Cratyle - Platon
Introduction
Protagoras se présente comme un grand défenseur des vertus de l'éducation (et pour lui, le plus important dans l'éducation est de comprendre la poésie) ; il croit aux vertus gnoséoloques et didactiques du "discours le plus fort" qui est aussi le "discours le plus droit" conforme à la "loi".
La position de Cratyle selon laquelle un mot incorrectement attribué n'est pas un nom se relie clairement dans le texte à la thése éléatique de l'impossibilité du "dire faux", thèse très répandue dont Protagoras et son école se servaient beaucoup.
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Hermogène. — Ma foi, Socrate, je me suis souvent, pour ma part, entretenu avec lui et avec beaucoup d’autres, d sans pouvoir me persuader que la justesse du nom soit autre chose qu’un accord et une convention. À mon avis, le nom qu’on assigne à un objet est le nom juste ; le change-t-on ensuite en un autre, en abandonnant celui-là, le second n’est pas moins juste que le premier ; c’est ainsi que nous changeons le nom de nos serviteurs, sans que le nom substitué soit moins exact que le précédent. Car la nature n’assigne aucun nom en propre à aucun objet : c’est affaire d’usage et de coutume chez ceux qui ont pris l’habitude de donner les noms. Mais s’il en va autrement, je suis prêt, quant à moi, e à m’en instruire, et à l’entendre non seulement de la bouche de Cratyle, mais de n’importe quel autre.
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Socrate. — On peut donc dire un nom vrai ou faux, si c’est possible du discours ?
Hermogène. — d Évidemment.
Socrate. — Le nom que chacun attribue à un objet est donc le nom de chacun ?
Hermogène. — Oui.
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Socrate. — Et parler, n’est-ce pas aussi un acte ?
Hermogène. — Oui.
Socrate. — Est-ce donc en suivant son opinion particulière sur la façon dont on doit parler qu’on parlera correctement ? N’est-ce pas en se réglant sur la manière et les moyens qu’ont naturellement les choses d’exprimer c et d’être exprimées par la parole, qu’on réussira à parler, sans quoi l’on manquera le but et l’on n’aboutira à rien ?
Hermogène. — Je suis de ton avis.
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d Pour ceux qui croient l’univers en mouvement, sa plus grande partie n’a d’autre caractère que de se déplacer, et ce tout est parcouru d’un bout à l’autre par un principe auquel tout ce qui naît doit la naissance. Ce principe, d’après eux, est très prompt et très subtil ; autrement il ne pourrait traverser tout le réel, s’il n’était assez subtil pour que rien ne pût l’arrêter, ni assez prompt pour qu’auprès de lui le reste fût comme immobile. Quoi qu’il en soit, comme il gouverne tout le reste en le parcourant (diaïon), e on lui a donné avec raison le nom de juste (dikaïon), en y ajoutant pour l’euphonie l’effet du k. Jusqu’ici, encore une fois, beaucoup s’accordent sur cette explication du juste.
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Socrate. — Doxa (opinion) a dû son nom soit à la poursuite (diôxis) que mène l’âme, cherchant à savoir la nature des choses, soit au coup parti de l’arc (toxon). C’est plutôt, semble-t-il, cette explication. En tout cas, la croyance (oïêsis) s’accorde avec elle. C’est en effet l’élan (oïsis) c de l’âme vers l’objet, pour connaître la qualité de chaque être, que le nom paraît indiquer, de même que la volonté (boulê) désigne le jet (bolê) et que boulesthaï (vouloir) signifie éphiesthaï (tendre vers) comme aussi bouleuesthaï (délibérer). Tous ces mots, à la suite de doxa, semblent figurer le jet (bolê), de même qu’inversement l’irréflexion (aboulia) paraît être le fait de manquer le but (atukhia), en tant que l’on ne frappe (ou balôn) ni n’atteint (ou tukhôn) ce qu’on cherchait à frapper, ce qu’on voulait, l’objet d’une délibération et d’une aspiration.
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Socrate. — Eh bien, ce nom semble forgé d’après une proposition disant que le nom (onoma) est l’être sur lequel porte la recherche. Tu le reconnaîtras encore mieux dans ce que nous appelons onomaston (ce qui est à nommer). Car ici l’expression est claire : il s’agit de l’être qui est objet d’enquête (on hou mâsma). Alêtheïa (vérité), b à son tour, ressemble aux autres noms, et paraît être un composé ; c’est le mouvement divin de l’être qui semble désigné par cette locution, alêtheïa, entendue comme une course divine (alê théïa). Pseudos (mensonge) est l’opposé du mouvement ; nous voyons encore revenir les injures adressées à ce qui est arrêté et contraint de rester en repos ; il a été formé par comparaison avec les gens endormis ([kath]eudousi), mais l’addition du ps cache le sens du nom. On (être) et ousia (essence) disent la même chose que alêthés (le vrai), en prenant l’i ; être, en effet, signifie allant (ion), et non-être (ouk on), à son tour, comme l’indique le nom que certains lui donnent, c veut dire n’allant pas (ouk ion).
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Socrate. — Le raisonnement est trop subtil pour moi et pour mon âge, mon camarade. Cependant, une question encore : s’il est impossible de parler faux, n’est-il pas possible, à ton avis, e d’affirmer des faussetés ?
Cratyle. — Pas davantage d’en affirmer.
Socrate. — Ni d’en énoncer, ni d’en adresser ? Suppose, par exemple, que quelqu’un, te rencontrant à l’étranger, te prenne la main en disant : « Salut ! étranger athénien, Hermogène, fils de Smicrion » ; ces mots, les dira-t-il, ou les affirmera-t-il, ou les énoncera-t-il ? S’adressera-t-il ainsi, non pas à toi, mais à Hermogène ici présent ? ou à personne ?
Cratyle. — À mon avis, Socrate, il n’émettra que de vains sons.
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