mercredi 7 octobre 2015

La réalité de la réalité – Paul Watzlawick



La réalité de la réalité – Paul Watzlawick




La survie des êtres vivants dépend de l’information convenable  ou non qu’ils reçoivent sur leur environnement.

Quand l’un de ces messages est altéré, laissant ainsi le destinataire dans un état d’incertitude, il en résulte une confusion qui provoque des émotions allant, selon les circonstances, du simple désarroi jusqu’à l’angoisse prononcée.

ici une remarque d’Hora, souvent citée : « Pour se comprendre lui-même, l’homme a besoin d’être compris par un autre. Pour être compris par un autre, il lui faut comprendre cet autre ».

Les travaux de Karl von Frisch : les abeilles disposent de danses qui sont autant de « langages » complexes et économiques variant d’une espèce à l’autre.
Les langages des abeilles sont tous innés et jamais acquis.

C’est l’une des lois fondamentales de la communication que tout comportement en présence d’autrui a valeur de message, en ce sens qu’il définit et modifie le rapport entre les personnes. Tout comportement dit quelque chose; et par exemple, un silence total ou une absence de réaction sous-entendent clairement : « Je ne veux rien avoir à faire avec vous. » Il est facile d’imaginer dans l’ensemble de ces conditions quelle place est laissée à la confusion et au conflit.

Il est encore un problème supplémentaire : le langage ne se contente pas de transmettre des informations mais exprime en même temps une vision du monde. Wilhelm von Humboldt constatait au XIXe siècle que les différentes langues ne représentent pas seulement autant de nomenclatures de la même chose : elles constituent différents points de vue sur la chose. Cela devient particulièrement évident dans les rencontres internationales où les idéologies s’entrechoquent, et pour l’interprète qui comprend les langues mais non les idéologies, c’est la bouteille à l’encre. Une démocratie n’est pas exactement identique à une démocratie populaire; la détente, dans le vocabulaire soviétique et dans celui de l’OTAN, renvoie à des signifiés tout à fait différents; une seule et même chose peut être appelée « libération » par les uns et « esclavage » par les autres.

2. Si un individu attend d’un autre qu’il ait des sentiments différents de ceux qu’il éprouve réellement, ce dernier finira par se sentir coupable de ne pouvoir ressentir ce qu’on lui dit devoir être ressenti pour être approuvé par l’autre personne. Cette culpabilité elle-même pourra être rangée parmi les sentiments qui lui sont interdits. Il se produit très fréquemment un dilemme de ce genre quand la tristesse (la déception ou la lassitude) normale et occasionnelle d’un enfant est interprétée par les parents comme l’imputation silencieuse d’un échec parental. La réaction caractéristique des parents est le message : « Après tout ce que nous avons fait pour toi, tu devrais t’estimer heureux. » La tristesse se trouve ainsi associée au mal et à l’ingratitude. L’enfant, dans ses vaines tentatives de ne pas se sentir malheureux, engendre un comportement qui, examiné hors contexte, satisfait les critères diagnostiques de la dépression. La dépression survient aussi lorsqu’un individu se sent ou est tenu responsable de quelque chose sur quoi il n’a aucune emprise (par exemple un conflit conjugal entre son père et sa mère, la maladie ou l’échec d’un parent ou d’un frère ou sa propre incapacité à répondre aux attentes parentales qui excèdent ses ressources physiques et/ou émotionnelles).


Au cours d’expériences ultérieures suscitées par cet incident, Hess découvrit que la dimension de la pupille n’est en aucune façon déterminée par la seule intensité lumineuse (comme on le suppose généralement), mais aussi en grande partie par des  facteurs émotionnels.
Comme c’est souvent le cas, les écrivains semblent l’avoir su depuis longtemps : « ses yeux se rétrécirent de colère », « ses yeux s’emplirent d’amour ». Restait pour Hess à montrer que de telles expressions étaient plus que des images poétiques.
Il s’aperçut que les prestidigitateurs étaient souvent attentifs aux variations de la taille de la pupille; lorsqu’on retournera une carte à laquelle une personne pensait, ses pupilles s’agrandiront. Les vendeurs de jade chinois guettent la même réaction dans les yeux d’un acheteur éventuel, pour se faire ainsi une bonne idée des pierres qui lui plaisent et qu’il est prêt à payer d’un prix élevé.
L’une des expériences de Hess consista à soumettre à ses sujets deux photographies représentant le visage d’une jeune femme appétissante. Elles étaient identiques puisque tirées d’après le même négatif, sauf que sur l’une des deux on avait retouché les pupilles pour qu’elles soient beaucoup plus grandes. La réponse moyenne que cette dernière photo s’attira, écrit Hess. « On pourra risquer l’hypothèse que les grandes pupilles sont, chez une femme, attirantes parce qu’elles témoignent d’un intérêt extraordinaire pour l’homme avec qui elle se trouve. »

Bavelas comporte des implications étendues : il démontre qu’une fois notre esprit emporté par une explication séduisante, une information la contredisant, loin d'engendrer une correction provoquera une élaboration de l’explication. Ce qui signifie que l’explication devient « auto-validante » : une hypothèse ne pouvant être réfutée. Mais, comme l'a montré Popper la réfutabilité est la condition sine qua non de l'explication scientifique. Les conjectures de la sorte que nous considérons ici sont donc pseudo-scientifiques, superstitieuses, et en fin de compte psychotiques au sens strict.
Si nous regardons l’histoire mondiale, nous voyons que de conjectures pareillement « irréfutables » ont été responsables des pires atrocités. L’Inquisition, l’idée d’une supériorité raciale, la prétention des idéologies totalitaires à avoir trouvé l'ultime réponse, sont des exemples qui viennent immédiatement l’esprit.


Cette expérience relativement simple restitue fidèlement l’essence d’un problème humain universel : une fois parvenus à une solution — par un chemin largement payé d’angoisse et d’attente —, notre investissement devient si grand que nous préférerions déformer la réalité pour la plier à notre solution plutôt que de sacrifier la solution.
Wright put montrer que les illusions les plus élaborées sur la « bonne » façon de presser les boutons surgissaient quand le sujet était récompensé à 50 % au cours des groupes 1 à 10. Les sujets récompensés à plus de 50 % développaient des théories assez simples; ceux qu’on récompensait à un taux nettement inférieur tendaient à considérer la tâche comme impossible et abandonnaient parfois. Là encore, le parallélisme avec la vie réelle est évident et troublant.


Il est significatif que jusqu’à ce que les sciences de la communication se tournent vers ce type de modèles, les problèmes liés à cette sorte de désinformation soient restés pour la plupart du domaine de la littérature. La fatale et tragique inéluctabilité de ces conflits — où personne n’est à blâmer, mais où chacun blâme tout le monde —, l’impossibilité de concilier des vues inconciliables semblent avoir préoccupé les écrivains depuis l’Antiquité. On en trouve de nos jours un exemple célèbre avec la nouvelle d’Akutagawa Dans le fourré, que le lecteur connaît sans doute dans sa version cinématographique Rashômon. Une seule et même série d’événements — le viol d’une femme et le meurtre de son mari par un brigand, dont un bûcheron fut témoin — y est dépeinte à travers les yeux de chacun de ces quatre personnages. Akutagawa laisse magistralement voir l’émergence d’autant de « réalités » distinctes — et non le simple fait banal, qu’ont voulu mettre en relief certains critiques, qu’on ne peut absolument pas se fier à la perception de témoins — amenant imperceptiblement le lecteur à admettre l’impossibilité de déceler laquelle de ces réalités est « réelle ».



K. ne voit jamais la Cour, mais seulement ses messagers, ses agents, ses acolytes. L’Autorité ne se dévoile jamais, ne rend jamais son arrêt contre lui, et pourtant la vie entière de K., toutes ses journées et tous ses actes, sont marqués par sa présence invisible. La même chose exactement se produit dans Le Château, ou K., un arpenteur, tente sans succès d’atteindre les autorités du château qui l’emploient, mais le maintiennent au village où elles ne lui font parvenir leurs mystérieux messages que par la voix de représentants d’un rang aussi bas que la sentinelle.
Pure situation de roman? Pas du tout. La plupart d’entre nous sont engagés dans une interminable quête du sens et tendent à imaginer l’action d’un expérimentateur secret derrière les vicissitudes plus ou moins banales de notre vie quotidienne. Peu d’entre nous sont capables de l’égalité d’esprit du Roi de Cœur dans Alice au pays des merveilles, qui parvient à assimiler le poème absurde du Lapin Blanc par cette remarque de philosophe : « S’il n’a pas de sens, cela nous débarrasse de bien des soucis, vous savez. De cette façon, nous ne nous fatiguerons pas à chercher à comprendre. »



Comme Asch le fit remarquer, le facteur sans doute le plus angoissant pour les sujets était le désir ardent et inébranlable d’être en accord avec le groupe — un désir qui nous ramène aux arguments du Grand Inquisiteur. La volonté de renoncer à son indépendance, de troquer le témoignage de ses sens contre le sentiment confortable, mais déformant la réalité, d’être en harmonie avec un groupe, est bien entendu l’aliment dont se nourrissent les démagogues.



L’émergence de règles dans un groupe de psychothérapie nouvellement formé donne un autre exemple. Là aussi, certains comportements deviennent règles simplement à cause de leur occurrence et de leur acceptation (ou modification) incontestées par les autres membres du groupe. Dans les recherches sur la communication, ce phénomène est appelé limitation et renvoie au fait que chaque échange de messages, quelle que soit sa forme, réduit inévitablement le nombre possible des mouvements suivants. Autrement dit, même si un événement donné n’a fait l’objet d’aucune allusion explicite — sans parler d’une approbation —, le simple fait qu’il se soit produit et qu’il ait été tacitement accepté crée un précédent et par conséquent une règle. La rupture d’une telle règle devient un comportement intolérable ou au moins erroné. Cela vaut tout autant pour les animaux délimitant leur territoire que pour les relations inter­personnelles ou internationales.


A côté de la confiance, un facteur important dans le « dilemme des prisonniers » est l'impossibilité physique de communiquer! et par conséquent de se mettre d’accord sur la meilleure décision S’il faut dans ces conditions parvenir à une décision interdépendante, que reste-t-il à faire? La réponse n’est pas simple, et comme c’est si fréquent avec les problèmes épineux, il vaut mieux se demander : que ne doit-on pas faire?
Il ne faut évidemment pas essayer de prendre une décision sur la base d’un jugement personnel (le seul qui compte dans une décision non interdépendante). Ma décision doit au contraire se fonder sur la meilleure prévision possible de ce que l’autre! considérera comme la meilleure décision. Et exactement comme dans le cas des deux prisonniers, sa décision sera à son tour déterminée par ce que lui pense que je pense être la meilleure décision. En l’absence d’une communication libre et ouverte, J toutes les décisions interdépendantes sont fondées sur cette rétrogression théoriquement infinie de ce que je pense qu’il pense que je pense que... Thomas Schelling, dont The Strategy of Conflict traite de ce modèle, prend en exemple la situation suivante :
Si un homme et une femme se perdent dans un grand magasin sans qu’ils se soient préalablement mis d’accord sur un lieu de rencontre en pareille éventualité, ils ont de bonnes chances de se retrouver. Chacun pensera vraisemblablement à un lieu évident, si évident que chacun est certain que l’autre est certain qu’il leur est à tous deux « évident ». L’un ne se contente pas de prédire où ira l’autre, puisque l’autre ira où il prédit qu’ira le premier, à savoir tout endroit où le premier prédit que le second prédit qu’ira le premier, et ainsi de suite ad infinitum. Non pas « Qu’est-ce que je ferais si j’étais elle? » mais « Qu’est-ce que je ferais si j’étais elle se demandant ce qu’elle ferait si elle était moi me demandant ce que je ferais si j’étais elle...? »
 

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