mercredi 15 avril 2015

Spinoza - Ethique



ÉTHIQUE.

III. Des Passions


PROPOSITION III

Les actions de l’âme ne proviennent que des idées adéquates, ses passions que des idées inadéquates.
Démonstration : Ce qu’il y a de fondamental et de constitutif dans l’essence de l’âme, ce n’est autre chose que l’idée du corps pris comme existant en acte (par les Propos. 11 et 13, partie 2), laquelle idée se compose de plusieurs autres idées (par la Propos. 15, partie 2), les unes adéquates, (par le Corollaire de la Propos. 29, partie 2). les autres inadéquates Ainsi donc, tout ce qui suit de la nature de l’âme et dont l’âme est la cause prochaine, tout ce qui, en conséquence, doit être conçu par elle, tout cela, dis-je, doit nécessairement suivre d’une idée adéquate ou d’une idée inadéquate. Or, en tant que l’âme a des idées inadéquates, elle pâtit (par la Propos. 1, partie 3) ; donc les actions de l’âme ne suivent que des idées adéquates, et, par conséquent, l’âme ne pâtit qu’en tant qu’elle a des idées inadéquates. C. Q. F. D.
Scholie : Nous voyons par là que les passions ne se rapportent à l’âme qu’en tant qu’elle a en soi quelque chose qui enveloppe une négation, en d’autres termes, qu’en tant qu’elle est une partie de la nature, laquelle, prise en soi et indépendamment des autres parties, ne peut se concevoir clairement et distinctement ; et par cette raison, je pourrais montrer que les passions ont avec les choses particulières le même rapport qu’avec l’âme, et ne se peuvent concevoir d’aucune autre manière ; mais mon objet est de traiter seulement de l’âme humaine.

PROPOSITION XV

Une chose quelconque peut causer dans l’âme, par accident, la joie, la tristesse ou le désir.
Démonstration : Supposons que l’âme soit affectée à la fois de deux passions, l’une qui n’augmente ni ne diminue sa puissance d’agir, l’autre qui l’augmente ou bien qui la diminue (voyez le Post. 1, partie 3). Il suit évidemment de la précédente proposition qu’aussitôt que l’âme viendra dans la suite à être affectée de la première de ces deux passions par la cause réelle qui la produit, passion qui (par hypothèse) n’augmente ni ne diminue sa puissance d’agir, elle sera en même temps affectée de la seconde, laquelle augmente ou bien diminue sa puissance d’agir ; en d’autres termes (par le Schol. de la Propos. 11, partie 3), elle sera affectée de tristesse ou de joie ; de façon que cette cause dont nous parlons produira dans l’âme, non par soi, mais par accident, la joie ou la tristesse. On démontrerait de la même façon qu’elle pourrait produire aussi par accident le désir. C. Q. F. D.
Corollaire : Par cela seul qu’au moment où notre âme était affectée de joie ou de tristesse nous avons vu un certain objet, qui n’est point du reste la cause efficiente de ces passions, nous pouvons aimer cet objet ou le prendre en haine.
Démonstration : Cela suffit en effet (par la Propos. 14, partie 3) pour que notre âme, venant ensuite à imaginer cet objet, soit affectée de joie ou de tristesse, en d’autres termes (par le Schol. de la Propos. 11, partie 3), pour que la puissance de l’âme et du corps soit augmenter ou diminuée, etc., et conséquemment (par la Propos. 12, partie 3) pour que l’âme désire imaginer ce même objet, ou (par le Corollaire de la Propos. 13, partie 3) répugne à le faire, c’est-à-dire (par le Schol. de la Propos. 13, partie 3) aime ou haïsse cet objet. C. Q. F. D.
Scholie : Nous comprenons par ce qui précède comment il peut arriver que nous aimions ou que nous haïssions certains objets sans aucune cause qui nous soit connue, mais seulement par l’effet de la sympathie, comme on dit, ou de l’antipathie. A ce même ordre de faits il faut rapporter la joie ou la tristesse dont nous sommes affectés à l’occasion de certains objets, parce qu’ils ont quelque ressemblance avec ceux qui d’habitude nous affectent de ces mêmes passions, comme je le montrerai dans la proposition qui va suivre. Quelques auteurs, je le sais, ceux-là mêmes qui ont introduit les premiers ces noms de sympathie et d’antipathie, ont voulu représenter par là certaines qualités occultes des choses ; quant à moi, je crois qu’il est permis d’entendre par ces mots des qualités connues et qui sont même très manifestes.

PROPOSITION XVI

Par cela seul que nous imaginons qu’une certaine chose est semblable par quelque endroit à un objet qui d’ordinaire nous affecte de joie ou de tristesse, bien que le point de ressemblance ne soit pas la cause efficiente de ces passions, nous aimons pourtant cette chose ou nous la haïssons.
Démonstration : Ce qu’il y a de semblable entre la chose et l’objet dont il s’agit, l’âme l’a aperçu dans cet objet même (par hypothèse) sous l’impression de la joie ou de la tristesse ; et en conséquence (par la Propos. 14, partie 3), quand l’âme imaginera cela dans un autre objet, elle sera aussitôt affectée, soit de joie, soit de tristesse, et c’est ainsi que la chose en question deviendra par accident (en vertu de la Propos. 15, partie 3), cause efficiente de joie ou de tristesse ; par conséquent (en vertu du précédent Corollaire), nous aimerons ou nous haïrons cette chose, bien que ce par où elle est semblable à l’objet qui nous a affecté ne soit pas cause efficiente de cette affection. C. Q. F. D.

PROPOSITION XVII

Quand une chose nous affecte habituellement d’une impression de tristesse, si nous venons à imaginer qu’elle a quelque ressemblance avec un objet qui nous affecte habituellement d’une impression de joie de même force, nous aurons de la haine pour cette chose et en même temps de l’amour.
Démonstration : Cette chose est en effet par elle-même une cause de tristesse (d’après l’hypothèse), et (en vertu du Schol. de la Propos. 13, partie 3) en tant que nous l’imaginons sous l’impression de la tristesse, nous la prenons en haine ; or, en tant que nous l’imaginons en outre comme semblable à un objet qui nous affecte habituellement d’une grande impression de joie, nous l’aimons avec une ardeur proportionnée au sentiment qu’elle nous cause ; conséquemment (en vertu de la Propos. précédente) nous aurons pour elle de la haine et en même temps de l’amour. C. Q. F. D.
Scholie : Cet état de l’âme, né de deux passions contraires, c’est ce qu’on nomme fluctuation ; elle est à la passion ce que le doute est à l’imagination (voyez le Schol. de la Propos. 11, partie 2), et de la fluctuation au doute il n’y a de différence que du plus au moins. Mais il faut remarquer ici que dans la proposition précédente j’ai déduit ces fluctuations de deux causes, l’une qui opère par elle-même, et l’autre par accident ; or, si j’ai procédé de la sorte, c’est seulement pour faciliter ma déduction ; ce n’est point du tout que je veuille nier que ces fluctuations n’aient pour la plupart leur origine dans un objet qui est à la fois cause efficiente de deux affections contraires. Le corps humain, en effet (par le Post. 1, partie 2), se compose de plusieurs individus de nature diverse, et conséquemment (par l’Axiome 1, posé après le Lem. 3, qu’on peut voir après la Propos. 13, partie 2) peut être affecté par un seul et même corps étranger de plusieurs façons différentes ; et d’un autre côté, comme une seule et même chose peut être affectée d’un grand nombre de façons, elle pourra donc affecter d’un grand nombre de façons différentes une seule et même partie du corps. Par où il est aisé de concevoir qu’un seul et même objet puisse être la cause d’un grand nombre d’affections contraires.

PROPOSITION XIX

Celui qui se représente la destruction de ce qu’il aime est saisi de tristesse ; s’il s’en représente la conservation, il éprouve de la joie.
Démonstration : L’âme s’efforce, autant qu’il est en elle, d’imaginer ce qui augmente ou favorise la puissance d’agir du corps (par la Propos. 12, partie 3), en d’autres termes (par le Schol de la même Propos.), ce qu’elle aime. Or, l’imagination est favorisée par tout ce qui implique l’existence de son objet, et empêchée par tout ce qui l’exclut (par la Propos. 17, part. 2) Donc, les images des choses qui impliquent l’existence de l’objet aimé favorisent l’effort de l’âme pour imaginer cet objet ; en d’autres termes (par le Schol. de la Propos. 11, partie 3), elles réjouissent l’âme. Au contraire, les images des choses qui excluent l’existence de l’objet aimé empêchent cet effort de l’âme, c’est-à-dire (par le même Schol.) l’attristent. Par conséquent, celui qui se représente la destruction de ce qu’il aime sera saisi de tristesse, etc. C. Q. F. D.

PROPOSITION XX

Celui qui se représente la destruction de ce qu’il hait sera saisi de joie.
Démonstration : L’âme (par la Propos. 13, partie 3) s’efforce d’imaginer tout ce qui exclut l’existence des choses capables de diminuer ou d’empêcher la puissance d’action du corps ; en d’autres termes (par le Schol. de la même Propos.), elle s’efforce d’imaginer tout ce qui exclut l’existence des choses qu’elle hait ; par conséquent, l’image d’une chose qui exclut l’existence d’un objet détesté favorise cet effort de l’âme, c’est-à-dire (par le Schol. de la Propos. 11, part. 3) la réjouit. Par conséquent, celui qui se représente la destruction de ce qu’il hait devra se réjouir. C. Q. F. D.

PROPOSITION XXXVI

Celui qui se souvient d’un objet qui une fois l’a charmé désire le posséder encore, et avec les mêmes circonstances.
Démonstration : Tout ce qu’un homme voit en même temps qu’un objet qui l’a charmé est pour lui accidentellement une cause de joie (par la Propos. 15, partie 3), et par conséquent (en vertu de la Propos. 28, partie 3) il désirera posséder tout cela en même temps que l’objet qui l’a charmé ; en d’autres termes, il désirera posséder cet objet avec les mêmes circonstances où il en a joui pour la première fois. C. Q. F. D.
Corollaire : Si donc l’amant s’aperçoit de l’absence d’une de ces circonstances, il en sera attristé.
Démonstration : En effet, en tant qu’il reconnaît le défaut de quelque circonstance, il imagine quelque chose qui exclut l’existence de l’objet qui l’a charmé ; et comme l’amour lui fait désirer cet objet ou cette circonstance (par la Propos. précéd.), en tant qu’il imagine qu’elle lui manque, il est attristé (par la Propos. 19, partie 3). C. Q. F. D.
Scholie : Cette tristesse, en tant qu’elle se rapporte à l’absence de ce que nous aimons, se nomme regret.

PROPOSITION XXXVII

Le désir qui naît de la tristesse ou de la joie, de la haine ou de l’amour, est d’autant plus grand que la passion qui l’inspire est plus grande.
Démonstration : La tristesse diminue ou empêche (par le Schol. de la Propos. 11, partie 3) la puissance d’action de l’homme, c’est-à-dire (par la Propos. 7, partie 3) l’effort de l’homme pour persévérer dans son être ; et en conséquence (par la Propos. 5, partie 3) elle est contraire à cet effort ; et dès lors, tout l’effort d’un homme saisi de tristesse, c’est d’écarter de soi cette passion. Or (par la Déf. de la tristesse), plus la tristesse est grande, plus est grande aussi nécessairement la partie de la puissance d’action de l’homme à laquelle elle est opposée. Donc. plus la tristesse est grande, plus grande sera la puissance d’action déployée par l’homme pour écarter de soi cette passion ; c’est-à-dire (par le Schol. de la Propos. 9, partie 3), plus grand sera le désir ou l’appétit qui le poussera à éloigner la tristesse. De plus, comme la joie (par le même Schol. de la Propos. 9, partie 3) augmente ou favorise la puissance d’action de l’homme, on démontrerait aisément par la même voie qu’un homme saisi de joie ne désire rien autre chose que de la conserver, et cela d’un désir d’autant plus grand que la joie qui l’anime est plus grande. Enfin, comme la haine et l’amour sont des passions liées à la joie et à la tristesse, il s’ensuit par la même démonstration que l’effort, l’appétit ou le désir qui naît de la haine ou de l’amour croit en raison de cette haine et de cet amour mêmes. C. Q. F. D.

PROPOSITION LIV

L’âme ne s’efforce d’imaginer que les choses qui affirment ou posent sa puissance d’agir.
Démonstration : L’effort de l’âme ou sa puissance, c’est l’essence même de l’âme (par la Propos. 7, partie 3). Or, l’essence de l’âme n’affirme que ce que l’âme est et ce qu’elle peut, et non pas ce qu’elle n’est pas et ce qu’elle ne peut (cela est de soi évident). Par conséquent, l’âme ne s’efforce d’imaginer que les choses qui affirment ou qui posent sa puissance d’action. C. Q. F. D.

PROPOSITION LV

Lorsque l’âme se représente sa propre impuissance, elle est par là même attristée.
Démonstration : L’essence de l’âme exprime seulement ce que l’âme est et ce qu’elle peut : en d’autres termes, il est de la nature de l’âme de se représenter seulement les choses qui alarment ou posent sa puissance d’action (par la Propos. précéd.). Lors donc que nous disons que l’âme, en s’apercevant soi-même, se représente son impuissance, nous ne disons rien autre chose sinon que l’âme, quand elle s’efforce de se représenter quelque chose qui pose sa puissance d’agir, sent cet effort empêché ; en d’autres termes (par le Schol. de la Propos. 11, partie 3), elle est attristée. C. Q. F. D.
Corollaire : Si l’on se représente qu’on est l’objet du blâme d’autrui, cette tristesse en est de plus en plus accrue ; ce qui se démontre de la même façon que le Corollaire de la Propos. 53, partie 3.
Scholie : Cette tristesse, accompagnée de l’idée de notre faiblesse, se nomme humilité ; et l’on appelle contentement de soi ou paix intérieure la joie qui provient pour nous de la contemplation de notre être. Or, comme cette joie se produit chaque fois que l’homme considère ses vertus, c’est-à-dire sa puissance d’agir, il arrive que chacun se plaît à raconter ses propres actions et à déployer les forces de son corps et de son âme, et c’est ce qui fait que les hommes sont souvent insupportables les uns pour les autres. De là vient aussi que l’envie est une passion naturelle aux hommes (voyez le Schol. de la Propos. 24 et le Schol. de la Prop. 32, partie 3), et qu’ils sont disposés à se réjouir de la faiblesse de leurs égaux ou à s’affliger de leur force. Chaque fois, en effet, qu’un homme se représente ses propres actions, il éprouve de la joie (par la Propos. 53, partie 3), et une joie d’autant plus grande qu’il y reconnaît plus de perfection et les imagine d’une façon plus distincte ; en d’autres termes ( par ce qui a été dit dans le Schol. 1 de la Propos. 40, partie 2), il est d’autant plus joyeux qu’il distingue davantage ses propres actions de celles d’autrui et les peut mieux considérer comme des choses singulières. Par conséquent, le plaisir le plus grand que l’on puisse trouver dans la contemplation de soi-même c’est d’y considérer quelque qualité qui ne se rencontre pas dans le reste des hommes. Si donc ce qu’on affirme de soi-même se rapporte à l’idée universelle de l’homme ou de l’animal, la joie qu’on éprouve en sera beaucoup moins vive ; et l’on ressentira même de la tristesse si l’on se représente ses propres actions comme inférieures à celles d’autrui. Or, cette tristesse, on ne manquera pas de faire effort pour s’en délivrer (par le Propos. 28, partie 3), et le moyen d’y parvenir, ce sera d’expliquer les actions d’autrui de la manière la plus défavorable et de relever autant que possible les siennes propres. On voit donc que les hommes sont naturellement enclins à la haine et à l’envie ; et l’éducation fortifie encore ce penchant, car c’est l’habitude des parents d’exciter les enfants à la vertu par le seul aiguillon de l’honneur et de l’envie. On pourrait cependant objecter ici que nous admirons souvent les actions des autres hommes et les entourons de nos respects. Pour dissiper ce scrupule, j’ajouterai le Corollaire qui va suivre.
Corollaire : Personne ne conçoit d’envie pour la vertu, si ce n’est dans son égal.
Démonstration : L’envie, c’est la haine elle-même (voyez le Schol. de la Propos. 24, partie 3), c’est-à-dire (par le Schol. de la Propos. 13, partie 3) une tristesse ou une affection par laquelle (voyez le Schol. de la Propos. 11, partie 3) la puissance d’agir de l’homme se trouve empêchée. Or, l’homme ne s’efforce et ne désire d’accomplir d’autres actions que celles qui peuvent résulter de sa nature déterminée (par le Schol. de la Propos. 9,. partie 3). En conséquence, personne ne désirera jamais affirmer de soi-même aucune puissance ou (ce qui est la même chose) aucune vertu qui soit étrangère à sa nature et propre à une nature différente ; et ainsi notre désir ne se trouvera point empêché, en d’autres termes (par le Schol. de la Propos. 11, partie 3) nous ne serons point attristés quand nous apercevrons quelque vertu en une personne qui ne nous ressemble pas, et nous n’éprouverons pour elle aucune envie. Il en arrivera tout autrement s’il s’agit d’un de nos égaux, puisque, par hypothèse, il y a dès lors entre lui et nous ressemblance de nature. C. Q. F. D.
Scholie : Lors donc que nous avons dit, dans le Schol. de la Propos. 52, partie 3, que notre vénération pour un homme vient de ce que nous admirons sa prudence, sa force d’âme, etc., il est bien entendu (et cela résulte de la Propos. elle-même) que nous nous représentons alors ces vertus, non pas comme communes à l’espèce humaine, mais comme des qualités exclusivement propres à celui que nous vénérons ; et de là vient que nous ne les lui envions pas plus que nous ne faisons la hauteur aux arbres et la force aux lions.

PROPOSITION LVI

Autant il y a d’espèces d’objets qui nous affectent, autant il faut reconnaître d’espèces de joie, de tristesse et de désir, et en général de toutes les passions qui sont composées de celles-là, comme la fluctuation, par exemple, ou qui en dérivent, comme l’amour, la haine, l’espérance, la crainte, etc.
Démonstration : La joie et la tristesse, et conséquemment toutes les affections qui en sont composées ou qui en dérivent, sont des affections passives (par le Schol. de la Propos. 11, partie 3). Or, nous éprouvons nécessairement ce genre d’affection (par la Propos. 1, partie 3) en tant que nous avons des idées inadéquates ; et nous ne les éprouvons qu’en tant que nous avons de telles Idées (par la Propos. 3, partie 3) ; en d’autres termes (voyez le Schol. de la Propos. 40, partie 2), notre âme ne pâtit qu’en tant qu’elle imagine, ou en tant qu’elle est affectée (voyez la Propos. 17, partie 2, avec son Schol.) d’une passion qui enveloppe la nature de notre corps et celle d’un corps exté rieur. Ainsi donc la nature de chacune de nos passions doit nécessairement être expliquée de telle façon qu’elle exprime la nature de l’objet dont nous sommes affectés. Par exemple, la joie qui provient de l’objet A doit exprimer la nature de ce même objet A ; et la joie qui provient de l’objet B, celle de ce même objet B ; et conséquemment ces deux sentiments de joie sont différents de leur nature, parce que les causes dont ils proviennent ont une nature différente. De même, un sentiment de tristesse qui provient d’un certain objet est différent, de sa nature, de la tristesse qui provient d’une autre cause : il faut concevoir qu’il en est de même pour l’amour, la haine, l’espérance, la crainte, la fluctuation, etc., d’où il suit qu’il y a nécessairement autant d’espèces de joie, de tristesse, d’amour, de haine, etc., qu’il y a d’espèces d’objets par lesquels nous sommes affectés.
Or, le désir étant l’essence ou la nature de chaque homme, en tant qu’il est déterminé par telle constitution donnée à agir de telle façon (voir le Schol. de la Propos. 9, partie 3), il s’ensuit que chaque homme, suivant qu’il est affecté par les causes extérieures de telle ou telle espèce de joie, de tristesse, d’amour, de haine, etc. c’est-à-dire suivant que sa nature est constituée de telle ou telle façon, éprouve nécessairement tel ou tel désir ; et il est nécessaire aussi qu’il y ait entre la nature d’un désir et celle d’un autre désir autant de différence qu’entre les affections où chacun de ces désirs prend son origine. Donc, autant il y a d’espaces de joies, de tristesse, d’amour, etc. ; et conséquemment (par ce qui vient d’être prouvé) autant il y a d’espèces d’objets qui nous affectent, et autant il y a d’espaces de désir. C. Q. F. D.
Scholie : Entre les différentes espèces de passions, lesquelles doivent être en très-grand nombre (d’après la Propos. précédente), il en est qui sont particulièrement célèbres, comme l’intempérance, l’ivrognerie, le libertinage, l’avarice, l’ambition. Toutes ces passions se résolvent dans les notions de l’amour et du désir, et ne sont autre chose que l’amour et le désir rapportés à leurs objets. Nous n’entendons, en effet, par l’intempérance, l’ivrognerie, le libertinage, l’avarice et l’ambition, rien autre chose qu’un amour ou un désir immodéré des festins, des boissons, des femmes, de la richesse et de la gloire. On remarquera que ces passions, en tant qu’on ne les distingue les unes des autres que par leurs objets, n’ont pas de contraires. Car la tempérance, la sobriété, la chasteté, qu’on oppose à l’intempérance, à l’ivrognerie, au libertinage, ne sont pas des passions ; elles marquent la puissance dont l’âme dispose pour modérer les passions.
Quant aux autres espèces de passion, je ne puis les expliquer ici (parce qu’elles sont aussi nombreuses que les objets qui les produisent), et je pourrais le faire que cela serait inutile. Car pour le but que je me propose en ce moment, qui est de déterminer la force des passions et celle dont l’âme dispose à leur égard, il suffit d’avoir une définition générale de chaque passion. Il suffit, dis-je, de comprendre les propriétés générales des passions et de l’âme pour déterminer quelle est la nature et le degré de la puissance que l’âme possède pour modérer et contenir les passions. Ainsi donc, bien qu’il y ait une grande différence entre tel et tel amour, telle et telle haine, tel et tel désir, par exemple, entre l’amour qu’on a pour ses enfants et celui qu’on a pour une épouse, il n’est point nécessaire à notre objet de connaître ces différences, et de pousser plus loin la recherche de la nature et de l’origine des passions.

APPENDICE



DÉFINITION DES PASSIONS


DÉFINITION I

Le désir, c’est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée à quelque action par une de ses affections quelconque.
Explication : Nous avons dit plus haut, dans le Scholie de la propos. 9, partie 3, que le désir, c’est l’appétit avec conscience de lui-même, et que l’appétit, c’est l’essence même de l’homme, en tant que déterminée aux actions qui servent à sa conservation. Mais nous avons eu soin d’avertir dans ce même Scholie que nous ne reconnaissions aucune différence entre l’appétit humain et le désir. Que l’homme, en effet, ait ou non conscience de son appétit, cet appétit reste une seule et même chose ; et c’est pour cela que je n’ai pas voulu, craignant de paraître tomber dans une tautologie, expliquer le désir par l’appétit ; je me suis appliqué, au contraire, à le définir de telle sorte que tous les efforts de la nature humaine que nous appelons appétit, volonté, désir, mouvement spontané, fussent compris ensemble dans une seule définition. J’aurais pu dire, en effet, que le désir, c’est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée à quelque action ; mais de cette définition il ne résulterait pas (par la Propos. 23, partie 2) que l’âme pût avoir conscience de son désir et de son appétit. C’est pourquoi, afin d’envelopper dans ma définition la cause de cette conscience que nous avons de nos désirs, il a été nécessaire (par la même Propos.) d’ajouter : en tant qu’elle est déterminée par une de ses affections quelconque, etc. En effet, par une affection de l’essence de l’homme, nous entendons un état quelconque de cette même essence, soit inné, soit conçu par son rapport au seul attribut de la pensée, ou par son rapport au seul attribut de l’étendue, soit enfin rapporté à la fois à l’un et l’autre de ces attributs. J’entendrai donc, par le mot désir, tous les efforts, mouvements, appétits, volitions qui varient avec les divers états d’un même homme, et souvent sont si opposés les uns aux autres que l’homme, tiré en mille sens divers, ne sait plus quelle direction il doit suivre.

DÉFINITION VI

L’amour est un sentiment de joie accompagné de l’idée de sa cause extérieure.
Explication : Cette définition marque assez clairement l’essence de l’amour ; celle des auteurs qui ont donné cette autre définition : Aimer, c’est vouloir s’unir à l’objet aimé, exprime une propriété de l’amour et non son essence ; et comme ces auteurs n’avaient pas assez approfondi l’essence de l’amour, ils n’ont pu avoir aucun concept clair de ses propriétés, ce qui a rendu leur définition obscure, au jugement de tout le monde. Mais il faut observer qu’en disant que c’est une proprié té de l’amant de vouloir s’unir à l’objet aimé, je n’entends pas par ce vouloir un consentement de l’âme, une détermination délibérée, une libre décision enfin (car tout cela est fantastique, comme je l’ai démontré Propos. 68, part. 2) ; je n’entends pas non plus le désir de s’unir à l’objet aimé quand il est absent, ou de continuer à jouir de sa présence quand il est devant nous ; car l’amour peut se concevoir abstraction faite de ce désir. J’entends par ce vouloir la paix intérieure de l’amant en présence de l’objet aimé, laquelle ajoute à sa joie, ou du moins lui donne un aliment.

DÉFINITION VII

La haine, c’est la tristesse avec l’idée de sa cause extérieure.
Explication : Les remarques à faire sur la haine résultent assez clairement de celles qui précèdent sur l’amour. (Voy. en outre le Schol, de la Propos. 11, part, 3.).

DÉFINITION XII

L’espérance est une joie mal assurée qui provient de l’idée d’une chose future ou passée dont l’événement nous laisse quelque doute.

DÉFINITION XIII

La crainte est une tristesse mal assurée qui provient de l’idée d’une chose future ou passée dont l’événement nous laisse quelque doute.
Explication : Il suit de ces définitions qu’il n’y a pas d’espérance sans crainte, ni de crainte sans espérance En effet, celui dont le cœur est suspendu à l’espérance et qui doute que l’événement soit d’accord avec ses désirs, celui-là est supposé se représenter certaines choses qui excluent celle qu’il souhaite, et par cet endroit il doit être saisi de tristesse (par la Propos. 19, partie 3) ; par conséquent, au moment où il espère, il doit en même temps craindre. Au contraire, celui qui est dans la crainte, c’est-à-dire dans l’incertitude d’un événement qu’il déteste, doit aussi se représenter quelque chose qui en exclue l’existence ; et par suite (par la Propos. 20, part. 3), il éprouve de la joie : d’où il s’ensuit que par cet endroit il a de l’espérance.

DÉFINITION XXVII

Le repentir est un sentiment de tristesse accompagné de l’idée d’une action que nous croyons avoir accomplie par une libre décision de l’âme.
Explication : Nous avons montré les causes de ces deux dernières passions dans le Schol. de la Propos. 51, partie 3, et les Propos. 53, 54, 55, partie 3, et le Schol. de cette dernière. Quant à la liberté des décisions de l’âme, voyez le Schol., de la Propos. 35, partie 2. Mais il faut en outre remarquer ici qu’il n’est nullement surprenant que la tristesse accompagne tous les actes qu’on a coutume d’appeler mauvais, et la joie tous ceux qu’on nomme bons. On conçoit en effet par ce qui précède que tout cela dépend surtout de l’éducation. Les parents, en blâmant certaines actions et réprimandant souvent leurs enfants pour les avoir commises, et au contraire en louant et en conseillant d’autres actions, ont si bien fait que la tristesse accompagne toujours celles-là et la joie toujours celles-ci. L’expérience confirme cette explication. La coutume et la religion ne sont pas les mêmes pour tous les hommes : ce qui est sacré pour les uns est profane pour les autres, et les choses honnêtes chez un peuple sont honteuses chez un autre peuple. Chacun se repent donc ou se glorifie d’une action suivant l’éducation qu’il a reçue.

DÉFINITION XXXII

Le regret, c’est le désir ou l’appétit de la possession d’une chose, lequel est entretenu par le souvenir de cette chose et en même temps empêché par le souvenir de choses différentes qui excluent l’existence de celle-là.
Explication : Quand nous nous souvenons d’un certain objet, nous sommes disposés par cela même, comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, a éprouver en y pensant la même passion que s’il était présent. Mais cette disposition, cet effort sont le plus souvent empêchés pendant la veille par les images d’autres objets qui excluent l’existence de celui-là. Lors donc que nous venons à nous rappeler un objet qui nous a affectés d’une impression de tristesse, nous faisons effort par cela même pour éprouver, en le considérant comme présent, cette même impression qu’il nous a causée. C’est pourquoi le regret n’est véritablement autre chose que cette tristesse qu’on peut opposer à la joie qui naît de l’absence d’une chose détestée (voyez sur cette joie le Schol. de la Propos. 47, part. 3). Mais comme le mot regret semble se rapporter au désir, j’ai cru devoir l’y rattacher dans mes définitions.

DÉFINITION XXXVIII

La cruauté ou férocité est ce désir qui nous porte à faire du mal à celui que nous aimons et qui nous inspire de la pitié.
Explication : A la cruauté on oppose la clémence, qui n’est point une affection passive de l’âme, mais la puissance par laquelle l’homme modère sa haine et sa vengeance.

DÉFINITION XLIII

La politesse ou modestie est le désir de faire ce que plaît aux hommes et de ne pas faire ce qui leur déplaît.

DÉFINITION XLVIII

Le libertinage est le désir, l’amour de l’union sexuelle.
Explication : Que ce désir soit modéré ou non, on a coutume de l’appeler libertinage. Ces cinq dernières passions n’ont pas de contraires (comme j’en ai averti dans le Schol. de la Propos. 56, partie 3). Car la modestie est une espèce d’ambition (voyez le Schol. de la Propos. 29, partie 3), et j’ai déjà fait observer que la tempérance, la sobriété et la chasteté marquent la puissance de l’âme, et non une affection passive. Et bien qu’il puisse arriver qu’un homme avare, ambitieux ou timide s’abstienne de tout excès dans le boire, le manger et dans l’union sexuelle, l’avarice, l’ambition et la crainte ne sont pas contraires pour cela à la luxure, à l’ivrognerie, au libertinage. Car l’avare désire le plus souvent se gorger de nourriture et de boisson, pourvu que ce soit aux dépens d’autrui. L’ambitieux, chaque fois qu’il espérera être sans témoin, ne gardera aucune mesure, et s’il vit avec des ivrognes et des voluptueux, par cela même qu’il est ambitieux, il sera d’autant plus enclin à ces deux vices. L’homme timide enfin fait souvent ce qu’il ne voudrait pas faire. Tout en jetant ses richesses à la mer pour éviter la mort, il n’en reste pas moins avare. Et de même le voluptueux n’en reste pas moins voluptueux, tout en éprouvant de la tristesse de ne pouvoir satisfaire son penchant. Ainsi donc, en général, ces passions ne regardent pas tant l’action même de se livrer au plaisir de manger, de boire, etc., que l’appétit ou l’amour que nous ressentons. On ne peut donc rien opposer à ces passions que la générosité et le courage, comme nous le montrerons par la suite.
Je passe sous silence les définitions de la jalousie et autres fluctuations de l’âme, soit parce qu’elles naissent du mélange des passions déjà définies, soit parce qu’elles n’ont pas reçu de l’usage des noms particuliers ; ce qui prouve qu’il suffit pour la pratique de la vie de connaître ces passions en général. Du reste, il résulte clairement de la définition des passions que nous avons expliquées, qu’elles naissent toutes du désir, de la joie ou de la tristesse ; ou plutôt qu’elles ne sont que ces trois passions primitives, dont chacune reçoit de l’usage des noms divers suivant ses différentes relations et dénominations extrinsèques. Si donc on veut faire attention à la nature de ces trois passions primitives et à ce que nous avons déjà dit touchant la nature de l’âme, on pourra définir les passions, en tant qu’elles se rapportent à l’âme, de la manière suivante :

IV. De l’Esclavage de l’homme, ou de la force des Passions


PROPOSITION VIII

La connaissance du bien ou du mal n’est rien autre chose que la passion de la joie ou de la tristesse, en tant que nous en avons conscience.
Démonstration : Nous appelons bien ou mal ce qui est utile ou contraire à la conservation de notre être (par les Déf. 1 et 2, part. 4) ; en d’autres termes (par la Propos. 7, part. 3), ce qui augmente ou diminue, empêche ou favorise notre puissance d’agir. Ainsi donc (par les Défin. de la joie et de la tristesse qu’on trouve dans le Schol. de la Propos. 11, part. 3), en tant que nous pensons qu’une certaine chose nous cause de la joie ou de la tristesse, nous l’appelons bonne ou mauvaise ; et conséquemment la connaissance du bien et du mal n’est rien autre chose que l’idée de la joie ou de la tristesse, laquelle suit nécessairement (par la Propos. 22, part. 2) de ces deux mêmes passions. Or cet idée est unie à la passion qu’elle représente de la même façon que l’âme est unie au corps (part la Propos. 21, part. 2) ; en d’autres termes (comme on l’a montré dans le Schol. de cette même Propos.), cette idée ne se distingue véritablement de cette passion, c’est-à-dire (par la Défin. génér. des pass.) de l’idée de l’affection du corps qui lui correspond, que par le seul concept. Donc la connaissance du bien et du mal n’est rien autre chose que la passion elle-même, en tant que nous en avons conscience. C. Q. F. D.

PROPOSITION XV

Le désir qui naît de la connaissance vraie du bien et du mal peut être détruit ou empêché par beaucoup d’autres désirs qui naissent des passions dont notre âme est agitée en sens divers.
Démonstration : De la connaissance vraie du bien et du mal, en tant qu’elle est une passion (par la Propos. 8, part. 4), provient nécessairement un désir (par la Déf. 1 des passions), lequel est d’autant plus fort que la passion d’où il provient est elle-même plus forte (par la Propos. 37, part. 3) ; mais comme ce désir (par hypothèse) naît de ce que nous avons une connaissance vraie, il s’ensuit qu’il est en nous, en tant que nous agissons (par la Propos. 3, part. 3), et partant qu’il doit être conçu par notre seule essence (en vertu de la Déf. 2, part. 3), et que sa force et son accroissement doivent se mesurer par la seule puissance de l’homme (Propos. 7, part. 3). Or, les désirs qui naissent des passions qui agitent notre âme en sens divers sont d’autant plus forts que ces passions ont plus d’énergie, et par conséquent leur force et leur accroissement (en vertu de la Propos. 5, part. 4) doivent se mesurer par la puissance des causes extérieures, laquelle, si on la compare à la nôtre, la surpasse indéfiniment (par la Propos. 3, part. 4) ; et ainsi donc les désirs qui naissent de passions semblables peuvent être plus forts que celui qui naît de la connaissance vraie du bien et du mal, et partant (par la Propos. 7, part. 4) ils peuvent étouffer ou empêcher ce désir. C. Q. F. D.

PROPOSITION XVI

Le désir qui provient de la connaissance du bien et du mal, en tant que cette connaissance regarde l’avenir, peut facilement être étouffé ou empêché par le désir des choses présentes qui ont pour nous de la douceur.
Démonstration : Notre passion pour une chose que nous imaginons comme future est plus faible que pour une chose présente (par le Coroll. de la Propos. 9, part. 4). Or, le désir qui provient de la connaissance vraie du bien et du mal, quoique cette connaissance porte sur des choses présentes qui nous sont agréables, peut être chassé ou empêché par quelque désir téméraire (en vertu de la Propos. précéd., dont la démonstration est universelle). Donc, le désir qui naît de cette même connaissance, en tant qu’elle regarde l’avenir, peut aisément être étouffé ou empêché, etc. C. Q. F. D.

PROPOSITION XXI

Nul ne peut désirer d’être heureux, de bien agir et de bien vivre, qui ne désire en même temps d’être, d’agir et de vivre, c’est-à-dire d’exister actuellement.
Démonstration : La démonstration de cette proposition, ou, pour mieux dire, la chose elle-même est de soi évidente ; et elle résulte aussi de la Déf. du désir. En effet (par la Déf. des pass.), le désir de bien vivre ou de vivre heureux, de bien agir, etc., c’est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire (par la propos. 7, part. 3) l’effort par lequel chacun tend a conserver son être. Donc nul ne peut désirer, etc. C. Q. F. D.

PROPOSITION XXX

Aucune chose ne peut nous être mauvaise par ce qu’elle a de commun avec notre nature ; mais en tant qu’elle nous est mauvaise, elle est contraire à notre nature.
Démonstration : Nous appelons mal ce qui est pour nous une cause de tristesse (par la Propos. 8, part. 4), c’est-à-dire (par la Défin. que vous trouverez au Schol. de la Propos. 11, part. 3) ce qui diminue ou empêche notre puissance d’agir. Si donc une chose nous était mauvaise par ce qu’elle a de commun avec nous, elle pourrait donc détruire ou empêcher cela même qui lui est commun avec nous, conséquence absurde (par la Prop. 4, part. 3). Aucune chose ne peut donc nous être mauvaise par ce qu’elle a de commun avec nous ; mais, en tant qu’elle nous est mauvaise, c’est-à-dire (comme on l’a déjà montré) en tant qu’elle peut diminuer ou empêcher notre puissance d’agir, elle est contraire à notre nature (par la Propos. 5, part. 3). C. Q. F. D.

PROPOSITION XXXII

En tant que les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’il y ait entre eux conformité de nature
Démonstration : C’est par la puissance qu’il y a entre deux êtres conformité de nature (en vertu de la Propos. 7, part. 3), et non par l’impuissance et la négation, ni conséquemment (en vertu du Schol. de la Propos. 3, part. 2) par la passion. Donc, entre les hommes qui sont soumis aux passions, il n’y a point conformité de nature.
Scholie : La chose est évidente d’elle-même ; car celui qui dit que le blanc et le noir n’ont d’autre conformité que de n’être ni l’un ni l’autre le rouge, affirme d’une manière absolue que le blanc et le noir n’ont aucune conformité. De même, si quelqu’un dit qu’une pierre et un homme conviennent en ce seul point que tous deux sont finis, impuissants, ou qu’aucun d’eux n’existe par la nécessité de sa nature, ou que tous deux sont indéfiniment surpassés par la puissance des causes extérieures, c’est absolument comme s’il disait que la pierre et l’homme n’ont aucune conformité ; car les êtres qui n’ont de conformité que d’une manière négative et par les propriétés qu’ils n’ont pas n’ont vraiment aucune conformité.

PROPOSITION XXXIV

Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, peuvent être contraires les uns aux autres.
Démonstration : Un homme, Pierre, par exemple, peut être une cause de tristesse pour Paul, parce qu’il a en lui-même quelque chose de semblable à l’objet de la haine de Paul (par la Propos. 16, part. 3), ou bien parce que Pierre possède seul un objet pour lequel Paul a aussi de l’amour (voyez la Propos. 32, part. 3, avec son Schol.), ou enfin pour d’autres causes (on en a marqué les principales dans le Schol. de la Propos. 55, part. 3). Il résultera de là (par la Déf. 7 des passions) que Paul haïra Pierre, et partant (en vertu de la propos. 40, part. 3, avec son Schol.), que Pierre sera aisément disposé à haïr Paul à son tour, de telle façon que tous deux feront effort (par la Propos. 39, part. 3) pour se causer du mal l’un à l’autre, et seront ainsi contraires l’un à l’autre (par la Propos. 30, part. 4). Or, la tristesse est toujours une affection passive (par la Propos. 59, part. 3). Donc les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, peuvent être contraires les uns aux autres. C. Q. F. D.
Scholie : J’ai dit que Paul prenait Pierre en haine, parce qu’il se représentait Pierre comme possesseur de l’objet pour lequel lui, Paul, a de l’amour. Il semble, au premier abord, résulter de là que deux hommes, de cela seul qu’ils aiment le même objet, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine conformité de nature, sont l’un pour l’autre une source de mal ; or, s’il en est ainsi, les Propos. 30 et 31, part. 4, sont fausses. Mais si on veut examiner la chose d’une manière impartiale, on verra qu’il y a parfait accord dans toutes les parties de notre doctrine ; car ces deux personnes dont nous avons parlé ne cherchent pas à se nuire réciproquement, en tant qu’elles ont une certaine conformité de nature, en tant qu’elles aiment un même objet, mais bien en tant qu’elles diffèrent l’une de l’autre. En effet, en tant qu’elles aiment toutes deux le même objet, l’amour de chacune d’elles se trouve augmenté (par la Propos. 31, part. 3), et partant leur joie (par la Déf. 6 des Passions). Ainsi donc, il s’en faut bien qu’elles soient l’une à l’autre une cause d’ennui en tant qu’elles aiment le même objet et ont une certaine conformité de nature. La vraie cause de leur inimitié, comme je l’ai dit, c’est qu’on suppose entre elles une opposition de nature. On suppose en effet que Pierre a l’idée d’un objet aimé qu’il possède, et Paul, l’idée d’un objet aimé qu’il a perdu. D’où il suit que Paul est plein de tristesse et Pierre plein de joie ; or sous ce point de vue, Pierre et Paul sont de nature contraire. Il me serait aisé de montrer de la même manière que toutes les autre causes de haine dépendent non point de la conformité, mais de l’opposition qui se rencontre dans la nature des hommes.

PROPOSITION XXXV


Les hommes ne sont constamment et nécessairement en conformité de nature qu’en tant qu’ils vivent selon les conseils de la raison.
Démonstration : Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, peuvent être de nature différente (par la Propos. 33, part. 4) et même contraire (par la Propos. précédente). Or, on ne peut dire des hommes qu’ils agissent qu’en tant qu’ils dirigent leur vie d’après la raison (par la Propos. 3, part. 3), et par conséquent tout ce qui résulte de la nature humaine, en tant qu’on la considère comme raisonnable, doit (en vertu de la Déf. 2, part. 3) se concevoir par la nature humaine toute seule, comme par sa cause prochaine. Mais tout homme, par la loi de sa nature, désirant ce qui lui est bon, et s’efforçant d’écarter ce qu’il croit mauvais pour lui (par la Propos. 19, part. 4), et d’un autre côté, tout ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après la décision de la raison étant nécessairement bon ou mauvais (par la Propos. 41, part. 2), ce n’est donc qu’en tant que les hommes règlent leur vie d’après la raison qu’ils accomplissent nécessairement les choses qui sont bonnes pour la nature humaine, et partant bonnes pour chaque homme en particulier ; en d’autres termes (par le Coroll. de la Propos. 31, part. 4), les choses qui sont en conformité avec la nature de tous les hommes. Donc les hommes en tant qu’ils vivent selon les lois de la raison, sont toujours et nécessairement en conformité de nature. C. Q. F. D.
Corollaire I : Rien dans la nature des choses n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même, quand il vit selon la raison. Car ce qu’il y a de plus utile pour l’homme, c’est ce qui s’accorde le mieux avec sa nature (par le Coroll. de la Propos. 31, part. 4), c’est à savoir, l’homme (cela est évident de soi). Or, l’homme agit absolument selon les lois de sa nature quand il vit suivant la raison (par la Déf. 2, part. 3), et à cette condition seulement la nature de chaque homme s’accorde toujours nécessairement avec celle d’un autre homme (par la Propos. précéd.). Donc rien n’est plus utile à l’homme entre toutes choses que l’homme lui-même, etc. C. Q. F. D.
Corollaire II : Plus chaque homme cherche ce qui lui est utile, plus les hommes sont réciproquement utiles les uns aux autres. Plus, en effet, chaque homme cherche ce qui lui est utile et s’efforce de se conserver, plus il a de vertu (par la Propos. 20, part. 4), ou, ce qui est la même chose (par la Déf. 8, part. 4), plus il a de puissance pour agir selon les lois de sa nature, c’est-à-dire (par la Propos. 3, part. 3) suivant les lois de sa raison. Or les hommes ont la plus grande conformité de nature quand ils vivent suivant la raison (par la Propos. précéd.). Donc (par le précéd. Coroll.) les hommes sont d’autant plus utiles les uns aux autres que chacun cherche davantage ce qui lui est utile. C. Q. F. D.
Scholie : Ce que nous venons de montrer, l’expérience le confirme par des témoignages si nombreux et si décisifs que c’est une parole répétée de tout le monde : L’homme est pour l’homme un Dieu. Il est rare pourtant que les hommes dirigent leur vie d’après la raison, et la plupart s’envient les uns les autres et se font du mal. Cependant, ils peuvent à peine supporter la vie solitaire, et cette définition de l’homme leur plaît fort : L’homme est un animal sociable. La vérité est que la société a beaucoup plus d’avantages pour l’homme qu’elle n’entraîne d’inconvénients. Que les faiseurs de satires se moquent donc tant qu’il leur plaira des choses humaines ; que les théologiens les détestent à leur gré, que les mélancoliques vantent de leur mieux la vie grossière des champs, qu’ils méprisent les hommes et prennent les bêtes en admiration ; l’expérience dira toujours aux hommes que des secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les objets de leurs besoins, et que c’est seulement en réunissant leurs forces qu’ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts. Mais je m’abstiens d’insister ici, pour montrer qu’il est de beaucoup préférable et infiniment plus digne de notre intelligence de méditer sur les actions des hommes que sur celles des bêtes. Tout cela sera développé plus tard avec étendue.

PROPOSITION XL

Tout ce qui tend à réunir les hommes en société, en d’autres termes, tout ce qui les fait vivre dans la concorde, est utile, et au contraire, tout ce qui introduit la discorde dans la cité est mauvais.
Démonstration : En effet, tout ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde les fait vivre sous la conduite de la raison (par la Propos. 35, part. 4), et conséquemment (par les Propos. 26 et 27, part. 4), est bon. Au contraire (et par la même raison), tout ce qui excite des discordes est mauvais. C. Q. F. D.

PROPOSITION XLVII

Les passions de l’espérance et de la crainte ne peuvent jamais être bonnes par elles-mêmes.
Démonstration : L’espérance et la crainte sont des passions inséparables de la tristesse. Car, d’abord, la crainte est une sorte de tristesse (par la Déf : 13 des pass.), et l’espérance (voyez l’Expl. des Déf. 12 et 13 des pass.) est toujours accompagnée de crainte ; d’où il suit (par la Propos. 41, part. 4) que ces passions ne peuvent jamais être bonnes par elles-mêmes, mais seulement en tant qu’elles sont capables d’empêcher les excès de la joie (par la Propos. 43, part. 4). C. Q. F. D.
Scholie : Joignez à cela que ces passions marquent un défaut de connaissance et l’impuissance de l’âme ; et c’est pourquoi la sécurité, le désespoir, le contentement et le remords sont aussi des signes d’impuissance. Car bien que la sécurité et le contentement soient des passions nées de la joie, elles supposent une tristesse antérieure, savoir, celle qui accompagne toujours l’espérance et la crainte. De là vient que plus nous faisons effort pour vivre sous la conduite de la raison, plus aussi nous diminuons notre dépendance à l’égard de l’espérance et de la crainte, plus nous arrivons à commander à la fortune, et à diriger nos actions suivant une ligne régulière et raisonnable.

PROPOSITION L

La pitié est, de soi, mauvaise et inutile dans une âme qui vit selon la raison.
Démonstration : En effet, la pitié est une sorte de tristesse (par la Déf. 18 des pass.), et partant elle est, de soi, mauvaise (par la Propos. 41, part. 4). Quant au bien qui en résulte, je veux dire celui que nous faisons en nous efforçant de délivrer de sa misère l’objet de notre pitié (par le Coroll. 3 de la propos. 27, part. 3), la raison seule nous porte à désirer de l’accomplir (par la Propos. 37, part. 4), et ce n’est même que par la raison (par la propos. 27, part. 4) que nous pouvons faire le bien, en sachant certainement que nous faisons le bien ; d’où il suit que la pitié est, de soi, mauvaise et inutile dans une âme qui vit selon la raison.
Corollaire : Il résulte aussi de là que celui qui vit selon la raison s’efforce, autant qu’il est en lui, de ne pas être touché par la pitié.
Scholie : Celui qui a bien compris que toutes choses résultent de la nécessité de la nature divine, et se font suivant les lois et les règles éternelles de la nature, ne rencontrera jamais rien qui soit digne de haine, de moquerie ou de mépris, et personne ne lui inspirera jamais de pitié ; il s’efforcera toujours au contraire, autant que le comporte l’humaine vertu, de bien agir et, comme on dit, de se tenir en joie. J’ajoute que l’homme qui est aisément touché de pitié et remué par la misère ou les larmes d’autrui agit souvent de telle sorte qu’il en éprouve ensuite du regret ; ce qui s’explique, soit parce que nous ne faisons jamais le bien avec certitude quand c’est la passion qui nous conduit, soit encore parce que nous sommes aisément trompés par de fausses larmes. Il est expressément entendu que je parle ici de l’homme qui vit selon la raison. Car si un homme n’est jamais conduit, ni par la raison, ni par la pitié, à venir au secours d’autrui, il mérite assurément le nom d’inhumain, puisqu’il ne garde plus avec l’homme aucune ressemblance (par la Propos. 27, part. 3).

PROPOSITION LIII

L’humilité n’est point une vertu ; en d’autres termes, elle ne provient point de la raison.
Démonstration : L’humilité, c’est la tristesse qui naît pour l’homme du spectacle de son impuissance (par la Déf. 26 des pass.). Or l’homme, en tant qu’il a de soi-même une connaissance raisonnable, comprend par cela même son essence, c’est-à-dire (par la Propos. 7, part. 3) sa puissance. Si donc l’homme, en se considérant lui-même, aperçoit en lui quelque impuissance, cela ne peut venir de ce qu’il se comprend lui-même, mais bien (comme on l’a démontré à la Propos. 55, part. 3) de ce que sa puissance d’action est empêchée de quelque manière. Suppose-t-on que l’idée de cette impuissance vient de ce que l’homme conçoit une puissance plus grande que la sienne et dont la connaissance détermine sa puissance propre ; cela ne signifie pas autre chose alors, sinon que l’homme se comprend lui-même d’une façon distincte (en vertu de la Propos. 26, part. 4), parce que sa puissance d’agir vient à être favorisée. Ainsi donc l’humilité, je veux dire la tristesse qui naît pour l’homme de l’idée de son impuissance, ne provient pas de la vraie connaissance de soi-même ou de la raison ; ce n’est point une vertu, c’est une passion. C. Q. F. D.

PROPOSITION LIV

Le repentir n’est point une vertu, ou en d’autres termes, il ne provient point de la raison ; au contraire, celui qui se repent d’une action est deux fois misérable ou impuissant.
Démonstration : La première partie de cette proposition se prouve comme la proposition précédente. La seconde résulte évidemment de la seule définition du repentir (voyez la Déf. 27 des pass.) ; car l’âme, livrée à cette passion, se laisse vaincre et par un désir dépravé et par la tristesse.
Scholie : Les hommes ne dirigeant que rarement leur vie d’après la raison, il arrive que ces deux passions de l’humilité et du repentir, comme aussi l’espérance et la crainte qui en dérivent, sont plus utiles que nuisibles ; et puisque enfin les hommes doivent pécher, il vaut encore mieux qu’ils pèchent de cette manière. Car si les hommes dont l’âme est impuissante venaient tous à s’exalter également et par l’orgueil, ils ne seraient plus réprimés par aucune honte, par aucune crainte, et on n’aurait aucun moyen de les tenir en bride et de les enchaîner. Le vulgaire devient terrible dès qu’il ne craint plus. Il ne faut donc point s’étonner que les prophètes, consultant l’utilité commune et non celle d’un petit nombre, aient si fortement recommandé l’humilité, le repentir et la subordination. Car on doit convenir que les hommes dominés par ces passions sont plus aisés à conduire que les autres et plus disposés à mener une vie raisonnable, c’est-à-dire à devenir libres et à jouir de la vie des heureux.

PROPOSITION LXX

L’homme libre qui vit parmi des ignorants s’efforce, autant qu’il est en lui, de se soustraire à leurs bienfaits.
Démonstration : Chacun juge de ce qui est bien suivant son caractère (voyez le Schol. de la Propos. 39, part. 3). L’ignorant qui a rendu un service en estime donc le prix suivant son caractère ; et s’il s’aperçoit que l’obligé en fait moins de cas qu’il ne faut, il est saisi de tristesse (par la Propos. 42, part. 3). Or, l’homme libre désire s’unir aux autres hommes par l’amitié (en vertu de la Propos. 37, part. 4) ; mais ce qu’il veut, ce n’est pas de leur rendre des bienfaits qui leur paraissent égaux à ceux qu’il en reçoit ; il veut les conduire et se conduire lui-même par le libre jugement de la raison, et ne rien faire que ce qu’il sait être pour le mieux. Ainsi donc l’homme libre, pour éviter la haine des ignorants, pour ne pas se conformer à leurs désirs aveugles, mais bien à la raison seule, s’efforce, autant qu’il est en lui, de se soustraire à leurs bienfaits. C. Q. F. D.
Scholie : Je dis autant qu’il est en lui ; car bien que la plupart des hommes soient ignorants, il en est pourtant qui, dans les nécessités de la vie, sont capables de nous prêter secours, et le secours des hommes est le meilleur de tous : d’où il résulte qu’il est souvent nécessaire de recevoir leurs bienfaits et de leur en faire des remerciements conformes à leur caractère. Ajoutez à cela que, même en refusant un bienfait, il faut s’assurer qu’on ne prendra pas ce refus comme une marque de mépris, et qu’on ne pensera pas que l’avarice nous fait craindre d’être obligés à la reconnaissance ; car alors nos efforts mêmes pour éviter la haine des hommes les indisposeraient contre nous. Je conclus que, dans le refus des bienfaits, il y a une règle à garder, celle de l’utile et de l’honnête.


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