mercredi 16 juillet 2025

Conversation de Goethe avec Eckermann

Conversation de Goethe avec Eckermann

 

Première partie

1823

Quant à la critique et à la théorie, j’espérais bien les avoir dépassées une fois pour toutes par mes Contributions à l'étude de la Poésie. Je m’étais efforcé d’y tirer au clair les principales règles, et me sentais maintenant poussé vers l'exécu­tion- pratique. J'avais conçu le plan d'innombrables poésies, longues où brèves, ainsi que d’ouvrages dramatiques de tout genre ; il ne s'agissait plus; à mon sens, que de savoir vers quoi me tourner pour mettre au jour tranquillement un projet après l'autre.

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« Le monde est si grand, si riche, et la vie offre un spectacle si divers que les sujets de poésie ne feront jamais défaut. Mais il est nécessaire que ce soient toujours des poésies de circonstance, autrement dit il faut que la réalité fournisse l'occasion et la matière. Un cas singulier dévient général et poétique du fait précisément qu’il est traité par le poète. Mes poèmes sont tous des poèmes de circonstance, ils s’inspirent de la réalité, c’est sur elle qu’ils se fondent et reposent. Je n’ai que faire de poèmes qui ne reposent sur rien.

« Qu’on ne dise pas que la réalité manque d'intérêt poétique ; un poète fait ses preuves lorsque précisément son esprit sait décou­vrir dans un sujet banal quelque côté intéressant. Là réalité doit fournir le motif, le point de départ, le noyau proprement dit ; mais c’est affaire au poète d’en former un tout qui soit beau, animé. Vous connaissez Fürnstein, surnommé le poète de la nature ; il a fait sur la culture du houblon un poème qui ne laisse rien à désirer.

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Je demandai ensuite à Goethe quelle était son opinion sur le genre de vers à employer dans la tragédie allemande. « L’accord sur ce point, dit-il, se fera difficilement en Allemagne. Chacun agit comme il l’entend et comme il lui paraît convenir plus ou moins au sujet. L’ïambe de six pieds serait évidemment plus digne d’être employé, mais pour nous Allemands il est trop long et, par suite de notre pauvreté d’adjectifs, nous devons déjà nous contenter en général du vers de cinq pieds. Les Anglais sont encore plus réduits, en raison de leurs nombreux monosyllabes. »

Goethe me montra quelques livres d’estampes et me parla ensuite de la vieille architecture allemande, ajoutant qu’il me ferait voir encore plusieurs modèles du genre.

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Lorsque je me retirai, il me pria d’emporter chez moi les cahiers d’Art et Antiquité, afin d'examiner à loisir ce poème. Il me donna également les Roses d'Orient de Rückert, poète qu'il semble tenir en très haute estime et sur lequel il fonde les meilleures espé­rances.

 

1824

« Mon vrai bonheur ont été mes rêveries et mes créations poétiques. Mais combien ce bonheur fut troublé, diminué et entravé par ma situation sociale ! Si j’étais demeuré plus à l'écart de la vie publique et des affaires, si j’avais pu vivre davantage dans la solitude, j'aurais été plus heureux et j'aurais aussi fait bien davantage comme poète. C’est ainsi que je devais, aussitôt après mon Gœtz et mon Werther, vérifier par moi-même la parole d’un sage qui a dit : « Lorsqu'on a fait quelque chose qui plaît au monde, il s’entend à vous empêcher de le faire une seconde fois. »

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« S'occuper d'idées relatives à l'immortalité, poursuivit Goethe, cela convient aux gens du monde et surtout aux belles dames qui n'ont rien à faire. Mais un homme supérieur, qui a l'intention d'être quelqu'un ici-bas, et qui par conséquent doit tous les jours travailler, combattre, agir, laisse en paix le monde futur et se contente d'être actif et utile en celui-ci. Les pensées sur l'immorta­lité sont bonnes aussi pour ceux qui, sous le rapport du bonheur, ne se trouvent guère avantagés ici-bas ; et je parierais que si le brave Tiedge avait eu un sort meilleur, il aurait eu aussi de meilleures pensée.»

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— Cela se peut, répondit Goethe. Mais si n'avais pas en moi porté le monde par anticipation, je serais resté aveugle avec des yeux qui voient, et toute recherche et toute expérience n’eût été qu’un effort stérile et vain. La lumière est là et les couleurs nous entourent ; mais si nous ne portions ni lumière ni couleurs dans nos propres yeux, nous ne pourrions les appréhender hors de nous. »

 

1825

« L'homme n'est pas né pour résoudre les problèmes de l’univers, mais bien pour rechercher où commence le problème, et ensuite se maintenir entre les limites de l’intelligible.

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« Tout le mal provient de ce que la culture poétique est si répandue en Allemagne que personne aujourd'hui ne fait plus de mauvais vers. Les jeunes poètes qui m’envoient leurs vers ne sont nullement inférieurs à leurs aînés. Aussi, en voyant de quelle célébrité jouissent ces derniers, ils ne comprennent pas pourquoi eux-mêmes ne sont pas l'objet des mêmes louanges. Cependant il ne faut rien faire pour les encourager, .précisément parce que les talents de ce genre foisonnent, et qu’il n’y a pas lieu d’accroître le superflu quand il reste encore tant à faire pour se procurer l’utile. Si un seul de ces poètes, émergeait d'entre les autres, ce serait une bonne chose ; il n’y a que l'exceptionnel qui soit de quelque intérêt pour le monde. »

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« Or, maintenant, dit Goethe, c'est à peine si nos jeunes peintres ont acquis la notion de l'une et de l’autre quand ils quittent leur maître. Les temps sont bien changés !

« Nos jeunes peintres, poursuivit-il, manquent d'âme et d’esprit. Leurs inventions ne disent rien et ne font aucune impression : ils peignent des épées qui ne coupent pas, des flèches qui n'atteignent pas le but, et parfois je me demande si tout esprit n’a point disparu de la terre.

 

1827

-  Lorsqu’on y réfléchit bien, dis-je, une, poésie naît toujours sans titre; et sans titre elle .est ce quelle est, de, sorte qu’on pourrait croire que le titre n'a rien à voir avec la poésie. - En effet, il n'a rien à voir avec elle, dit Goethe. Les poésies antiques ne portaient pas de titre, c’est là un usage des modernes qui ont plus tard donné un titre même aux poésies des anciens. Mais cet usage provient de la nécessité de nommer et de distinguer entre eux les ouvrages d'une littérature qui allait s’étendant.

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« A quoi serviraient donc les poètes s’ils prétendaient unique­ment répéter, les récits d’un historien ? Le poète doit aller au-delà et nous donner autant que possible quelque chose de plus élevé et de meilleur. Les caractères de Sophocle portent tous quelque chose de l’âme sublime du grand poète; de même ceux, de Shakespeare. Et cela est juste, et c’est ainsi que l’on doit procéder. Shakespeare va même plus loin et fait de ses Romains des Anglais, et c’est encore avec raison, autrement sa nation ne l’aurait pas compris.

.« En cela encore, poursuivit Goethe, les Grecs furent grands, qui attachaient moins de prix à la vérité historique d'un fait qu'à la manière dont le poète l'avait traité.

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« On arrive à peine à comprendre, observa Goethe, comment un poète qui a su composer un livre aussi admirable a pu, même un seul instant, pécher contre la poésie. Pourtant la chose est simple. La voici :

« Manzoni est un poète né, comme l'était Schiller. Mais notre époque est si néfaste que dans la vie humaine qui l'entoure le poète ne rencontre plus de sujet dont il puisse faire usage. Pour atteindre à un niveau plus élevé, Schiller eut recours à deux grands moyens : la philosophie et l'histoire; Manzoni, à l'histoire seulement. Le Wallenstein de Schiller est si grand qu'on ne reverra plus rien de pareil une seconde fois. Mais vous verrez que précisément ces deux puissants moyens, l'histoire et la philosophie, ont gêné l’œuvre par endroits et fait obstacle à son rendement poétique. C'est ainsi que Manzoni souffre d'une surcharge d’histoire.

 

Deuxième partie

1828

Lorsqu'on a lu Waverley, on comprend fort bien pourquoi Walter Scott s'intitule encore aujourd'hui l’auteur de ce roman; il a montré par là ce dont il était capable, et dans la suite il n’a jamais rien écrit qui fût supérieur ou même égal à cette première œuvre. »

 

1829

 

Les objets de la Météorologie sont, il est vrai, quelque chose de vivant, que nous voyons tous les jours créer et produire des effets, ils présupposent une synthèse, mais les phénomènes concomitants sont si nombreux et si divers que l’homme n'est pas de taille à embrasser cette synthèse , et qu’ainsi ses observations et ses recherches restent vaines.

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Nous avons discouru longuement du Grand Cophte. « Lavater, dit Goethe, croyait à Cagliostro et à ses miracles. Lorsqu’on eut démasqué l’imposteur, Lavater soutint que c'était un autre Cagliostro, et que le thaumaturge Cagliostro était un saint person­nage.

« Lavater avait un cœur d'or, mais il était la proie d’étranges illusions et la stricte vérité n'était point son fait ; il se trompa lui- même et trompa les autres. C’est pourquoi nous en vînmes à une rupture totale entre nous. La dernière fois que je l’ai rencontré, c’est à Zurich, sans qu’il m’aperçut. Je suivais une allée, dans un déguisement, quand je le vis de loin s'avancer ; j'obliquai : il passa à côté de moi et ne me reconnut point. Il ressemblait en marchant à une grue ; et c'est sous la forme d'une grue qu’il apparaît sur le Blocksberg. »

Je demandai à Goethe si Lavater avait quelque penchant pour l'histoire naturelle, comme on pouvait le conclure d'après sa Physiognomonie. « Absolument aucun, répondit Goethe, son orien­tation était toute morale, religieuse. Dans la Physiognomonie de Lavater, ce qui a trait aux crânes des animaux est de moi. »

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« Dans la philosophie allemande, il y aurait encore deux grandes choses à faire. Kant a écrit la Critique de Raison pure; le pas accompli est immense, mais le cercle n'est pas fermé. Maintenant, quelqu'un de capable quelqu'un de profond devrait écrire la Critique des sens et de l'intelligence humaine, et si cette œuvre témoignait d'une égale réussite, la philosophie allemande ne nous laisserait plus rien à désirer.

« Hegel, poursuivit Goethe, a publié dans les Annales de Berlin un article sur Hamann, que je lis et relis depuis quelques jours et qui mérité les plus grands éloges. Les jugements de Hegel, comme critique, ont toujours été excellents.

 

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« J’ai découvert parmi mes papiers, dit aujourd'hui Goethe, une feuille dans laquelle je définis l'architecture une musique figée. Et vraiment, il y a de cela. L'impression qui naît de l'architecture se rapproche des effets de la musique.

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                  Vous voyez, répondit Goethe, quel grand artiste était Schiller, et comme il savait saisir aussi le côté objectif quand il lui était mis sous les yeux par la tradition. Certainement, l’Elégie funèbre d’un Natchez fait partie de ses meilleurs poèmes, je voudrais seulement qu'il en eût composé une douzaine de ce genre.

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« Plus un homme est élevé, dit Goethe, plus il est placé sous l'influence des démons1 ; il a seulement à prendre garde que sa volonté dominante ne fasse fausse route.

« C’est ainsi qu’à ma liaison avec Shiller présida quelque chose de démonique2. Nous pouvions nous rencontrer plus tôt ou plus tard ; mais le fait de nous être rencontrés juste à l’époque où j'avais terminé mon Voyage en Italie, où Schiller commen­çait à être las des spéculations philosophiques, fut d'une sin­gulière importance, et pour l’un et l’autre d’une très grande portée. »

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— Cette poésie, dis-je, a encore une singularité. Il me semble toujours qu'elle est rimée, et cependant elle ne l’est point. Comment l’expliquer? -— Cela tient au rythme, répondit Goethe. Les vers commencent par un temps pour rien, puis ils continuent en trochées, auxquels succède à la fin le dactyle, ce qui produit une impression singulière et donne au vers un accent mélancolique et plaintif. »

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« Vous avez là, cette fois, un homme parfait, dit Goethe ; un homme dont la pensée et les sentiments étaient tournés vers le beau, et qui renfermait en lui un monde tel qu’on ne le rencontre pas facilement au-dehors. Ces images sont de la vérité la plus haute, mais sans la moindre trace de réalité. Claude Lorrain connaissait par cœur le monde réel jusque dans ses moindres détails, et il s’en servait comme de moyen pour exprimer le monde que contenait sa belle âme. Et tel est précisément le véritable idéalisme, qui sait utiliser les moyens réels de manière à ce que la vérité qui paraît donne l'illusion de la réalité.

— Je pense que vous avez dit là un mot très heureux, qui peut s’appliquer aussi bien à la poésie, qu'aux arts plastiques. — C'est aussi mon avis-», répondit Goethe.

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                  Pour faire une bonne poésie, dis-je, il faut, certes, bien connaître les choses dont on parle, et celui qui n'a pas, comme Claude Lorrain, tout un monde à sa disposition, a beau tendre vers l'idéal, il produira très rarement quelque chose de bon.

Ce qui est à retenir, dit Goethe, c'est que seul celui qui a un talent inné sait vraiment ce qui importe, alors que tous les autres s'égarent plus ou moins.

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« Vous avouerez que, de la part d’un si grand caractère, il y a bien quelque chose d'énigmatique dans cette façon d’agir. Mais savez-vous comment je me l'explique ? L'homme ne peut se libérer

de ses impressions de jeunesse, et cela va si loin que même les choses défectueuses auxquelles il s'est habitué étant jeune, ou au milieu desquelles il a vécu cet, heureux temps„ lui demeurent plus tard chères et précieuses, qu’il en est ébloui et n’en remarque pas les inconvénients.

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« Ce qui trompe les jeunes gens, dit Goethe, le voici. Nous vivons en un temps où la culture est si répandue qu’elle constitue en quelque sorte l’atmosphère dans laquelle respire un jeune homme. Des pensées poétiques et philosophiques vivent et s'agitent en lui, parce qu'il les a absorbées avec l’air ambiant. Il croit quelles sont sa chose propre et il les exprime comme si elles étaient de lui. Mais après avoir restitué à son époque ce qu'il en avait reçu, il reste pauvre. Il ressemble à une source qui jaillit pendant quelque temps, à cause de l’eau qu’on y a versée, et qui cesse de couler dès que sa provision d'emprunt est tarie. »

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« Nous traiterons de l'homme considéré comme corps et de l’homme considéré comme âme. » Il sentait trop bien qu’un tout si étroitement lié ne se laisse pas séparer. Kant nous a été incontestablement le plus utile en traçant les limites jusqu'où l’esprit humain est capable de pénétrer, et en laissant de côté les problèmes insolubles. Que n'a-t-on pas philosophé sur l'immorta­lité! Pourtant, à quelle conclusion est-on arrivé ? Je ne doute pas de notre survie, car la nature ne peut se passer de l'entéléchie; mais nous ne sommes pas tous immortels de la même façon, et pour se manifester dans le futur comme grande entéléchie, il faut en être une.

 

 

1830

 

Ma Nuit de Walpurgis classique ne pourra, qu’y gagner. Et d’ailleurs, l’intérêt qu’on témoigne à ces événements ne nous donne rien : c'est à quoi l’on ne réfléchit pas assez en certains cas. »

 

 

1831

Hier, avec le Prince, j’ai continué de lire la Louise de Voss, et je me suis fait à part moi certaines réflexions sur ce livre. La peinture des sites et de la vie des personnages m’a ravi j il me semblait pourtant qu’il manquait au poème une certaine élévation, et que cela était vrai surtout pour les passages où, discourant entre eux, les personnages en viennent à se communiquer leurs sentiments intimes. The Vicar of Wakefield1 dépeint aussi un pasteur de campagne et sa famille, mais le poète possédait une plus profonde connaissance du monde et il l'a fait passer dans ses personnages dont les sentiments sont d’une diversité bien plus riche. Dans la Louise, tout est ravalé au niveau d’une culture moyenne et cela suffira, il est vrai, pour contenter les lecteurs d’un certain milieu.

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« Le monde apparaît autre, il est vrai, lorsqu’il est vu de la plaine, autre s'il est vu des contreforts de la montagne ou des glaciers du terrain primitif. Placé sur tel point, on découvrira une portion de l’univers de plus que sur tel autre, mais c'est tout, et l’on ne peut dire que l’on verra plus juste sur ce point que sur celui-là. Aussi lorsqu’un écrivain laisse des monuments des diverses époques de sa vie, il importe avant tout qu’il possède un fonds original et une bienveillance innée, qu'il voie et qu'il sente avec ingénuité à chacune de ces étapes, et qu'il ait dit exactement ce qu'il a pensé, d’une façon désintéressée. Alors, s'ils correspon­dent bien à l'étape où il les a conçus, ses écrits dureront, quel que soit le développement que prendra la pensée de l'auteur et les changements qu'elle subira dans l’avenir. »

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Les Cabires de Schelling amenèrent la conversation sur la Nuit de Walpurgis classique, et sur ce qui la distingue des scènes de Brocken, dans la première partie.

« La permière Nuit de Walpurgis, dit Goethe, est monarchique. Partout le Diable y est respecté comme chef et souverain. La seconde, entièrement républicaine : tout y est placé côte à côte sur le même plan, de sorte que tout y prend la même valeur et que nul ne se subordonne à son prochain ou ne se préoccupe de lui.

 

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Mais puisque le Grand-Etre que nous appelons divinité ne s'exprime pas seulement dans l'Homme mais aussi dans une riche et puissante nature et dans les grands événements du monde, une représentation de cet Etre, figurée, sous des attributs humains ne peut évidemment pas suffire, et celui qui réfléchit ne laissera pas d'être frappé des insuffisances et des contradictions, qui le jetteront dans lé doute, même dans le désespoir, à moins qu'il ne soit assez mesquin pour se laisser réduire au silence par quelque ingénieux sophisme ou assez grand pour savoir s'élever à un point de vue supérieur.

C'est| un point de vue de ce genre que Goethe a trouvé  de bonne heure chez Spinoza, et il se plaît à reconnaître combien les

opinions du grand penseur répondaient aux besoins de sa jeunesse. En lui, il se retrouvait lui-même, et de cette manière il put trouver pour se former lui-même un excellent appui.

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Goethe m'a dit, pendant le dîner, qu’il a lu ces jours-ci Daphnis et Chloé.

« Le poème est si beau a-t-il ajouté, que dans les tristes circonstances où nous vivons, il est impossible de garder long­temps l’impression que l’on en retire, et on est toujours à nouveau émerveillé chaque fois qu'on le relit. Le jour le plus pur y éclate, et l’on croit contempler de véritables peintures d’Herculanum, si bien que ces tableaux agissent en retour sur fe livre et viennent en aide à l’imagination du lecteur.

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Au dessert, nous examinâmes quelques paysages de Poussin. « Les endroits, dit Goethe à cette occasion, sur lesquels le peintre fait tomber la plus intense lumière, ne sauraient se prêter à une exécution détaillée ; c’est pourquoi l’eau, les rochers, le sol nu et les édifices sont les objets le mieux faits pour être fortement éclairés. En revanche, pour les effets de lumière, l’artiste ne peut guère tirer parti des choses qui requièrent une plus grande minutie de dessin.

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Goethe me montra ensuite quelques paysages de Hermann von Schwanefeld. A ce propos, il me dit plusieurs choses sur l’art et la personnalité de cet homme remarquable.

 

1832

 

« Le poète aimera sa patrie et comme homme et comme citoyen ; mais, en poésie, la patrie de ses forces et de sa producti­vité, c'est le bon, le noble et le beau, qui ne sont liés à aucune province, à aucun pays en particulier et qu’il prend et façonne là où il les trouve. Il est en cela pareil à l'aigle qui plane, le regard libre, au-dessus des pays et auquel il importe peu, quand il fond sur un fièvre, si ce lièvre court en Prusse ou en Saxe.

 

Troisième partie

1827

 

« Ainsi dans Antigone il y a un passage qui m'a toujours été un point noir, et je donnerais gros si un philologue émérite me prouvait qu’il est interpolé et nullement authentique.

« Après que l’héroïne, au cours de la pièce, a magnifiquement exposé les raisons de son acte et montré toute la noble pureté de son âme, lorsque ensuite elle marche à la mort, elle avance un motif absolument fâcheux et qui frise le ridicule.

« Ce quelle a fait pour son frère, dit-elle, si elle avait été mère, elle ne l'aurait fait ni pour ses enfants morts ni pour son époux mort. Parce que — ajoute-t-elle — si mon époux était mort, j'en aurais repris un autre ; si mes enfants étaient morts, j’aurais pu en avoir d'autres de mon nouvel époux. Mais il en va tout autrement de mon frère. Je ne peux avoir un autre frère, puisque mon père et ma mère sont morts et qu'il n’y a plus personne qui puisse l'engendrer.

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« Sans doute, poursuivit Goethe, l’artiste doit dans les détails imiter fidèlement et religieusement la nature ; dans la structure des os, dans la disposition des tendons et des muscles d’un animal, il ne doit rien altérer suivant son bon plaisir de peur d’en gâter le caractère particulier et de détruire la nature. Mais dans les régions supérieures de l'art, où le tableau devient à proprement parler un tableau, l’artiste a un jeu plus libre et peut même recourir aux fictions, comme Rubens l'a fait dans ce paysage à double lumière.

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« L'artiste a deux manières de se comporter vis-à-vis de la nature : il en est à la fois le maître et l'esclave. Il en est l'esclave, dans la mesure où il doit user de moyens terrestres pour se faire comprendre; il en est le maître, pour autant qu'il soumet ces moyens terrestres et les fait servir à des buts plus élevés.

« L’artiste veut parler au monde par le moyen d’un tout ; or, ce tout, il ne le trouve pas dans la nature : C'est le fruit de son propre génie, où, si vous voulez, du souffle d’un esprit divin et fécondant.

«Si nous regardons superficiellement ce paysage de Rubens, tout nous y semble naturel, comme si c'était une copie de la nature même. Or il n'en est pas ainsi. Un tableau si beau ne s’est jamais vu dans la nature, pas plus qu'un paysage de Poussin ou de Claude Lorrain, qui nous semble aussi tout naturel: mais c’est en vain que nous le chercherions dans la réalité.

 

1828

 

Quand nous lisons Shakespeare, nous avons l'impression d’un homme pleinement et constamment sain et fort, aussi bien d'esprit que de corps.

« Mais à supposer que la constitution physique d’un poète dramatique ne soit ni aussi solide ni aussi bonne, qu’il soit sujet à de fréquents malaises et faiblesses, l’énergie nécessaire à l’exécu­tion quotidienne de ses scènes s’en ressentirait bien souvent, et certains jours, finirait même par lui manquer tout à fait. Que s’il voulait, au moyen de spiritueux, solliciter cette productivité qui lui manque ou remédier à ses insuffisances, il y parviendrait à la rigueur ; mais on remarquerait que toutes les scènes qui ont été ainsi forcées le furent à leur détriment.

« Mon conseil est par conséquent de ne rien forcer et de passer plutôt dans l’oisiveté ou le sommeil tous les jours et toutes les heures improductives, plutôt que de chercher à faire ces jours-là quelque chose qui plus tard ne nous donnerait aucun plaisir.

 

1831

 

J'ai feuilleté avec Goethe quelques cahiers de dessin de mon ami Topffer de Genève, dont le talent n'est pas moins grand comme peintre que comme littérateur, mais qui semble avoir préféré jusqu'ici exprimer les, vivantes images de son esprit par des silhouettes que la vue retient plutôt qu'avec des mots qui passent.

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