mardi 6 octobre 2015

Herbert Marcuse - L’homme unidimensionnel



Herbert Marcuse - L’homme unidimensionnel

Préface

J’ai analysé dans ce livre quelques tendances du capitalisme américain qui conduisent à une « société close » — close parce qu’elle met au pas et intègre toutes les dimensions de l’existence, privée et publique.
A la destruction démesurée du Viêt-Nam, de l’homme et de la nature, de l’habitat et de la nourriture, correspondent le gaspillage à profit des matières premières, des matériaux et forces de travail, l’empoisonnement, également à profit, de l’atmosphère et de l’eau dans la métropole riche du capitalisme.

Ce n’est pas le matérialisme de cette forme de vie qui est faux, mais la non-liberté et la répression qu‘elle recèle : réification totale dans le fétichisme total de la marchandise. Il devient d’autant plus difficile, de percer cette forme de vie que la satisfaction augmente en fonction de la masse de marchandises. La satisfaction, instinctuelle dans le système de la non-liberté aide le système à se perpétuer. Telle est la fonction sociale du niveau de vie croissant dans les formes rationalisées et intériorisées de la domination.
La meilleure satisfaction des besoins est certainement la tâche et le but de toute libération, mais, en progressant vers ce but, la liberté elle-même doit devenir un besoin instinctuel et, en tant que telle, elle doit médiatiser les autres besoins, aussi bien les besoins médiatisés que les besoins immédiats.
Il faut supprimer le caractère idéologique et poussiéreux de cette revendication : libération commence avec le besoin non sublimé, là où elle est d’abord réprimée.
En tant que telle elle est libidinale : Eros en tant qu’ « instinct de vie » (Freud), contre-force primitive opposée à l'énergie instinctuelle agressive et destructive et à son activation sociale. C'est dans l'instinct de liberté non sublimé que plongent les racines de l'exigence d'une liberté politique sociale ; exigences d’une forme de vie dans laquelle même l'agression et la destruction sublimées seront au service de l'Eros, à savoir construction d’un monde pacifié.

INTRODUCTION

L’engourdissement de la critique : une société sans opposition

Si nous cherchons à tracer un lien entre les causes du danger et l’organisation de la société, il nous faut bien reconnaître que la société industrielle avancée, tout en entretenant le danger, n’en devient pas moins plus riche, plus vaste et plus agréable. L’économie adaptée aux exigences militaires rend la vie plus aisée pour un nombre toujours plus grand de personnes et elle étend la maîtrise de l’homme sur la nature. Dans de telles conditions les communications de masse ont peu de mal à faire passer des intérêts particuliers pour ceux de tous les hommes de bon sens.

Et pourtant cette société dans son ensemble est irrationnelle. Sa productivité détruit le libre développement des besoins et des facultés humaines, sa paix n’est maintenue que par la constante menace de la guerre, si elle s’accroît c’est en réprimant les possibilités qui permettraient de pacifier la lutte pour l’existence — individuelle, nationale et internationale. Cette répression, si différente de celle qui caractérisait les phases antérieures, moins avancées, de notre société, s’effectue aujourd’hui non pas à partir d’un stade d’immaturité naturelle et technique mais plutôt à partir d’une position de force. Les capacités (intellectuelles et matérielles) de la société contemporaine sont infiniment plus grandes que jamais, ce qui signifie que la domination de la société sur l’individu est infiniment plus grande que jamais. L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie.
Une théorie critique de la société contemporaine doit rechercher les causes de ces développements et examiner leurs alternatives historiques. Il lui faut analyser la manière dont la société utilise (ou n’utilise pas, ou utilise avec excès) ses possibilités pour améliorer la condition humaine. Mais quels sont les critères pour une telle critique ?

La société établie dispose quantitativement d’un certain nombre de ressources matérielles et intellectuelles. Mais comment peut-on utiliser ces ressources pour développer et satisfaire le mieux possible les facultés et les besoins individuels avec un minimum de labeur et de misère ?

Il semble cependant que la société, industrielle avancée prive la critique de sa véritable base. Le progrès technique renforce tout un système de domination et de coordination qui, à son tour, dirige le progrès et crée des formes de vie (et de pouvoir) qui semblent réconcilier avec le système les forces opposantes, et de ce fait rendre vaine toute protestation au nom des perspectives historiques, au nom de la libération de l’homme?

Cette situation ambiguë instaure une ambiguïté plus fondamentale encore. L'Homme unidimensionnel oscillera entre deux hypothèses contradictoires :
1° Ou bien la société industrielle avancée est capable d’empêcher une transformation qualitative de la société dans un avenir immédiat,
2° Ou bien il existe des forces et des tendances capables de passer outre et de faire éclater la société.

LA SOCIÉTÉ UNIDIMENSIONNELLE

11. Les nouvelles formes de contrôle

Les droits et les libertés qui étaient des facteurs essentiels, aux premiers stades de la société industrielle, perdent leur vitalité à un stade plus avancé, ils se vident de leur contenu traditionnel. La liberté de pensée, de parole et de conscience — tout comme la libre entreprise qu’elle servait et protégeait —, faite d’idées essentiellement critiques, visait à remplacer une culture matérielle et intellectuelle surannée par une autre plus efficace et plus rationnelle. Quand ils furent institutionalisés, ces libertés et ces droits partagèrent le destin de la société dont ils étaient devenus partie intégrante, La réalisation escamote les prémisses.

Que ce soit un système autoritaire ou un système non autoritaire qui pratique la satisfaction progressive des besoins, ne joue pas beaucoup à cet égard. Dans ces conditions où le standard de vie est croissant, ne pas se conformer au système n’a aucune utilité sociale apparemment, d’autant moins quand cela entraîne des inconvénients économiques et politiques sensibles et menace le bon fonctionnement de l’ensemble.
Au début déjà la libre entreprise ne constitue pas une réussite complète. La liberté c’était travailler ou mourir de faim et c’était le labeur, l’insécurité et l’angoisse pour la majeure partie de la population.
 Si l’appareil productif pouvait être organisé et dirigé en fonction des besoins vitaux, son contrôle pourrait être facilement centralisé et ce contrôle favoriserait l’autonomie individuelle au lieu de lui porter atteinte.

Dans toute société qui est organisée et basée sur le machinisme, le fait brutal que la puissance physique (est- elle seulement physique ?) de la machine est plus grande que celle de l’individu, de chaque groupe d’individus, explique que la machine soit l’instrument politique le plus efficace. Mais son sens politique peut être inversé ; la puissance de la machine est essentiellement la puissance de l’homme accumulée et projetée. Or le monde du travail est conçu comme une machine et mécanisé à un degré tel qu’il est le potentiel d’une nouvelle liberté pour l’homme.
Seuls des termes négatifs peuvent exprimer ces formes nouvelles parce qu’elles constituent une négation des formes dominantes. Ainsi, avoir la liberté économique devrait signifier être libéré de l’économie, de la contrainte exercée par les forces et les rapports économiques, être libéré de la lutte quotidienne pour l’existence, ne plus être obligé de gagner sa vie. Avoir la liberté politique devrait signifier pour les individus qu’ils sont libérés de la politique sur laquelle ils n’ont pas de contrôle effectif. Avoir la liberté intellectuelle devrait signifier qu’on a restauré la pensée individuelle, actuellement noyée dans les communications de masse, victime de l’endoctrinement, signifier qu’il n’y a plus de faiseurs d’« opinion publique » et plus d’opinion publique.

Nous pouvons distinguer de vrais et de faux besoins. Sont « faux » ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à l’individu : les besoins qui justifient un travail pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice. Leur satisfaction pourrait être une source d’aise pour l’individu, mais on ne devrait pas protéger un tel bonheur s’il empêche l’individu de percevoir le malaise général et de saisir les occasions de le faire disparaître. Le résultat est alors l’euphorie dans le malheur. Se détendre, s’amuser, agir et consommer conformément à la publicité, aimer et haïr ce que les autres aiment ou haïssent, ce sont pour la plupart de faux besoins.

Plus l’administration de la société répressive devient rationnelle, productive, technique et totale, plus les individus ont du mal à imaginer les moyens qui leur permettraient de briser leur servitude et d’obtenir leur liberté.

Toute libération implique qu’on prend conscience de la servitude et cette prise de conscience est gênée par des satisfactions et des besoins prépondérants que l’individu, pour une grande part, a fait siens. L’histoire a toujours remplacé un système de conditionnement par un autre ; le seul objectif valable c’est de remplacer les faux besoins par des vrais, c’est d’abandonner la satisfaction répressive.

Réglementée par un ensemble répressif, la liberté peut devenir un instrument de domination puissant. La liberté humaine ne se mesure pas selon le choix qui est offert à l’individu, le seul facteur décisif pour la déterminer c’est ce que peut choisir et ce que choisit l’individu. Le critère d’un choix libre ne peut jamais être absolu, mais il n’est pas non plus tout à fait relatif. Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves. Choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n’est pas être libre si pour cela des contrôlés sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d’angoisse — si pour cela on doit être aliéné. Et si l’individu renouvelle spontanément des besoins imposés, cela ne veut pas dire qu’il soit autonome, cela prouve seulement que les contrôles sont efficaces.

Ce que l’on appelle l’égalisation des classes révèle ici sa fonction idéologique. Si l’ouvrier et son patron regardent le même programme de télévision, si la secrétaire s’habille aussi bien que la fille de son employeur, si le Noir possède une Cadillac, s’ils lisent tous le même journal, cette assimilation n’indique pas la disparition des classes. Elle indique au contraire à quel point les classes dominées participent aux besoins et aux satisfactions qui garantissent le maintien des classes dirigeantes.
Dans les secteurs les plus avancés de la société contemporaine, le fait que les besoins sociaux sont devenus des besoins individuels est si tangible que les différences entre eux semblent être purement théoriques. Peut-on réellement dissocier les fonctions des communications de masse qui servent à informer et à divertir et en même temps à conditionner et à endoctriner ? Peut-on établir une différence entre l’agrément et les inconvénients de l’automobile ; entre les horreurs de l’architecture fonctionnelle et son confort ; entre le travail pour la défense nationale et le travail au profit des trusts ; entre le plaisir privé et l’intérêt commercial et politique qui découlent de l’accroissement de la natalité ? Nous nous retrouvons devant l’un des plus fâcheux 'aspects de la société industrielle avancée : le caractère rationnel de son irrationalité. Cette civilisation produit, elle est efficace, elle est capable d’accroître et de généraliser le confort, de faire du superflu un besoin, de rendre la destruction constructive ; dans la mesure où elle transforme le monde-objet en une dimension du corps et de l’esprit humain, la notion même d’aliénation est problématique. Les gens se reconnaissent dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de haute fidélité, leur maison à deux niveaux *, leur équipement de cuisine. Le mécanisme même qui relie l’individu à sa société a changé et le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître.

Dans les secteurs les plus avancés de cette civilisation, les contrôles sociaux ont été introjectés à un point tel qu’il ne faut pas s’étonner si les forces oppositionnelles de l’individu ont été profondément affectées. Le refus intellectuel et émotionnel du conformisme paraît être un signe de névrose et d’impuissance.

L’introjection évoque les démarches plus ou moins spontanées par lesquelles l’Ego fait passer l’ « extérieur » dans l’ « intérieur ».

Aujourd’hui la réalité technologique a envahi cet espace privé et l’a restreint. L’individu est entièrement pris par la production et la distribution de masse et la psychologie industrielle a depuis longtemps débordé l’usine. Les divers processus d’introjection se sont cristallisés dans des réactions presque mécaniques. Par conséquent il n’y a pas une adaptation mais une mimesis, une identification immédiate de l’individu avec sa société et, à travers elle, avec la société en tant qu’ensemble.

Que la réalité ait absorbé l’idéologie ne signifie pas cependant qu’il n’y a plus d’idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus idéologique que celle qui l’a précédée parce que l’idéologie se situe aujourd’hui dans le processus de production lui-même. Cette proposition révèle, sous une forme provocante, les aspects politiques de la rationalité technologique actuelle. L’appareil productif, les biens et les services qu’il produit, « vendent » ou imposent le système social en tant qu’ensemble. Les moyens de transport, les communications de masse, les facilités de logement, de nourriture et d’habillement, une production de plus en plus envahissante de l’industrie des loisirs et de l’information, impliquent des attitudes et des habitudes imposées et certaines réactions intellectuelles et émotionnelles qui lient les consommateurs aux producteurs, de façon plus ou moins agréable, et à travers eux à l’ensemble. Les produits endoctrinent et conditionnent ; ils façonnent une fausse conscience insensible à ce qu’elle, a de faux. Et quand ces produits avantageux deviennent accessibles à un plus grand nombre d’individus dans des classes sociales plus nombreuses, les valeurs de la publicité créent une manière de vivre. C’est une manière de vivre meilleure qu’avant et, en tant que telle, elle se défend contre tout changement qualitatif. Ainsi prennent forme la pensée et les comportements unidimensionnels. Dans cette forme, les idées, les aspirations, les objectifs qui, par leur contenu, transcendent l’univers établi du discours et de l’action, sont soit rejetés, soit réduits à être des termes de cet univers. La rationalité du système et son extension quantitative donnent donc une définition nouvelle à ces idées, à ces aspirations, à ces objectifs.

« Adopter un point de vue opérationnel va beaucoup plus loin qu’une simple restriction du sens du mot « concept », cela signifie une transformation radicale de toutes nos habitudes de pensée : nous ne pourrons plus utiliser désormais comme instruments de pensée des concepts dont nous ne pouvons pas rendre compte en termes d’opérations. » (Bridgman)

La pensée unidimensionnelle est systématiquement favorisée par les faiseurs de politique et par leurs fournisseurs d’information de masse. Leur univers discursif est plein d’hypothèses qui trouvent en elles-mêmes leur justification et qui, répétées de façon incessante et exclusive, deviennent des formules hypnotiques, des -diktats. Par exemple sont « libres » les institutions fonctionnant dans les pays du Monde Libre ; les autres modes transcendants de liberté sont, par définition, de l’anarchisme, du communisme ou de la propagande. Sont « socialistes » tous les empiètements sur l’entreprise privée que l’entreprise privée n’impose pas elle-même, tels une bonne assurance sociale, ou la protection de la nature contre une commercialisation trop dévastatrice, ou encore l’établissement de services publics qui peuvent porter atteinte aux bénéfices du secteur privé. Cette logique totalitaire des faits accomplis a sa contrepartie dans les pays de l’Est. Là, la liberté c’est la manière de vivre en régime communiste et toute forme transcendante de liberté est soit du capitalisme, soit du révisionnisme, soit du sectarisme de gauche. Dans les deux camps, les idées non opérationnelles sont non conformistes et subversives. Le mouvement de la pensée est arrêté par des barrières qui apparaissent comme les limites de la Raison elle-même.

Bien sûr le travail doit précéder la réduction du travail et l’industrialisation doit précéder la réalisation des besoins et des satisfactions des hommes. Mais comme toute liberté dépend de la conquête d’une nécessité qui lui est étrangère, la réalisation de la liberté dépend des techniques de cette conquête. Quand le travail est arrivé à la plus grande productivité possible, cette productivité peut servir à faire durer le travail, et l’industrialisation la plus efficace peut servir à restreindre et à conditionner les besoins.
Quand ce stade est atteint, la domination — en guise d’abondance et de liberté — envahit toutes les sphères de l’existence privée et publique, elle intègre toute opposition réelle, elle absorbe toutes les alternatives historiques. La rationalité technologique révèle son caractère politique en même temps qu’elle devient le grand véhicule de la plus parfaite domination, en créant un univers vraiment totalitaire dans lequel la société et la nature, l’esprit et le corps sont gardés dans un état de mobilisation permanent pour défendre cet univers.


     2. L’enfermement de l’univers politique

La société de mobilisation totale qui prend forme dans les secteurs les plus avancés de la civilisation industrielle est la combinaison productive d’une société de bien-être et d’une société de guerre. Si on la compare à celles qui l’ont précédée c’est vraiment une « société nouvelle ». Les éléments de perturbation traditionnels ont été ou supprimés ou isolés, les éléments menaçants, ont été pris en main. Ses caractères principaux sont bien connus : les intérêts du grand capital concentrent l’économie nationale, le gouvernement joue le rôle de stimulant, de soutien et quelquefois de force de contrôle ; cette économie s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires, d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de développement ; les « cols bleus » s’assimilent aux « cols blancs », les syndicalistes s’assimilent aux dirigeants des usines ; les loisirs et les aspirations des diverses classes deviennent uniformes ; il existe une harmonie pré-établie entre les recherches scientifiques et les objectifs nationaux ; enfin la maison est envahie par l’opinion publique, et la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse.

Aux Etats-Unis il faut souligner la collusion des intérêts du capital et des syndicats et leur alliance ; dans Labor Looks at Labor : A Conversation, publié par le Centre d’études des institutions démocratiques en 1963, nous apprenons que :
« Le syndicat est devenu à ses propres yeux presque indistinct de l’entreprise. Nous assistons aujourd’hui au phénomène des syndicats et des entreprises formant ensemble des groupes de pression. Le syndicat ne peut plus convaincre les ouvriers des fusées que l’entreprise pour laquelle ils travaillent est son ennemi (« a fink outfit ») quand le syndicat lui-même fait cause commune avec la grosse entreprise pour obtenir des contrats de fusées encore plus importantes, pour avoir d’autres commandes d’armement, quand ils se présentent ensemble devant le Congrès et demandent ensemble qu’on construise des fusées à la place des bombes, ou qu’on construise des bombes à la place des fusées, en vertu du contrat qui leur est échu. »

La théorie marxiste classique envisage la transition du capitalisme au socialisme sous forme de révolution politique : le prolétariat détruit l’appareil politique du capitalisme mais il conserve son appareil technologique et il le soumet à la socialisation. Il y a une continuité dans la révolution : la rationalité technologique, libre de restrictions et de destructions irrationnelles, se maintient et s’épanouit dans la nouvelle société.

Cependant dans la mesure où l’existence privée et publique dans toutes les sphères de la société est engloutie dans l’appareil technique établi — il devient le moyen de contrôle et de cohésion dans un univers politique où sont intégrées les classes laborieuses —, dans cette mesure un changement qualitatif implique un changement de la structure technologique elle- même. Pour que s’opère un tel changement, il faudrait que les classes laborieuses soient « étrangères » à cet univers dans leur existence même, il faudrait qu’il leur paraisse impossible de continuer à vivre dans cet univers, il faudrait que le besoin d’un changement qualitatif soit une question de vie ou de mort. Ainsi la négation doit exister avant le changement lui-même. L’idée que les forces historiques de libération doivent se développer à l'intérieur de la société établie est la pierre angulaire de la théorie marxiste.

Aujourd’hui, la mécanisation du travail de plus en plus perfectionnée, dans le capitalisme avancé, tout en soutenant l’exploitation, modifie l’attitude et le statut de l’exploité.

Bien sûr cette forme d’esclavage est le résultat d’une automation bloquée, partielle ; à l’intérieur de la même usine il y a des secteurs automatisés, semi-automatisés, non automatisés. Mais dans ces conditions « la technologie a substitué la tension d’esprit et/ou l’effort mental à la fatigue musculaire ». Dans les usines les plus automatisées, on insiste sur la nécessité de transformer l’énergie physique en technique et intelligence.

La standardisation, la routine rendent semblables les métiers productifs et les métiers non productifs. Le prolétaire dans les stades antérieurs du capitalisme était vraiment la bête de somme qui procurait par le travail de son corps les nécessités et les luxes de la vie, pendant qu’il vivait, lui, dans la crasse et la pauvreté. Ainsi il était un vivant refus de sa société.

« Ce n’est pas parce qu’on a construit des usines qu’il y a eu l’industrialisation, c’est parce qu’on s’est mis à mesurer le travail. C’est quand le travail peut être mesuré, quand on peut lier un homme à un métier, quand on peut mettre un harnais sur lui et mesurer son travail à la pièce, le payer à la pièce ou à l’heure, qu’on a affaire à l’industrialisation moderne » (Daniel Bell)

C’est la forme pure de la servitude : exister comme instrument, comme chose. Même si la chose est animée, si elle choisit elle-même sa nourriture matérielle et intellectuelle, si elle ne ressent pas son existence-de-chose, si elle est jolie, propre, mobile, sa servitude ne fait pas de doute. En même temps que la réification tend à devenir totalitaire à cause de sa forme technologique, les organisateurs et les administrateurs sont de plus en plus dépendants du mécanisme qu’ils organisent et administrent. Cette dépendance mutuelle n’est plus la relation dialectique entre maître, et esclave qui a disparu dans la lutte pour une reconnaissance mutuelle, c’est, plutôt un cercle vicieux dans lequel sont enfermés à la fois le maître et l’esclave. Les techniciens règnent-ils, ou bien ne sont-ils que les exécutants de ceux qui se reposent sur les techniciens en tant que planificateurs ?

Ici aussi, le fait que la force de travail humaine est de moins en moins utilisée dans le processus de production signifie que la force politique de l’opposition décline. Etant donné la proportion croissante des « cols blancs », s’il y avait une radicalisation politique, c’est dans les groupes des « cols blancs » qu’apparaîtraient une action et une conscience politique indépendantes ; or c’est un développement très peu probable. Si les syndicats de masse organisent progressivement le nombre grandissant des « cols blancs », dans le meilleur des cas se développera dans ces groupes une conscience syndicaliste, plus difficilement une radicalisation politique.

Bien plus, cet argument démasque une certaine idéologie répressive de la liberté, celle qui sous-entend que la liberté humaine peut s’épanouir dans une vie de labeur, de pauvreté et de stupidité. Bien entendu, la société doit d’abord créer des conditions matérielles qui rendent la liberté accessible à tous ses membres avant d’être une société libre ; elle doit créer la richesse avant de pouvoir la distribuer suivant les besoins des individus, avant que ces besoins se développent librement ; elle doit rendre ses esclaves capables d’apprendre, de voir et de penser avant qu’ils sachent ce qui se passe et ce qu’ils peuvent faire pour le changer. Et au fur et à mesure que les esclaves ont été conditionnés pour vivre en esclaves, pour se contenter de ce rôle, il semble nécessairement que leur libération vienne du dehors, et d’en haut. Ils seront « contraints à être libres », contraints à « voir les choses telles qu’elles sont, et quelquefois telles qu’elles devraient être », ils doivent être mis sur la « bonne voie » à la recherche de laquelle ils sont.

La société industrielle récente n’a pas réduit, elle a plutôt multiplié les fonctions parasitaires et aliénées (destinées à la société en tant que tout, si ce n’est à l’individu). La publicité, les relations publiques, l’endoctrinement, le gaspillage organisé ne sont plus désormais des dépenses improductives, ils font partie des coûts productifs de base. Pour produire efficacement cette sorte de gaspillage socialement nécessaire, il faut recourir à une rationalisation constante, il faut utiliser systématiquement les techniques et les sciences avancées.

Refuser l’Etat de bien-être en invoquant des idées abstraites de liberté est une attitude peu convaincante. La perte des libertés économiques et politiques qui constituaient l’aboutissement des deux siècles précédents peut sembler un dommage négligeable dans un Etat capable de rendre la vie administrée, sûre et confortable.

Le pluralisme a une réalité idéologique décevante. II semble qu’il ne réduise pas la manipulation et la coordination, il les généralise ; il n’empêche pas l’inéluctable intégration, il la facilite. Les institutions libres rivalisent avec les institutions autoritaires pour faire de l’Ennemi une force mortelle à l'intérieur du système. Et si cette force mortelle stimule la productivité et les initiatives, ce n’est pas seulement parce que le « secteur » de la défense acquiert une importance et une influence économiques décisives, c’est parce que la société dans son ensemble devient une société de défense. Car l’Ennemi est là en permanence. Il n’apparaît pas incidemment dans des moments de crise, il est présent dans l’état normal des affaires. Il est aussi menaçant en temps de paix qu’en temps de guerre (il est peut-être plus menaçant en temps de paix) ; il a ainsi une place dans le système, c’est un élément de cohésion.


33. La conquête de la conscience malheureuse : une désublimation répressive

Bien que cet ordre bourgeois ait été souvent représenté dans l’art et la littérature — et même d’une façon positive (par exemple chez les peintres hollandais du XVII* siècle, dans le Wilhelm Mezster de Gœthe, dans le roman anglais du XIXe, chez Thomas Mann), il restait un ordre obscurci, brisé, réfuté par une autre dimension qui était irréductible et antagonique au monde des affaires, qui l’accusait et le niait. Dans la littérature cette dimension n’est pas représentée par les héros religieux, spirituels ou moraux (ils soutiennent souvent l’ordre établi), elle est représentée par des caractères déchirés, par exemple, l’artiste, la prostituée, la femme adultère, le grand criminel, le proscrit, le guerrier, le poète maudit, Satan, le fou — par ceux qui ne gagnent pas leur vie ou qui du moins ne la gagnent pas d’une manière normale et régulière.

La tension entre l’actuel et le possible est transfigurée dans un conflit insoluble pour lequel seule la forme de l’œuvre permet d’envisager une réconciliation : la beauté en tant que « promesse de bonheur ». Grâce à la forme de l’œuvre, les circonstances du moment prennent une dimension nouvelle où la réalité donnée apparaît telle qu’elle est. Elle dit alors la vérité sur elle-même ; son langage cesse d’être celui de la déception, de l’ignorance, de la soumission. La fiction appelle les faits par leur nom et leur règne s’écroule ; la fiction subvertit l’expérience de tous les jours et montre qu’elle est fausse et mutilée. Mais l’art n’a ce pouvoir magique que lorsqu’il est un pouvoir de négation. II ne peut parler son propre langage que lorsque les symboles qui réfutent et refusent l’ordre établi sont encore bien vivants.

Les véritables œuvres d’avant-garde de la littérature ne font en fait que communiquer la rupture avec la communication, Avec Rimbaud et ensuite avec le dadaïsme et le surréalisme, la littérature rejette la structure même du discours qui, à travers l’histoire de la culture, a relié le langage artistique au langage ordinaire. Le système propositionnel (qui a la phrase pour unité de signification) était le domaine qui permettait aux deux dimensions de la réalité de communiquer et d’être communiquées. La poésie la plus sublime et la prose la plus vulgaire partageaient ce moyen d’expression. Plus tard la poésie moderne « détruisait les rapports du langage et ramenait le discours à des stations de mots ».

Cette société supprime la vraie réalité des images les plus chères de la transcendance, en les incorporant dans l’ambiance de la vie quotidienne omniprésente. Ainsi elle démontre que les conflits insolubles deviennent maniables — la tragédie, le roman, les anxiétés et les rêves primitifs sont susceptibles d’une solution technique ou d’une « dissolution ». Le psychiatre prend soin des Don Juan, des Roméo, des Hamlet, des Faust comme il prend soin d’Œdipe — il les soigne. Les dirigeants du monde perdent leur aspect métaphysique. Leur apparition à la télévision, dans les conférences de presse, au parlement et aux auditions publiques, n’ont plus rien d’un drame, sauf peut-être au niveau de la publicité, et cependant les conséquences de leurs actes vont bien au-delà du drame.

On a souvent noté que la société industrielle avancée opère avec un plus grand degré de liberté sexuelle — « opère » au sens où cette liberté devient une valeur marchande et un élément des mœurs sociales. Dans les relations de travail, dans le monde du travail, on permet au corps d’exhiber ses caractères sexuels sans qu’il cesse pour autant d’être un instrument de travail. C’est un des rares exploits de la société industrielle qui a été possible parce que le travail pénible et salissant s’est restreint, parce que les vêtements bon marché et attrayants, les soins de beauté, l’hygiène sont devenus accessibles et parce que l’industrie publicitaire a eu ses impératifs, etc.
Les employées de bureau sexy, les vendeuses sexy, les ; « managers » jeunes et virils sont des marchandises qui ont une grande valeur commerciale ; quant à la compagnie d’une maîtresse agréable — jadis prérogative des rois, des princes,  des lords —, elle facilite dans le monde des affaires les carrières, fût-ce de personnes qui n’occupent qu’un poste fort modeste.
Le fonctionnalisme, qui se veut artistique, favorise cette tendance générale. Les magasins et les bureaux s’ouvrent sur des grandes baies vitrées, le personnel est exposé à tous les regards, à l’intérieur il n’y a plus de hauts comptoirs et les cloisons opaques ont disparu. Dans les grands ensembles et les faubourgs bourgeois, la barrière qui séparait autrefois la vie privée de la vie publique s’est brisée. Ainsi les qualités attractives d’une femme et d’un mari sont facilement exposées à un public d’autres femmes et d’autres maris.

44. L’univers du discours clos
Ainsi le fait que le mode prévalent de la liberté c’est la servitude, que le mode prévalent d’égalité c’est une inégalité surimposée, ne peut pas être exprimé dans la définition rigide et close que donnent à ces concepts de liberté et d’égalité les pouvoirs qui façonnent actuellement l’univers du discours. Cela donne le langage familier d’Orwell (« la paix c’est la guerre » et « la guerre c’est la paix »), qui est d’ailleurs loin d’être seulement le langage du totalitarisme terroriste. Le langage du totalitarisme n’en est pas moins orwellien, même si la contradiction n’est pas clairement explicite dans la phrase, si elle est enfermée dans le mot. Qu’un parti politique œuvrant à la défense et au développement du capitalisme soit appelé « socialiste », qu’un gouvernement despotique soit appelé « démocratie », qu’une élection truquée soit qualifiée de « libre », ce sont des données linguistiques (et politiques) familières qui ont existé bien avant Orwell.

Note sur les sigles. NATO (OTAN), SEATO, UN, AFL- CIO, AEC et aussi URSS, DDR, etc. La plupart de ces abréviations sont parfaitement rationnelles. La longueur du terme non abrégé les justifie. Cependant on pourrait se hasarder à reconnaître dans quelques-unes d’entre elles « une ruse de la Raison » — l’abréviation peut permettre d’écarter les questions indésirables. NATO ne suggère pas que North Atlantic Treaty Organisation signifie, nommément, un traité entre les nations de l’Atlantique du Nord — car on pourrait se poser des questions sur la présence de la Grèce et de la Turquie parmi ses membres. Dans U R S S , il y a socialisme et soviet ; dans DDR, il y a démocratique. U N permet de ne pas employer le mot « unité », trop emphatique. SEATO permet de ne pas citer les pays du sud de l’Asie qui n’en font pas partie. A F L-CIO ne fait pas apparaître les différences politiques radicales qui, à l’origine, séparèrent les deux organisations. AEC est simplement une agence administrative parmi beaucoup d’autres. Les sigles renvoient seulement à ce qui est institutionnalisé sous une forme qui le coupe de sa connotation transcendante. Le sens est fixé, truqué, alourdi. Une fois devenu vocable officiel, répété constamment dans un usage général, « sanctionné » par les intellectuels, il a perdu toute valeur cognitive et il sert simplement à la reconnaissance d’un fait indubitable.
Ce style est d’une concrétude écrasante. La « chose identifiée avec sa fonction » est plus réelle que la chose distinguée de sa fonction ; et l’expression linguistique de cette identification (dans le nom fonctionnel et dans les nombreuses formes de l’abréviation syntaxique) crée une syntaxe et un vocabulaire de base avec lesquels il devient difficile d’exprimer la différenciation, la distinction, la séparation. Ce langage, qui impose constamment des images, empêche le développement et l’expression des concepts. Dans son immédiateté et son univocité, il empêche la pensée conceptuelle. Il empêche la pensée. Car le concept n’identifie pas la chose avec sa fonction. C’est l’objectif légitime et unique peut-être du concept opérationnel et technologique que d’identifier la chose avec sa fonction, mais les définitions opérationnelles et technologiques correspondent à des usages spécifiques, à des concepts pour des recherches spécifiques.

Le concept est réduit à des images fixées ; des formules hypnotiques qui se justifient par elles-mêmes interrompent son développement ; le discours est immunisé contre la contradiction ; la chose (ou la personne) s’identifie à sa fonction — telles sont  les tendances qui caractérisent l’esprit unidimensionnel à travers le langage qui est le sien.

A l’intérieur de la société et dans son intérêt, cette organisation du discours fonctionnel revêt une importance vitale ; le discours fonctionnel est un véhicule qui sert à coordonner et à subordonner. Le langage fonctionnel est un langage harmonisé qui est fondamentalement anti-critique et anti-dialectique. En lui, la rationalité opératoire et la rationalité du comportement absorbent les éléments transcendants, négatifs, oppositionnels de la Raison.

J’évoquerais en parlant de tension entre « être » et « devoir être », entre l’essence et l’apparence, entre le potentiel et l’actuel — je montrerai l’ingérence du négatif dans les déterminations positives de la logique. C’est cette tension soutenue qui imprègne l’univers du discours bidimensionnel, c’est-à-dire l’univers de la pensée critique et abstraite. Les deux dimensions sont antagoniques ; mais la réalité participe de chacune d’elles et c’est seulement dans les concepts dialectiques que se développent les contradictions. A travers son propre développement la pensée dialectique en vint à appréhender le caractère historique des contradictions et le processus de leur médiation en tant que processus historique. Ainsi l'« autre » dimension de la pensée se manifesta comme une dimension historique — le potentiel comme une possibilité historique, sa réalisation comme un événement historique.

Si dans l’univers social de la rationalité opérationnelle cette dimension est supprimée, c’est l’histoire qui du même coup se trouve supprimée et il ne s’agit pas d’un événement qui relève de l’université, il s’agit d’un événement politique. C’est le passé même de la société qui se trouve supprimé —- et son futur dans la mesure où à travers lui sont évoqués le changement qualitatif, la récusation du présent. C’est un langage orwellien ou ésopien qui est pratiqué dans un univers de discours où les catégories de liberté sont devenues interchangeables et où elles sont même devenues identiques aux catégories qui leur sont opposées ; mais surtout dans cet univers on rejette et on oublie la réalité historique — l’horreur du fascisme, l’idée du socialisme, les conditions premières de la démocratie, le contenu de la liberté. Puisqu’une dictature bureaucratique gouverne et détermine la société communiste, puisque les régimes fascistes font fonction de partenaires des pays du Monde libre, puisqu’on peut mettre en cause le programme de bien-être d’un capitalisme organisé en le taxant de « socialisme », puisque les principes de la démocratie sont tranquillement annulés par la démocratie même, c’est que les vieux concepts historiques sont mis en échec par des redéfinitions opérationnelles mises au goût du jour. Ces redéfinitions sont des falsifications des concepts qui ont été imposées par les pouvoirs existants et par la force des faits établis ; grâce à elles le faux devient vrai.

Le langage fonctionnel est un langage radicalement anti- historique : la rationalité opérationnelle laisse peu de place à la raison historique et elle s’en sert peu. Ce combat qui est mené contre l’histoire est-il un des aspects du combat qui est mené contre la dimension de l’esprit à l’intérieur de laquelle les forces et les facultés oppositionnelles pourraient se développer — les facultés et les forces qui pourraient empêcher l’individu de s’identifier totalement avec la société ? En se rappelant le passé on peut retenir des notions dangereuses et la société établie semble redouter les contenus subversifs de la mémoire.

Le langage reflète les contrôles, mais surtout il devient lui-même un instrument de contrôle et cela au moment même où il ne transmet pas des ordres mais simplement de l’information, au moment où il fait appel au choix et non pas à l’obéissance, à la liberté et non pas à la soumission.


Si le langage des politiciens tend à s’identifier à celui de la publicité, et à faire ainsi le pont entre deux domaines de la société autrefois assez différenciés, cette tendance semble indiquer dans quelle mesure la domination et l’administration cessent d’être des fonctions séparées et indépendantes dans la société technologique. Cela ne veut pas dire que le pouvoir des politiciens professionnels a diminué, au contraire. Le conflit qu’ils ont instauré est de plus en plus mondial, l’anéantissement de plus en plus proche et leur indépendance à l’égard de la volonté populaire est de plus en plus grande : on est loin d’une authentique souveraineté populaire. Mais la domination qu’ils exercent s’est inscrite dans les activités et dans le loisir quotidien des individus ; les « symboles » de la politique sont devenus également les symboles des affaires, du commerce, du divertissement.
Les vicissitudes du langage ont leur parallèle dans les vicissitudes du comportement politique. Vendre un équipement qui permette de se détendre et de se divertir à l’intérieur d’un abri atomique, présenter à la télévision des candidats présidentiels rivaux, c’est associer complètement la politique, les affaires et les loisirs. Mais cette association est fallacieuse et fatalement prématurée — les affaires et les loisirs c’est encore de la politique de domination. Ce n’est pas la satire qui se joue après la tragédie, ce n’est pas la finis trogoediae, non — la tragédie peut juste commencer. Une fois encore ce ne sera pas le héros mais le peuple qui sera la victime rituelle.

Un emploie le mot « concept » pour designer la représentation mentale d’un objet ; il est ainsi compris, appréhendé, connu comme le résultat d’un processus de réflexion. Cet objet de pensée peut être quelque chose qui est emprunté à la vie quotidienne, à la vie pratique, ce peut être une situation, une société, un roman. En tout cas quand ces objets sont appréhendés (begriffen ; auf ihren Begriff gebracbt), ils sont devenus des objets de pensée ; et en tant que tels, leur contenu et leur signification sont à la fois identiques aux vrais objets de l’expérience immédiate et différents d’eux. Ils sont « identiques » dans la mesure où le concept se réfère à la chose même ; ils sont « différents » dans la mesure où le concept est le résultat d’une réflexion, où cette réflexion a appréhendé l’objet à travers le contexte des autres objets et par le moyen de ces autres objets qui n’apparaissent pas dans l’expérience immédiate et qui « expliquent » l’objet de la pensée (médiation).
Si le concept ne signifie jamais un objet particulier et concret, s’il est toujours abstrait et général, c’est qu’il appréhende plus, il appréhende autre chose qu’un objet particulier — il détermine une certaine relation universelle, une certaine condition universelle qui est essentielle à l’objet particulier et qui constitue la forme dans laquelle il peut apparaître comme un objet concret d’expérience. Si le concept de tout objet concret est le produit d’une classification mentale, d’une organisation mentale, d’une abstraction mentale, ces processus mentaux tendent à appréhender le concret dans la mesure où ils reconstituent l’objet particulier en établissant sa relation universelle, sa condition universelle ; le concept transcende par là l’apparence immédiate de l’objet pour saisir sa réalité.

Dans l’interprétation opérationnelle l’ensemble a été éliminé : c’est grâce à cette opération qu’on peut trouver un remède à la revendication. L’ouvrier peut très bien ne pas en être conscient ; sa revendication peut très bien avoir pour lui cette signification particulière et personnelle que fait ressortir l'interprétation en la qualifiant de « contenu latent ».

Les concepts opérationnels ne sont même pas capables de décrire les faits. De ces faits ils saisissent seulement certains aspects, certains segments qui, si on les prend pour le tout, empêchent la description d’avoir un caractère empirique et objectif. Prenons comme exemple le concept d’« activité politique » dans l’étude de Julian L. Woodward et Elmo Roper sur la « Political Activity of American Citizens » (31). Les auteurs présentent une « définition opérationnelle du terme ‘ activité politique ’ » « qui fonctionne de cinq manières différentes ».

LA PENSÉE UNIDIMENSIONNELLE

55. La pensée négative : la logique de la contradiction est mise en échec
La rationalité technologique de l’univers totalitaire est la forme la plus récente qu’a pu prendre l’idée de Raison. Dans ce chapitre et dans le chapitre suivant j’essaierai de montrer quelques-uns des principaux stades de cette évolution — le processus par lequel la logique devient la logique de la domination. Pour que cette analyse idéologique puisse appréhender réellement l’évolution il faut qu’elle .s’attache à démontrer ce qui unit (et ce qui sépare) la théorie et la pratique, la pensée et l’action dans le processus historique — il faut qu’elle fasse apparaître la Raison théorique et la Raison pratique à travers le processus historique.

66. De la pensée négative à la pensée positive : la rationalité technologique de la domination
Dans la réalité sociale, en dépit de tout changement, la domination de l’homme par l’homme est encore un continuum historique, il y a encore un lien entre la Raison pré-technologique et la Raison technologique. Cependant la société qui conçoit et qui entreprend de transformer la nature par la technologie change les principes de base de la domination. La dépendance personnelle (celle qui engageait l’esclave au maître, le serf au châtelain, le seigneur au suzerain, etc.) est remplacée peu à peu par une autre sorte de dépendance, celle qui engage à un « ordre de choses objectif » (les lois économiques, le marché, etc.).

Quand cet opérationnalisme est au centre de l’entreprise scientifique, la rationalité prend la forme d’une construction méthodique ; elle organise et elle traite la matière comme une simple substance de contrôle, comme une instrumentalité qui tend à tous les buts et à toutes les fins — une instrumentalité per se, « en elle-même ».
L’attitude « conforme » vis-à-vis de l’instrumentalité est une approche technique, le logos « conforme » est une technologie, c’est celui qui projette une réalité technologique et qui, à la fois, lui répond. Dans cette réalité, la matière est neutre au même titre que la science ; l’objectivité n’a pas en elle-même un télos et elle n’est pas davantage structurée en fonction d'un télos.

Aujourd’hui la domination continue d’exister, elle a pris de l’extension au moyen de la technologie mais surtout en tant que technologie ; la technologie justifie le fait que le pouvoir politique en s’étendant absorbe toutes les sphères de la culture.


« On pourrait nommer philosophie autocratique des techniques celle qui prend l’ensemble technique comme un lieu où on utilise les machines pour obtenir de la puissance. La machine est seulement un moyen ; la fin est la conquête de la nature, la domestication des forces naturelles au moyen d’un premier asservissement : la machine est un esclave qui sert à faire d’autres esclaves. Une pareille inspiration dominatrice et esclavagiste peut se rencontrer avec une requête de liberté pour l’homme. Mais il est difficile de se libérer en transférant l’esclavage sur d’autres êtres, hommes, animaux ou machines ; régner sur un peuple de machines asservissant le monde entier, c’est encore régner, et tout règne suppose l’acceptation des schèmes d’asservissement ». (G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques)

77. Le triomphe de la pensée positive : la philosophie unidimensionnelle
Tout d’abord, il y a une différence irréductible entre l’univers de la pensée et du langage de tous les jours et l’univers de la pensée et du langage philosophiques. Dans des circonstances normales, le langage ordinaire est strictement comportemental — c’est un instrument pratique.

Dans ces conditions, la phrase parlée est une expression de l’individu qui la parle et de ceux qui le font parler ainsi et de toute tension, de toute contradiction qui peut se glisser dans leurs rapports. Le langage qu’ils parlent c’est aussi le langage de leurs maîtres, de leurs bienfaiteurs, des agents publicitaires. Ainsi ce qu’ils expriment ce n’est pas seulement eux-mêmes, leur propre connaissance, leurs sentiments, leurs aspirations, mais quelque chose d’autre. Quand ils décrivent « par eux-mêmes » la situation politique, telle qu’elle se présente dans leur ville ou sur la scène internationale, ils (et ce « ils » comporte aussi un nous, nous les intellectuels qui connaissons et appréhendons cela et qui en faisons la critique) ils décrivent ce que « leurs » communications de masse leur apprend — et cela se confond avec ce qu’ils pensent réellement, avec ce qu’ils voient, ce qu’ils ressentent.

Les crimes qui sont commis contre le langage et qui apparaissent dans le style du journal relèvent de son style politique. La syntaxe, la grammaire, le vocabulaire sont des actes moraux et politiques. Ou encore le contexte peut être esthétique et philosophique : une critique littéraire, une adresse à une société savante ou quelque chose de semblable. L’analyse linguistique d’un poème ou d’un essai confronte alors le matériel donné immédiat (le langage qui est celui du poème ou de l’essai) avec le matériel que l’auteur emprunte à la tradition littéraire et qu’il transforme.
Pour qu’une telle analyse fasse apparaître la signification du terme ou de la forme, il faut qu’elle se développe dans un univers multidimensionnel où toute signification exprimée participe de plusieurs « systèmes » interrelationnels, qui se chevauchent et qui sont antagoniques. Elle relève en même temps, par exemple :
a)                     D’un projet individuel, c’est-à-dire d’une communication particulière (un article de journal, un discours) faite dans une circonstance particulière, avec un propos particulier.
b)                     D’un système de valeurs, d’idées, d’objectifs, établi, supra-individuel, duquel participe le projet individuel.
c)                     D’une société particulière où s’intègrent des projets individuels et supra-individuels, différents et même conflictuels.
Quelqu’un, par exemple, fait un certain discours, un certain article de journal, ou encore une communication privée ; cet individu est le porte-parole (autorisé ou non) d’un groupe particulier (professionnel, politique, intellectuel, de résidants) dans une société spécifique. Ce groupe a des valeurs, des objectifs, des codes de pensée qui lui sont propres (ils peuvent être ratifiés par la société ou s’y opposer) et qui entrent dans la communication individuelle, à des degrés divers de prise de conscience et d’explicitation. L’individu « individualise » ainsi un système de signification supra- individuel qui donne à la communication individuelle une nouvelle dimension de discours tout en étant étroitement lié à elle. Ce système de signification supra-individuel relève à son tour d’un domaine qui englobe un ensemble omniprésent, qui a été en premier lieu développé puis « fermé » par le système social à l’intérieur duquel et à partir duquel la communication s’opère.

On peut objecter qu’une analyse « externe » (entre guillemets, parce qu’en fait elle n’est pas réellement externe, elle représente plutôt le développement interne du sens) ne convient pas du tout si l’on veut saisir la signification des termes en analysant leur usage et leur fonction dans le discours ordinaire. Mais, à mon avis, l’analyse linguistique dans la philosophie contemporaine ne pratique justement pas cette analyse des termes dans leur usage et dans leur fonction à travers le discours ordinaire. Et elle ne le fait pas dans la mesure où elle situe le discours ordinaire dans un univers académique spécial, un univers expurgé, artificiel. Le langage ordinaire est vraiment stérilisé et anesthésié par le traitement analytique.

PERSPECTIVES D'UN CHANGEMENT HISTORIQUE

88. La  philosophie et son engagement historique
Quand je parle de la beauté d’une fille, d’un beau paysage, d’un beau tableau, j’ai certainement des choses différentes à l’esprit. Ce qu’elles ont en commun — la « beauté » — n’est pas une entité mystérieuse ni un mot mystérieux. Au contraire, rien peut-être n’est plus directement, plus clairement éprouvé que l’apparence de la « beauté » dans différents beaux objets. L’amoureux, le philosophe, l’ordonnateur funèbre peuvent la définir de manière très différente, mais tous ils définissent le même état, la même condition spécifique — une certaine qualité ou certaines qualités qui font que le beau est en contraste avec d’autres objets. La beauté est éprouvée dans le beau d’une façon à la fois vague et directe — c’est-à-dire qu’elle est vue, qu’elle est entendue, elle est découverte, elle est touchée, elle est sentie, elle est comprise. Elle est éprouvée comme un choc, peut-être à cause du caractère de contraste que possède la beauté, elle brise le cercle de l’expérience quotidienne, elle ouvre (pour un court instant) sur une autre réalité (dont l’effroi peut être un élément intégral).

L’ « ensemble » qui apparaît demande à être précisé, pour éviter tout malentendu ; il ne faut pas le comprendre comme une entité indépendante, une Gelstalt, ou autres termes de ce genre. Le concept, d’une manière ou d’une autre, exprime la différence et la tension entre la virtualité et l’actualité — son identité dans cette différence. C’est ce qui apparaît dans la relation entre les qualités (le blanc, le dur, mais aussi le beau, le libre, le juste) et les concepts correspondants (blancheur, dureté, beauté, liberté, justice). Le caractère abstrait des concepts semble montrer que les qualités — plus concrètes — sont des réalisations partielles, des aspects, des manifestations d’une qualité plus univer­selle et plus « excellente » dont on fait l’expérience dans le concret.
En vertu de cette relation, il semble que la qualité concrète puisse représenter en même temps une négation et une réalisation de l’universel. La neige est blanche, mais elle n’est par la « blancheur » ; une fille peut être belle, elle peut même être une beauté, mais elle n’est pas la « beauté » ; un pays peut être libre (si on le compare aux autres) parce que sa population possède certaines libertés mais il n’est pas la véritable incarnation de la liberté. Les concepts ne sont insignifiants que si le contraste qu’ils représentent avec leurs opposés peut être expérimenté : le blanc et ce qui n’est pas blanc, le beau et ce qui n’est pas beau. Les énoncés négatifs peuvent quelquefois se traduire par des énoncés positifs ; le « noir » ou le « gris » pour exprimer « ce qui n’est pas blanc », le « laid » pour exprimer « ce qui n’est pas beau ».

Il y a aussi toute une espèce de concepts — nous oserons dire : les concepts les plus importants de la philosophie — où la relation quantitative entre l’universel et le particulier prend un aspect qualitatif, où l’universel abstrait semble désigner des virtualités, dans un sens concret et historique. Cependant, l’ « homme », la « nature », la « justice », la « beauté » ou la « liberté » peuvent recevoir une définition : ce sont des concepts qui font la synthèse des contenus de l’expérience dans des idées qui transcendent leurs réalisations ' particulières, comme quelque chose qu’il faut dépasser et surmonter. Le concept de beauté comprend ainsi toute la beauté qui n’est pas encore réalisée ; le concept de liberté, toute la liberté qui n’est pas encore atteinte.

99. La catastrophe de la libération
La tolérance de la pensée positive est une tolérance forcée — forcée non par quelque agent terroriste mais par le pouvoir et l’efficacité écrasante, anonyme de la société technologique En tant que telle, la pensée positive imprègne la conscience générale — et la conscience critique. Le fait que le positif a absorbé le négatif est sanctionné dans l’expérience journalière dans laquelle il n’est plus possible de faire la distinction entre l’apparence rationnelle et la réalité irrationnelle.

Ces exemples peuvent illustrer l’heureux mariage entre le positif et le négatif — l’ambiguïté objective qui adhère aux données de l’expérience. C’est une ambiguïté objective car les variations de mes sensations et de mes réflexions répondent à la manière dont les faits de l’expérience s’articulent dans le présent.

110.  Conclusion
L’imagination a été touchée par le processus de réification. Nous sommes possédés par nos images, nous souffrons par nos images. La psychanalyse l’a bien compris, elle a bien compris quelles en sont les conséquences. Cependant, « donner à l’imagination tous ses moyens d’expression » serait faire une régression.

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