lundi 5 octobre 2015

Du prince et des lettres - Vittorio Alfieri



Du prince et des lettres - Vittorio Alfieri

Si les écrivains doivent se laisser protéger par les princes

J’en reviens toujours à cette idée que le cœur d’un véritable écrivain ne doit contenir que deux sentiments : la crainte de ne pas faire assez de bien et l’espoir de fonder sa gloire en étant utile à ses semblables.

Comment et jusqu’à quel point les grands hommes peuvent se soumettre aux gens médiocres

Le plus grand homme est un homme, et par conséquent peu de chose.


De l'énorme différence qu'il y a entre la protection accordée par le prince aux gens de lettres et aux artistes

Revenant au but que je me suis proposé, savoir, de prouver la différence existant entre les arts et les lettres, je dis et je dirai toujours qu’il n’y a rien derrière le meilleur tableau, et qu’il n’en est pas de même d’une bonne page; qu’en conséquence ce tableau exige un moindre effort d’imagination, de composition, de conduite, de jugement, de combinaisons, de pensées nombreuses et réfléchies, qu’un bon livre quel qu’il soit, et surtout qu’un poème ; aussi produit-il sur les esprits une sensation beaucoup moindre. Supposons qu’au lieu des livres grecs et latins que l’Antiquité nous a laissés, ses tableaux et ses statues soient seulement parvenus jusqu’à nous, nous serions certainement ignorants et barbares, parce que les écrits de Tite-Live attestent bien mieux la grandeur de Rome que le Panthéon et le Colisée.
Il y a plus, c’est que ces sortes de constructions gigantesques prouvent l’existence d’une autorité immense et absolue, une longue stagnation des affaires politiques et le comble de la corruption ; tandis qu’au contraire les hautes entreprises et les hommes qui les exécutèrent démontrent qu’un peuple fut grand et libre.


Du préjudice porté au prince lorsqu’il néglige les gens de lettres

Les écrivains protégés par le prince lui apportent donc un peu de gloire, de splendeur, d’éclat et de repos, et, s’il les néglige, ils le discréditent.



Combien il importe qu’un homme de lettres ait des raisons pour s’estimer

Un écrivain croit et prétend s’adresser à tout le monde ; si c’est un homme d’honneur, il ne doit donc rien confier au papier qu’il ne soit prêt à dire de vive voix devant tout un peuple, dans une république bien constituée. Il ne doit donc écrire que ce qu’il regarde comme juste et vrai, et lorsque, comme tel, il le met en pratique autant qu’il le peut.
Une honteuse opinion moderne, jadis timide et méprisée, veut que le lecteur juge l’ouvrage et non l’auteur. Je dis, parce que je le crois, et il me serait facile de le prouver, qu’un livre est et doit être la quintessence de son auteur, et que sans cela il sera mesquin, faible, vulgaire, inanimé et sans effet. En  voici quelques preuves succinctes.
Pour faire sentir vivement une chose au lecteur, il faut d’abord que l'écrivain en soit vivement pénétré : on ne peut jamais exprimer avec force ce que l’on ne sent que faiblement ; car ce qui n’est pas fortement ressenti par celui qui conçoit ne produit qu’une impression médiocre sur celui qui lit. De ces  trois vérités, il en résulte, ce me semble, une quatrième : c’est que si un auteur n’a pas la conviction intime de ce qu’il dit, il ne persuadera personne, il ne | produira aucune émotion, et dès lors son ouvrage sera au moins inutile.


Comment et par qui les véritables lettres peuvent être cultivées sous une monarchie absolue

Il n’y a pas de doute que ce ne soit l’ignorance absolue de ses droits et de ses moyens qui prolonge l’asservissement d’un peuple; et cet asservissement se fait plus ou moins sentir selon que son ignorance a plus ou moins de durée. Ainsi la connaissance entière de ses droits et de ses moyens produisant dans un homme l’effet contraire à celui qui résulte de son ignorance, cette connaissance doit nécessairement devenir la cause et l’appui de toute liberté durable.
Chez un peuple libre on ose penser, dire et écrire, tout ce qui n’est point contraire aux mœurs ; chez un peuple esclave, au contraire, il n’est rien que l’on puisse impunément attaquer, si ce n’est la pureté des mœurs.

L’opinion est sans contredit la reine du monde. L’opinion est toujours fille de la persuasion, jamais de la force.

Que le prince, en ce qui le concerne, doit craindre peu ceux qui lisent et point ceux qui écrivent

Le peuple sait à peine lire, environné de préjugés, avili par la servitude, devenu stupide par l’excès de sa misère, il n’a ni le temps, ni la faculté, ni les moyens d’apprendre à connaître ses droits, droits que lui seul pourrait faire triompher s’il les connaissait. Sous une monarchie, il n’y a guère de lecteurs que parmi les habitants des villes, et encore n’est-ce que le petit nombre de ceux qu’elles contiennent, c’est-à-dire, quelques individus qui, n’ayant besoin d’exercer aucune profession pour vivre, dédaignent les emplois, sont insensibles aux plaisirs, fuient les vices, méprisent les grandeurs, se vouent à l’étude sans ostentation, et, doués d’une sorte de mélancolie qui les porte à la réflexion, cherchent dans les livres une douce nourriture à leur âme et un soulagement aux misères humaines qui, souvent, sont plus douloureuses pour ceux qui en sont les moins surchargés. \ Voilà les vrais lecteurs, les seuls qui méritent ce nom ; mais à peine en compte- t-on un sur mille; quel effroi pourraient-ils donc inspirer aux princes?
Lire, d’après le sens que j’attache à ce mot, veut dire : penser profondément. Le penser mène à la modération, la modération à la résignation.

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