mardi 6 octobre 2015

Alexandre Blok – Le monde terrible



Alexandre Blok – Le monde terrible

Tout s'enfuit, nous demeurons,
Nous tressons la corde de la nuit, 
Nous nouons et dénouons 
Les couronnes de muguets.
Tout tournoie, et le croissant 
Plisse son œil de là-haut 
Et, les routes décomptées,
Le jour venu nous croyons au coq. 
Les fils de l’Étenelle Fileuse 
Au soleil montrent la route.
Les moines s'assemblent au matin, 
Enroulés dans leur soutane.
  Toute la nuit avez-vous prié? 
Votre nuit fut-elle labeur?
   Non, mon Père, sur les toits 
Nous guettions l'Étoile du Matin. 
Nous évoquions des sortilèges,
Le muguet chantait 
Elle fleurissait 
Nous languissions sur le rouet,
La nuit de l’Étoile fileuse.
Septembre 1904

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La traîne, éclaboussée d'étoiles,
Et ce regard si bleu, si bleu.
Entre la terre et les cieux,
Un brasier s'entourbillonne.
La vie, la mort, ronde éternelle,
Et toi, de soie enveloppée —
Aux voies lactées tu te dévoiles,
À l'abri des nuages noirs.
Les brumes parfumées se posent.
Lumière, hors! Versez, ténèbres!
Ta main étroite, blanche, étrange,
Me tend le calice-flambeau.
Je le lancerai dans la voûte bleue —
La Voie lactée se répandra.
Tu iras seule au-dessus des déserts 
De la comète déployer la traîne.
Laisse-moi effleurer les plis argentés,
Et que mon cœur indifférent apprenne 
Qu'il est très doux le chemin des tourments,
Et que c'est simple et léger de mourir.
Septembre 1906

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Dans une rue déserte les eaux printanières
S’élancent, marmonnent, et la fille s'esclaffe.
Un nain rouge éméché l'empêche de passer,
Danse, éclabousse, et mouille sa robe.
La fille prend peur. Se voile la face.
Le soir vient. Le soleil est derrière les cheminées.
Le nain, boule rouge, a sauté dans la flaque,
Et de sa main ridée trouble les eaux.

La fille s'épouvante du reflet qui l'attire.
Au loin, solitaire, vacille une lanterne.
Derrière le bâtiment, le soleil a rougi.
Rire. Éclaboussements. Et puanteurs d'usine.

Des sons indistincts semblent venir de loin...
L'eau qui tombe du toit... la toux d'un vieillard.
Des mains froides s'agrippent, s'agrippent sans vie... 
Les yeux s'écarquillent, la pupille se noie...
.....................................................................
Terreur! Solitude! Là-bas, sous les palis,
Elle s'est roulée en boule hideuse et trempée.
Elle supplie la nuit de ralentir son pas —
Elle a honte de rentrer marquée du sceau du diable...

Matin. Nuages. Fumées. Cuves renversées.
Le bleu danse, joyeux, dans les ondes limpides 
 On pose des barrières rouges dans les rues.
Les soldats martèlent: une-deux! une-deux!

Près de la palissade mouillée, au-dessus
De la fille endormie tressaute et marmonne
Le nain hideux. Tout à son affaire :
Il lance les souliers dans le ruisseau: une-deux.

Et les souliers tournoient, entraînés par la course,
Une calotte rouge les dépasse, plus leste...
Rire. Éclaboussements. Et puis l'on voit qui passent
Des oreilles de chien, une barbe, un frac rouge...

Ils passent, et l'eau murmure des mots indistincts.
La jeune fille se réveille doucement:
Elle a dans ses yeux des taches bleu-rouge.
Paillettes de soleil. Éclaboussements. Printemps.
5 mars 1904

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La nuit. La ville s’est assagie.
Derrière la grande fenêtre,
Dans un doux silence solennel,
Comme si quelqu'un allait mourir.
Mais ce n’est qu’un homme simplement triste,
Déçu par la malchance,
Qui, le col ouvert,
Contemple les étoiles.

«Étoiles, étoiles,
Dites-moi pourquoi je suis triste ! »

Et il contemple les étoiles.

«Étoiles, étoiles,
D’où vient cette angoisse ? »

Et les étoiles racontent.
Elles racontent tout, les étoiles.
Octobre 1906

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Libres pensées (dédié à G. Tchoulkov)

De la mort

De plus en plus souvent, j'erre à travers la ville.
De plus en plus souvent, je rencontre la mort.
Je souris d'un sourire raisonnable. Eh bien?
Ainsi je le veux. C'est ma façon de savoir
 Qu'elle viendra aussi chez moi à l'heure dite.

J’allais sur la chaussée, longeant le champ de courses
Un jour doré s'assoupissait sur les gravats,
Et, par-delà, la palissade, l'hippodrome
Verdissait au soleil. Les épis, sur leur tige,
Et les pissenlits par le printemps éclatés
Somnolent au soleil câlin. Un peu plus loin,
On voit l'auvent de la tribune qui écrase
Badauds et petites-maîtresses. Des fanions
S’agitent çà et là. Tandis que les passants
Se sont juchés sur la palissade et admirent.

J’allais en écoutant le pas vif des chevaux
Sur le sol léger. Et la prompte cavalcade
De leurs sabots. Puis — un cri retentit soudain:
« Il est tombé ! Tombé !»  — criait la palissade.
Pendant ce temps, ayant bondi sur une souche,
Je pus tout voir: là-bas, au loin, qui s’élançaient,
Des jockeys bariolés — vers le mince poteau,
Puis, les suivant de près, un cheval galopant,
Sans cavalier, et qui battait des étriers.
Et, caché par les feuilles des bouleaux touffus,
Tout près de moi—je vis le jockey étendu,
Vêtu de jaune — dans le vert printemps de l’herbe,
Tombé à la renverse ; il offrait son visage

Au ciel d'azur, au ciel profond et caressant.
On aurait cru qu’il était là depuis des siècles,
Bras écartés, jambe pliée. Il était bien...
Déjà des gens couraient vers lui. Tandis qu’au loin,
Brillant de ses rayons paresseux, un landau
S’approchait doucement. Et les gens accourus
Le soulevaient enfin...

Et voilà que ballotte
Et balance la jambe jaune inanimée
Moulée dans sa culotte de jockey. Sa tête
Roule par-dessus les épaules des porteurs...
Le landau s'approcha. Sur un lit de coussins
On allongea, avec douceur et précaution,
Le corps jaune poussin. Un homme, gauchement,
Se hissa sur le marchepied et, immobile,
Soutenait la tête du jockey, et sa jambe ;
Et, solennel, le cocher faisait demi-tour,
Et les rayons tournaient, paresseux comme avant,
Le siège luisait, les essieux, les garde-boue...

Ainsi la mort est douce, ainsi la mort est libre,
Une pensée  unique avait hanté sa course,
C'est d arriver premier. Et c'est en plein galop
Que son cheval, à bout de souffle, a trébuché,
Il n a pas eu la force de tenir en selle,
Et se sont envolés les frêles étriers,
Et voilà qu'il planait, projeté par le heurt...
Sur sa douce terre sa nuque vint se rompre,
Sa terre de printemps, ô bienveillante terre,
Et des pensées, en cet instant, le visitèrent,
Seules nécessaires. Et, aussitôt passées,
Elles moururent Et ses yeux aussi moururent:
Et le cadavre, pensif, regarde le ciel.

Comme la mort est douce et libre.

Un jour je m'en allais errant le long des berges.
Des ouvriers transportaient des brouettes pleines
De bois, de brique et de charbon. Et plus profond
Semblait le bleu du fleuve sous l'écume blanche.
Entre les pans déboutonnés de leurs chemises
Se dessinaient leurs corps brunis par le soleil,
Et des yeux lumineux, ceux d'une Russie libre,
Brillaient sévèrement sur leurs faces noircies.
On y voyait aussi des enfants, jambes nues,
Qui pétrissaient et pétrissaient le sable jaune;
Apportant qui une brique, qui un rondin,
Qui une bûche. Et se cachaient. On les voyait
Détaler au loin, la plante des pieds crottée.
Les mères attendaient, la poitrine avachie
Dans leur robe crasseuse, et les couvraient d'injures,
Distribuaient des taloches et confisquaient
Rondins, briques et bûches, qu'elles trimbalaient
Plus loin, courbant l'échine sous le fardeau lourd.

Et, de nouveau, virevoltant joyeusement,
La troupe des enfants s'en allait chaparder :
L'un va prendre la brique, un autre — le rondin...
Soudain, dans un éclaboussement d'eau, on entendit:
« Il est tombé ! Il est tombé ! » — criait la barge.
Un ouvrier, lâchant les bras de sa brouette,
Désignait de la main quelque chose dans l’eau;
La foule des chemises bigarrées bondit
Là-bas, où, parmi les cailloux, dans l’herbe verte,
À deux pas du rivage — gisait une bouteille.
Quelqu'un traînait la gaffe.

Entre les pilotis,
Enfoncés dans le fleuve, à côté de la berge,
On vit, qui doucement se balançait, le corps
D'un homme en chemise et culotte déchirée.
Alors, l’un l'attrapa. Un autre vint l'aider,
Et, saisissant ce corps si long, si distendu,
Ils le hissèrent sur la berge, ruisselant,
Et l'allongèrent sur la rive, dans les herbes.
Cognant son sabre sur les pierres, le sergent
Posa — Dieu sait pourquoi — sa joue sur la poitrine
Trempée, et écouta avec application
Le cœur, certainement. La foule se massait
Et chaque nouvel arrivant, sans se lasser,
Posait toujours les mêmes et stupides questions:
Quand était-il tombé; combien de temps était-il
Demeuré dans l'eau? Combien avait-il bu?
Puis, petit à petit, les gens se dispersèrent,
Je continuai ma route aussi, en écoutant
Un ouvrier passionné — et très éméché —
Démontrer aux autres avec autorité
Que tous les jours l'alcool assassine quelqu'un.

Je vais encore errer. Tant que le soleil brille,
Que la chaleur est ardente, tant que ma tête
Et mes pensées sont paresseuses...

Ô cœur!
Sois donc mon timonier. Contemple en souriant
 La mort. Et tu te lasseras, tu ne pourras
Toi-même supporter une vie aussi gaie
Que celle que je mène. Un tel amour, une haine
Pareille, les gens ne peuvent pas supporter;
Et je les porte au plus profond de moi.

Je veux
Toujours plonger mes yeux dans le regard des hommes,
Je veux boire du vin et embrasser les femmes,
Et peupler de désirs déchaînés ces soirées
Quand la chaleur du jour empêche de rêver,
Et de chanter! Et d'écouter le vent du monde!
[Été 1907]

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À la Muse

Tes chants les plus secrets révèlent
Le présage fatal de la mort,
L’anathème des lois sacrées,
Et l’outrage fait au bonheur.

Et ta force est irrésistible,
Je l'affirme avec la rumeur :
Tu as fait déchoir des anges
Pris au piège de ta beauté...

Et lorsque tu railles la foi,
Au-dessus de ta tête, soudain,
Luit, blême, le cercle gris-pourpre
Que j'ai vu luire autrefois.

Méchante ? Bonne ? Tu es — autre.
On te dit avec des mots savants:
Pour d'aucuns, tu es Muse et miracle.
Et pour moi — tourment et enfer.

Je ne sais pourquoi, quand à l’aube
Mes forces m’ont abandonné,
Je t'ai vue, au lieu de périr,
Te suppliant de me consoler.

Je voulais que l’on fût ennemis,
Et voilà que tu viens pour m'offrir
Prés fleuris, firmament étoilé —
Et malédiction de ta beauté !

Plus menteuses que les nuits du Nord,
Plus grisantes que l'Ay doré,
Et plus brèves qu'amours tziganes
Étaient tes terribles caresses...

Et c'était là délice funeste
Que fouler toute chose sacrée,
Et au cœur, le plaisir insensé —
La passion amère, comme l'absinthe.
1912

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Chant de l'Enfer

Le jour mourut à l’endroit de la terre,
Où j ai cherché des jours et des chemins plus brefs.
Là se déplient les ténèbres lilas.

Je n y suis plus. Par le sentier de la nuit souterraine
Je descends la corniche aux rochers glissants.
L’Enfer familier fixe mon regard vide.

Sur terre, j'ai tourné dans un bal flamboyant,
Danse sauvage de masques et de visages,
J’y oubliai l’amour, j’y perdis l’amitié.

Compagnon, où es-tu? — Où es-tu, Béatrice?
J'ai perdu le droit chemin, et seul je m’en vais,
Comme le veut l’usage, par les cercles souterrains,

Pour sombrer au milieu des horreurs et ténèbres.
Le torrent charrie les cadavres de femmes et d’amis,
Parfois un regard suppliant ou un sein se découvrent,

Un hurlement de pitié, de tendresse — parfois,
Des lèvres s’échappent; ici, les paroles sont mortes;
Ici, absurde et sourd, nous enserre le crâne

De la douleur implacable l’étau de fer;
Et moi, dont les chants autrefois étaient si doux,
Je suis le réprouvé, déchu de tous mes droits!

Vers l’abîme sans espoir tous se précipitent,
Je suis leurs pas. Mais voici qu’au fond d’une gorge,
Au-dessus de l’écume d’une blancheur de neige,

S'ouvre devant moi une salle immense.
Cactus enchevêtrés et roses odorantes,
Et lambeaux de ténèbres dans les miroirs profonds;

Et des matins lointains le tremblé incertain
Jette des reflets d’or sur l'idole déchue,
Et l'haleine est brûlante, et le souffle est court

Cette salle me rappela le monde terrible
Où, aveugle, j'errais, comme dans un conte barbare,
Et où m'avait surpris le dernier festin.

Là-bas — on a jeté les masques béants;
Là-bas —un vieillard convoite l'épouse,
Et le jour impudent surprend leur abjecte caresse...

Mais voici que le chambranle de la fenêtre
Rougeoie sous le baiser froid du matin,
Et que le silence rosit étrangement.

Cette nuit, nous dormons dans un pays heureux,
Ici sont impuissants les mensonges du monde,
Et, troublé par le pressentiment, je regarde

Au cœur du miroir, à travers la brume du matin,
Surgir de l'ombre arachnéenne et vers moi
S'avancer un jeune homme. La taille bien prise;

À la boutonnière du frac une rose fanée,
Plus pâle encor que les lèvres d'un mort;
À son doigt — en signe d'un hymen mystérieux —

Scintille l'anneau à l’améthyste pointue :
Je fixe avec un trouble inexplicable
Les traits de son visage qui s’effeuille.

Et, d’une voix à peine audible, je demande :
«Dis-moi, pourquoi dois-tu languir ici
Et errer dans ces cercles sans retour? »

Alors ses traits soudain se décomposent,
Sa bouche brûlante boit l'air avidement,
Et sa voix, surgissant du vide, me parvient

«Apprends que si je suis livré aux maux cruel»,
C'est pour avoir sur cette terre amère
Vécu sous le joug d’une passion désolée.

À l'heure où notre ville s'enfonce dans la nuit,
Lanciné par la vague d’une folle mélodie,
Marqué au front du sceau de l'infamie,

Comme une fille perdue et humiliée,
Je vais chercher l'oubli dans les plaisirs du vin...
Mais a sonné l'heure du châtiment:

Des profondeurs d'un songe encore inaperçu,
Jaillissante, aveuglante, éclatante, elle surgit
Devant moi — l’épouse merveilleuse !

Dans les tintements nocturnes du cristal délicat,
Dans les vapeurs de l'ivresse, j’ai pu un seul instant,
Avec celle qui toujours méprisa les caresses,

Connaître la première allégresse !
Je noyais mes regards dans ses pupilles !
Et je criai de passion pour la première fois !

Ainsi vint cet instant, il vint sans crier gare.
Le noir était profond. Et le long soir, brumeux.
Et dans le ciel se levaient d’étranges météores.

Cette améthyste-là était souillée de sang.
Et je buvais le sang de son épaule parfumée,
Et c’était un nectar odorant, résineux...

Ne jette pas l’anathème sur ce récit étrange,
Qui déplie lentement un songe impénétrable...
Des gouffres nocturnes, des abîmes de brume

Nous parvenait le son du glas funèbre ;
Une langue de feu a jailli en sifflant
Qui des temps rompus a brûlé l'inanité !

Et — liés aux maillons de chaînes infinies —
Un tourbillon nous porta dans le monde souterrain !
À jamais prisonnière des songes profonds,

La douleur se rappelle, et du festin
Le souvenir, lorsque la nuit, sur ses épaules
De satin un vampire se penche languissant.

Quant à moi — puis-je dire que mon sort est horrible?
Dès que l’aurore glacée et dolente
Emplit l’Enfer de son éclat indifférent,

Je traverse les salles, je vais purger ma peine,
Angoissé par une passion désordonnée —
Alors, ô mon poète, comprends et n'oublie pas:

Dans la lointaine nuit de la chambre à coucher,
Où elle dort, fébrile, je suis condamné,
Amoureusement, tristement penché sur elle,

À planter mon anneau dans son épaule blanche ! »
Octobre 1909

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Le bonheur sans nuages est fini,
Laisse-moi, ô bien-être tardif.
Des notes poignantes m’invitent
À les suivre dans le désert.

La vie est déserte, errante, insondable,
Je l'ai su à ce moment précis
Où chanta la sirène amoureuse
D’un moteur s'enfuyant dans la nuit...
[Février 1910-25 décembre 1914]

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Les mondes fuient. Les années fuient. Et dévasté,
 L'Univers plonge en nous la nuit de son regard.
Et toi, dis-moi, mon âme, fatiguée et sourde,
À parler du bonheur pourquoi t'obstines-tu?

Le bonheur, qu'est-ce donc ? Les soirées de fraîcheur
Dans le jardin obscur, dans l'épaisse forêt?
Ou les plaisirs lugubres, plaisirs dépravés
 Du vin et des passions et de l'âme qui sombre?

Le bonheur, qu’est-ce donc? Instant bref, exigu,
C'est l'oubli, le sommeil, le repos des soucis...
Mais à peine éveillés — et un nouvel élan
Dément et ignoré nous empoigne le cœur...

On respire, on se dit: le danger est passé...
Et presque aussitôt — une nouvelle secousse !
Et, lancée dans une course folle et sans but,
S'envole et bourdonne et se hâte la toupie !

Et à ce bord glissant agrippés, les doigts gourds,
Et sans cesse assourdis par ce bourdonnement —
Ne devient-on pas fou dans le flux bariolé
Des causes imaginées, des espaces et des temps ?

Cela finira-t-il? Ce son envahissant,
Je ne pourrai longtemps l'entendre sans répit...
Tout est terrible ! Tout est barbare ! — Tends-moi la main,
Mon camarade ami ! Oublions-nous encore.
[2 juillet 1912]

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Une voix dans le chœur

Souvent, nous pleurons — vous et moi —
Sur notre vie misérable!
Oh ! Si vous saviez, mes amis,
Le froid et les ténèbres des jours futurs!

Aujourd'hui, tu presses la main
De l'aimée, tu badines,
Tu pleures, découvrant le mensonge
Ou quand elle lève un poignard,
Enfant, enfant!

Ruse et mensonge sont sans mesure,
Mais mourir est si long !
Plus noire sera la terrible clarté,
Plus folle la course des planètes,
Pour des siècles et des siècles!

Et le siècle ultime, le plus effrayant,
Nous le verrons, vous et moi:
Le péché hideux cachera le ciel,
Le rire aux lèvres se figera,
Angoisse du néant...

Enfant, tu guetteras le printemps —
Il te trompera.
Tu appelleras le soleil dans le ciel —
Il ne se lèvera pas.
Et ton cri, lorsque tu voudras crier,
Comme pierre coulera...

Alors, que cette vie vous suffise,
Vivez cachés, vivez heureux!
Ô mes enfants, si vous saviez,
Le froid et les ténèbres des jours futurs!
1910-1914

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Une nuit banale, une rue déserte.
Comme toujours !
Alors pour qui te gardais-tu si pure
Et orgueilleuse?

La brume humide goutte des corniches,
Tandis que moi,
Je me prépare à lancer un défi
Haineux au ciel.

Chacun le sait, chacun le sait, sur cette terre
Point de bonheur.
Et que de fois la main serre la crosse
D'un pistolet!

Et que de fois on rit encore, on pleure encore,
Qu'encore on vit!
Un jour banal; la question est réglée:
Car tous mourront.
[1908]

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La vie m'a soufflé son haleine de tombe —
Je ne humerai plus l'orage des passions.
Et un rêve unique, avec obstination,
Ouvre devant moi l'ultime chemin:

Abreuve, abreuve tes créations
Avec le venin invisible du cadavre,
Afin que le mûr courroux du mépris
Empoisonne le cœur des hommes.
[Mars 1909]

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Ante Lucem
(1898-1900)
Saint-Pétersbourg-Chakhmatovo

[La lune peut luire — la nuit est sombre.
La vie peut donner du bonheur aux gens —
Le printemps de l'amour ne saura de mon âme
Chasser la tempête et le mauvais temps.
Au-dessus de moi, la nuit se déplie,
Son regard sans vie répond de là-haut
Au regard blafard d'une âme dolente,
Baignée de toute part d'un poison âcre et doux.
Et c'est en vain que, mes passions celées,
Dans les brumes froides d'avant l'aurore,
Je m’en vais errant à travers la foule,
Avec cette unique pensée secrète :
La lune peut luire — la nuit est sombre.
La vie peut donner du bonheur aux gens —
Le printemps de l'amour ne saura de mon âme
Chasser la tempête et le mauvais temps.

Janvier 1898 Saint-Pétersbourg

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Murmure le ruisseau, et, frais,
Son souffle porte à l'indolence.
Herbes et fleurs ont recouvert
Le coteau vert et les rayons,
Ici, jamais ne se faufilent,
L'eau seule roule doucement.
Et les amants ne cherchent pas
Asile dans la fraîcheur obscure.
Veux-tu savoir pourquoi les fleurs
Ne sèchent pas, ni ne tarit la source ?
Là-bas, au fond, sous les racines,
Reposent toutes mes souffrances,
Qui de leurs larmes éternelles
Arrosent tes fleurs, Ophélie !
3 novembre 1898

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Je te rêvai en fleurs, sur la scène bruyante,
Folle comme passion, calme comme sommeil,
Tandis que moi, vaincu, je ployais les genoux,
Songeant: «Le bonheur est là, je suis reconquis!»
Cependant, Ophélie, tu regardais Hamlet
Sans amour et sans joie, déesse de beauté,
Et les roses pleuvaient sur le pauvre poète,
Et ses rêves pleuvaient, pleuvaient comme les roses...
Et lorsque tu mourus, toute nimbée de rose,
Des fleurs sur ta poitrine, des fleurs dans tes cheveux,
Je restai là, debout, baigné de ton parfum,
Des fleurs sur ma poitrine, dans mes cheveux, mes
[mains...
23 décembre 1808

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Est-ce moi qui écris ou toi qui m’envoies
Ta jeunesse du fond de ta tombe —
Ton spectre chéri, de guirlandes de roses
J’enlacerai comme autrefois.

Et puis, si je meurs — les oiseaux de passage
Chasseront le spectre en riant.
Tu diras alors, en feuilletant ces pages:
«C’était un enfant du Bon Dieu. »
21 novembre 1901

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Sous les voûtes, c'est t'ombre mystérieuse,
Ici — le froid d’un banc de pierre.

L’intense feu d’une rencontre brève
A soufflé son haleine de là-haut
Sur tous ces cierges assoupis,
Sur les images saintes, sur les fleurs.

L'inspiration naît du silence,
Et tes desseins me sont cachés,
Et se pressent confusément la connaissance,
Et le frisson de la colombe et du serpent
14 janvier 1902

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Moi et le monde — neiges, ruisseaux,
Soleil, chants, étoiles, oiseaux,
Ronde confuse de mes pensées —
Tous nous sommes Tes sujets !

Nous ne craignons ni l’esclavage,
Ni l'étroitesse de ces murs,
Nous avons, d’un pan à l’autre,
Notre compte de hissons,
Notre compte de changements.

Prendre en amour, prendre en haine
L’énigme de la création,
Le pair et l’impair des nombres morts,
Et dans les nues — T’apercevoir!
10 mai 1902

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Nous nous retrouvions au couchant.
Ta rame fendait l'eau du golfe.
Amoureux de ta robe blanche,
Je l'aimais plus l'élégance du rêve.

Retrouvailles muettes, étranges.
Devant nous — sur la langue de sable —
S'allumaient les cierges du soir.
On songeait à la pâle beauté.

Qu'on s'approche, s'effleure et se brûle —
Le silence d'azur n'entend rien.
Mais nous nous retrouvions dans les brumes,
l'onde frémit sous les roseaux.

Ni douleur, ni amour, ni offense,
Tout pâlit, tout s'en va, tout s'enfuit...
Ton image blanche, les requiems,
Et la rame d'or dans ta main.
13 mai 1902

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Partout nous sommes. Et nulle part
Et nous croisons le vent d’hiver,
Qui, jour et nuit, dans les églises,
 Chante et souffle sur les cierges.

 Souvent, nous croyons voir — là-bas,
Sur les murs sombres, au tournant
Où nous passions, jadis, chantant
Quelqu’un qui chante, quelqu’un qui passe.

Je regarde le vent d’hiver:
J’ai peur de saisir le profond.

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