PREMIÈRE PARTIE
COMBRAY
COMBRAY
I
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. »
Elles
furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir dîner, et
leur avait personnellement envoyé une caisse de vin d’Asti, ma tante, tenant un
numéro du Figaro où à côté du nom d’un tableau qui était à une
Exposition de Corot, il y avait ces mots : « de la collection de M.
Charles Swann », nous dit : « Vous avez vu que Swann a
« les honneurs » du Figaro ? »
Ce que je reproche
aux journaux, c’est de nous faire faire attention tous les jours à des choses
insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les
livres où il y a des choses essentielles.
C’était
la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette
et les Maîtres Sonneurs. Ma grand’mère, ai-je su depuis, avait d’abord
choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana ;
car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les
pâtisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur
l’esprit même d’un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que
sur son corps le grand air et le vent du large.
Elle
essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du
moins de la réduire, d’y substituer, pour la plus grande partie, de l’art
encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art : au
lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de
Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand
peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner des photographies
de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par
Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus.
Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût
été fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence,
et comme les renseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de
lui, je n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela
était en réalité mort pour moi.
Mort à jamais ? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un
second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre
longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique
que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être
inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour
nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons
passer près de l’arbre,
entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent,
nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est
brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec
nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine
perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence
sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque
objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous
ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions
avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray,
tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus
pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant
que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu
de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. Elle envoya
chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui
semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de
Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la
perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé
où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où
la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis,
attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux
m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu
les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une
essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en
moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était
liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne
devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ?
Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus
que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde.
Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair
que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée,
mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en
moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je
veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact à ma disposition, tout
à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers
mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave
incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ;
quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher
et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement :
créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut
réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être
cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique mais l’évidence de sa
félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux
essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je
pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté
nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois
la sensation qui s’enfuit. Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de
la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes
oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant
mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre
cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire
avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant
lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée
et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever,
quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais
ce que c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et
j’entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce
doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la
suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine
si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des
couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander,
comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa
contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de
m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il
s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire
conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant
identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de
moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté,
redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ?
Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté
qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a
conseillé de laisser cela, de boire mon thé en
pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se
laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce
goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à
Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe),
quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait
après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la
petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ;
peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les
tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se
lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs
abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était
désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie,
si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies,
ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de
rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après
la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais
plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et
la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre,
à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur
gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de
madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse
pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir
me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était
sa chambre, vint
comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin,
qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que
seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on
m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le
matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le
temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans
un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là
indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se
colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages
consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre
jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les
bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses
environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins,
de ma tasse de thé.
II
et ces rues de Combray existent dans une partie
de ma mémoire si reculée, peintes de couleurs si différentes de celles qui
maintenant revêtent pour moi le monde, qu’en vérité elles me paraissent toutes,
et l’église qui les dominait sur la Place, plus irréelles encore que les
projections de la lanterne magique
Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour
rien qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne « qu’on
ne connaissait point » était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la
mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s’était
produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions
stupéfiantes, des recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le
personnage fabuleux aux proportions d’une « personne qu’on
connaissait », soit personnellement, soit abstraitement, dans son état
civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray.
On
reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure
inoubliable à l’horizon où Combray n’apparaissait pas encore
Sans
trop savoir pourquoi, ma grand’mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette
absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et
croire riches d’une influence bienfaisante la nature
quand la main de l’homme ne l’avait pas, comme faisait le jardinier de ma
grand’tante, rapetissée, et les œuvres de génie.
et
je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur et
la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin où maman
entrerait peut-être avant la messe, dans une odeur de toile écrue, faire
emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le
patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans
l’arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu’il
avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus
mélancoliques, de frotter l’une contre l’autre d’un air d’entreprise, de partie
fine et de réussite.
À
cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne
m’avaient encore jamais permis d’y aller
Toutes
mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont l’art, bien
qu’il me fût encore inconnu, était la première forme, entre toutes celles qu’il
revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi l’Art. Entre la manière que
l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences les
plus minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, d’après ce
que l’on m’avait dit d’eux, je les classais par ordre de talent, dans des
listes que je me récitais toute la journée, et qui avaient fini par durcir dans
mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Mais
plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces
fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il
fût présenté, non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas
exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié,
donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus
précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.
Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans
cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait ; et de même encore,
bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif,
douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le
côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et qui ressemble
beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un
besoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.
Pendant
que la fille de cuisine — faisant briller involontairement la supériorité de
Françoise, comme l’Erreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de
la Vérité — servait du café qui, selon maman, n’était que de l’eau chaude, et
montait ensuite dans nos chambres de l’eau chaude qui était à peine tiède, je
m’étais étendu sur mon lit, un livre à la main,
Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une
autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais
enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au dehors ? Quand je voyais
un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le
bordait d’un mince liséré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher
directement sa matière ; elle se volatilisait en quelque sorte avant que
je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un
objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours précéder
d’une zone d’évaporation. Dans l’espèce d’écran diapré d’états différents que,
tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient
des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision
tout extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce
qu’il y avait d’abord en moi de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement
qui gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en
la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que
fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray, en l’apercevant devant
l’épicerie Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pût s’y
fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée comme papeterie et librairie,
retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et des livraisons qui
revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées
qu’une porte de cathédrale, c’est que je l’avais reconnu pour m’avoir été cité
comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le camarade qui me paraissait
à cette époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi
pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague
mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait d’incessants
mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la vérité, venaient les
émotions que me donnait l’action à laquelle je prenais part, car ces
après-midi-là étaient plus remplis d’événements dramatiques que ne l’est
souvent toute une vie. C’était les événements qui survenaient dans le livre que
je lisais ; il est vrai que les personnages qu’ils affectaient n’étaient
pas « réels », comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que
nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne se produisent
en nous que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette
infortune ; l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que
dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la
simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les
personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être réel, si
profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu
par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre
sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’en une
petite partie de la notion totale que nous avons de lui que nous pourrons en
être émus ; bien plus, ce n’est qu’en une partie de la notion totale qu’il
a de soi qu’il pourra l’être lui-même. La trouvaille du romancier a été d’avoir
l’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de
parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler. Qu’importe
dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous
apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est
en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis
que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre
respiration et l’intensité de notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis
dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs toute émotion
est décuplée, où son livre va nous troubler à la façon d’un rêve mais d’un rêve
plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera
davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous les
bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des
années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient
jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte
la perception ; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la pire douleur ;
mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination : dans la
réalité il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent assez
lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses
états différents, en revanche, la sensation même du changement nous soit
épargnée.)
Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont
nous rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des
couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans notre rêverie ; car ces paysages des livres que je lisais
n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon
imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais eussent été
analogues. Par le choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle
ma pensée allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me
semblaient être — impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais,
et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du
jardinier que méprisait ma grand’mère — une part véritable de la Nature
elle-même, digne d’être étudiée et approfondie.
Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais
un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas
inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d’être
toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile :
plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser,
pour atteindre à l’extérieur, avec une sorte de découragement, entendant
toujours autour de soi cette sonorité identique qui n’est pas écho du dehors,
mais retentissement d’une vibration interne. On cherche à retrouver dans les
choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur
elles ; on est déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans la
nature du charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au voisinage de
certaines idées ; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en
habileté, en splendeur
pour agir sur des êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de
nous et que nous ne les atteindrons jamais.
Quelquefois
même cette heure
prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc
une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu
lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil,
avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur
la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier
du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de
mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures et
d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez
encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour
l’avoir peu à peu contournée et enclose — tandis que je progressais dans ma
lecture et que tombait la chaleur du jour — dans le cristal successif,
lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses,
sonores, odorantes et limpides.
Malheureusement,
je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des
explications, le trouble où il m’avait jeté quand il m’avait dit que les beaux
vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins que la révélation de la vérité)
étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout, Bloch en effet
ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d’abord été bien accueilli.
— Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il
a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens
ne prennent pas la peine de me les notifier.
— Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami,
m’avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas
me dire le temps qu’il fait ! Mais il n’y a rien de plus
intéressant ! C’est un imbécile.
Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que,
après le déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait
étouffé un sanglot et essuyé des larmes.
— Comment veux-tu que ça soit sincère, me
dit-elle, puisqu’il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou.
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce
que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au
lieu de s’excuser, il avait dit :
— Je ne me laisse jamais influencer par les
perturbations de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps.
Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss malais,
mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d’ailleurs
platement bourgeois, la montre et le parapluie.
—
C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre, dans
le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez je ne
crois pas beaucoup à la « hiérarchie ! » des arts.
Que
nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait
pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le
plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent
ne juger un homme que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une
vie spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers ;
l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage ; elles croient baiser
sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux ; et un jeune
souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses conquêtes, dans
les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du profil régulier qui serait
peut-être indispensable à un coulissier.
Je
ne l’entendis pas : « Ô mes pauvres petites aubépines, disais-je en
pleurant, ce n’est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à
partir. Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai
toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais
grand, de ne pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les
jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des
niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.
C’est
qu’aussi — comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature
où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses
mises de côté, nous croyons d’une foi profonde à l’originalité, à la vie
individuelle du lieu où nous nous trouvons — la passante qu’appelait mon désir
me semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général : la
femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol.
Les
sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil sont des
êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir
sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et
quand ils se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau
des méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon
à avoir eu un moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le
monde inhumain du plaisir.
Elle
pouvait s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués,
avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet ces
sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père. Peut-être n’eût-elle
pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où
il était si reposant d’émigrer, si elle avait su discerner en elle, comme en
tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques
autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.
Jamais
non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant souhaité d’atteindre,
jusqu’à Guermantes. Je savais que là résidaient des châtelains, le duc et la
duchesse de Guermantes, je savais qu’ils étaient des personnages réels et
actuellement existants, mais chaque fois que je pensais à eux, je me les
représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans
le « Couronnement d’Esther » de notre église, tantôt de nuances
changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du
vert chou au bleu prune, selon que j’étais encore à prendre de l’eau bénite ou
que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme l’image de
Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne
magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond —
enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant comme
dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe :
« antes ».
Mais
d’autres fois, tandis que mes parents s’impatientaient de me voir rester en
arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle, au lieu de me sembler une
création artificielle de mon père et qu’il pouvait modifier à son gré,
m’apparaissait au contraire comme comprise dans une réalité qui n’était pas
faite pour moi, contre laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de
laquelle je n’avais pas d’allié, qui ne cachait rien au delà d’elle-même. Il me
semblait alors que j’existais de la même façon que les autres hommes, que je
vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais seulement du
nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je
renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements que m’avait
donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j’avais du néant de ma pensée,
prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer,
comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa
conscience.
Et
aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire pour que nous aimions
une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann et que nous pensions
qu’elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire
qu’elle nous
regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous
pensions qu’elle pourra nous appartenir.
Certes
ce n’était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l’espérance
que j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient
toujours liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne
se rapportant à aucune vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient un
plaisir irraisonné, l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me
distrayaient de l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés
chaque fois que j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre
littéraire.
Aussi
le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moi liés à bien
des petits événements de celle de toutes les diverses vies que nous menons
parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes,
je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous
insensiblement, et les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect,
qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la
découverte ; mais c’était sans le savoir ; et elles ne datent pour
nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs
qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage
qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son
visage inconscient ou distrait ; et certes quand ils étaient longuement
contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait — comme l’est un
roi, par un mémorialiste perdu dans la foule — ce coin de nature, ce bout de
jardin n’eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à
survivre en leurs particularités les plus éphémères ; et pourtant ce
parfum d’aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le
remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une
bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et qui crève
aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant
d’années successives, tandis qu’alentour les chemins se sont effacés et que
sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent.
C’est
ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray, à mes
tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dont l’image m’avait été
plus récemment rendue par la saveur — ce qu’on aurait appelé à Combray le
« parfum » — d’une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce
que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j’avais appris, au
sujet d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision
dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes
mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble
impossible comme semblait impossible de causer d’une ville à une autre
DEUXIÈME PARTIE
UN AMOUR DE SWANN
UN AMOUR DE SWANN
Aussi
quand cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avait fait
la connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il serait très
heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante la requête
à sa femme.
il
retrouvait du charme à cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais
dont la matière, pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y
jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé un
nouvel amour.
Mais
à l’âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann, et où l’on sait se
contenter d’être amoureux pour le plaisir de l’être sans trop exiger de
réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s’il n’est plus comme dans la première
jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni en
revanche par une association d’idées si forte, qu’il peut en devenir la cause,
s’il se présente avant lui. Autrefois on
rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard
sentir qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre amoureux.
Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout dans l’amour un
plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté d’une femme devait y être
la plus grande, l’amour peut naître — l’amour le plus physique — sans qu’il y
ait eu, à sa base, un désir préalable. À cette époque de la vie, on a déjà été
atteint plusieurs fois par l’amour ; il n’évolue plus seul suivant ses
propres lois inconnues et fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous
venons à son aide, nous le faussons par la mémoire, par la suggestion.
Depuis
si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à
la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le
dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort ; bien
plus, ne se sentant plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de
croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi
avait-il pris l’habitude de se réfugier dans des pensées sans importance qui
lui permettaient de laisser de côté le fond des choses.
Il
plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une
reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicat
visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses des
cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu’il trouvait beau
jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une femme vivante, il le
transformait en mérites physiques qu’il se félicitait de trouver réunis dans un
être qu’il pourrait posséder.
De
tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de dissémination du
mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grand souffle d’agitation
qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce
moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même pas
besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il
fallait, c’est que notre goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là
est réalisée quand — à ce moment où il nous fait défaut — à la recherche des
plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en nous un
besoin anxieux qui a pour objet cet être même, un besoin absurde que les lois
de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir — le besoin
insensé et douloureux de le posséder.
et,
bien plus tard quand l’arrangement (ou le simulacre d’arrangement) des
catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire
catleya » devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand
ils voulaient signifier l’acte de la possession physique — où d’ailleurs l’on
ne possède rien — survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet
usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire « faire
l’amour » ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes.
On a beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus
différentes comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au
contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles — ou crues
telles par nous —
Il
se disait qu’il n’y a souvent qu’à prendre le contre-pied des réputations que
fait le monde pour juger exactement une personne quand à un tel caractère il
opposait celui d’Odette, bonne, naïve, éprise d’idéal, presque si incapable de
ne pas dire la vérité, que l’ayant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec
elle, d’écrire aux Verdurin qu’elle était souffrante, le lendemain, il l’avait
vue, devant Mme Verdurin qui lui demandait
si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré elle, sur son
visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et, tandis
qu’elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa prétendue
indisposition de la veille, avoir l’air de faire demander pardon par ses
regards suppliants et sa voix désolée de la fausseté de ses paroles.
Ce
simple croquis bouleversait Swann parce qu’il lui faisait tout d’un coup
apercevoir qu’Odette avait une vie qui n’était pas tout entière à lui ; il
voulait savoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu’il ne
lui connaissait pas
Comme
tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que le mode selon
lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait la société des Verdurin.
Là, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique, jeux, soupers
costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même les rares
« grandes soirées » données pour les « ennuyeux », il y
avait la présence d’Odette, la vue d’Odette, la conversation avec Odette, dont
les Verdurin faisaient à Swann, en l’invitant, le don inestimable
et
je suis arrivé à un âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes
qui on veut aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu’on aime et, pour
réparer le temps qu’on a gâché avec les autres, ne plus les quitter jusqu’à sa
mort. Eh bien ! ajoutait-il avec cette légère émotion qu’on éprouve quand,
même sans bien s’en rendre compte, on dit une chose non parce qu’elle est
vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on l’écoute dans sa propre
voix comme si elle venait d’ailleurs que de nous-mêmes, le sort en est jeté,
j’ai choisi d’aimer les seuls cœurs magnanimes
et de ne plus vivre que dans la magnanimité.
Pour
l’instant, en la comblant de présents, en lui rendant des services, il pouvait
se reposer sur des avantages extérieurs à sa personne, à son intelligence, du
soin épuisant de lui plaire par lui-même. Et cette volupté d’être amoureux, de
ne vivre que d’amour, de la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix
dont en somme il la payait, en dilettante, de sensations immatérielles, lui en
augmentait la valeur — comme on voit des gens incertains si le spectacle de la
mer et le bruit de ses vagues sont délicieux, s’en convaincre ainsi que de la
rare qualité de leurs goûts désintéressés, en louant cent francs par jour la
chambre d’hôtel qui leur permet de les goûter.
. Quand il quittait Odette, il était heureux, il
se sentait calme, il se rappelait les sourires qu’elle avait eus, railleurs en
parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tête
qu’elle avait détachée de son axe pour l’incliner, la laisser tomber, presque
malgré elle, sur ses lèvres, comme elle avait fait la première fois en voiture,
les regards mourants qu’elle lui avait jetés pendant qu’elle était dans ses
bras, tout en contractant frileusement contre l’épaule sa tête inclinée.
Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était
l’ombre de son amour, se complétait du double de ce nouveau sourire qu’elle lui
avait adressé le soir même —
Certes
quand Odette venait de faire quelque chose qu’elle ne voulait pas révéler, elle
le cachait bien au fond d’elle-même. Mais dès qu’elle se trouvait en présence
de celui à qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées
s’effondraient, ses facultés d’invention et de raisonnement étaient paralysées,
elle ne trouvait plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire
quelque chose, et elle rencontrait à sa portée précisément la chose qu’elle
avait voulu dissimuler et qui étant vraie, était seule restée là. Elle en
détachait un petit morceau, sans importance par lui-même, se disant qu’après
tout c’était mieux ainsi puisque c’était un détail véritable qui n’offrait pas
les mêmes dangers qu’un détail faux
il
est inévitable que nous passions, sans y rien remarquer qui éveille notre
attention, près de ceux qui cachent une vérité que nos soupçons cherchent au
hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n’y a
rien.
En
somme la vie qu’on menait chez les Verdurin et qu’il avait appelée si souvent
« la vraie vie » lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau
le dernier des milieux. « C’est vraiment, disait-il, ce qu’il y a de plus
bas dans l’échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte
auguste ne se réfère aux Verdurin !
Mais
toujours la pensée de l’absente était indissolublement mêlée aux actes les plus
simples de la vie de Swann — déjeuner, recevoir son courrier, sortir, se
coucher — par la tristesse même qu’il avait à les accomplir sans elle,
Pourtant il se doutait bien que ce qu’il
regrettait ainsi, c’était un calme, une paix qui n’auraient pas été pour son
amour une atmosphère favorable. Quand Odette cesserait d’être pour lui une
créature toujours absente, regrettée, imaginaire ; quand le sentiment
qu’il aurait pour elle ne serait plus ce même trouble mystérieux que lui
causait la phrase de la sonate, mais de l’affection, de la
reconnaissance ; quand s’établiraient entre eux des rapports normaux qui
mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la
vie d’Odette lui paraîtraient peu intéressants en eux-mêmes — comme il avait
déjà eu plusieurs fois le soupçon qu’ils étaient, par exemple le jour où il
avait lu à travers l’enveloppe la lettre adressée à Forcheville. Considérant
son mal avec autant de sagacité que s’il se l’était inoculé pour en faire
l’étude, il se disait que, quand il serait guéri, ce que pourrait faire Odette
lui serait indifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire, il
redoutait à l’égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort
de tout ce qu’il était actuellement.
Après ces tranquilles soirées, les soupçons de
Swann étaient calmés ; il bénissait Odette et le lendemain, dès le matin,
il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la
veille avaient excité ou sa gratitude, ou le désir de
les voir se renouveler, ou un paroxysme d’amour qui avait besoin de se
dépenser.
Savoir
ne permet pas toujours d’empêcher, mais du moins les choses que nous savons,
nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans notre pensée, où nous les
disposons à notre gré, ce qui nous donne l’illusion d’une sorte de pouvoir sur
elles.
On
ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux qu’on aime. Quand notre bonheur
n’est plus dans leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle
hardiesse on jouit auprès d’eux !
Elle
faisait partie d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité
qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par
l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît.*
Quand
c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann
trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui
avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des
indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance.
Mais
depuis plus d’une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son
âme, l’amour de la musique était pour quelque temps au moins né en
lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre
monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à
l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes
des autres, inégales entre elles de valeur et de signification.
Le
beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du
dernier morceau ! La suppression des mots humains, loin d’y laisser régner
la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait éliminée ; jamais le
langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la
pertinence des questions, l’évidence des réponses.
À
partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette avait eu pour
lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient
plus.
Ma
colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je
t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te fait persévérer à
nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer à
t’aimer, quand je te vois me
soutenir, me jurer une chose que je sais fausse.
La
réalité est donc quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas
plus qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots : « deux ou trois
fois » marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange
que ces mots « deux ou trois fois », rien que des mots, des mots
prononcés dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils
le touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison qu’on
absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait entendu chez Mme de Saint-Euverte :
« C’est ce que j’ai vu de plus fort depuis les tables tournantes. »
Cette souffrance qu’il ressentait ne ressemblait à rien de ce qu’il avait cru.
—
que tout en souffrant au point de croire qu’il ne pourrait pas supporter
longtemps une pareille douleur, il se disait : « La vie est vraiment
étonnante et réserve de belles surprises ; en somme le vice est quelque
chose de plus répandu qu’on ne croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance,
qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui
semblait bien normale et saine dans ses goûts : sur une dénonciation
invraisemblable, je l’interroge et
le peu qu’elle m’avoue révèle bien plus que ce qu’on eût pu soupçonner. »
Mais
quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes
du Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec
indifférence autrefois : « Quand on se sent pris d’amour pour une
femme, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été
sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. »
Puis
il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’île du Bois, il cessa
peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre
jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent
d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes
et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent
l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. La vie de l’amour de
Swann, la fidélité de sa jalousie, étaient faites de la mort, de l’infidélité,
d’innombrables désirs, d’innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour
objet.
il
s’écria en lui-même : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que
j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me
plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »
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