Ici commence un amour – Simon Johannin
Enfin, le type avait l’intégrale de Jack London en nouvelle traduction, ainsi que deux ou trois autres volumes à la couverture pas tout à fait rouge qui acceptaient de bien vouloir me parler d’autre chose que de la révolution des rouflaquettes. Oui, la révolution aussi, j’avais la flemme.
---
Il avait toujours rêvé d’écrire, j’écrivais, j’avais moins de la moitié de son âge, c’était déjà trop pour lui. Je suis parti avant que ça ne s’envenime vraiment, le jour où il n’a plus vu son paillasson pourri se répandre devant ma porte. Devenu blême (apparemment, l’insolite objet avait lui aussi appartenu à un secrétaire général émérite), je l’avais senti faire un effort pour garder un peu de classe, sachant quand même qu’on parlait d’un putain de paillasson.
---
Lui, c’était un spécialiste. Ça fusait dans tous les sens. Kawabata, Limonov, Cendrars, Sachs, Belloc, Calaferte, je n’y comprenais rien, si ce n’est une certaine prédilection pour les hommes, à condition qu’ils soient suicidés, joueurs d’argent ou alcooliques.
---
Écrire, quel acte d’angoisse, j’aurais dû être mécanicien, c’est aussi un métier manuel, et c’est aussi un métier où l’on peut fumer allongé. La principale différence, c’est qu’à la fin de la journée, le mécanicien est suffisamment fatigué pour dormir. Moi, j’ai souvent l’impression que ma tête est pleine de merde. Gloria.
---
Je m’adresse aux fantômes dans lesquels j’ai trempé mon encre, je ne m’adresse à personne, et personne ne m’entend.
Ce sont quelques images lâchées dans le ciel de cet espace sans âme, des fragments volés à la vie qui me permettront d’empocher trois centaines d’euros qui fileront bientôt comme filent le sable et la cendre.
---
Ma mémoire, un tissu de toiles d’araignées où ne s’accrochent que poussières et cadavres d’amours. Les voix s’éteignent dans ma tête. Une enfance effacée par les livres et l’opacité des nuages, où même les miroirs sont impuissants.
---
J’ai ensuite donné ce que j’avais réussi à écrire jusqu’ici à Marcus, me disant qu’un regard comme le sien serait plus éclairé qu’un autre pour arriver à comprendre quel étrange suc de quelle étrange plante amère j’avais pressée pour le boire et créer ensuite sous son influence. Tout ça fait beaucoup de drogues en peu de phrases mais que voulez-vous, ce n’est qu’une piètre façon de dire que je flippais un peu de savoir si, tout simplement, oui ou non c’était bon. Le tout tenait en une quarantaine de feuilles volantes, typographie Cambria, taille 12, avec un interligne de 1.5. En première page, le titre, suivi d’une citation d’Emmanuel Bove, puis le texte où, pour le dire en une phrase, je déroulais la vie plutôt moche d’un enfoiré lucide et cynique. À la première personne. Un écrivain, que j’avais appelé Paul. Paul Théricaud.
---
Je ris de moi-même, et du ton parfois trop affecté que prend l’écriture lorsqu’elle ne s’appuie que sur elle, sans structure, sans substance autre que cette défense puérile d’un sentiment que l’on voudrait exposer sans risque.
Me manquent la surcharge électrique d’une Sylvia Plath, les abysses et le courage d’une Sarah Kane ou d’une Nelly Arcan, cette capacité à se noyer en soi, à touiller la matière noire de sa tristesse après en avoir essoré son âme, d’avoir la franchise de tout parce que l’on sait qu’on aime et que l’on va mourir. L’écriture comme autosabotage, comme un coup de hache asséné à son crâne pour que puisse être enfin donnée à voir la composition putride du cerveau, plutôt qu’un piédestal clinquant sur lequel s’appuyer, et les kilos de merde de tous les pigeons de Rodoreda seront pour moi toujours plus digestes que la satisfaction de ceux qui commencent leur livre en écrivant leur nom.
Pourquoi les femmes dans l’écriture, celles me touchant le plus, ont connu un destin outragé par la destruction et le désir des hommes, le système répressif de pères à la rigidité névrotique, l’âme déployée en drapeau d’une nation à la jouissance morbide ?
Pourquoi Duras m’emmerde autant, lorsque chaque mot de Réal ou d’Albertine me sonde les os de la résonance d’une vie pourtant loin de la mienne ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire