samedi 24 octobre 2015

L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain - Gilles Lipovetsky

L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain -  Gilles Lipovetsky



INTRODUCTION
L'hypothèse avancée est autre : c'est une mutation sociologique globale qui est en cours, une création historique proche de ce que Castoriadis appelle une « signification imaginaire centrale », combinaison synergique d'organisations et de significations, d'actions et de valeurs, amorcée à partir des années vingt - seules les sphères artistiques et psychanalytiques l'ont anticipée de quelques décennies - et ne cessant d'amplifier ses effets depuis la Seconde Guerre mondiale.

CHAPITRE PREMIER

Loin d’être circonscrite aux rapports interpersonnels, la séduction est devenue le processus général tendant à régler la consommation, les organisations, l'information, l'éducation, les mœurs. Toute la vie des sociétés contemporaines est désormais commandée par une nouvelle stratégie détrônant le primat des rapports de production au profit d'une apothéose des rapports de séduction.

CHAPITRE II
L'indifférence pure

Apathie new-look.
Ceci ne doit pas être versé dans le registre des éternelles lamentations sur la décadence occidentale, mort des idéologies et « mort de Dieu ». Le nihilisme européen tel que l'a analysé Nietzsche, en tant que dépréciation morbide de toutes les valeurs supérieures et désert de sens, ne correspond plus à cette démobilisation de masse ne s’accompagnant ni de désespoir ni de sentiment d’absurdité. Tout d'indifférence, le désert post­moderne est aussi éloigné du nihilisme « passif » et de sa délectation morose sur l'inanité universelle que du nihilisme « actif » et de son autodestruction. Dieu est mort, les grandes finalités s'éteignent, mais tout le monde s'en fout, voilà la joyeuse nouvelle, voilà la limite du diagnostic de Nietzsche à l’endroit de l'assombrissement européen. Le vide du sens, l'effondrement des idéaux n'ont pas conduit comme on pouvait s'y attendre à plus d'angoisse, plus d’absurde, plus de pessimisme.

Même le nihilisme « incomplet » avec ses ersatz d'idéaux laïques a fait son temps et notre boulimie de sensations, de sexe, de plaisir ne cache rien, ne compense rien, surtout pas l'abîme de sens ouvert par la mort de Dieu. L'indifférence, pas la détresse métaphysique. L'idéal ascétique n'est plus la figure dominante du capitalisme moderne; la consommation, les loisirs, la permissivité, n'ont plus rien à voir avec les grandes opérations de la médication sacerdotale : hypnotisation-estivation de la vie, crispation des sensibilités au moyen d'activités machinales et d'obéissances strictes, intensification des émotions aiguillée par les notions de péché et de culpabi­lité1. Qu'en reste-t-il à l'heure où le capitalisme fonctionne à la libido, à la créativité, à la person­nalisation2? Le relâchement post-moderne liquide l'assoupissement, l'encadrement ou le débordement nihiliste, la décontraction abolit la fixation ascétique. Déconnecter le désir des agencements collectifs, faire circuler les énergies, tempérer les enthousiasmes et indignations se rapportant au social, le système invite à la détente, au désengagement émotionnel.

Les toiles hyperrealistes ne délivrent aucun message, ne veulent rien dire, leur vide cependant est aux antipodes du déficit de sens tragique aux yeux des œuvres antérieures. Il n'y a rien à dire, qu'importe, tout peut donc être peint avec le même léché, la même objectivité froide, carrosseries brillantes, reflets de vitrines, portraits géants, plis de tissus, chevaux et vaches, moteurs nickelés, villes panoramiques, sans inquiétude ni dénonciation. Par son indifférence au motif, au sens, au fantasme singulier, l’hyperréalisme devient jeu pur offert au seul plaisir du trompe-l’œil et du spectacle. Ne reste que le travail pictural, le jeu de la représentation vidé de son contenu classique, le réel se trouvant hors circuit par l'usage de modèles eux-mêmes représentatifs, essentiellement photographiques. désinvestissement du réel et circularité hyperréaliste, au faîte de son accomplissement, la Représentation, instituée historiquement comme espace humaniste, se métamorphose sur place en un dispositif glacé, machinique, débarrassé de l'échelle humaine par les agrandissements et accentuations des formes et couleurs : ni transgressé ni « dépassé », l'ordre de la représentation est en quelque sorte désaffecté dans la perfection même de son exécution.

Ce qui est vrai pour la peinture l'est également pour la vie quotidienne. L'opposition du sens et du non-sens n'est plus déchirante et perd de sa radicalité devant la frivolité ou la futilité de la mode, des loisirs, de la publicité. A l'ère du spectaculaire, les antinomies dures, celles du vrai et du faux, du beau et du laid, du réel et de l'illusion, du sens et du non-sens s’estompent, les antagonismes deviennent « flottants », on commence à comprendre, n'en déplaise à nos métaphysiciens et anti-métaphysiciens, qu'il est désormais possible de vivre sans but ni sens, en séquence-flash et cela est nouveau. « N'importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout », disait Nietzsche, même cela n’est plus vrai aujourd'hui, le besoin de sens lui-même a été balayé et l'existence indifférente au sens peut se déployer sans pathétique ni abîme, sans aspiration à de nouvelles tables de valeurs; tant mieux, de nouvelles questions surgissent, libérées des rêveries nostalgiques et qu'au moins l'apathie new-look ait la vertu de décourager les folies mortifères des grands prêtres du désert.


Dans ces conditions, il est clair que l’indifférence actuelle ne recouvre que très partiellement ce que les marxistes appellent aliénation, fut-elle élargie. Celle-ci, on le sait, est inséparable des catégories d’objet, de marchandise, d’altérité, et donc du procès de réification, tandis que l’apathie se déploie d'autant plus qu'elle concerne des sujets informés et éduqués. La désertion, pas la réification : plus le système donne de responsabilités et informe, plus il y a de désinvestissement, c'est ce paradoxe qui empêche d’assimiler aliénation et indifférence quand bien même celle-ci se manifeste par l'ennui et la monotonie.

L'homme cool n'est ni le décadent pessimiste de Nietzsche ni le travailleur opprimé de Marx, il ressemble davantage au téléspectateur essayant « pour voir » les uns après les autres les programmes du soir, au consommateur remplissant son caddy, au vacancier hésitant entre un séjour sur les plages espagnoles et le camping en Corse. L'aliénation analysée par Marx, résultant de la mécanisation du travail, a fait place à une apathie induite par le champ vertigineux des possibles et le libre-service généralisé; alors commence l'indifférence pure, débarrassée de la misère et de la « perte de réalité » des débuts de l'industrialisation.


Avec la sociabilité autoclave commence la démotivation généralisée, le repli autarcique illustré par la passion de consommer mais aussi bien par la vogue de la psychanalyse et des techniques relationnelles : quand le social est désaffecté, le désir, la jouissance, la communication deviennent les seules « valeurs » et les « psy » les grands prêtres du désert. L'ère « psy » commence avec la désertion de masse et la libido est un flux du désert.


L’indifférence ne s’identifie pas à l’absence de motivation, elle s’identifie au peu de motivation, à l’anémie émotionnelle » (Riesman), à la déstabilisation des comportements et jugements désormais « flottants » à l’instar des fluctuations de l’opinion publique.

Le temps où la solitude désignait les âmes poétiques et d'exception est révolu, tous les personnages ici la connaissent avec la même inertie. Nulle révolte, nul vertige mortifère ne l'accompagne, la solitude est devenue un fait, une banalité de même indice que les gestes quotidiens.

CHAPITRE III
Narcisse ou la stratégie du vide

Un nouveau stade de l’individualisme se met en place : le narcissisme désigne le surgissement d'un profil inédit de l’invididu dans ses rapports avec lui-même et son corps, avec autrui, le monde et le temps, au moment où le « capitalisme » autoritaire cède le pas à un capitalisme hédoniste et permissif.

Vivre au présent, rien qu'au présent et non plus en fonction du passé et du futur, c'est cette « perte du sens de la continuité historique » (C.N., p. 30), cette érosion du sentiment d'appartenance à une « succession de générations enracinées dans le passé et se prolongeant dans le futur » qui, selon Chr. Lasch, caractérise et engendre la société narcissique.

Le zombie et le psy.
Simultanément à la révolution informatique, les sociétés post-modernes connaissent une « révolu­tion intérieure », un immense « mouvement de conscience » (« awareness movement », C.N., pp. 43-48), un engouement sans précédent pour la connaissance et l'accomplissement de soi, comme en témoigne la prolifération des organismes psy, techniques d'expression et de communication, méditations et gymnastiques orientales. La sensibilité politique des années soixante a fait place à une « sensibilité thérapeutique »; même les plus durs (surtout eux) parmi les ex-leaders contestataires succombent aux charmes du self-examination : tandis que Rennie Davis abandonne le combat radical pour suivre le gourou Maharaj Ji, Jerry Rubin rapporte qu'entre 1971 et 1975, il a pratiqué avec délice la gestalt-therapie, la bioénergie, le rolfing, les massages, le jogging, tai chi, Esalen, l'hypnotisme, la danse moderne, la méditation, Silva Mind Contrai, Arica, l'acupuncture, la thérapie reichienne (cité par Chr. Lasch, pp. 43-44).

Au moment où la croissance économique s'essouffle, le développement psychique prend le relais, au moment où l'information se substitue à la production, la consommation de conscience devient une nouvelle boulimie : yoga, psychanalyse, expression corporelle, zen, thérapie primale, dynamique de groupe, méditation transcendantale; à l'inflation économique répond l'inflation psy et la formidable poussée narcissique qu'elle engendre.

Narcisse obsédé par lui-même ne rêve pas, n’est pas frappé de narcose, il travaille assidûment à la libération du Moi, à son grand destin d'autonomie et d'indépendance : renoncer à l'amour, « to love myself enough so that I do not need another to make me happy », tel est le nouveau programme révolutionnaire de J. Rubin (cité par Chr. Lasch, p. 44).


Ainsi l'auto-conscience s est-elle substituée à la conscience de classe, la conscience narcissique à la conscience politique, substitution qu'il ne faut surtout pas rabattre sur l'éternel débat de la diversion à la lutte des classes. L'essentiel est ailleurs.

Pour que le désert social sent viable, le Moi doit devenir la préoccupation centrale : la relation est détruite, qu'importe, puisque l'individu est en mesure de s'absorber en lui-même.

CHAPITRE IV
Modernisme et post-modernisme

La culture antinomienne.
Depuis plus d’un siècle, le capitalisme est déchiré par une crise culturelle profonde, ouverte, qu’on peut résumer par un mot, le modernisme, soit cette nouvelle logique artistique à base de ruptures et discontinuités, reposant sur la négation de la tradition, sur le culte de la nouveauté et du changement. Le code du nouveau et de l'actualité trouve sa première formulation théorique chez Baudelaire pour qui le beau est inséparable de la modernité, de la mode, du contingent, mais c’est surtout entre 1880 et 1930 que le modernisme prend toute son ampleur avec l'ébranlement de l'espace de la représentation classique, avec l'émergence d'une écriture dégagée des contraintes de la signification codée, puis avec les explosions des groupes et artistes d’avant-garde. Dès lors, les artistes ne cessent de détruire les formes et syntaxes instituées, s'insurgent violemment contre l'ordre officiel et l'académisme : haine de la tradition et rage de rénovation totale.

Adorno le disait autrement, le modernisme se définit moins par des déclarations et manifestes positifs que par un processus de négation sans limites et qui, de ce fait, ne s'épargne pas lui-même : la « tradition du nouveau » (H. Rosenberg), formule paradoxale du modernisme, détruit et dévalorise inéluctablement ce qu'elle institue, le neuf bascule aussitôt dans l'ancien, plus aucun contenu positif n'est affirmé, le seul principe qui commande l’art étant la forme même du changement. L'inédit est devenu l'impératif catégorique de la liberté artistique.

A cette contradiction dynamique du modernisme créatif s'est substituée une phase non moins contradictoire mais, qui plus est, fastidieuse et vidée de toute originalité. Le dispositif moderniste qui s'est incarné de façon exemplaire dans les avant-gardes est maintenant à bout de souffle, plus exactement aux yeux de Daniel Bell, il l’est depuis un demi-siècle. Les avant-gardes ne cessent de tourner à vide, incapables qu'elles sont d'innovation artistique majeure. La négation a perdu son pouvoir créateur, les artistes ne font que reproduire et plagier les grandes découvertes du premier tiers de ce siècle, nous sommes entrés dans ce que D. Bell appelle le post-modernisme, phase de déclin de la créativité artistique n'ayant plus pour ressort que l'exploitation extrémiste des principes modernistes.

Sur ce point, D. Bell adopte le jugement d'O. Paz même s'il recule encore le moment de la crise : depuis des années, les négations de l'art moderne « sont des répétitions rituelles : la rébellion devenue procédé, la critique rhétorique, la transgression cérémonie. La négation a cessé d'être créatrice. Je ne dis pas que nous vivons la fin de l'art : nous vivons celle de Vidée d’art moderne.

De Baudelaire à Rimbaud et à Jarry, de V. Woolf à Joyce, de Dada au Surréalisme, les artistes novateurs radicalisent leurs critiques envers les conventions et institutions sociales, deviennent des contempteurs acharnés de l'esprit bourgeois, méprisant son culte de l'argent et du travail, son ascétisme, son rationalisme étroit. Vivre avec le maximum d'intensité, « dérèglement de tous les sens », suivre ses impulsions et son imagination, ouvrir le champ de ses expériences, « la culture moderniste est par excellence une culture de la personnalité. Elle a pour centre le “ moi " Le culte de la singularité commence avec Rousseau » (p. 141) et se prolonge avec le romantisme çt son culte de la passion. Mais à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le processus prend une dimension agonistique, les normes de la vie bourgeoise font l'objet d'attaques de plus en plus virulentes de la part d’une bohème en révolte. Ce faisant, un individualisme illimité et hédoniste apparaît, réalisant ce que l'ordre marchand avait contrecarré : « Alors que la société bourgeoise introduisait un individualisme radical dans le domaine économique et qu'elle était prête à supprimer tous les rapports sociaux traditionnels, elle redoutait les expériences de l'individualisme moderne dans le domaine de la culture »

Le modernisme est d'essence démocratique : il détache l'art de la tradition et de l'imitation, simultanément il enclenche un processus de légitimation de tous les sujets. Manet rejette le lyrisme des poses, les agencements théâtraux et majestueux, la peinture n'a plus de sujet privilégié, n'a plus à idéaliser le monde, un modèle peut être chétif et indigne, les hommes peuvent apparaître affublés de jaquettes et redingotes noires, une nature morte est l'égale d'un portrait et plus tard l’esquisse d’un tableau.
Avec les Impressionnistes, l’éclat antérieur des sujets fait place à la familiarité des paysages de banlieue, à la simplicité des berges de l'Ile-de-France, des cafés, rues et gares; les cubistes intégreront dans leurs toiles des chiffres, des lettres, des morceaux de papier, de verre ou de fer. Avec le ready-made, il importe que l'objet choisi soit absolument « indifférent », disait Duchamp, l'urinoir, le porte-bouteilles entrent dans la logique du musée, fût-ce pour en détruire ironiquement les fondements. Plus tard, les peintres pop, les Nouveaux Réalistes prendront pour sujet les objets, signes et déchets de la consommation de masse. L'art moderne assimile progressivement tous les sujets et matériaux, ce faisant il se définit par un procès de désublimation [1] des œuvres, correspondant exact de la désacralisation démocratique de l'instance politique, de la réduction des signes ostentatoires du pouvoir, de la sécularisation de la loi : le même travail de destitution des hauteurs et majestés est à l'œuvre, tous les sujets sont mis sur le même plan, tous les éléments peuvent entrer dans les créations plastiques et littéraires. Chez Joyce, Proust, Faulkner, plus aucun moment n'est privilégié, tous les faits se valent et sont dignes d'être décrits; « je voudrais tout y faire entrer dans ce roman », disait Joyce à propos d’Ulysse, la banalité, l’insignifiant, le trivial, les associations d'idées sont narrés sans jugement hiérarchique, sans discrimination, à égalité avec le fait important. Renoncement à l'organisation hiérarchique des faits, intégration de tous les sujets de n'importe quelle espèce, la signification imaginaire de l’égalité moderne a annexé la démarche artistique.
Même les visées contre les Lumières des avant-gardes sont encore des échos de la culture démocratique. Avec Dada, c’est l'art lui-même qui se  saborde et exige sa destruction. Il s’agit d’abolir le fétichisme artistique, la séparation hiérarchique de l'art et de la vie au nom de l’homme total, de la contradiction, du processus créateur, de l'action, du hasard. On sait que les Surréalistes, Artaud et ensuite les happenings, les actions de l'anti-art chercheront également à dépasser l’opposition de l'art et de la vie. Mais qu’on y prenne garde, cette visée constante du modernisme, et non pas du post-modernisme, comme le dit D. Bell, n'est pas l’insurrection du désir, la revanche des pulsions contre le quadrillage de la vie moderne, c'est la culture de l’égalité qui ruine inéluctablement la sacralité de l'art et revalorise corrélativement le fortuit, les bruits, les cris, le quotidien. A plus ou moins long terme, tout gagne une dignité, la culture de l’égalité engendre une promotion, un recyclage universel des significations et objets mineurs. Sans doute, la révolte surréaliste n'est- elle pas prosaïque et se conçoit tout entière sous le signe du merveilleux, d'une vie autre, mais on ne peut ignorer que le « surréel » ne s'identifie pas à l'imaginaire pur ni à l'évasion romantique dans les voyages exotiques : c’est dans les mes de Paris ou au marché aux puces, dans les rapprochements insolites et coïncidences du quotidien que les signes les plus troublants sont à chercher. L'art et la vie sont ici et maintenant. Plus tard, J. Cage invitera à considérer comme musique n'importe quel bruit d'un concert, Ben arrive à l'idée d'« art total » : « Sculpture d'art total : soulevez n'importe quoi - Musique d'art total : écoutez n'importe quoi - Peinture d’art total : regardez n'importe quoi. » Fin de la suréminente hauteur de l'art lequel rejoint la vie et descend dans la me, « la poésie doit être faite par tous, non par un », l'action est plus intéressante que le résultat, tout est art : le processus démocratique corrode les hiérarchies et cimaises, l'insurrection contre la culture, quelle que soit sa radicalité nihiliste, n'a été possible que par la culture de l'homo aequalis.

[[1] Le procès de désublimation tel que nous l'entendons ici ne correspond pas au sens que lui donne H. Marcuse. Dans L’Homme unidimensionnel (Ed. de Minuit, 1968), la désublimation désigne l’intégration des contenus oppositionnels de la culture supérieure dans le quotidien, l'assimilation et la banalisation des œuvres par une société qui diffuse à grande échelle les œuvres les plus hautes : la liquidation d'une culture distanciée en contradiction avec le réel est portée par la société du drugstore, de la télé, du microsillon. En réalité, la désublimation s’est mise en branle un siècle plus tôt.]

Le modernisme n'a pu apparaître que porté par une logique sociale et idéologique à ce point souple qu'elle permit de produire contrastes, divergences et antinomies. On l'a déjà suggéré, c'est la révolution individualiste par laquelle, pour la première fois dans l'histoire, l’être individuel, égal à tout autre, est perçu et se perçoit comme fin dernière, se conçoit isolément et conquiert le droit de la libre disposition de soi, qui constitue le ferment du modernisme. Tocqueville l'avait déjà montré, l'individu tourné sur lui-même et se considérant à part brise la chaîne des générations, le passé et la tradition perdent leur prestige : l'individu reconnu libre n'est plus tenu à la vénération des anciens qui limitent son droit absolu d'être lui-même, le culte de la novation et de l'actuel est le strict corrélat de cette disqualification individualiste du passé.

Immédiateté dans les romans de V. Woolf, Proust, Joyce, Faulkner en quête de l'authenticité des consciences libérées des conventions sociales et livrées à une réalité elle-même changeante, morcelée et contingente. Simultanéisme des Cubistes ou d'Apollinaire. Culte de la sensation et de l'émotion directe chez les Surréalistes qui refusent une poésie purement formelle.

Michel Zéraffa l'a montré, le nouveau romanesque des années vingt, « à dominante subjective », n'est pas la confidence d'un moi, il est la conséquence de la nouvelle signification sociale-historique de l'individu dont l'existence est identifiée à la fugacité et à la contradiction des expériences immédiates. Les romans du stream n'ont été possibles qu'en fonction d'une telle conception de l'individu privilégiant « le spasmodique, l'obscur, le fragmentaire, le manqué » (V. Woolf).

Le roman chez V. Woolf, Joyce, Proust, Faulkner ne présente plus des personnages portraiturés, étiquetés, dominés par le romancier; désormais ils sont moins expliqués que livrés dans leurs réactions spontanées, les contours rigides du romanesque se dissolvent, le discursif fait place à l'associatif, la description objective à l’interprétation relativiste et changeante, la continuité aux ruptures brutales de séquences. Liquéfaction des repères fixes et des oppositions extériorité-intériorité, points de vue multiples et parfois indécidables (Pirandello), espaces sans limite ni centre, l'œuvre moderne, littéraire ou plastique, est ouverte. Le roman n'a plus ni commencement ni fin véritables, le personnage est « inachevé » à l’instar d'un intérieur de Matisse ou d'un visage de Modigliani. L'œuvre inachevée est la manifestation même du procès déstabilisateur de personnalisation, lequel substitue à l'organisation hiérarchisée, continue, discursive des œuvres classiques, des constructions heurtées à échelle variable, indéterminées par leur absence de repère absolu, étrangères aux contraintes de la chronologie.

L'art moderne est ouvert, il requiert l'intervention manipulatrice de l'utilisateur, les résonances mentales du lecteur ou du spectateur, l'activité combinatoire et aléatoire de l'interprète musical. Cette participation réelle ou imaginaire, désormais constitutive de l'œuvre, tient-elle comme le pense Umberto Eco au fait que l'ambiguïté, l'indétermination, l'équivocité sont devenues des valeurs, de nouvelles finalités esthétiques? « Il faut éviter qu'une interprétation univoque ne s'impose au lecteur », écrit U. Eco : si toutes les œuvres d'art se prêtent à une multiplicité d'interprétations, seule l'œuvre moderne serait construite intentionnellement en vue de signes non univoques, seule elle rechercherait expressément le vague, le flou, la suggestion, l'ambiguïté. Est-ce bien là l'essentiel ? En fait, l'indétermination est davantage un résultat qu'une finalité délibérée, l'ambiguïté moderne est l'effet de ces nouvelles problématiques artistiques que sont l'adoption de plusieurs points de vue, l'émancipation du « poids inutile de l'objet » (Malevitch), la valorisation de l'arbitraire, du fortuit et de l'automatisme, de l'humour et des calembours, le refus des séparations classiques, celles de l'art et de la vie, de la prose et de la poésie, du mauvais goût et du bon goût, du jeu et de la création, de l'objet usuel et de l'art. Le modernisme libère le spectateur ou le lecteur de la « suggestion dirigée » des œuvres antérieures parce que essentiellement il dissout les repères de l'art, explore toutes les possibilités, fait sauter toutes les conventions sans poser de limites a priori. L'esthétique « non directive » apparaît avec cette explosion, avec la déterritorialisation moderne. L'œuvre est ouverte parce que le modernisme lui-même est ouverture, soit destruction des encadrements et critères antérieurs, et conquête d'espaces de plus en plus inouïs.


Mais post-modernisme signifie également avènement d'une culture extrémiste qui pousse « la logique du modernisme jusqu'à ses plus extrêmes limites » (p. 61). C’est au cours des années soixante que te post-modernisme révèle ses caractéristiques majeures avec son radicalisme culturel et politique, son hédonisme exacerbé; révolte étudiante, contre-culture, vogue de la marijuana et du L-S.D., libération sexuelle, mais aussi films et publications porno pop, surenchère de violence et de cruauté dans les spectacles, la culture ordinaire se met au jour de la libération, du plaisir et du sexe. Culture de masse hédoniste et psychédélique qui n'est qu’apparemment révolutionnaire, « en réalité, c'était simplement une extension de l'hédonisme des années cinquante et une démocratisation du libertinage que pratiquaient depuis longtemps certaines fractions de la haute société » (p. 84).

Epuisement de l'avant-garde.
Manifestation artistique du post-modernisme : l'avant-garde est à bout de course, piétine dans la répétition et substitue à l’invention la pure et simple surenchère. Les années soixante donnent le coup d'envoi du post-modernisme : en dépit de leur agitation, elles « n’ont pas accompli la moindre révolution dans le domaine de la forme esthétique » (p. 132), exception faite de quelques innovations dans le roman. Ailleurs, l'art singe les innovations du passé, la violence, la cruauté et le bruit en plus. Pour D. Bell, l'art perd alors toute mesure, nie définitivement les frontières de l'art et de la vie, refuse la distance entre le spectateur et l’événement, à l’affût de l’effet immédiat (actions, happenings, Living theatre). Les années soixante veulent « retrouver les racines primitives de l'impulsion » (p. 150); une sensibilité irrationaliste se donne libre cours exigeant toujours plus de sensa­tions, de choc et d'émotions à l'instar du Body art et des spectacles rituels de H. Nietzsch. Les artistes refusent la discipline du métier, ont pour idéal le « naturel », la spontanéité, et se livrent à une improvisation accélérée (Ginsberg, Kerouac). La littérature prend pour thème privilégié la folie, les immondices, la dégradation morale et sexuelle (Burroughs, Guyotat, Selby, Mailer) : « La nouvelle sensibilité et une revanche des sens sur l'esprit » (p. 139), toutes les contraintes sont relâchées en vue d’une liberté orgiaque et obscène, en vue d'une glorification instinctuelle de la personnalité. Le post-modernisme n'est qu'un autre nom pour signifier la décadence morale et esthétique de notre temps. Idée au demeurant nullement originale, H. Read écrivant déjà au début des années cinquante : « L'œuvre des jeunes n'est que le reflet attardé des explosions vieilles de trente ou quarante ans. »

CHAPITRE VI
Violences sauvages, violences modernes

la désubstantialisation post-moderne. Le narcissisme, inséparable d'une peur endémique, ne se constitue qu’en posant un dehors exagérément menaçant, ce qui, à son tour, ne fait qu'élargir la gamme des réflexes individualistes : actes d'autodéfense, indifférence à l'autre, emprisonnement chez soi; tandis qu'un nombre non négligeable d'habitants des grandes métropoles s'abritent déjà derrière leur porte blindée et renoncent à sortir le soir, 6 % seulement des Parisiens interviendraient en entendant des appels au secours la nuit.

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