vendredi 18 juillet 2025

Nouvelles - Malaparte

Nouvelles - Malaparte 

CONFESSION

La dignité humaine ne consiste ni dans la catégorie ni dans les propriétés de notre groupe sanguin, mais dans la façon dont notre conscience répond à la force mystérieuse de notre sang. Et ce qu’il y a de singulier dans le caractère des Italiens, c’est justement le fait que leur conscience morale ne se manifeste qu’en présence du sang, car ils subordonnent tout au respect de la vie humaine. Aucune loi, aucun besoin ne parviendront jamais à faire des Italiens un peuple sanguinaire. Notre civilisation est tout autre que sanglante. justice, la liberté, la dignité s'y fondent sur le respect de la vu humaine et non de l'âme humante. Les idées, les sentiments, les intérêts y sont domines par ce respect sacré. Aucun crime n’y est plus infâme que l'homicide. Ce n’est ni le calcul, ni l’étroitesse d’esprit, ni l’intérêt mesquin, ni la froide et avide spéculation qui poussent notre peuple aux grandes choses aussi bien qu’aux petites, mais cette force rouge et vive qui bat dans nos poignets. Il est aussi parmi nous, et le contraire ne serait pas normal, des gens qui agissent par ambition, par intérêt ou par animosité, mais heureusement ils sont rares, et le peuple qui garde la force et la bonté d’autrefois les considère avec méfiance, avec mépris et semble en attendre toutes sortes d’iniquités et de trahisons.

Jamais les Italiens ne sont esclaves des idées ou de l’argent, mais ils le sont des passions. Et les passions italiennes sont la jalousie, la frénésie de l’honneur, l’amour maternel, l'amour de la famille, l’amour de la terre, et non le jeu, le vin, la luxure, la gloutonnerie, la richesse. C’est pourquoi ils ne pardonnent pas les crimes commis par intérêt, par ambition ou par avarice ; ou, comme on dit, de sang-froid, mais seulement les crimes commis dans l’emportement. Même les plus malheureux, les plus déshérités, les plus aveugles, chez qui la conscience morale est comme ensevelie, ne sont jamais esclaves de la faim ou de l’avarice, mais ils sont esclaves de leur sang, et c’est le seul esclavage qu’ils acceptent librement, comme si c’était un état naturel, ou un état de grâce. C’est dans cette douce et sévère vassalité qu’ils passent leur existence, se vouent à l’enfer, se préparent au paradis. Leur loi est dans leurs veines. Hormis cette loi, rien n’a de prise sur leur destin : ni la raison, ni la peur, ni aucune sorte d’espérance.

Tout ce que font les Italiens s’harmonise avec leur sang. Ils n’épousent les idées, ils ne s’abandonnent aux sentiment que dans la mesure où ceux-ci se fondent sur le respect de la vie humaine. Ils sont plus prodigues de leur propre sang que de celui d’autrui. Et c’est de là que vient leur sérénité devant la mort et leur miséricordieuse compréhension des souffrances physiques d’autrui. Ils ne se soucient pas outre mesure des souffrances morales. Il semble même que, parfois, ils s’en réjouissent, surtout de celles des autres, non par méchanceté, ni par jalousie, ni par quelque sentiment mesquin, mais par un sens profond de la justice, par leur expérience de la méchanceté et de la vanité humaines. Ils savent bien que les hommes méritent toute sorte d’humiliations, de hontes et de désespoirs.

Ils sacrifient au respect de la vie humaine tout autre concept ou sentiment. Ils savent cependant, quand il le faut, mourir glorieusement et vendre cher leur vie. Ils admettent et excusent pour cela n’importe quelle forme de violence morale, ils ne reconnaissent et n’excusent aucune sorte de violence physique. Cette horreur du sang, horreur antique et sacrée, qui apparaît dans chacun de leurs gestes et dans chacune de leurs pensées, est justement ce qui fait des Italiens le peuple le plus civilisé d’Europe (...)

PREMIER SANG

Tout m'intriguait, et mon avidité de pénétrer les mystères, dont je me sentais environné, était aiguisé par le sentiment obscur d’une injustice particulière de la nature envers moi. Je me sentais exclu de la vie des autres enfants, des animaux, des plantes, comme si le sang qui coulait dans mes veines avait été différent de celui qui coulait dans les roseaux, dans les joncs, sous l’écorce des arbres, sous la peau de mes compagnons de jeux.

Je me coupai profondément la main, et la vue de mon sang me laissa rêveur et heureux. Je n’éprouvais aucune douleur, plutôt une étrange langueur qui, de ma main, montait lentement et avec douceur le long de mon bras, inondant mon épaule, ma gorge et ma poitrine. J’avais neuf ans et je commençais déjà à me rendre compte de la force mystérieuse et terrible qui bat aux poignets des êtres humains. Depuis longtemps déjà j’avais insensiblement découvert en moi une sympathie qui n’avait rien de morbide, ni de cruel. Elle était l’inverse de ce dégoût naturel accompagnant parfois la cruauté chez les enfants, et qui est une sorte d’horreur sadique. Il me répugnait de torturer les animaux, chiens, lézards, chats, crapauds, oiseaux, rats, insectes, comme je le voyais faire par des garnements, lors de mes incursions sur les collines des Sacca et du Fossmo, ou le long des rives du Bisenzio. Souvent je prenais la défense des pauvres petites bêtes, et il n’était pas rare que les jeunes bourreaux assouvissent sur moi leurs instincts cruels. Le sang qui coulait de mon nez après les coups, car j’étais seul contre plusieurs, effrayait ces vauriens et les faisait battre en retraite, épouvantés et humiliés, alors qu’il suscitait en moi une douceur infinie. Le goût de mon sang est l’un des souvenirs les plus vivants et les plus chers de mon enfance, avec le parfum du genévrier et du thym, le chant des cigales, la vue de la campagne verte et rouge dans la canicule.

PREMIER AMOUR

A un tournant du sentier, juste après le cimetière de Santa Lucia, je vois apparaître les cyprès des Sacca. Voilà plusieurs années que je ne vais pas les saluer. Je me sens, avec horreur, redevenir enfant et, peu à peu, sans m’en apercevoir, je hâte le pas, comme pour courir à leur rencontre. J’entre ainsi dans la forêt de cyprès qui, de la villa des Da Filicaia, s’étend jusqu’à celle des Fossombroni, et, à mesure que je pénètre dans l’ombre embaumée de résine amère, une tristesse vile envahit mon cœur.

Dès que je me retourne et que je me revois tout petit, là-bas au fond des années tristes de l’enfance, je suis saisi d’épouvante et d’humiliation. J’ai peur et j’ai horreur de l’enfant que j’étais. Pourtant, j’ai confiance en l’homme que je suis. Je connais mes secrets, ma force, les zones obscures et les zones lumineuses de mon esprit, ce qu’il y a de déjà mort en moi et d’encore vivant. Je sais comment me tromper, comment me refuser. Mais que sais-je de l’enfant que j’étais ? Un spectre douloureux. Il n’est rien de plus secret ni de plus mystérieux, dans la vie de chaque homme, que l’innocence et la chasteté de l’enfance. Tout ce qui peut apparaître d’impur dans nos gestes, dans nos pensées, dans nos sentiments, nous vient de cet âge trouble et malheureux. Tout homme possède en lui un enfant mort ; un nœud de peurs, d’instincts, de sentiments corrompus. Je ferme les yeux et je me revois lorsque j’étais enfant, parcourant ces collines, sous ces cyprès et ces oliviers, et les grillons crissent, accrochés à l’écorce noire et rugueuse des vignes, les serpents rampent parmi les rochers, et le halètement d’un moteur, le râle d’une bête agonisante montent des Abatoni ou de la fabrique de Franchi. Le voici, devant moi, l’enfant que j’étais. Je me vois m’arrêter pour écouter le crissement des grillons, le chant fimèbre des cigales, me pencher pour fouiller dans l’herbe rouge et bleue, cueillir les fleurs jaunes des genêts, dénicher les crabes sous les pierres immergées dans l’eau limpide et froide du Rianoci, les manger tout crus, en sucer la chair tendre et blanche. Je regarde autour de moi, rien n’est changé, les meules bourdonnent comme des ruches, le soleil couchant pose des reflets roses sur le sol gris des aires, sur les feuilles argentées des oliviers, déjà les premières ombres du soir montent lentement de la vallée du Bisenzio aux flancs nus du Spazzavento, avec le mouvement ambigu d’une araignée, les oiseaux volent bas, et une torpeur morbide tombe du ciel.

J’ai vécu tant d’années prisonnier de ces montagnes, de ces arbres, dans cet horizon trop court pour mon angoisse d’enfant, que la fureur d’autrefois, la haine d’autrefois m’agitent encore. Je me sens tout à coup à nouveau humilié par ce premier esclavage. J’ai honte d’avoir été enfant. Je voudrais, par un geste, me libérer de cet enfant mort qui est en moi, par ce même geste grâce auquel je me libérai alors de l’être mystérieux qui commençait déjà à se former au fond de ma conscience. Ce fut là, sous les cyprès, parmi ces buissons de genêts, où les fleurs de ciguë mettent des point blancs comme dans un ciel étoilé. 

 

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