mercredi 7 octobre 2015

Le travailleur – Ernst Junger



Le travailleur – Ernst Junger

On dépréciera toujours une qualité que l’on tient  avant toute autre pour le signe distinctif des Allemands, l’ordre, si l’on est incapable d’y reconnaître le reflet d’acier de la liberté. L’obéissance est l’art d’écouter, et l’ordre est la disponibilité à la parole, la disponibilité au commandement qui, comme un éclair, part du sommet pour toucher jusqu’aux dernières racines. Tout homme et toutes choses se trouvent dans un ordre de dépendance hiérarchique, et l’on reconnaît le chef à ce qu’il est le premier serviteur, le premier soldat, le premier Travailleur. C’est pourquoi la liberté comme l’ordre ne se rapporte pas à la société et à l’État, et le modèle de toute organisation est l’organisation de l’armée et non le contrat social. C’est pourquoi nous atteignons le point extrême de notre force lorsqu’il ne subsiste plus aucune ambiguïté sur le commandement et l’obéissance.
Le bourgeois ne connaît que la guerre défensive,  c'est-à-dire qu'il ne connaît absolument pas la guerre, déjà du simple fait qu'il est par essence exclu de tous les éléments guerriers. Mais il est d’autre part incapable d’empêcher leur irruption au milieu de son ordre, car toutes les appréciations de valeur qu’il pourrait leur opposer sont de rang inférieur.
Est société l’ensemble de la population du globe qui s’offre au concept comme l’image idéale d’une humanité dont la division en États, nations ou races ne repose au fond sur rien d’autre que sur une erreur de raisonnement. Cette erreur de raisonnement sera cependant corrigée au fil du temps par des contrats, par les « lumières », par une moralisation générale, ou tout simplement par le progrès des moyens de transport.
Est société l’État dont l’essence s'estompe dans la mesure même où la société le soumet à ses critères. Cette agression se réalise à travers le concept de liberté bourgeoise qui a pour tâche de transformer tous les liens de responsabilité mutuelle en relations contractuelles à terme.
Laissons à une recherche ultérieure et particulière le soin de découvrir dans quelle mesure la pensée bourgeoise est parvenue à introduire sournoisement dans les premiers efforts du Travailleur l’image de la société sous le masque fallacieux de son autonégation. On y découvrira la liberté du Travailleur comme un nouveau décalque du poncif de la liberté bourgeoise dans lequel le destin est désormais interprété très ouvertement comme une relation contractuelle à terme et le triomphe suprême de la vie comme une modification de ce contrat. On y reconnaîtra le Travailleur comme successeur immédiat de l’« individu » raisonnable et vertueux et comme l’objet d’une seconde sentimentalité qui ne se distingue de la première que par une indigence supérieure. En outre, dans un parallèle exact, on y découvrira la personne du Travailleur comme reproduction de l’image idéale d’une humanité dont la simple utopie inclut déjà la négation de l’État et de ses fondements. C’est la seule et unique signification des revendications qui se dissimulent sous des termes tels qu’« international », « social » et « démocratique » - ou plutôt qui se sont dissimulées, car tout homme doué de quelque intuition ne gardera qu’étonnement à l’idée que l'on a cru pouvoir ébranler le monde bourgeois en s’appuyant justement sur les revendications par lesquelles il s’est confirmé lui-même de la façon la moins équivoque.
De là résulte l’importance de distinguer entre le Travailleur comme puissance en devenir sur laquelle repose le destin du pays, et les oripeaux dont l’a revêtu le bourgeois afin de s’en servir comme d’une marionnette dans son jeu artificiel. Cette distinction est une | distinction entre l’aurore et le déclin. Et telle est notre foi : l’aurore du Travailleur signifie du même coup une nouvelle aurore de l’Allemagne.
En amenant à la Domination la part bourgeoise de son héritage, le Travailleur l’a en même temps retranchée de lui de façon visible, comme une poupée bourrée de paille séchée, battue et rebattue depuis plus d’un siècle. Il ne saurait désormais échapper à sa vue que la nouvelle société est une seconde mouture encore plus indigente de l’ancienne.
On pourrait ainsi continuer éternellement à tirer une épreuve après l’autre, entretenir éternellement la marche de la machine en inventant de nouvelles oppositions si le Travailleur ne comprenait pas qu’il entretient avec cette société un rapport non d’opposition mais d’altérité.
Il ne se révélera comme le véritable ennemi mortel de cette société que lorsqu’il refusera de penser, de sentir et d’être dans les formes qu’elle lui propose. Or cela arrive chaque fois qu’il reconnaît que ses revendications ont été jusqu’ici trop modestes et que le bourgeois ne lui a appris à désirer que ce que le bourgeois trouve justement désirable.
Mais la vie recèle plus et autre chose encore que ce que le bourgeois entend par biens, et la plus haute exigence que puisse formuler le Travailleur ne consiste pas à être le support d’une nouvelle société mais celui d’un nouvel État.
A cet instant seulement il engage le combat à la vie et à la mort. Alors l’« individu » qui n’est au fond qu’un employé se transforme en homme de guerre, la masse se transforme en armée et l’établissement d’un nouveau système de commandement se substitue à une modification du contrat social. Cela arrache le Travailleur à la sphère des négociations, de la pitié, de la littérature, «et l’élève jusqu’à celle de l’action, cela transforme ses liens juridiques en liens militaires - cela veut dire qu’il possédera des chefs au lieu d’avocats et que son existence propre, loin d’avoir besoin d’une interprétation, deviendra un critère de mesure.
Car que sont jusqu’ici ses programmes, sinon les commentaires d’un texte originel qui reste encore à écrire?

C’est pour cette raison qu’il est si important pour le Travailleur de refuser toute explication qui tente interpréter son apparition comme un phénomène Economique et de l’interpréter lui-même comme un résultat de processus économiques et donc, au fond, comme une espèce de produit industriel, si important de percer à jour l’origine bourgeoise de ces explications. Ces liens néfastes, aucune mesure ne saurait les trancher plus efficacement qu’une déclaration d’indépendance du Travailleur par rapport au monde économique. Cela ne signifie pas un quelconque renoncement à ce monde, mais sa soumission à une exigence de Domination plus globale. Cela signifie que le pivot de l’insurrection n’est ni la liberté économique, ni la puissance économique, mais bien la puissance en général.
En projetant ses propres buts dans ceux du Travaillleur devenus leur simple reflet, le bourgeois a réduit du même coup la cible de l’attaque à n’être qu’une cible bourgeoise. Mais aujourd’hui nous pressentons la possibilité d’un monde plus riche, plus profond et plus fécond. Pour réaliser ce monde, il ne suffit pas d’un combat pour la liberté dont la conscience est nourrie I par le fait de l’exploitation. Ce qui détermine tout, c’est K plutôt que le Travailleur reconnaisse sa supériorité et crée à partir d’elle les critères personnels de sa Domination future. Cela renforcera le poids de ses moyens; - à la tentative pour faire échec à l'adversaire en dénonçant le contrat à terme succédera sa soumission par voie de conquête.

Ce qui distingue le bourgeois du combattant, c’est que même à la guerre le bourgeois était à l’affût de la moindre occasion de négocier, alors que pour le soldat cette guerre constituait un espace où il s’agissait de mourir, c’est-à-dire de vivre de telle sorte que la Figure de l’empire fût confirmée - cet empire qui, même s’ils nous ravissent la vie, nous restera. Il y a deux types d’hommes : on reconnaît le premier à ce qu’il est prêt à négocier à tout prix, le second prêt à se battre à tout prix. La pédagogie du bourgeois vis-à- vis du Travailleur consistait à lui apprendre à devenir un partenaire dans la négociation.

Mais ce qu'il y a d'extraordinaire dans l'âge bourgeois tient moins à l'aspiration vers la sécurité qu’au caractère exclusif propre aux efforts faits pour l’atteindre. Cela tient au fait que l’élémentaire apparaît ici comme l’absurde et qu’ainsi le mur d’enceinte de l’ordre bourgeois semble coïncider avec celui de la raison. En cela le bourgeois se distingue d’autres personnages tels que, par exemple, le croyant, le guerrier, l’artiste, le navigateur, le chasseur, le criminel et aussi, comme nous l’affirmions, le Travailleur.


Au sein du monde du travail, l’exigence de liberté revêt la forme de l’exigence de travail
A l’extrême proximité de la mort, du sang et de la terre, l’esprit revêt des traits plus durs et des couleurs plus profondes. L’existence est à tous ses niveaux plus crûment menacée, jusqu’à cette forme de faim presque tombée dans l’oubli, devant laquelle toute réglementation économique est en défaut et qui ne laisse à la vie d’autre choix que la disparition ou la conquête.
Une attitude qui veut être à la hauteur de ces décisions doit, au sein d’une destruction dont l’ampleur reste imprévisible, parvenir au point où l’on peut éprouver un sentiment de liberté. Au nombre des signes distinctifs de la liberté se range la certitude de participer au noyau le plus intime du temps - certitude qui, merveilleusement, donne des ailes aux actes et aux pensées, et dans laquelle la liberté de celui qui agit se connaît comme expression particulière de la nécessité. Cette connaissance où destin et liberté se rencontrent comme sur le fil du rasoir est le signe que la vie joue encore son jeu et se conçoit comme porteuse d’une puissance et d’une responsabilité historiques.
Là où cette idée est présente, l’irruption de l’élémentaire apparaît comme l’un de ces ravages où se dissimule un passage. Plus la flamme sera impitoyable et plus elle détruira en profondeur le legs du passé, plus la nouvelle offensive sera mobile, allègre et sans scrupules. Ici l’anarchie est la pierre de touche de l’élément indestructible qui se complaît à s’éprouver lui-même au sein de l’anéantissement - elle ressemble à la conclusion des nuits agitées de rêves dont l’esprit resurgit avec de nouvelles forces en vue d’un nouvel ordre.
Or le fait que le retour de pulsions fortes et immédiates et de passions que rien n’a brisé s’accomplit dans un paysage où règne la conscience la plus aiguë, rendant ainsi possible une exaltation mutuelle des moyens et des puissances de la vie telle qu’on n’en a encore jamais pressentie ni éprouvée, ce fait est précisément à ce qui confère à ce siècle son visage extrêmement particulier. Cette image dont un esprit prophétique tenta de suggérer l’aspect d’après les Figures de la Renaissance devient clairement visible pour la première fois sous les traits du soldat de la Grande Guerre, vrai et invaincu, qui, dans les instants décisifs où l’on luttait pour donner à la terre son nouveau visage, devait être compris tout à la fois comme une créature issue de la préhistoire et comme le porteur de la plus froide et de la plus cruelle conscience. Ici se recoupent les lignes de la passion et j de la mathématique.
De même qu’il n’est possible qu’aujourd’hui, avec  retard et grâce, seulement, à la force du poète, de montrer que ce qui se passait au milieu d’un feu d’enfer alimenté par des instruments de précision se situe au-delà de tout questionnement et possède un sens en dehors de lui, de même il est très difficile de reconnaître le rapport essentiel du Travailleur au monde du travail dont ce paysage en feu est le symbole guerrier.
Il ne manque certes pas de tentatives pour interpréter ce monde, mais on ne peut espérer que cette interprétation vienne d’une sorte particulière de dialectique ou d’intérêt. Tous ces efforts se rapportent à un Etre qui les embrasse jusqu’à leurs ailes les plus avancées. C’est néanmoins un spectacle bouleversant de voir quelle acuité de jugement, quelle quantité de foi, quelle somme de sacrifices sont dissipées dans des engagements limités - spectacle qui ne paraît supportable que si l’on admet que chacune de ces offensives joue son rôle au sein d'une opération d’ensemble. Et chaque coup, en effet, aussi aveuglément qu’il soit porté, évoque le choc du burin qui tire plus nettement de l’indéterminé l’un des traits préformés de ce temps.
L’ampleur de la détresse et du danger, la destruction des liens anciens, l’abstraction, la spécialisation et le rythme de chaque activité coupent les positions individuelles les unes des autres avec une brutalité toujours croissante et nourrissent chez l’homme le sentiment d’être perdu dans un fourré inextricable d’opinions, d’événements et d’intérêts. Tous les systèmes, les prophéties et les appels à la foi qui apparaissent ici ressemblent au bref éclat des projecteurs qui découpent un instant les lumières et les ombres pour laisser place

Le sentiment de la liberté ne peut se rencontrer sur les lieux de la souffrance mais sur ceux de l’activité, de la transformation agissante du monde. Où que soient dispersés les porteurs de la force réelle - chacun d’eux doit éprouver parfois la certitude d’être lié très profondément à son espace et à son temps, par-delà les empiriques, par-delà les intérêts.
Ainsi, peut-être, l’esprit n’est jamais plus clairement touché par la signification de l’œuvre qu’à la vue des ruines qui nous sont restées en témoignage d’ensembles vitaux engloutis. Il ne s’agit pas alors de la pure destruction dont le triomphe suscite la question de l’indestructible - du contenu secret de ces ateliers depuis longtemps abandonnés dont la signification, nous le sentons bien, ne saurait cependant se perdre à jamais.
D’une certaine manière, il semble qu’un très lointain écho de ces époques disparues habite le silence qui pèse sur leurs symboles en ruine, de même que le bruissement de la mer résonne dans les coquillages vides que le ressac a jetés sur la plage. Cet écho, nous le percevons particulièrement bien, nous dont la pioche fouille le sol pour y retrouver les restes des villes dont les noms eux-mêmes sont tombés dans l’oubli.
Ces pierres dissimulées sous le lierre ou le sable des déserts sont un monument non seulement de la puissance des forts mais aussi du travail anonyme, du moindre geste accompli autrefois en ces lieux par l’artisan. En chacune de ces pierres se trouvent concentrés le tumulte de carrières oubliées, les dangers d’itinéraires disparus par les terres et les mers, le grouillement des villes portuaires, les plans des maîtres d’œuvre et le fardeau des corvées, l’esprit, le sang et la sueur de races depuis longtemps éteintes. Elles sont le Symbole de cette unité si profonde de la vie que le jour ne dévoile que rarement.
Aussi tout esprit qui possède le sens de l’histoire se trouve-t-il attiré par ces lieux où la tristesse et l’orgueil se combinent étrangement : tristesse devant la nature éphémère de tous les efforts humains, orgueil devant la volonté qui, pourtant, cherche sans cesse à exprimer par ses symboles son appartenance à l’impérissable.
Or cette volonté vit aussi en nous et dans notre activité.


Mais allons aussi chercher aux frontières de l’espace cette image de la volonté qui apparaît ainsi aux frontières du temps comme à un point de fusion où elle est purifiée du jeu contradictoire des intentions.
Les grandes villes où nous vivons restent à bon droit dans notre représentation comme les foyers de toutes les contradictions imaginables. Deux longueurs de rues peuvent être plus éloignées l’une de l’autre que le pôle Nord et le pôle Sud. La froideur des relations entre les « individus », les passants, est extraordinaire. On trouve ici le gain, le plaisir, le trafic urbain, le combat pour la puissance économique et politique. Chaque bâtiment a été construit à la suite d’une décision précise et en vue d’un but précis. Les styles se sont imbriqués les uns dans les autres avec une extrême diversité; les anciens lieux de culte sont cernés par les gares et les grands magasins, dans les faubourgs subsistent encore çà et là des fermes égarées dans un réseau d’usines, de terrains de sport et de quartiers résidentiels.
Eh bien, cet ensemble offre de multiples accès, selon les moyens qu’on y emploie et les questions qu’on lui pose. C’est sans aucun doute un lieu de production mais aussi de consommation, d’exploitation, de relations sociales, d’ordre, de crime, et de tout ce qu’on voudra d’autre.
Chacune des sciences particulières mais liées fonctionnellement entre elles peut placer ses concepts comme dénominateurs sous ces mécanismes, et chaque de nouvelles sciences, en fonction des besoins. Pour le sociologue, l’ensemble est sociologique, biologiste biologique, pour l'économiste économique cela jusqu'au dernier détail, depuis les systèmes de pensée jusqu’aux pièces de un pfennig. Cet absolutisme est le privilège incontestable de la vision conceptuelle - à supposer qu’en eux-mêmes les concepts aient été formés proprement, c’est-à-dire selon les lois de la logique.
A part cela, des millions de gens moins capables de juger leur situation selon une vision abstraite que selon leur intuition immédiate vivent dans ce genre de ville - et ce que l’on peut dire du « Pourquoi? » de leur existence est d’une diversité équivalente. Finalement, cela ne fournit pas seulement des points de départ aussi nombreux qu’on le désire pour une étude artistique : toutes ces contributions à la comédie humaine peuvent en outre être réalisées selon les différentes recettes des écoles idéalistes, romantiques ou matérialistes. Mais il suffît! - les possibilités infinies de différenciation sont bien trop connues. Dans la mesure où une force sait y renoncer elle annonce l’ampleur de ses exigences.
Imaginons maintenant cette ville à une distance beaucoup plus grande que celle que nous permettent d’atteindre nos moyens actuels - par exemple comme si on pouvait la contempler à l’aide d’un télescope depuis la surface de la lune. A une si grande distance, la diversité des buts et des projets se confond en une même unité. La participation de l’observateur devient, en quelque façon, à la fois plus froide et plus brûlante, et en tout cas différente du rapport que l’«individu» entretient ici-bas comme partie avec le tout. Ce qu’on voit peut-être, c’est l’image d’une structure particulière dont on devine à de multiples indices qu’elle se nourrit aux sèves d’une vie grandiose. On est alors aussi loin de la penser dans sa différenciation que l'« individu » est d’habitude loin de se voir au microscope : c’est-à-dire comme une somme de cellules.
A un regard libéré par son recul cosmique du jeu contradictoire des mouvements, il ne peut échapper qu’une unité a créé ici son image spatiale. Ce genre de contemplation se distingue des efforts pour concevoir l’unité de la vie sous son aspect le plus plat, celui d’une addition, en ce qu’il saisit sa forme créatrice, l’œuvre qui en résulte malgré toutes ces contradictions ou grâce à elles.


De telles exigences et bien d’autres dont il faudra  encore parler, en particulier la prétention de conférer sens, sont le signe distinctif d’une nouvelle classe de maîtres en formation. Le débat d’hier était le suivant : comment le Travailleur peut-il participer à l’économie, à la richesse, à l’art, à la culture, à la grande ville, à la science? Demain, on le formulera en ces termes : comment toutes ces choses doivent-elles apparaître dans l’espace de puissance du Travailleur, et quelle signification leur échoit-elle?
Toute exigence de liberté au sein du monde du travail n’est donc possible que si elle apparaît comme exigence de travail. Cela veut dire que l’« individu » est libre dans la mesure exacte où il est Travailleur. Etre Travailleur, représentant d’une grande Figure qui fait son entrée dans l’histoire, veut dire : avoir part à une nouvelle humanité vouée à la Domination par le destin. Est-il donc possible que cette conscience d’une nouvelle liberté, la conscience d’être placé à un point stratégique puisse s’éprouver aussi bien dans l’espace de la pensée que derrière de rapides et bruyantes machines et dans la cohue des cités mécaniques? Non seulement nous avons des indices que cela est possible, mais nous croyons même que c’est la condition de toute véritable intervention et qu’on se trouve précisément ici à la charnière de transformations telles qu’aucun rédemp­teur n’osa jamais en rêver.


A l’instant même où l’homme se découvre comme  maître, comme porteur d’une nouvelle liberté en quelques circonstances que ce soit, sa situation se modifie du tout au tout. Dès qu’on l’aura compris, bien des choses qui restent aujourd’hui désirables apparaîtront comme nulles. Il est à prévoir que dans un pur monde du travail les fardeaux de l’« individu » ne s’allégeront pas mais croîtront encore - mais en même temps des forces d’une tout autre nature se libéreront pour les maîtriser. Une nouvelle conscience de la liberté instaure de nouveaux rapports hiérarchiques; et là se dissimule un bonheur plus profond, mieux armé pour le renoncement, si du moins il faut encore parler de bonheur.


Il n'y a pas plus de puissance abstraite que de liberté abstraite. La puissance est un signe d'existence et par conséquent il n'y a pas non plus de moyens de puissance en soi : les moyens reçoivent au contraire leur signification de l'être qui se sert d’eux.
A l'âge de la Domination apparente de la bourgeoisie, on ne peut plus ou on ne peut pas encore parler de puissance. La mise en pièces de l'État absolutiste par les principes universels apparaît comme un acte gran­diose d’affaiblissement et de dévalorisation d’un monde accompli dans sa forme. Vu sous une autre perspective, ce nivellement de toutes les frontières se présente pourtant comme un acte de Mobilisation Totale, comme la préparation de la Domination de grandeurs nouvelles et d’une nature différente dont l’entrée en scène ne se fera pas attendre.
Dans l’histoire des découvertes géographiques et cosmographiques, dans les inventions où se manifeste comme leur sens le plus secret une furieuse volonté d’omnipuissance, d’omniprésence et d’omniscience, bref, le plus audacieux des Eritis-sicut-Deus, l’esprit s’est pour ainsi dire précédé lui-même afín d’entasser des matériaux en attente d’une mise en ordre et d’une puissante compénétration. Ainsi est né un chaos de faits, de moyens de puissance et de possibilités de mouvement qui constitue un ensemble d’instruments à la disposition d’une Domination de grand style.


Il faut chercher la raison véritable de ce phénomène dans le fait que le centre de gravité de l’activité s’est déplacé du caractère individuel du travail au caractère total du travail. Dans la même mesure, il devient de moins en moins essentiel que le travail soit rattaché à tel ou tel personnage particulier, portant tel ou tel nom. Cela vaut non seulement pour l’acte au sens propre mais pour toute espèce d’activité en général. Il faut citer ici le phénomène du soldat inconnu, dont il faut bien savoir qu’il appartient au monde des Figures, non à un monde de souffrance individuelle.
Mais il n’y a pas seulement le soldat inconnu, il y a aussi le chef d’état-major inconnu. Où que se tourne le regard, il tombe sur un travail qui s’effectue dans ce sens anonyme.


L’acteur de cinéma est soumis à une autre loi dans la mesure où sa tâche réside dans la représentation du type. C’est pourquoi l’on ne réclame pas de lui une performance unique dans le temps (Einmalitigkeit) mais l’univocité (Eindeutigkeit). On n’attend pas de lui qu’il exprime l’harmonie infinie, mais le rythme précis d’une vie. Il lui revient donc de jouer conformément à des lois au sein d’un espace défini et très objectif dont les règles sont passées dans la chair et le sang de tous les spectateurs jusqu’au dernier.

En particulier, cela est illustré par les caractéristiques externes. Le cinéma ignore les représentations uniques dans le temps et, au sens propre du terme, les « premières » : un film passe simultanément dans tous les quartiers de la ville et se laisse répéter à volonté avec une précision mathématique qui s'étend à la seconde et au millimètre près. Le public n'est pas un public particulier, une communauté esthétique, il représente plutôt le public en général (Öffentlichkeit) que l'on peut rencontrer en tout autre point de l'espace propre à la vie. Il est également notable que l'influence de la critique se réduit; elle est remplacée par l'annonce, c’est-à-dire par la publicité. De l’acteur, nous l'avons dit, on n'attend pas la représentation de l'individu mais du type. Cela présuppose une grande univocité de la mimique et de la gestuelle - une univocité qui tout récemment a gagné en précision par l'introduction de la voix artificielle et qui sera encore accrue par d'autres moyens.

La célèbre distinction entre la ville et la campagne ne subsiste plus aujourd'hui que dans l'espace romantique; elle est aussi dépourvue de valeur que la distinction entre monde organique et monde mécanique. La liberté du paysan n'est pas différente de celle de chacun d’entre nous - elle consiste à reconnaître que tous les modes de vie se sont fermés à lui, sauf celui du Travailleur. On peut le démontrer dans chaque domaine particulier, et pas seulement dans les domaines économiques; c’est là l’enjeu du combat qui, pour l’essentiel a déjà été tranché depuis longtemps.


Nous sommes entrés dans un processus de mobilisation qui possède des propriétés dévorantes, qui brûle les hommes et les moyens - et cela ne changera pas tant que le processus sera en cours. Ce n’est qu’une fois parvenu à un achèvement qu’on pourra parler à la fois d’ordre en général et d’une économie ordonnée, c’est-à- dire d’un rapport calculable entre les dépenses et les recettes. Seule la constance absolue des moyens, quelle que soit la forme qu’ils puissent emprunter, sera capable de ramener la concurrence démesurée et non calculable à la concurrence naturelle telle qu'on peut l’observer au sein des règnes de la nature ou des états de société qui appartiennent désormais à l’histoire.

Dans ce contexte, on voit déjà se dessiner la tâche naturelle que doit maîtriser un art qui représente la Figure du Travailleur. Elle consiste à modeler la figure d’un espace bien limité, à savoir la terre, selon le sens de la puissance de vie appelée à le dominer. Les plans qui interviendront au cours de ce processus se distinguent essentiellement de ceux par lesquels nous sommes requis. En effet, dans le paysage de chantiers où nous nous trouvons, la planification s’effectue dans le cadre d’une Mobilisation Totale qui vise à la Domination, tandis que la mise en figure se rapporte déjà à cette Domination qui la rend possible. La tâche de la Mobilisation Totale est la transformation de la vie en énergie, telle qu’elle se manifeste dans l’économie, la technique et les transports par le crissement des roues, ou sur le champ de bataille comme feu et mouvement. Elle se rapporte donc à une potentialité de la vie, tandis que la mise en figure amène l’être à l’expression, et doit donc se servir non d’une langue du mouvement mais d’une langue des formes.


La liberté que peuvent engendrer les deux principes du nationalisme et du socialisme n’est pas de nature substantielle; elle constitue un présupposé, une grandeur mobilisatrice mais non un but. Cette situation fait I conjecturer que le concept bourgeois de liberté est ici en jeu de quelque façon et qu’il s’agit d’efforts auxquels l’individu et la masse participent encore de manière déterminante.


Aucun des ordres de mobilisation décisifs ne provient d’en haut, mais tous apparaissent, de façon beaucoup plus efficace, comme des buts révolutionnaires. Les femmes obtiennent de haute lutte de participer au processus de production. La jeunesse réclame le service du travail et la discipline militaire. L’apprentissage des armes et l'organisation militaire deviennent caractéristiques d’un nouveau style de conjuration auquel s’associent même les pacifistes. Le sport, la randonnée, l’entraînement militaire, la formation dans le style des universités populaires constituent des branches de la discipline révolutionnaire. La possession d’une machine, d’une moto, d’un appareil photo, d’un planeur comble les rêves de la génération montante. Le temps libre et le temps de travail sont deux modalités selon lesquelles on se laisse investir par une seule et même activité technique. Le curieux résultat des révolutions modernes a consisté à multiplier le nombre des usines tandis qu’on se vantait de travailler plus, mieux et à meilleur prix. Les théoriciens et littérateurs socialistes sont devenus une espèce particulière et d’ailleurs non moins ennuyeuse de fonctionnaires, de statisticiens et d’ingénieurs d’État, et un socialiste de 1900 remarquerait avec beaucoup d’étonnement que l’argumentation décisive n’est plus axée sur le chiffre des salaires mais sur celui de la production. Il y a des pays où l’on peut être fusillé pour sabotage de la production comme un soldat pour abandon de poste, et où les denrées alimentaires sont rationnées depuis quinze ans comme dans une ville assiégée - et ce sont les pays où le socialisme s’est déjà réalisé de la manière la plus univoque.
Face à de telles constatations dont on pourrait multiplier le nombre à volonté, force est de remarquer qu’il s’agit là de choses qui auraient encore offert un caractère utopique en 1914 mais qui sont aujourd’hui devenues banales pour tous nos contemporains.


Il est évident pour le regard qui a su percer la confusion née de l’effondrement de l’ordre ancien que dans cette situation toutes les conditions de la Domination sont réunies. Les principes niveleurs du XIXe siècle ont labouré le champ qui attend maintenant d’être exploité.

TABLE ANALYTIQUE
Première partie

1. L’âge du tiers-état était l’âge d’une apparence de Domination. 2. L’effort pour éterniser cet âge s’exprime dans l’application du modèle bourgeois aux mouvements de Travailleurs. 3. Corrélativement, le Travailleur est considéré comme la base d’une classe particulière ou d’un «état» particulier, 4. comme la | base d’une «nouvelle» société 5. et comme la base d'un monde où économie et destin signifient la même chose. 6. La tentative pour appréhender le Travailleur à un  niveau plus élevé et plus vaste que le bourgeois n’est capable de l’imaginer 7. ne peut être risquée que si l’on devine derrière son apparence une grande Figure autonome et indépendante, soumise à une légalité d’une autre nature. 8. Par Figure, nous entendons une réalité suprême qui confère un sens. Les apparences sont importantes en tant que symboles, incarnations, empreintes de cette réalité. La Figure est un tout qui englobe plus que la somme de ses parties. Ce plus, nous l’appelons totalité. 9. La pensée bourgeoise est privée de rapport à la totalité. En conséquence, elle n’a été capable de voir le Travailleur que comme une apparence ou un concept - comme une abstraction de l’homme. L’acte authentiquement révolutionnaire du Travailleur consiste en revanche à prétendre à la totalité en se concevant comme le représentant d’une Figure supérieure. 10. La « vue » des Figures  permet la révision d’un monde où l’esprit n’obéit plus qu’à lui-même en lui opposant un Être unitaire. 11. Le rang de l’ « individu » aussi bien que celui de la communauté dépend de la mesure dans laquelle la Figure se représente en eux. Une comparaison sur le plan de la valeur entre la masse et l’ « individu » ou l’initiative « collective » et « privée » est dépourvue de sens. 12. De même la Figure est plus importante comme être calme que tous les mouvements par lesquels elle témoigne pour elle-même. La vision du mouvement comme valeur, par exemple comme «progrès», appartient à l’âge bourgeois. 13. Le Travailleur se distingue par un nouveau rapport à l’élémentaire. Il dispose donc de réserves plus considérables que le bourgeois qui reconnaît la sécurité comme valeur suprême et se sert de sa raison abstraite comme d’un moyen destiné à assurer cette sécurité. 14. La protestation romantique n’est qu’une vaine tentative de fuite hors de l’espace bourgeois. 15. Le Travailleur remplace la protestation romantique par l’action dans l’espace élémentaire où se dévoile désormais très clairement l’insuffisance de la sécurité bourgeoise. 16. Le Travailleur se distingue en outre par un nouveau rapport à la liberté. On ne peut éprouver un sentiment de liberté que si l’on participe à une vie unitaire et pleine de sens 17. telle que temporellement elle nous apparaît parfois clairement au souvenir des grandes puissances historiques 18. ou spatialement par-delà le jeu contradictoire des simples intérêts. 19. L’espace du travail est d’un rang égal à tous les grands espaces historiques; en lui l’exigence de liberté prend la forme d’une exigence de travail. La liberté est ici une grandeur existentielle; c’est-à-dire que l’on dispose de liberté dans la mesure exacte où l’on est responsable devant la Figure du Travailleur. 20. Le sentiment croissant d’une responsabilité de ce genre laisse présager d’extraordinaires performances. 21. Le Travailleur se distingue enfin par un nouveau rapport à la force. La puissance n’apparaît pas ici comme une grandeur « fluctuante », 22. mais légitimée par la Figure du Travailleur; elle est donc une représentation de cette Figure. Cette légitimation est attestée par sa capacité à mettre en situation de servir un nouveau type d’humanité 23. et de nouveaux moyens. 24. L’utilisation de ces moyens dont le Travailleur est seul à disposer est facilitée par la situation d’anarchie généralisée qu’une « universalité » abstraite a laissée derrière elle. 25. Il faut particulièrement noter que la Figure se situe au-dessus du questionnement dialectique, 26. évolutionniste 27. et axé sur les valeurs, questionnement qui ne peut donc pas la saisir.

Deuxième partie
28. Le principe subordonné au Travailleur ou la langue du Travailleur n’est pas de nature universelle et intellectuelle mais de nature objective. C’est le travail comme mode de vie qui commence à former un style particulier. 29. L’observation de ce mode de vie particulier est difficile dans la mesure où il se déploie dans un milieu très instable. 30. Un simple coup d’œil sur l’espace du travail permet déjà de découvrir l’image d’une autre légalité. 31. Cette légalité inclut une offensive contre l’existence de l’individu 32. qui est déjà devenue parfaitement claire sur les champs de bataille modernes. 33. On y a aussi découvert pour la première fois un nouveau genre d’homme que l’on doit qualifier de type. 34. L’offensive contre l’individu s’étend aussi à la masse en tant que forme sociale sous laquelle se conçoit l’individu. 35. De même que le type ou le Travailleur prend la place de l’individu bourgeois, de même la masse est remplacée par la construction organique. 36. Le type se marque dans ses caractères extérieurs, tels que la physionomie, le vêtement, 37. l’allure 38. et les gestes, 39. avec une univocité croissante qu’il faut d’abord constater sans porter sur elle de jugements de valeur. 40. Le bourgeois possède un rang dans la mesure où il possède une individualité. 41. Le type qui n’émet plus aucune prétention à cette distinction 42. et qui ne se caractérise pas par l’expérience unique mais par l’expérience univoque 43. possède un rang dans la mesure où la Figure du Travailleur est incarnée par lui. 44. Nous nommons technique l'art et la manière dont la Figure du Travailleur mobilise le monde. 45. Elle inclut l’offensive contre les systèmes historiques 46. et les puissances cultuelles 47. en tant que moyen neutre en apparence mais qui ne se trouve sans contradiction qu’à la disposition du Travailleur. 48. La technique n’est pas l’instrument d’un progrès illimité» 49. elle conduit au contraire à une situation très précise et univoque, 50. qui se caractérise par une constance et une perfection croissantes des moyens I qu’accompagne parallèlement la formation d’une nouvelle race, 51. mais cette situation ne peut être atteinte par un effort de volonté arbitraire. 52. Nous vivons plutôt dans un monde encore très instable 53. qui commence toutefois à se distinguer du caractère explosif et dynamique du premier paysage des chantiers par une planification et une prévisibilité accrue des événements. 54. Même là où la technique livre sans détours les moyens de puissance, 55. une clôture de l’armement n’est possible 56. que si le Travailleur le soustrait à la pure concurrence et à l’initiative des États-nations et s’il stabilise et légitime les mouvements révolutionnaires et mobiles. 57. Cela n’est possible que s’il n’utilise pas dans un esprit libéral mais dans l’esprit d’une race supérieure les moyens qui ne sont soumis qu’à lui seul. 58. L’activité muséale 59. est la marque distinctive d’une force vitale affaiblie 60. et l’une des échappatoires devant une réalité extrêmement dangereuse.
61.                Le Travailleur n’a plus aucun rapport avec une activité culturelle qui culmine dans le culte du génie. Pour donner figure au monde du travail dont le but suprême, on le verra, consiste à donner figure à l’espace de façon grandiose, il faut des critères d’une autre nature. 63. Ces critères ne sont pas individuels mais typiques et la Domination du Travailleur assurera leur validité; 64. on découvrira aussi bien dans le paysage naturel 65. que dans les grands paysages culturels de multiples analogies avec eux. 66. Bien loin d’être en contradiction avec cet acte qui donne figure, le monde technique est mis par lui sans contestation en situation de servir, 67. ainsi que cela se manifestera toujours plus clairement, en relation avec la perfection des moyens et la frappe d’une nouvelle race. 68. Il faut reconnaître que le nationalisme et le socialisme sont des principes qui appartiennent au XIXe siècle. 69. L’ordre propre à la démocratie nationale tend à un état d’anarchie mondiale dans la mesure même où il gagne en universalité. 70. De même, le socialisme est incapable de réaliser un ordre valable. 71. Ces deux principes sont à l’origine de leur propre échec dès qu’une puissance quelconque utilise leurs règles du jeu. 72. L’instauration de la Domination du Travailleur s’annonce dans le remplacement de la démocratie libérale ou de société par la démocratie du travail ou d’État. 73. Ce remplacement est le fait du type actif qui utilise les formes de la construction organique et en particulier le phénomène des Ordres. 74 Le type dispose de l’opinion publique car il la domine dans le sens d’une technicité supérieure. 75 Les constitutions bourgeoises sont remplacées par le plan de travail dont il faut exiger 76. la clôture, 77. la souplesse 78. et l’armement. 79. Ces caractéristiques sont des caractéristiques transitoires à l’aide desquelles se prépare la Domination planétaire de la Figure du Travailleur au sein de la multiplicité des espaces historiques. 80. Dans les efforts des peuples appliqués à transformer les démocraties nationales en Etats du travail s’ébauche déjà une participation à cette Domination.

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