisme naissant.
Il est intéressant de souligner ici un fait qui confirme assez éloquemment notre thèse des quatre bases biologiques du comportement humain, et de l’idée que la religion chrétienne relève de la quatrième, de celle que nous avons désignée comme pulsion parentale. On sait que les religieux de tous les ordres importants sont astreints à prononcer trois vœux solennels qu’ils s’obligent à respecter. Ces trois vœux sont celui de pauvreté, celui de chasteté et celui d'obéissance. Nous reconnaissons donc immédiatement que ce sont respectivement nos trois pulsions — alimentaire, sexuelle et combative — sauf la pulsion parentale — au profit de laquelle toutes les autres doivent être supprimées.



En tout cas, dans notre histoire, nous pouvons distinguer trois grandes périodes : la première, la plus longue, caractérisée par la domination de l’idée chrétienne et par l'Église, la deuxième, où les progrès de la science et de la technique engendrent l'épanouissement de l'idée matérialiste, qui caractérise cette période capitaliste, et enfin, la troisième, qui n'a que commencé, et qui, selon toutes les prévisions, sera marquée par l’avènement du Socialisme, ou bien par la chute et la destruction de toute la civilisation actuelle; elle éprouvera, dans ce cas, le sort des autres civilisations humaines, qui ont existé et péri avant la nôtre. Donc, trois périodes : chrétienne, capitaliste, socialiste. Il est frappant  de constater, après tout ce que nous avons dit ci-dessus, que si nous substituons à ces périodes les bases sur lesquelles nous croyons possible de les construire respectivement, comme doctrines sociales, nous arrivons à l’ordre suivant :
Pulsion parentale. Pulsion alimentaire. Pulsion combative.


Nous sommes actuellement au seuil d’une nouvelle période, où les idéologies et les propagandes, ayant pour base la deuxième pulsion — alimentaire — sont battues en brèche par celles qui se fondent sur la « première. » pulsion — combative. Cette dernière étant plus forte, l’issue n’est pas difficile à prévoir; et, en réalité, nous voyons que partout où l’idée réformiste du mouvement ouvrier, l’idée qui se base sur la priorité du principe économique, entre en collision avec l’idée et la propagande socialiste activiste, bâtie sur la pulsion combative, la première succombe. C’est le cas en Russie soviétique, où nous assistons à la victoire des bolcheviks, qui, grâce à Lénine, ont corrigé dans la pratique les idées originales de Marx, et remporté leur victoire sur les « mencheviks », les interprètes fidèles du « marxisme », c’est-à-dire de la théorie de la prévalence des motifs économiques. Il ne peut y avoir aucun doute, l’idéologie socialiste de l’U. R. S. S. a pour base tactique la pulsion combative : toutes les méthodes de lutte, même l’application à certaines périodes du régime de la Terreur, toute la propagande, sont affirmatives, autoritaires, combatives. C'est donc la raison pour laquelle ils ont eu le dessus, du point de vue tactique dans la lutte, dans leur propre pays. Le même phénomène s’observait aussi très clairement dans les pays totalitaires fascistes, l’Allemagne et l’Italie, où on a vu des tendances « socialistes », quoique totalement défigurées, mais utilisant le système combatif, qui les a amené à s’emparer du pouvoir et à dominer les idéologies et les tactiques propagandistes des mouvements ouvriers du type social-démocrate, qui persévéraient à leur opposer une armature beaucoup plus faible de raisonnements et de faits émotifs, ayant pour base les intérêts économiques des peuples.


V. PULSION NUMÉRO UN (Instinct combatif)

Dans les chapitres qui précèdent nous avons déjà mentionné que le comportement humain dans le domaine de la vie collective politique peut être l’objet d’une science exacte, basée sur les données de la psychologie objective individuelle, et sur ses reflets dans l’ambiance sociale.
Nous avons également vu comment, parmi les systèmes de réflexes conditionnés, qui font l’objet de ces études, le système reposant sur la pulsion la plus puissante, à laquelle nous donnons le numéro 1 — celle de la combativité — s'impose à nous comme pulsion d’élection dans le domaine des activités politiques.
Pour qu'un réflexe conditionné se forme, il faut la coïncidence de deux facteurs : celui du réflexe absolu ou d’un « automatisme », à base d’une des quatre pulsions, et celui d’une excitation, dont la forme peut être choisie à volonté, et qui devient le facteur conditionnant, déclenchant le réflexe en question. Il s'agit ici encore d’une pulsion, en principe, mais souvent, vu une certaine complexité d’éléments engagés, qui se manifeste dans ce cas, on peut aussi parler d’instinct,
 qui, rappelons-le, représente, à notre avis, une chaîne d’éléments simples, comme le sont les « automatismes ». Ainsi, on peut parler de « pulsion combative » ou agressive, mais, par contre, de l’« instinct de lutte », la notion de lutte englobant généralement toute une chaîne d’attitudes dans la direction d’un apaisement de la pulsion combative.
Répétons encore une fois les formules que nous avons vues dans les chapitres précédents et disposons-les ici, l’une près de l’autre, pour pouvoir mieux les comparer :


Animal
Pulsion n°
Nombre de répétitions
Excitation par agent absolu
Agent conditionnant
Effet
Chien
2
A la 1re
Aliment +
Excitation sonore
Salivation
Chien
2
Après 50-60
Nulle
Excitation sonore
Salivation (reflexe conditionné formé)
Chien
1
A la 1re
Douleur par un coup+
Fouet
Fuite
Chien
1
Après 1-2
Nulle
Vue du fouet
Fuite (reflexe conditionné formé)
Homme
1
A la 1re
Menace+
Symbole polit. Slogan, etc.
Peur
Homme
1
Après quelques-unes
Nulle
Symbole polit.
Vote en conformité (réflexe conditionné formé)


Pour en venir aux mains, les enfants se taquinent même. L'esprit taquin est apparenté à l'instinct combatif, il en est une manifestation et un instrument. La taquinerie ou bien prépare la lutte et y conduit — ou bien elle la remplace et se substitue à elle. Pour amener le corps à corps, on fâche l'adversaire, on le met en colère. Les mouvements de la colère représentent un raccourci des gestes d'une lutte très ancienne.


La grande explosion de l’instinct est contemporaine de l'éveil des sentiments sociaux. L’individu découvre l'avantage qu’il a à ne pas livrer bataille seul. La combativité s'associe avec l’intelligence et avec l'instinct social. Nous avons déjà vu que l’instinct combatif a occasion de s'exercer sous forme de jeux qu’on peut diviser en deux grands groupes : celui de jeux de lutte entre 9 et 12 ans, et les jeux sociaux (ou jeux d’équipe) après 12 ans. On rencontre les jeux combatifs aussi chez les jeunes animaux; ainsi chez les oiseaux : moineaux, roitelets, bergeronnettes, perdrix, cacatoès; et chez les mammifères : loutres, ours, belettes, chats, chiens, lionceaux, louveteaux, chevreaux, bovidés, solipèdes, babouins et les singes en général. Ces jeux sont, en réalité, des jeux d’accouplement, car « la reproduction est étroitement liée à l’instinct l combatif : beaucoup d’animaux attaquent d’autres à l’époque du rut.



Comme conclusion générale au sujet du rapport entre l'instinct combatif et les jeux en tant que moyens éducatifs, il est intéressant de constater, comme le fait Bovet, qu'on peut classer les théories sur la signification de ces derniers en trois groupes :
La théorie atavique (Stanley Hall), selon laquelle les jeux n'ont pas de portée actuelle, les instincts qui s’y manifestent, sont des survivances : l'enfant grimpe aux arbres, parce que ses ancêtres ont été naguère des hommes des bois. S'il se bat, c'est qu’il fut un temps où le corps à corps était une obligation que l'état de sauvagerie imposait aux primitifs. Les jeux, comme les tendances instinctives, qui s’y manifestent, récapitulent les grands chapitres passés de l'histoire de la civilisation humaine. Ils n'en préparent pas les étapes à venir. Dès lors l’éducateur n'a ni à les réprimer ni à les encourager. L’enfant les dépassera de lui-même naturellement.
La théorie du prééexercice (K. Groos) dit, par contre, que les jeux ont une portée actuelle et positive. Ce sont des exercices préparatoires : l’enfant se bat car il aura à se battre dans la vie. Le jeu a pour fonction et pour effet de créer des habitudes. Pour éviter que certaines habitudes se créent, l'éducateur doit s'opposer aux premières manifestations de l’instinct.
La théorie cathartique (Carr) considère que les jeux ont une portée actuelle, mais négative. Ils auraient pour but et pour résultat d’éliminer de l’individu certaines impulsions asociales. L’éducation doit tendre à encourager les jeux de combat, si on désire purger l’enfant de son agressivité. L'enfant se bat parce qu'il importe à l’espèce qu’il ne se batte plus quand il sera grand.


Mais, selon Claparède, ces trois théories ne s’excluent pas l’une l’autre, et nous aussi pensons que les buts de chacune d’elles se différant et se complétant, elles peuvent être utilisées dans les différents aspects éducatifs : la théorie atavique, qui a pour but de canaliser les pulsions primitives — dans l’éducation sportive et militaire, la théorie du préexercice, dont le but est de faire dévier — dans l’éducation morale, et la théorie cathartique, qui cherche à platoniser, à sublimer les pulsions — dans l’éducation pacifiste et sociale.

Baden Powell lui-même dit : « L’exercice militaire tend à détruire l’individualité, nous désirons, au contraire, développer le caractère. »


Selon Adler, l’inhibition subconsciente d’un instinct, son refoulement, peut se traduire ultérieurement par des phénomènes très caractéristiques, au nombre desquels, dans sa « Psychologie individuelle », Adler relève les suivants : i° l’instinct peut se convertir en son contraire,
2° il dévie vers un autre but,
3° il se dirige sur la personne même du sujet,
4° l’accent se porte sur un instinct de force secondaire.


1                      2                                  3                      4
soldat              cuisinier                      danseur           savant
politicien         hôtelier                       artiste              prêtre
diplomate        commerçant                musicien          professeur
lutteur             ingénieur                     peintre             éducateur
sportif             prêtre                          coiffeur           ménagère
pilote               travailleur                    chanteur          médecin
avocat             fonctionnaire              sculpteur         infirmier
chirurgien        serviteur                      architecte        juge
bourreau          agriculteur                   mannequin      religieuse
chauffeur        critique                                               organisateur
marin
détective
policier           
boucher
                                   Professions


En considérant que le comportement de travailleur industriel implique une composante agressive, Reiwald avance qu’une des causes les plus importantes dans les mouvements de révolte des masses réside dans le sentiment du manque de satisfaction que crée le processus moderne de production. Pour éprouver la joie au travail, il faut qu’à côté de la pulsion sexuelle (libido, amour pour son travail), y soit présente encore l’autre pulsion élémentaire — l'agressive qui est aussi irrésistible comme la faim et le besoin sexuel. Et il en donne des exemples : celui de porter un poids ou d’abattre un arbre. Et le même vaut pour les activités intellectuelles les plus hautes : on parle donc de la « netteté tranchante d’une pensée ». On retrouve la pulsion agressive même chez les professions sublimées : la profession du boucher est du point de vue social très utile, et pourtant elle livre un gros pourcentage d'assassins; la profession du dentiste ou du chirurgien est hautement sublimée, mais a aussi des caractères sadiques.


Enfin, la pulsion combative étant un mécanisme fondamental de l'être vivant, et comme tel ne pouvant pas être déraciné ou supprimé, peut néanmoins subir certaines transformations et atténuations. « Tout ce que nous pouvons espérer, c'est de la sublimer « dit Stanley Hall Dans le cas de la pulsion sexuelle, il y a un élément pouvant déclencher un réflexe conditionné inhibitif, provenant de l’intérieur, du 2e système de signalisation : c’est la réaction qui, en termes d'introspection, est désignée comme pudeur.


De Felice précise qu’un choc émotif violent, ressenti simultanément par les membres d’un groupe quelconque, soumis à l’influence d’une même suggestion, suffit à déterminer chez eux une frénésie sanguinaire, qui se caractérise souvent par un dévergondage sexuel et une rage destructrice.


En conclusion, nous ne pouvons que nous associer aux idées de De Felice  quand il dit : « Notre civilisation actuelle, en développant démesurément les agglomérations urbaines, en imposant l'uniformité d'une technique qui s'introduit partout, et en s'ingéniant à ne plus laisser aux hommes aucune possibilité d'isolement et de recueillement, les soumet à une interaction qui finira par devenir non moins coercitive que celle qui s'exerce chez les plus arriérés des sauvages ».
Et « lorsque ces phénomènes se déchaînent au sein d'un groupe organisé, c'est pour le bouleverser et le détruire, et non pour lui communiquer je ne sais quelle énergie mystérieuse qui lui conférerait sur ses membres une autorité accrue. Les accès de fièvre grégaire sont des maladies qui menacent de déchéance et de mort l'organisme qu'elles attaquent. La foule n’est pas la forme élémentaire de la société, comme certains ont prétendu, en disant encore que la société, en y revenant, y renouvelle sa cohésion et y retrempe sa puissance; cette idée équivaudrait à donner à la santé des causes pathologiques et à chercher dans le désordre les véritables bases d'un ordre supérieur ».
Mais aussi dans le domaine purement physiologique de l’individu l’entraînement grégaire « ralentit les fonctions organiques et paralyse les centres supérieurs du cerveau, au contrôle desquels le bulbe et la moelle paraissent être momentanément soustraits. La foule agit à la façon d'un anesthésique : le contact vital avec la réalité ambiante est interrompu, la sensibilité est supprimée, et même la catalepsie et le coma peuvent en résulter ».


Les uniformes des militaires de notre temps, ne sont pas autre chose que des descendants, en premier lieu, de ces masques de combat; en second lieu, c'est un moyen de composer une masse uniforme, d'impressionner par le nombre et le rythme — facteur très important de l'efficacité du travail humain. D'autre part, la monotonie qu'engendre la vue d'une multitude de gens d'aspect égal, est un élément propice à la création et à la conservation de la discipline, un des principaux piliers de la force militaire moderne. C'est pourquoi les uniformes proprement dits sont de provenance relativement récente. Dans l'antiquité les guerriers, en général, n'étaient pas tous vêtus de la même façon; les Spartiates revêtaient, pour aller au combat, des chlamydes rouges, mais cela paraît avoir été plutôt une mesure servant à dissimuler le sang des blessures, mesure pour combattre la peur causée par la vue du sang.


Le meneur agit par une accumulation de prestige de sa personnalité, et il voit la source de ce prestige dans le comportement des autres à son égard, comportement qui a sa base psychique dans le besoin des masses humaines d’être dirigées. Mais il convient qu'une certaine supériorité, réelle ou apparente, soit indispensable pour assumer la fonction du meneur : car c'est la condition inéluctable de la soumission des masses. Un chef idéal est celui chez qui l'intérêt social et la compréhension des aspirations et de la psychologie des individus composant les masses s'associent. Mais un facteur non négligeable pour son succès auprès des masses, est aussi sa prestance physique : son ascendant sera plus efficace s’il est grand et vigoureux.

En général, les meneurs sont intolérants envers la critique qui les frappe, et qu'ils appréhendent comme susceptible d'atteindre leur prestige. L'exemple inverse de Lénine est assez rare. Malheureusement, le fait est assez fréquent que parmi les meneurs on trouve des hommes qui se distinguent par une forte volonté associée à une intelligence assez médiocre; c’est une des raisons, pour lesquelles leurs entreprises finissent souvent mal pour eux et pour les collectivités humaines.


VI. LE SYMBOLISME ET LA PROPAGANDE POLITIQUE

Le symbolisme a toujours existé, depuis que l'homme a trouvé le moyen de communiquer à autrui ses pensées et ses sentiments, et ces derniers même avant les pensées, parce que l'affectivité est une fonction psychique plus primitive, ayant ses racines dans les mécanismes non éclairés par la conscience. On peut donc distinguer les symboles plus primitifs, concrets, prélogiques, d’origine inconsciente, qui servaient aux hommes primitifs à transmettre, à l'aide de réactions au début certainement presque automatiques, des signes de leurs états psychiques, causés par des états physiologiques. C'étaient des expressions d'angoisse, de triomphe, de faim, de satiété, de colère, etc.


Leurs adversaires fascistes, derniers descendants du capitalisme aux abois, sans idéals humains, sans programme économique bien défini, trouvèrent moyen de soulever et d’entraîner les masses, d’ébranler les grandes démocraties, et souvent même, leur arrachèrent directement le pouvoir.
Comment pareille chose a-t-elle été rendue possible?
La réponse est évidente : les adversaires des gouvernements démocratiques n’étaient pas attachés à des dogmes erronés et rigides; ils comprenaient intuitivement la véritable nature de l’homme et en tiraient des conclusions politiques pratiques. Il est vrai que leurs buts politiques sont absurdes, et hostiles à l’idée même de l’humanité ; mais ils eurent du succès parce que le socialisme ne sut pas se servir de la seule arme efficace en l'occurrence, la propagande; ou bien, il en fit usage à contrecœur et sans énergie.
Le fascisme avait pleinement adopté le langage symbolique comme instrument de combat. On connaît le rôle considérable joué par la diffusion de la croix gammée dans l’ascension d’Hitler au pouvoir. En Italie, Mussolini a également pratiqué sur une vaste échelle, la lutte des symboles. Il est intéressant de suivre l’évolution des méthodes de propagande, pendant les années cruciales, précédant la deuxième guerre mondiale.


Le mot d’ordre de « Gleichschaltung » (conformisation ou mise au pas) devenu particulièrement célèbre dans cette période, n'est autre chose qu'une expression de ce phénomène sous son aspect politico-social. Le mécanisme en est le suivant : toute parole violente, parlée ou écrite d'Hitler, toute menace, s’associait dans l'esprit de ses auditeurs à ses symboles, qui devenaient peu à peu les signes évocateurs de ses paroles, de ses menaces; rencontrés partout, ils agissaient constamment sur les masses, ils ranimaient sans cesse l'inclination favorable à Hitler, ils maintenaient l'effet de la « Gleichschaltung », produite par ses discours exaspérés, de la même manière que l'on renforce le réflexe conditionné de Pavlov, en répétant de temps à autre la stimulation « absolue ». Le gouvernement allemand d'alors avait deux possibilités de réduire à néant cette réaction d’association. On pouvait, soit combattre les symboles, les affaiblir, les tourner en ridicule par certaines actions ou contre-mesures, soit les interdire, empêcher « le Tambour », les injures, les cris et les menaces. On ne fit ni l'un ni l’autre, on laissa tranquillement les ennemis donner à leurs symboles une vigueur toujours renouvelée.


En politique, on entend généralement par symboles des formes simples représentant des idées, voire même des systèmes ou doctrines fort compliquées et abstraites. Le schéma suivant illustre les rapports existant entre un symbole politique et son contenu, sa signification.
1Symbole
2Slogan
3Programme
4Doctrine


Dans la partie théorique de notre exposé, nous avons vu que Pavlov attribuait une importance extrême à la parole comme excitant conditionnant pour la formation des réflexes conditionnés, surtout pour ceux qui peuplent le 2e système de signalisation. De nos jours la radio est devenue le principal véhicule de la propagande sonore. Les informations, la musique, les chansons, le sketch radioparlé, sont autant de voies qu'emprunte la propagande. On a vu son influence immense dans la pratique de la dernière guerre, où la résistance psychique des populations dans les deux camps était un facteur de premier ordre dans la lutte. Les derniers temps c'est encore la télévision, associée à la radio sonore, qui commence à devenir un moyen universel de transmission de la pensée et des émotions humaines : aux États-Unis les postes de réception , télévisée se comptent déjà par millions. La propagande sonore utilise encore les disques de grammophone qui, par remploi de haut-parleurs, montés dans les réunions publiques et sur des autos, servent dans les campagnes électorales, et même au front dans les guerres : en 1918, en 1939-45, la guerre civile espagnole, et chinoise, et dernièrement dans la guerre de Corée et au Viet-Nam.



On croit souvent aussi qu'il suffit de trouver une formule heureuse, un symbole ou un slogan, pour avoir un succès garanti, comme si ce n'était qu’une question de publicité commerciale pour un article quelconque. On oublie alors que l’essentiel dans la propagande rationnelle est le plan de campagne. Un tel plan comporte :
1. La différenciation des groupes d’individus à influencer,
2. L'établissement des buts psychologiques à atteindre chez les éléments de chaque groupe,
3. La création d’organes pour réaliser l’action vers ces buts,
4. La création, par ces organes, des formes d’action propagandiste,
5. La distribution des actions dans l’espace et dans le temps (établissement du plan de campagne),
6. La coordination de ces actions,
7. Le contrôle de la campagne, notamment de la préparation des actions, de leur exécution et de leurs effets.
Domenach, donne un système de règles selon lesquelles il faut construire la contre-propagande. Il les énumère comme suit :
1° Repérer les thèmes de l’adversaire, les isoler et classer par ordre d’importance, puis les combattre isolément,
20 Attaquer les points faibles,
3° Ne jamais attaquer de front la propagande adverse lorsqu'elle est puissante, mais pour combattre une opinion, il faut partir de cette opinion même, trouver un terrain commun,
4° Attaquer et déconsidérer l’adversaire,
5° Mettre la propagande de l’adversaire en contradiction avec les faits,
6° Ridiculiser l’adversaire,
7° Faire prédominer son « climat de force ».


VIII LE SECRET DU SUCCES DE HITLER


La différence entre les « 5 000 » et les « 55 000 » n est pas exclusivement due aux facteurs physiologiques intrinsèques ou raciaux; les éléments d’éducation, de culture, de la formation des phénomènes d’inhibition interne conditionnée y jouent aussi un rôle important; c'est pourquoi on peut constater que chez les peuples démocratiques, plus avancés politiquement, la proportion est quelque peu différente de celle que nous avons indiquée pour les Allemands. Mais il faut bien se garder de s’imaginer que ces différences soient très grandes ou décisives : en fin de compte, les mécanismes du système nerveux sont les mêmes chez tous les humains. Il faut préciser que la distinction chiffrable entre ces deux groupes que nous désignerons comme les « R » (résistants, les 5 000) et les « V » (violables, les 55 000), c’est-à-dire entre les 10 % et les 90 %, est approximative et relativement grossière, sinon euphémiste : en réalité, pour certaines situations, elle pourrait n’être que de 1 % en face de 99 % et même moins : 0,1 % et 99,9 %, etc., — et naturellement avec tous les passages intermédiaires.


Ces deux formes de propagande, s adressant à ces deux groupes de personnes, différaient donc en principe : la première agissait par persuasion, par raisonnement’, la deuxième par suggestion, et déclenchait tantôt la peur, tantôt son complément positif — l’enthousiasme, le délire, tantôt extatique, tantôt furieux; ces réactions étant aussi du ressort de la pulsion combative. Nous appelons ces deux formes de propagande, la première ratio-propagande, la deuxième senso- propagande. La première n’est autre chose que l’instruction politique et n’a pas besoin d'être longuement expliquée : c’est, d’ailleurs, la propagande dont se servent couramment les partis politiques, surtout en pays démocratiques. Les formes en sont connues ; ce sont les journaux, les discours par radio, les meetings avec discussions, ce sont les brochures et les tracts, enfin la propagande personnelle, ou de porte à porte quand les propagandistes vont dans les maisons trouver les personnes qui les intéressent, et cherchent à leur démontrer le bien-fondé de leur programme et à les persuader de s’inscrire au parti qu’ils représentent, de voter pour lui, etc.
("canvassing" des Anglais). Les démonstrations logiques, quoique utilisant parfois diverses pulsions de base, se rattachent, d'une manière prépondérante, à la « deuxième » pulsion, en faisant jouer surtout les intérêts économiques.
Dans la senso-propagande, par contre, c’est surtout la pulsion n° 1 ou combative, qui en fait les frais. Au moyen de symboles et d’actions agissant sur les sens, causant des émotions, on cherche à impressionner les masses, à terrifier les ennemis, à éveiller l'agressivité de ses propres partisans.
En plus des symboles graphiques, plastiques et sonores dont nous avons parlé, ce sont surtout l’emploi des drapeaux, d’uniformes, les grandes manifestations, les défilés à grand fracas qui caractérisent la propagande de ce type, employée par les dictatures.


Nous verrons plus loin que Hitler employait souvent une tactique contraire : il assoupissait la masse par un long discours, il la versait dans un état presque somnambule, et ceci malgré et même par une harangue, menée sur un ton véhément et du point de vue sonore étourdissant : nous avons vu qu’une inhibition généralisée, une somnolence peut être atteinte par une répétition monotone des excitations verbales; mais aussi par des excitations d’une haute intensité — cette dernière possibilité est à la base du mimétisme terrifiant.


Après avoir provoqué dans la masse cet assoupissement, ce « silence religieux », Hitler la réveillait par un arrêt brusque de ses diatribes et alors elle tombait dans un état d’exaltation presque furieuse. D’autre part, De Felice dit à propos d’une gesticulation, provoquée dans les foules, en la comparant aux procédés employés par des « prophètes » orientaux comme les derviches hurleurs.


Il conseille de « ne jamais demander ou espérer, mais toujours promettre et affirmer ». Et plus encore : la propagande doit toujours répéter que les nazis sont les vainqueurs, qu’ils vaincront n chaque bagarre est toujours présentée comme une victoire. Et ceci pour, comme le dit Hitler, « provoquer la force suggestive, qui dérive de la confiance en soi ». Ce précepte est étroitement lié à une autre caractéristique de la propagande hitlérienne, à l'emploi de la duperie.


Nous avons vu ainsi que la propagande de Hitler, la propagande qui a bouleversé le monde et qui était la pierre angulaire de son action et de son succès, est caractérisée principalement par trois éléments : renoncement aux considérations morales, appel à l’émotivité des masses par l’utilisation de la « première » pulsion (combative), comme base, et emploi de règles rationnelles pour la formation de réflexes conditionnés conformistes dans les masses. Enfin, comme le dit Domenach, « il est indéniable qu’un certain nombre de mythes hitlériens correspondait soit à une constante de l’âme germanique, soit à une situation créée par la défaite, le chômage et une crise financière sans précédent ».
Les adversaires de Hitler l’ont laissé faire, car ils ne s’inspiraient pas de mêmes méthodes et de mêmes principes, et ils ont tout perdu parce qu’en réalité, comme il le dit lui- même, « la propagande est une arme terrible dans les mains d’un homme qui sait s’en servir ».


XI LES MENACES DE LA SITUATION ACTUELLE

Ainsi, nous concluons que l’organisation dont les racines sont à rechercher dans la tendance de l'homme de dominer les forces de l'inconscient, est conforme à l’idée démocratique. Mais la réussite de cette tendance est une fonction du volume, des dimensions que prennent les institutions humaines : plus ces dernières sont grandes, et plus l'automatisme de leur fonctionnement devient indispensable, et le rapport patriarcal « père-fils » s'incarne dans le rapport « chef-subordonnés », ou « meneur-foule », moins la psychologie de l’individu a la latitude de jouer un rôle important. Reiwald  a raison quand il dit qu’aujourd'hui c'est la relation patriarcale qui caractérise l'organisation moderne, soit de l’État, de l’armée ou d’une entreprise industrielle. Et c'est pourquoi, selon nous, le gigantisme est en opposition avec l'idée démocratique, et c'est la raison pour laquelle pour nous les puissances, qui se disent « démocratiques », ne le sont plus : ce sont, en réalité, des fausses démocraties ou démocraties apparentes, des « démocratoïdies ».


Ainsi, par ce qui précède, nous voyons que l'idée tant féconde de Freud, qui peut être résumée dans la formule « meneur = père », donne une explication très séduisante de la base biologique des notions en question; l’obstacle le plus grave pour la réalisation de l’idée démocratique de l’égalité des droits fraternels réside dans la prépondérance du rapport « père-fils » sur le rapport entre frères et dans la force des dispositions affectives. A ce fait s’associe encore la hiérarchie dans la dépendance matérielle, qui forme la trame de la dépendance affective, selon W. Lippmann.
Le sociologue italien Pareto est celui qui, on pourrait dire, a fécondé l’éclosion des idées fascistes en Europe. Le climat dans lequel le fascisme et le national-socialisme ont pu se développer, a été fourni par Pareto dont l’idée d’un machiavélisme nouveau réside dans la reconnaissance des capacités seules à l’exclusion de toute morale. Ce sont surtout les milieux intellectuels qui ont été gagnés par cette doctrine, qui mettait les élites au premier plan, en développant l’idée que ce sont elles qui auraient à forger l’histoire. Les relations entre cette élite et les autres couches de la population reposent, selon Pareto, et aussi selon Georges Sorel, sur la violence. Et c’est l’Église catholique elle-même qui, en créant les ordres religieux, a été à l’origine de la formation de ces « élites ».


Les dictatures ne peuvent pas s'arrêter dans leur course effrénée vers un pouvoir toujours plus étendu, vers des succès spectaculaires, qui tiennent en haleine les « automates », les « 55 000 », et leur inculquent un salutaire respect des maîtres. Ces derniers, à leur tour, sont « portés » par ces masses inconscientes et suggestionnables. Il est faux d'affirmer, comme on l'a fait souvent dans le camp adverse, que les régimes fascistes étaient de vraies dictatures, semblables en tous points à celles de l'histoire antique et du moyen âge, celles-ci s’appuyaient sur l’existence d'« esclaves physiques », mus par la peur immédiate, par une coercition purement corporelle. Rien de cela ne se retrouve dans les fascismes, qui n'étaient pas de vraies dictatures, mais plutôt de pseudo-démocraties. Les éléments humains sur lesquels elles se basaient, étaient des « esclaves psychiques », des hommes subissant continuellement une sorte de viol psychique, et dont la mentalité était subjuguée : des marionnettes manœuvrées plus ou moins savamment. Les dictateurs savent très bien que si un jour, à la suite de quelque fausse manœuvre, ces « automates psychiques » leur échappaient, tombaient, par exemple, sous l’influence d'une autre force du même genre, mais plus habile, c'en serait fait d’eux. C'est pourquoi ils doivent, pour rester au pouvoir, toujours « rafraîchir » le réflexe conditionné des masses, sur lequel leur puissance est construite, « ranimer la flamme », en faisant vibrer, encore et encore, la corde du réflexe inné de la peur ou de l'extase, causé par un succès, déclenchant la frénésie. C’est leur loi d’existence. Il n'y a qu'un moyen de les combattre — si l'on s'accorde sur ce point que les combattre veut dire sauver l’humanité — c'est d’empêcher le processus psychique en question, de leur refuser le succès auquel ils aspirent, de leur résister, de dire « non » !


XII LA CONSTRUCTION DE L'AVENIR

Dans le chapitre précédent nous avons parlé de menaces qui tiennent, à l'heure présente, surtout depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le monde entier dans l'angoisse. Nous avons analysé les facteurs qui déterminent l’avènement et la persistance de cette Grands Peur Universelle.


Une des caractéristiques les plus marquantes de notre époque, est la tendance qui se manifeste dans tous les domaines de la vie pratique, de rationaliser le travail, de le rendre plus efficient et moins pénible. On peut suivre cette tendance dès les débuts de la civilisation. Ce processus s'est surtout accentué vers la fin du siècle précédent et au début du siècle courant. Dans l'histoire de ce mouvement, on peut distinguer trois étapes qu’on peut localiser dans trois foyers distincts. Cette évolution se déplace dans la direction de l'Ouest vers l’Est.
La première étape se situe aux États-Unis, à la fin du siècle précédent, où le grand réformateur des méthodes de travail, F. W. Taylor et son école, élaborèrent et réalisèrent les lois d'une organisation scientifique du travail. Cette étape est caractérisée par la prépondérance des réformes du côté technique : par une disposition rationnelle des éléments du travail dans la production, on rehausse sensiblement son rendement.


Les méthodes américaines, importées en Europe, ne trouvèrent pas d’écho dans les milieux ouvriers; au contraire, la classe des travailleurs s’insurgea contre leur application en Europe, plus évoluée, du point de vue social, que le Nouveau Monde, foncièrement capitaliste. Un changement d'attitude des ouvriers est à remarquer après la première guerre mondiale. C’est surtout en Allemagne que les idées tayloriennes se propagèrent, mais en liaison avec un nouvel élément plus conforme aux traditions sociales européennes ; c’est la prise en considération du facteur humain. L'Europe et spécialement l’Allemagne devient le second foyer, la deuxième étape de l’évolution de l’organisation scientifique du travail. En relation avec ce fait, c'est ici qu’apparaissent alors les Instituts où on étudie le facteur humain, comme une déterminante dans le processus du travail. Une nouvelle science, la psychotechnique, se développe, des bureaux d'examens d’aptitudes au travail, des écoles pour les doués, des offices d’orientation professionnelle s'ouvrent en grand nombre. Le slogan qui se diffuse alors est : « The right man on the right place ».

Mais peu à peu des voix s'élèvent, des études paraissent, une critique violente parmi les psychotechniciens eux-mêmes se fait entendre ; la question n’est pas résolue. On est obligé de constater que, malgré que chaque travailleur est à sa vraie place, son travail ne donne pas le rendement escompté, s’il n'éprouve pas de la joie au travail, s'il ne se sent pas maître de lui-même, de son travail, de son destin.
Mais l’idée s’est propagée plus loin à l'Est. C'est en Russie Soviétique que les méthodes de rationalisation tayloriennes et les pratiques de la psychotechnique ont pénétré et c'est là qu’elles sont tombées sur un sol fertile pour leur application féconde, c’est là que l'idée de l'organisation scientifique du travail prend solidement pied et donne des résultats surprenants dans la production industrielle, dans l’agriculture, dans les communications, etc. Un mouvement « autochtone », cherchant à augmenter le rendement et connu sous le nom de stakhanovisme, se développe. C’est là que se fixe le troisième foyer et se situe la troisième étape de l'organisation scientifique du travail. La raison en est que dans ce pays sont réalisées les conditions qui permettent au mouvement de la rationalisation du travail de trouver la solution définitive de ses aspirations : c’est la joie au travail –le troisième facteur — qui, à côté de l'organisation technique et de la psychotechnique, peut jouer. Le travailleur a enfin le sentiment de travailler poux lui-même, pour son État à lui, d’être maître de son destin.
Cette histoire des trois étapes de la rationalisation du travail nous démontre nettement qu’en ce domaine aussi les facteurs psychologiques ont un rôle déterminant à jouer. Et comme la solution du problème du travail est étroitement liée à la politique, on comprend que les répercussions de la propagande politique sur la psychologie des masses ouvrières sont prises en considération par les politiciens, les meneurs avisés. Mais on peut dire que la compréhension de l’importance de ces facteurs date relativement de peu. Le capitalisme classique qui considérait l’ouvrier presque comme une partie de la machine, ne se souciait guère de sa psychologie : le travailleur industriel, surtout aux États-Unis, n’intéressait l’entrepreneur que du point de vue de son rendement, et une fois sa force productrice épuisée, par une sorte de sweating- system (méthode de faire suer), on le jetait dehors comme un citron pressuré. Ce n’est qu’en Europe de l'après-guerre que l’on a pu voir plus clair et surtout après que les études psychologiques ont été mises en honneur dans tous les domaines où il s’agissait de comprendre le comportement des hommes. On a compris que le travail qui ne tient qu’à obtenir un produit palpable, n’a pas de sens pour le travailleur : dans le processus de travail lui-même les besoins affectifs du travailleur restent pour la plupart inassouvis, ce qui représente un handicap dans l'économie psychique du travailleur.
La grande erreur de Marx fut précisément de n’avoir pas pris ce facteur psychique en considération. Il est vrai qu’à celle époque, la psychologie scientifique n’avait pas encore atteint, même de loin, le développement que nous lui savons aujourd’hui, surtout depuis l’avènement de la psychologie objective, basée sur les découvertes de Pavlov. Pour Marx, le travail était conditionné par la misère et les nécessités extérieures, et la liberté commençait là où le travail cessait. Reiwald lui oppose l'idée que « la vraie liberté se trouve là, où le travail est fait de bon gré, parce qu'il apparaît au travailleur plein de sens et lui procurant un plaisir ». L'activité est pour l’homme d’aujourd'hui un besoin psychologique, donc physiologique. La pulsion agressive, selon Reiwald, est transformée, canalisée en comportement de travail, en se combinant avec les éléments affectifs, c’est-à-dire avec la pulsion n° 3, selon nous. C'est surtout caractéristique pour les populations blanches des pays nordiques.
Selon Marx, la condition essentielle pour l’effort humain ayant son propre but, qui mène à la satisfaction et au sentiment de liberté, serait la diminution des heures de travail. Reiwald a parfaitement raison, en opposant à Marx l’idée que « ni la diminution de travail en elle-même, ni l’augmentation du salaire, ni un but patriotique, religieux ou social ne suffisent à remplacer l’impulsion affective qui peut et doit provenir du processus de travail lui-même ». C’est le travail collectif surtout qui est apte à donner la satisfaction psychique. Le fait de vouloir atteindre le même but, stimule, augmente de rendement et l’intensité de satisfaction. Reiwald donne en exemple le travail du marin, qui acquiert souvent une relation personnelle avec son navire, malgré les difficultés du travail maritime. Le lien affectif peut devenir tellement fort que le « navire », la « fabrique » ou la « mine » peuvent assumer le caractère d’un fétiche. Et ce ne sont alors pas seulement le capitaine, le fabricant ou le directeur de mine qui jouent le rôle du « meneur », mais aussi le navire, la fabrique et la mine. On peut même alors constater objectivement l'accroissement de l’intensité affective, en mesurant, au moyen d’un dynamomètre, le rendement du travail du travailleur individuel. Ces liens s'estompent systématiquement par l'avènement du travail taylorisé, mais l’homme ne peut pas s’en passer dans sa vie et son travail; dans le domaine du travail le dicton populaire « l'homme ne vit pas du pain seul » se justifie pleinement. Et on le voit réalisé dans la tendance de tout travailleur d’avoir, à côté de son travail professionnel, un « violon d’Ingres », son « dada », sous forme de bricolages, d’occupations personnelles accessoires, du domaine artistique, musical, etc. La psychologie des masses à venir, aurait comme tâches, selon Reiwald, à rechercher d'abord les bases affectives du travail collectif ; ensuite, à étudier par les moyens psychotechniques, et pour chaque profession, les méthodes de production rationnelles, qui s’avèrent les plus aptes à tenir compte des besoins affectifs du travailleur; et enfin, à trouver, en liaison étroite avec la production et la psychotechnique, un compromis entre les exigences de l’utilité pratique et les besoins affectifs de l’homme.


Ce qui caractérise encore ces mécanismes, c est une précision absolue et une rapidité de travail, quelques dizaines de milliers de fois plus grande que la nôtre. Elle remplace des équipes de statistique, de prévision et de planification qui jouent un grand rôle dans les usines géantes.
Les mécanismes essentiels de ces machines sont de double nature : il y a le moteur, les forces propres de la machine, avec leur commandement, et il y a le mécanisme régulateur, « pilote », qui « informe le premier des changements dont il faut tenir compte dans la manœuvre à effectuer. De son côté, le moteur informe le pilote de son fonctionnement. Dans les mécanismes munis de mémoire artificielle, les ondes électriques sont transformées, dans un quartz piezo-électrique, en vibrations ultra-sonores; à l'autre bout du quartz elles redonnent de l’électricité ramenée à l’entrée; chaque unité peut emmagasiner huit nombres de dix chiffres et s’y référer en 1/5 000 de seconde. Cette fonction d' « information » réciproque par des signaux transmis, garantit l'autorégulation. Si la transmission est altérée, l’information sera plus ou moins corrompue ».
On a rapproché la Cybernétique de la théorie des jeux. Dans le jeu il y a un aspect économique — le gain — qui correspondrait à la source d’énergie dans les machines, et l’opposition des intérêts, caractéristique des jeux, se retrouve jusque dans les processus à régulation : en observant les conduites des individus et des servo-machines, on constate que les principes intimes de cette conduite sont représentés, dans la théorie des jeux, par la notion de « stratégie » et dans la Cybernétique, par la notion de régulation. Ces servo- machines « sont parfois fantasques », dit Chauchard, « et rappellent les organes vivants : elles ne fonctionnent correctement que quand elles sont en train. Wiener indique que, quand une machine marche mal, il faut la laisser reposer, soit l’agiter, ou lui envoyer un choc électrique violent, soit encore déconnecter la partie « malade ».


Nous pensons plutôt à la tendance du regretté Emmanuel Mounier dont parle Albert Béguin et qui consistait en « vouloir substituer au mythe d'une imagination anxieuse la connaissance exacte du fait et de la possibilité d'en mesurer les conséquences », et nous sommes d'accord avec Béguin quand il dit qu' « il ne faut ni détruire la machine ni même craindre d’abord le technocrate visant au despotisme par la machine ». Aussi il ne faut pas perdre de vue que la machine « reste un outil, fruit de l'intelligence humaine, et à son service », et que, « la machine est un symptôme qui change de signe selon qu'on lui assigne sa juste place — et alors elle autorise de grandes espérances humaines — ou bien qu'on l'invite à en usurper une autre — et alors elle devient maléfique.»


CONCLUSION

Le grand danger que l’humanité court, est déterminé par trois faits : le premier c’est qu'il s’est trouvé des hommes qui se sont aperçu de la possibilité, dans l’état où se trouvent encore la plupart de leurs contemporains, d’en faire des marionnettes, de les faire servir à leurs buts à eux — cela ne veut dire aucunement que ces buts sont toujours des buts matériels, de profit — bref, de les violer psychiquement. Ils ont repéré les leviers nécessaires à cette action, trouvé les règles pratiques qui les font jouer — et, sans scrupules, ils s’en servent. Le deuxième fait, c’est précisément que ces possibilités existent objectivement, dans la nature humaine elle-même, et que la proportion entre les éléments humains qui y succombent, et les autres qui sont plus ou moins capables de résister, est effarante — dix contre un. Le troisième fait consiste en ce que le viol psychique collectif par les usurpateurs, se fait sans que rien ne s’y oppose, sans que ceux qui devraient veiller à l’empêcher, réalisent le danger, ou bien s’ils le réalisent, ils s’affolent, ne savent pas à quoi s'en tenir, quelles mesures envisager, comment endiguer le flot qui monte : une à une les communautés humaines, les États, petits ou grands, succombent. Alors, il est temps qu'on crie « halte-là! », qu’on . cherche la raison de tout cela et l'ayant trouvée, qu'on applique les mesures qui s'imposent, et cela de toute urgence!


Voici ces bases.
Il est évident que les préceptes moraux se réfèrent à l’activité sociale de l'homme, c'est-à-dire à son comportement dans la vie sociale. La morale commence là où le comportement de l’homme se caractérise par le renoncement à la satisfaction de ses impulsions égoïstes au profit d’autrui; elle est là où joue l’inhibition conditionnée interne par rapport aux autres individus ou collectivités, et précisément comme expression de la constellation d’engrammes dans son Deuxième système de signalisation.
Nous avons vu que la diversité du comportement est déterminée par les activités humaines à base de quatre pulsions : combative, nutritive, sexuelle et parentale. Le fait capital et objectivement démontrable dans des expériences au laboratoire est le suivant ; ces pulsions et, en conséquence, les systèmes de réflexes conditionnés correspondants, ne sont pas égaux par rapport à leur force ou la facilité de former des réflexes conditionnés. La plus forte des pulsions étant l’agressive, viennent ensuite en décroissant : la nutritive, puis la sexuelle, et enfin la parentale. On se rappelle l’exemple qui illustre ce fait : le réflexe conditionné à base de la pulsion nutritive se forme après cinquante à soixante répétitions de l’opération nécessaire à sa formation; le réflexe à base combative, l’est déjà après une ou deux répétitions.

Or, du tableau des pulsions et de leurs dérivations qu’on peut dresser ainsi (et qui est reproduit ci-dessous), on déduit une règle très simple : lorsqu’on doit émettre un jugement du point de vue biologique, ou choisir une attitude plus morale qu’une autre, on peut se laisser guider par le fait qu’on pourra considérer comme morale l'attitude déterminée par des réflexes conditionnés à base de la pulsion physiologiquement plus faible par rapport à celle qu'on rejette (fig. 21). La règle pragmatique serait alors : ce qui se situe à droite dans le tableau est moral, la direction dans le sens à gauche est immorale.

Fig. 21.
Diagramme démontrant la possibilité d’une base biologique de la notion de la morale. 1, 2, 3, 4 — les quatre pulsions. Les ordonnées indiquent la force de la pulsion. Les lignes étirées (—) se réfèrent
à l’intensité relative des pulsions, les lignes pointillées (- - - -) à leur valeur morale (du point de vue social). En dessous, la flèche dans la direction de droite à gauche indique la décroissance de la valeur morale; la flèche inverse : la sublimation.

Voici des exemples : si l’on sacrifie l’amour (pulsion n° 3) à l'avantage matériel (n° 2), nous sommes en présence d’une immoralité (cas de la prostitution, par exemple).
Si on préfère l'amour (n° 3) au devoir parental (n° 4), c'est, toujours du point de vue social, donc biologique, immoral (comportement d’une mère dénaturée).
Si l’on renonce à la violence (n° 1) au profit d’avantages matériels (n° 2), ce sera une attitude morale (attitude civilisée).
Si l’on choisit l’amour (n° 3) au lieu d’avantages matériels (n° 2) on est romantique ou idéaliste, on agit donc conformément à la morale. Et ainsi de suite.
Nous avons parlé plus haut de la greffe des réflexes conditionnés et de la constitution de systèmes supérieurs de com­portements. On arrive alors à distinguer, graphiquement, les différents niveaux ou étages dans notre schéma. Ainsi s'il se présente des cas où le choix est à faire entre des attitudes se situant à différents niveaux, nous pourrons chercher dans les directions de sublimation ou de dégradation. La règle pour le choix d'une attitude avec la préférence plus morale, serait alors : ce qui est plus haut sur le schéma est plus moral que ce qui est plus bas : ainsi le comportement que nous nommons une attitude correspondant au sentiment national, serait moral, puisque plus utile à la collectivité que la simple attitude de défense individuelle; le comportement social (au niveau au-dessus), est plus moral que l'attitude purement nationaliste. Dans le système de la pulsion n° 3, par exemple, le fait de préférer l’amour sensuel (niveau A), purement instinctif, à l’amour sublimé romantique (niveau au-dessus), serait immoral; sacrifier l’amitié (niveau B) dans le cadre de la pulsion n° 4) à l'activité scientifique (niveau C), c'est-à-dire à une attitude de service à l'ensemble de la société humaine, serait un acte, du point de vue de la valeur morale, supérieur.
Ensuite, il pourrait y avoir encore des cas, où le choix à faire se situe dans le cadre d’une même pulsion et dans le même niveau. Par exemple, on aurait à choisir entre l'amour envers deux personnes ou entre deux doctrines sociales, ou entre l’amitié pour celui-ci ou celui-là. Ce qui déterminerait dans ce cas l’attitude du point de vue moral, serait, à notre avis, l’intensité de réaction envers l’un ou l’autre : si mon attachement à cette personne est plus grand qu’à cette autre, il serait immoral de préférer la dernière.
Toutefois ce raisonnement n est valable que si l'homme est aisé et si son acte ne prive pas sa famille (cas de célibataire). Si, par contre, il est nécessiteux et que sa famille eût à souffrir du fait de cette dépense, son acte doit être considéré comme immoral, parce que le choix serait alors non entre les pulsions n°3 2 et 3, mais, en réalité, entre n° 3 et n° 4. Il n'y a pas de contradiction à la règle générale, puisque son choix tomberait sous la rubrique n° 3 au lieu du n° 4, c’est-à-dire dans la direction plus à gauche dans le schéma, donc dans le sens de l’immoralité.
Mais son acte, dans le premier cas, peut être également jugé immoral, si on prend en considération qu'il satisfait sa pulsion n° 3, égoïste, alors que dans le monde des milliers (et même des millions) d’individus souffrent, voire meurent dans la misère. En satisfaisant sa pulsion n° 3, il néglige, en réalité, la pulsion n° 4 sublimée, qui est à la base de l’amitié, de l’amour envers les hommes en générai Sous cet angle, il apparaît que dans la situation actuelle de la société humaine, toute attitude donnant satisfaction aux pulsions à gauche dans le schéma (n°1, 2,3) doit être considérée comme immorale.
Peut-être, ce fait pourrait-il être rapproché de l'idée religieuse du péché originel : tout ce que les hommes font, serait, dès leur naissance, entaché de tare morale.





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