samedi 24 octobre 2015

La domination policière - Mathieu Rigouste

La domination policière - Mathieu Rigouste



Introduction : enquête sur un champ de bataille

La police est un appareil d’État chargé de maintenir «l’ordre public» par la contrainte. Elle est organisée rationnellement pour produire de la violence. Les études focalisées sur ce que l’on appelle des «violences illégitimes» ou «illégales», des «bavures» et des « accidents » n’observent qu’une partie du phénomène. Elles insistent sur le fait que la police tente de réduire le risque de tuer dans les sociétés qu’elles appellent «démocratiques», que les agents de la force publique travaillent à contenir leur violence et que la brutalisation physique ne représente qu’une exception

’y ai vu se développer et se matérialiser les principaux axes de la transformation de la violence policière : la fabrication d’un chômage de masse, la précarisation et l’accroissement des inégalités, le développement de la «politique de la ville», les transformations de la ségrégation, la formation des polices de proximité, la généralisation de la provocation par des polices d’intervention, la perpétuation d’une structuration virile, blanche et bourgeoise de la violence policière, l'émergence de nouvelles formes d’autodéfense et de contre-attaques parmi les habitants, l’application d'une contre-insurrection de basse intensité face à la multiplication des révoltes, les impacts sociaux de la fabrication médiatique et politique des nouveaux «ennemis intérieurs», la restructuration des quartiers populaires et l'extension de la mégalopole capitaliste par la «rénovation urbaine», l’intensification de la domination policière et le renforcement du socio-apartheid par la «guerre à la délinquance» ainsi que le développement de l’incarcération de masse. J'ai observé les implications réelles et concrètes de tous ces phénomènes qui font système avec la violence policière.

La ségrégation endocoloniale
Soumettre et bannir les damnés du néolibéralisme

La recherche universitaire a décrit la technicisation et la rationalisation continue de la violence policière en France au cours du XXe siècle. Pour réduire la production de désordres non recherchés, l’État module de plus en plus précisément l’emploi de la force. Mais s’il tend à restreindre l’usage de la violence mortelle pour le «contrôle des foules», ce processus repose aussi sur des transferts et des traductions de violence guerrière et coloniale dans certains domaines du contrôle policier à l’intérieur de la métropole impériale.

La recherche universitaire a décrit la technicisation et la rationalisation continue de la violence policière en France au cours du XXe siècle. Pour réduire la production de désordres non recherchés, l’État module de plus en plus précisément l’emploi de la force. Mais s’il tend à restreindre l’usage de la violence mortelle pour le «contrôle des foules», ce processus repose aussi sur des transferts et des traductions de violence guerrière et coloniale dans certains domaines du contrôle policier à l’intérieur de la métropole impériale.
L’impérialisme est un processus d’expansion coloniale du capitalisme qui a engendré un système d’exploitation et de domination à plusieurs vitesses, dans les colonies mais aussi à l’intérieur de la métropole. La recherche de l’accumulation maximale du profit par l’exploitation de celles et ceux qui n’ont que leurs bras et leurs enfants - le prolétariat - est alors renforcée et mise en concurrence avec la surexploitation d’un sous-prolétariat dans les colonies.
Frantz Fanon nous a laissé le terme «damnés de la terre » pour nommer celles et ceux qui se confrontent à la fois la surexploitation, à la dépossession et à la ségrégation ; il désignait ainsi principalement les situations d’oppressions conjuguées de classe, de race et de genre des colonisés.


Maintenir la ségrégation des damnés en métropole

Le bannissement des damnés à l’intérieur de la métropole se développe en important les modes de gestion élaborés dans les colonies. C’est ce que Michel Foucault a nommé l’« effet de retour» des «modèles coloniaux» «rapportés en Occident, et qui a fait que l’Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme une colonisation, un colonialisme interne». Nous pouvons parler de ségrégation endocoloniale pour désigner cette forme de pouvoir qui développe et réagence des dispositifs issus des répertoires de la domination coloniale pour les appliquer à l’intérieur du territoire national aux strates inférieures des classes populaires.

La brigade nord-africaine (BNA) était composée d’une trentaine d’agents ; elle recrutait une partie de son personnel parmi le corps des administrateurs coloniaux ou des I fonctionnaires en poste en Algérie. Elle quadrillait les «quartiers musulmans» de Paris, y opérait des raids et des rafles, alimentait des fichiers de surveillance politique et sociaux. La BNA n’était pas une police proprement coloniale.


Pour conquérir de nouveaux marchés et faire face aux soulèvements ouvriers de 1947-1948, le capitalisme français a commencé à se restructurer en permettant aux couches supérieures blanches du prolétariat d’occuper les positions inférieures d’une petite bourgeoisie en extension. C’est ainsi que la surexploitation des travailleurs étrangers, la plupart issus des colonies, s’est maintenue et renforcée dans la seconde partie du XXe siècle.


C'est dans ce contexte que, dès 1953, la préfecture de police amorce la formation d’une nouvelle imité de police d’inspiration coloniale : la brigade des agressions et violences (BAV), influencée par les premières unités antigang, mais calquée sur les anciennes brigades nord-africaines à peine dissoutes. Cette création est justifiée en mettant l’accent sur la « criminalité» et non plus sur la «race» des colonisés. La figure de la «criminalité nord-africaine», employée systématiquement dans les grands médias et par la classe dirigeante pour dépolitiser les luttes des colonisés, va permettre de rediriger cette nouvelle police sur les travailleurs arabes à Paris.

Composée de deux sections d’enquête et de voie publique, la BAV était chargée de paralyser les résistances des colonisés et les actions du FLN comme s’il s’agissait d’une forme de criminalité ethno-culturelle. Constituée d’une vingtaine d’inspecteurs dont une partie importante était recrutée parce qu’elle maîtrisait couramment les langues d’Afrique du Nord, dotée de voitures et de radios, elle avait mission de circuler dans les quartiers « criminels » pour y «faire du flagrant délit».

Dès 1958, la BAV s’est trouvée coordonnée avec la huitième brigade territoriale (une unité de police judiciaire), avec des équipes spéciales de district et, à partir de décembre 1959, avec les forces de police auxiliaires (FPA, les harkis de Paris). Ces différentes unités étaient régies par le Service de coordination des affaires algériennes (SCAA). Cette structure va former une génération de policiers à contrôler des Arabes et des misérables sur le mode de la pacification coloniale.

Ni les policiers ni les responsables politiques du massacre d’État du 17 octobre 1961 n’ont été sanctionnés. Le système colonial, où la justice tolère les agressions et les meurtres commis contre des indigènes, s'est largement perpétué dans l’ère sécuritaire et postcoloniale. L’arabicide demeure protégé par «un code tacite, une jurisprudence de fait36» qui punit les centaines de meurtres d’Arabes commis entre 1970 et 1991 de peines délictuelles, comme s’ils n'étaient pas des humains à part entière et que l’arabicide relevait du délit et non du crime. Dans les tribunaux et les médias, cette tolérance judiciaire est justifiée par l’utilisation systématique de la figure de «l’arabe bestial, voleur, violeur et tueur» forgée par et pour l’imaginaire colonial. En légitimant la focalisation sur les quartiers où vivent les ouvriers immigrés, cet imaginaire a accompagné toute la fabrication des «polices de la nouvelle société ».
Le bidonville, la BAV et le 17 octobre 1961 sont trois scènes fondatrices. Elles ont posé les bases d’une nouvelle forme de domination organisée autour de l’enclavement, du harcèlement et de la brutalisation des damnés à l’intérieur, puis des classes populaires des grandes villes en général.

À la suite du bidonville et de la cité de transit, le quartier de type « grand ensemble » va permettre de restructurer la domination des damnés à l'intérieur pour les damnés de l'intérieur.
C’est un nouveau type d’habitat conçu à partir de l’après-guerre pour accueillir une «aristocratie ouvrière » (très majoritairement blanche) en voie de massification. Construit rapidement, il est formé généralement de barres et de tours alignées pour réduire les coûts autant crue possible.

Ceux du bidonville et des cités de transit qui ont pu rejoindre ces quartiers ont obtenu l’eau courante, l’électricité, le chauffage et l’accès à des services publics - ce qui a effectivement transformé leurs conditions de vie mais qui leur a aussi imposé des échéances fixes et non négociables pour les loyers et les factures, créant ainsi de nouvelles formes d’appauvrissement et de mise en dépendance. Ces nouveaux habitants et les autres ont commencé à galérer ensemble. Ils se sont appropriés cet urbanisme pour y créer des formes de vie collectives, solidaires et villageoises, en contradiction complète avec le projet néolibéral et les stratégies des bureaucraties municipales des banlieues ouvrières.


l'anticriminalité: continuer la guerre coloniale
Confronte a des séries de braquages de banques, François Le Mouel rédige un rapport pour justifier la recherche du «flagrant délit» face à ces «types de criminalité». Il engage à dépasser la logique «du crime au criminel» pour une logique «du criminel au crime» : en se cachant, en surveillant, en traquant, en laissant faire puis en intervenant. C’est le début du développement d’unités mobiles «anticriminelles», en civil, dressées à surveiller et traquer les jeunes des classes populaires, à les provoquer pour mieux faire apparaître «le crime» caché dans leurs corps suspects.


La technique « anticriminalité » expérimentée en Seine-Saint-Denis consiste désormais à pénétrer la population (et non plus les populations, sous- entendu colonisées) pour y traquer un nouvel ennemi intérieur incarné par une figure socio-ethnique du criminel. Ce procédé, qui avait déjà servi à justifier la traque des révolutionnaires communistes ou anticolonialistes dans les périodes précédentes, va dès lors désigner l'ensemble des quartiers populaires comme des viviers de prolifération d’une menace mortelle non plus pour «l’empire» mais pour «la nation». La BAC 93 est créée sur le principe d’une pacification désormais intérieure pour laquelle il faut des unités policières particulièrement rentables et productives, susceptibles de mener une guerre de basse intensité - autrement dit, des commandos policiers.

Une pseudo-théorie mise en circulation au début des années 1970 a fourni une caution «scientifique» à la focalisation policière de ces unités «anticriminelles» sur les non-Blancs pauvres. La notion de «seuil de tolérance aux étrangers» explique que le racisme est lié à la présence d’étrangers trop nombreux et qui provoquent une réaction quasi biologique des «vrais Français», sous-entendu blancs et chrétiens.


Toujours répandue dans la police, cette fiction a fourni une légitimation morale pour les comportements racistes de policiers qui choisissaient d’intégrer ces nouvelles unités chargées des cités. On a tenté de faire reculer les actes racistes en envoyant dans les quartiers populaires des policiers convaincus qu’il fallait s’occuper en particulier et visiblement des «bronzés». La police des damnés à l’intérieur s’est constituée en revendiquant «scientifiquement» l’appropriation de certains gestes et mentalités racistes issus des répertoires de la violence coloniale.
Le 30 novembre 1972, Mohamed Diab, chauffeur de poids lourds algérien de trente-deux ans est abattu dans un commissariat par le policier Robert Marquet d’une rafale de pistolet mitrailleur.

La ségrégation endocoloniale n’est pas structurée seulement par la race et la classe. La violence des policiers et des militaires est une violence fondamentalement masculine, conçue et mise en œuvre par une très grande majorité de mâles blancs engagés pour la conservation de l'ordre social. Elle est portée par un système idéologique axé sur la reproduction d'un pouvoir patriarcal où priment l'autorité et la force de l'État comme «père» et «maître». Dans les mots et les gestes qu'ils emploient pour contrôler les habitants des cités, les policiers marquent régulièrement la place et les comportements auxquels devraient selon eux se tenir «les vrais hommes» et «les filles bien», les «vrais Français» et les «bons immigrés», les «honnêtes citoyens» et «les autres».


La tactique de la tension
Appliquer la contre-insurrection aux quartiers populaires
Les doctrines de contre-insurrection sont organisées autour de l’articulation d’un versant de propagande - des structures d’«action psychologique» et de « conquête des cœurs et des esprits » - et d’un versant de coercition combinant des formes d’occupation et de quadrillage militaro-policiers avec des techniques de contre-guérilla et d’extrême brutalisation". Dans les états-majors militaires et politiques des grandes puissances impérialistes, deux fractions s’opposent sur les manières de développer cette forme de domination. Des tenants du Heart and Mind militent pour augmenter l’emploi de la séduction, de la collaboration et de la sous-traitance dans l’encadrement militaro-policier. Parmi les experts de la contrainte et de la violence légitime, ils sont assimilés à une posture «de gauche» ou «modérée». Face à eux, les tenants du Kill or capture assurent qu’il faut assumer complètement le caractère colonial d’une occupation militaire et les intérêts expansionnistes des grands États en employant principalement la «contre-terreur», c’est-à-dire la terreur d’État.

La «bataille d’Alger» comme prototype
La contre-insurrection à la française a été élaborée durant les révolutions coloniales en Indochine et au Maroc et a été synthétisée pendant la guerre d’Algérie où elle a acquis le statut de doctrine d’État. Elle a été mise en œuvre de manière intensive et généralisée avant d’être officiellement abolie au cours des années 1960.
D’abord dans les montagnes puis dans les grandes villes d’Algérie, à mesure que l’Etat lui transmettait les pouvoirs policiers et judiciaires, l’armée française a systématisé et industrialisé des formes de propagande (radio, tracts, cinéma, rumeurs, médecine, infrastructures socioculturelles...), de contre-guérilla (déplacements de populations, vrai-faux attentats et massacres, camps de concentration, torture industrielle, bombardements de villages, système de disparitions...) et de contrôle militaro-policier des zones urbaines (fichage, quadrillage, occupation de la rue et paralysie de la vie sociale, harcèlement, système de délation, contre- terrorisme, torture, internement, disparitions).


Dans tous les États impérialistes, l’emploi de la contre-insurrection en contexte colonial a eu une influence significative sur la transformation des mécaniques d’encadrement à l’intérieur du territoire national. Aux États-Unis, la contre-insurrection expérimentée au Vietnam a été employée contre les révolutionnaires du Black Panther Party puis elle s’est cristallisée dans la police des ghettos à travers la «guerre contre le crime et la drogue». L’expérimentation de la guerre contre-révolutionnaire en Irlande du Nord a transformé la répression des révoltes ouvrières en Angleterre.


L’ère Chevènement
À partir du milieu des aimées 1990, des officiers de l’armée française ont commencé à réassumer l’emploi de la contre-insurrection à l’intérieur. Sur le territoire national, c’est le début de l’activation ininterrompue du plan Vigipirate, qui permet d’organiser un quadrillage militaro-policier des grandes villes, fluctuant mais continu. Ce dispositif d’exception permanent associe des militaires initiés aux dernières techniques de «contrôle des foules» et des policiers expérimentant de nouvelles techniques de maintien de l’ordre.


Six jours plus tard, le 16 juillet, débutent à l’Assemblée nationale des débats relatifs à la loi d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure, renforçant les capacités d’encadrement et  de harcèlement policiers ainsi que les possibilités d’interpellation et de mise en détention. Dammarie- lès-Lys a été sélectionnée comme une scène répressive, pour préparer les esprits au vote de la nouvelle loi sur la sécurité intérieure.


Construire l’état d’exception juridique
Tout au long des années 2000, les gouvernements I de «gauche» et de «droite» ont mené alternativement une offensive pour étendre l’état d’exception I juridique qui permet d’expérimenter la contre- insurrection endocoloniale. Entre 2001 et 2009, 17 lois portant sur la «lutte contre l’insécurité» sont votées les unes après les autres, au nom de la « lutte contre le terrorisme », « la délinquance des mineurs», «la criminalité» ou «l’immigration clandestine ». Elles favorisent l’extension et la diversification des formes contemporaines de la violence policière. En 2001, le gouvernement Jospin fait voter la loi de sécurité quotidienne (LSQ) qui pose les bases d’un vaste programme d’intensification du contrôle des classes populaires par le redéploiement des forces de l’ordre et l’extension de leurs champs de compétences : la loi rend passible de prison le refus de donner son ADN, étend la possibilité des fouilles pour les agents de police et les agents de sécurité, autorise la police municipale à intervenir dans les cages d’escaliers sous certaines conditions, étend les possibilités de perquisition... Deux ans plus tard, la loi pour la sécurité intérieure - dite loi Sarkozy - de février 2003, par un article rendant illégale l’occupation des halls d’immeubles, a démultiplié les possibilités de harcèlement policier dans les quartiers. Comme la loi sur les contrôles d’identité, elle va permettre de valider des pratiques mais [aussi de stimuler leur systématisation. D’autres lois [ont permis d’intensifier la productivité répressive. La loi du 9 mars 2004, dite Perben II, en instituant un régime spécial pour la «délinquance organisée» a ainsi permis d'arrêter des groupes entiers, de prolonger les gardes à vue, de les étendre aux mineurs de plus de 16 ans et d'empêcher tout regroupement dans la rue.


Le gouvernement Villepin décrète l'état d’urgence le 8 novembre 2005 et le proroge pour trois mois le 15 novembre. Le recours à la loi du 3 avril 1955 «organisant le régime de l'état d’urgence», loi conçue pour permettre la répression des colonisés en Algérie, comporte une dimension symbolique et mémorielle : le gouvernement normalise la répression en l’inscrivant dans la continuité d’une pacification de l’ennemi intérieur: les «hors-la-loi» d'aujourd’hui sont renvoyés à ceux d'hier. Selon la loi de 1955, la déclaration de l’état d’urgence dépend de la loi de 1938 sur l’organisation générale de la nation en temps de guerre. C’est une sorte de déclaration de guerre civile partielle, qui permet d’appliquer des dispositifs de guerre sur une partie du territoire sans paralyser tout le pays. La mise en œuvre du couvre-feu sur les «zones sensibles» l’illustre assez précisément. L’état d’urgence permet aux préfets d’interdire là où ils le jugent intéressant, la «circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et heures fixés par arrêtés», d’« instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé», d’« interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics» et de «prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ». Il est enfin possible, dans les zones concernées par le décret (l’ensemble des grandes agglomérations françaises), d’ordonner la «fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature», l’interdiction, «à titre général ou particulier, [des] réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre», la réquisition des armes de toute catégorie, 1’« assignation à résidence [...] dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération» et «des perquisitions à domicile de jour et de nuit».

Le lieutenant d’une des compagnies de sécurisation - une «force d’intervention rapide » - affectée sur Villiers-le-Bel est en l’occurrence un ancien militaire, formé au contrôle des foules au Kosovo.


Le marché de la coercition

La transformation de la violence policière est liée au développement d’un marché mondial de la coercition. Ce phénomène est porté par de puissants complexes industriels, médiatiques et politico-financiers qui tirent profit de la prolifération des guerres policières en ven­dant des doctrines, des techniques, des équipements et des armes de coercition. Ces marchandises sont expérimentées, rénovées et leur excellence est mise en scène dans les laboratoires intérieurs des grandes puissances impérialistes. Elles peuvent ensuite être vendues aux États et aux entreprises du monde entier.


1968, la naissance d’un marché public de la coercition
Le marché d’État de la coercition émerge réellement après 1968, dans un contexte où il faut absolument renforcer, techniciser et rationaliser des appareils policiers qui viennent d’atteindre un état limite. Il se constitue pour réprimer les mouvements ouvriers, étudiants et révolutionnaires.

Le tir tendu en pleine tête n’est pas une «bavure» mais une nouvelle production rationnelle- légale, une technique de violence d’État. Le policier qui a éborgné un lycéen, Jeoffrey, à Montreuil en octobre 2010, avait reçu une demi-journée de formation : il utilisait un LBD dans une situation où, selon la codification, il aurait dû employer un flash-bail; il n’a pas fait de sommation, il n’était pas en légitime défense et le LBD était à l'essai. Le policier a pourtant été disculpé. Malgré toutes ces infractions à la procédure légale, son geste a bien été habilité.
La proscription du tir tendu au visage est donc très symbolique, elle permet d’encadrer la banalisation réelle de ce tir et sa transformation en pratique d’État. Jean-Paul Brodeur, sociologue de la police, remarque à ce sujet que la plupart des protestations contre le développement de pratiques policières «au-dessus des lois » ont donné lieu à un changement des lois plutôt que des pratiques policières.

L’industrialisation de la férocité
Les BAC et l’essor des polices de choc

Dans la plupart des grandes puissances impérialistes, des unités de police spécialisées ont été conçues au cours des années 1970 pour maintenir la ségrégation raciste et contenir l’indiscipline populaire. L’histoire de ces commandos policiers retrace la systématisation de la férocité comme technique de gouvernement et comme secteur de marché. En France, la brigade anticriminalité (BAC) représente à la fois une technologie de bannissement et de répression, une rationalisation industrielle de la coercition et l’un des rouages les plus sollicités d’une mécanique poussée à ses limites.

Un dispositif proactif est basé sur sa capacité à créer les situations qui justifient son existence, à favoriser les conditions de sa reproduction et de son extension. Une unité de police proactive crée les menaces qu’elle est censée réduire en suscitant, en laissant faire, en provoquant voire en fabriquant des désordres pour mieux s’en saisir.


Le baqueux justifie sa brutalité comme l’idéologie patronale justifie la brutalisation de travailleurs revendicatifs, comme l’idéologie esclavagiste justifie la brutalisation d’un esclave insolent, comme l’idéologie paternaliste justifie la brutalisation des enfants indisciplinés et comme l’idéologie patriarcale justifie les violences faites aux femmes insoumises.


Les policiers ont recours a la domination masculine de façon différente selon qu’ils veulent soumettre des hommes et des femmes. Ils emploient des techniques de vexation à l’égard de ceux qu’ils pensent pouvoir blesser en mettant en doute leur virilité, en les désignant comme féminins, homosexuels, dé virilisés... Un policier de la BAC avoue employer une remarque de cet ordre comme technique d’humiliation: «Tu faisais moins le malin quand tu t’es fait doser par ta sœur hier devant le commissariat ! » Pour inférioriser sa proie masculine, le policier emploie un procédé idéologique d’infériorisation des femmes. Les policiers prédateurs discriminent très fortement leurs comportements en fonction du genre de leurs proies. Ils appliquent aux femmes des registres de violence symbolique en les accusant de mauvaise moralité ou de mauvaise maternité, en les enfermant dans l’espace de la domesticité et de la sexualité.


La BAC expérimente quotidiennement le renforcement du pouvoir policier par l’industrialisation d’une férocité virile, blanche et bourgeoise.

La suraccumulation de puissance
Il faut considérer le corps des policiers comme un accumulateur humain de violence d’État. Le corps du policier est dressé techniquement pour produire de la coercition.


Les BAC révèlent les limites du gouvernement des pauvres par la provocation et le harcèlement. Particulièrement rentables pour les chefs policiers, les gouvernants et les industriels de la sécurisation, les polices de choc sont aussi les unités les plus susceptibles de catalyser les colères et de fournir une cible commune pour des soulèvements ingouver­nables. La BAC est une forme de suraccumulation de puissance dans un secteur de l’appareil policier, elle révèle une contradiction fondamentale au cœur du système sécuritaire : le capitalisme sécuritaire et ses polices de choc se développent en persécutant les forces susceptibles de les renverser.


La politique de la ville connaît un tournant majeur et change d’échelle avec la loi Borloo du 1er août 2003340. Présenté comme «le plus grand chantier du siècle» (10 fois le tunnel sous la Manche), ce Programme national de rénovation urbaine (PNRU) engage l’investissement de 40 milliards d’euros pour réaménager plus de 500 quartiers classés en Zone urbaine sensible (ZUS). Il favorise les démolitions de logements sociaux, les reconstructions en accession à la propriété, les réhabilitations avec augmentation des loyers et des charges, l’installation de commerces destinés à la petite bourgeoisie salariée, ainsi que la création de nouvelles voies de circulation et d’aménagements sécuritaires de l’espace urbain.
Créée en 2004, l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU) est chargée de programmer l’ouverture de ces marchés en finançant une partie des chantiers avec l’argent public. La plupart des projets impliquent davantage de destructions de logements sociaux que de reconstructions, et les relogements sont fermés aux squatteurs ou à celles et ceux qui ne peuvent plus payer leurs loyers. Malgré les prétentions affichées, la rénovation urbaine repousse et disperse au loin les plus pauvres. Elle met en scène un «banlieues show», spectacle de la destruction massive d’immeubles dans les cités de France.


Le nouvel urbanisme sécuritaire conjugue la domination policière et la dépossession des classes populaires. Il s’agit d’en finir avec les labyrinthes et les raccourcis, les dalles, les coursives et les accès aux toits qui permettent d’attaquer la police, d’entreposer des munitions. Mais l’objectif est aussi de mettre fin à tous les espaces réappropriés par les habitants et qui permettent une vie sociale relativement libre et autonomisée (barbecues, fêtes improvisées...), de faire disparaître tous les lieux qui permettent à des communautés opprimées de se croiser, de se reconnaître, de s'auto-organiser et de s’entraider.


Les mobilisations collectives pour le logement prennent toutes sortes de formes depuis le début des années 2000 : contre la restructuration néolibérale et sécuritaire, contre les expulsions de logement ou l’augmentation du prix des loyers et des charges, contre les discriminations dans les attributions de logements. L’augmentation de la précarité et le renforcement de la pression policière fragilisent ces luttes et contribuent ainsi à paralyser les résistances à l’expansion de la ville impériale.

Ce renforcement policier est à l’œuvre sur d’autres types de territoires soumis à des formes coloniales de pouvoir. En février-mars 2009, le mouvement de révolte contre «le capitalisme et le colonialisme» mené par le LKP en Guadeloupe, puis en Martinique, n’a pas été maîtrisé malgré le déversement de forces policières. Durant plus d’un mois de grève générale, les dépossédés ont envahi les rues, bloqué les aéroports et les routes, manifesté de jour comme de nuit et se sont affrontés à une répression féroce, des convois militaires avant débarqués sur l’île pour l’occasion.

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