Par delà le bien et le mal
Prélude d’une philosophie de l’avenir
Prélude d’une philosophie de l’avenir
CHAPITRE PREMIER
LES PRÉJUGÉS DES PHILOSOPHES
2.
« Comment
une chose pourrait-elle naître de son contraire ? Par exemple, la vérité
de l’erreur ? Ou bien la volonté du vrai de la volonté de l’erreur ?
L’acte désintéressé de l’acte égoïste ? Comment la contemplation pure et
rayonnante du sage naîtrait-elle de la convoitise ? De telles origines
sont impossibles ; ce serait folie d’y rêver, pis encore ! Les choses
de la plus haute valeur doivent avoir une autre origine, une origine qui leur
est particulière, — elles ne sauraient être issues de ce monde passager,
trompeur, illusoire, de ce labyrinthe d’erreurs et de désirs ! C’est, tout
au contraire, dans le sein de l’être, dans l’immuable, dans la divinité
occulte, dans la « chose en soi », que doit se trouver leur raison
d’être, et nulle part ailleurs ! » — Cette façon d’apprécier
constitue le préjugé typique auquel on reconnaît bien les métaphysiciens de
tous les temps. Ces évaluations se trouvent à l’arrière-plan de toutes leurs
méthodes logiques ; se basant sur cette « croyance », qui est la
leur, ils font effort vers leur « savoir », vers quelque chose qui, à
la fin, est solennellement proclamé « la vérité ». La croyance
fondamentale des métaphysiciens c’est l’idée de l’opposition des valeurs.
Les plus avisés parmi eux n’ont jamais songé à élever des doutes dès l’origine,
là où cela eût été le plus nécessaire : quand même ils en auraient fait
vœu « de omnibus dubitandum ». On peut se demander en effet,
premièrement, si, d’une façon générale, il existe des contrastes, et, en
deuxième lieu, si les évaluations et les oppositions que le peuple s’est créées
pour apprécier les valeurs, sur lesquelles ensuite les métaphysiciens ont mis
leur empreinte, ne sont pas peut-être des évaluations de premier plan, des
perspectives provisoires, projetées, dirait-on, du fond d’un recoin, peut-être
de bas en haut, — des « perspectives de grenouille », en quelque
sorte, pour employer une expression familière aux peintres ? Quelle que
soit la valeur que l’on attribue à ce qui est vrai, véridique, désintéressé il se
pourrait bien qu’il faille reconnaître à l’apparence, à la volonté d’illusion,
à l’égoïsme et au désir une valeur plus grande et plus fondamentale par rapport
à la vie. De plus, il serait encore possible que ce qui constitue la valeur de
ces choses bonnes et révérées consistât précisément en ceci qu’elles sont
parentes, liées et enchevêtrées d’insidieuse façon et peut-être même identiques
à ces choses mauvaises, d’apparence contradictoires. Peut-être ! — Mais
qui donc s’occuperait d’aussi dangereux peut-être ! Il faut attendre, pour
cela, la venue d’une nouvelle espèce de philosophes, de ceux qui sont animés
d’un goût différent, quel qu’il soit, d’un goût et d’un penchant qui
différeraient totalement de ceux qui ont eu cours jusqu’ici, — philosophes d’un
dangereux peut-être, à tous égards. — Et, pour parler sérieusement : je
les vois déjà venir, ces nouveaux philosophes.
3.
Après avoir
passé assez de temps à scruter les philosophes, à les lire entre les lignes, je
finis par me dire que la plus grande partie de la pensée consciente doit être,
elle aussi, mise au nombre des activités instinctives, je n’excepte même pas la
méditation philosophique. Il faut ici apprendre à juger autrement, comme on a
déjà fait au sujet de l’hérédité et des « caractères acquis ». De même
que l’acte de la naissance n’entre pas en ligne de compte dans l’ensemble du
processus de l’hérédité : de même le fait de la « conscience »
n’est pas en opposition, d’une façon décisive, avec les phénomènes instinctifs,
— la plus grande partie de la pensée consciente chez un philosophe est
secrètement menée par ses instincts et forcée à suivre une voie tracée.
Derrière la logique elle-même et derrière l’autonomie apparente de ses
mouvements, il y a des évaluations de valeurs, ou, pour m’exprimer plus
clairement, des exigences physiques qui doivent servir au maintien d’un genre
de vie déterminé. Affirmer, par exemple, que le déterminé a plus de valeur que
l’indéterminé, l’apparence moins de valeur que la « vérité » :
de pareilles évaluations, malgré leur importance régulative pour nous, ne
sauraient être que des évaluations de premier plan, une façon de niaiserie,
utile peut-être pour la conservation d’êtres tels que nous. En admettant, bien
entendu, que ce n’est pas l’homme qui est la « mesure des choses »…
16.
Il y a
encore des observateurs assez naïfs pour croire qu’il existe des
« certitudes immédiates », par exemple « je pense », ou,
comme ce fut la superstition de Schopenhauer, « je veux ». Comme si
la connaissance parvenait à saisir son objet purement et simplement, sous forme
de « chose en soi », comme s’il n’y avait altération ni du côté du
sujet, ni du côté de l’objet. Mais je répéterai cent fois que la
« certitude immédiate », de même que la « connaissance
absolue », la « chose en soi » renferment une contradictio in
adjecto : il faudrait enfin échapper à la magie fallacieuse des mots.
C’est affaire du peuple de croire que la connaissance est le fait de
connaître une chose jusqu’au bout. Le philosophe cependant doit se dire :
« Si je décompose le processus logique exprimé dans la phrase « je
pense », j’obtiens une série d’affirmations hasardeuses dont le fondement
est difficile, peut-être impossible à établir, — par exemple, que c’est moi
qui pense, qu’il doit y avoir, en général, quelque chose qui pense, que « penser »
est l’activité et l’effet d’un être, considéré comme cause, qu’il existe un
« moi », enfin qu’il a déjà été établi ce qu’il faut entendre par
penser — c’est-à-dire que je sais ce que penser veut dire. Car si, à
part moi, je n’étais pas déjà fixé à ce sujet, sur quoi devrais-je me régler
pour savoir si ce qui arrive n’équivaudrait pas à « vouloir » ou à
« sentir » ? Bref, ce « je pense » laisse prévoir que
je compare mon état momentané à d’autres états que je connais en moi,
pour établir de la sorte ce qu’il est. À cause de ce retour à un
« savoir » d’origine différente, mon état ne me procure certainement
pas une « certitude immédiate ». — En lieu et place de cette
« certitude immédiate », à quoi le peuple croira peut-être dans le
cas donné, le philosophe s’empare ainsi d’une série de questions de
métaphysique, véritables problèmes de conscience, tels que ceux-ci :
« D’où est-ce que je tire le concept penser ? Pourquoi est-ce que je
crois à la cause et à l’effet ? Qu’est-ce qui me donne le droit de parler
d’un moi, et encore d’un moi comme cause, et enfin d’un moi
comme cause intellectuelle ? » Celui qui, appuyé sur une sorte d’intuition
de la connaissance, s’aventure à répondre immédiatement à cette question de
métaphysique, comme fait celui qui dit : « je pense et sais que cela
du moins est vrai, réel, certain » — celui-là provoquera aujourd’hui chez
le philosophe un sourire et deux questions : « Monsieur, lui dira
peut-être le philosophe, il paraît invraisemblable que vous puissiez ne pas
vous tromper, mais pourquoi voulez-vous la vérité à tout prix ? » —
19.
Les
philosophes ont continué de parler de la volonté comme si c’était la chose la
plus connue du monde. Schopenhauer nous donna même à entendre que la volonté
est la seule chose qui nous soit connue, parfaitement connue, sans déduction ni
adjonction. Mais il me semble toujours que Schopenhauer n’a fait dans ce cas
que ce que les philosophes ont coutume de faire : il s’est emparé d’un préjugé
populaire qu’il s’est contenté d’exagérer. « Vouloir » me semble
être, avant tout, quelque chose de compliqué, quelque chose qui ne
possède d’unité qu’en tant que mot, — et c’est précisément dans un mot unique
que réside le préjugé populaire qui s’est rendu maître de la circonspection
toujours très faible des philosophes. Soyons donc circonspects, soyons
« non-philosophes », disons que dans tout vouloir il y a, avant tout,
une multiplicité de sensations qu’il faut décomposer : la sensation du
point de départ de la volonté, la sensation de l’aboutissant, la sensation du
« va-et-vient » entre ces deux états ; et ensuite une sensation
musculaire concomitante qui, sans que nous mettions en mouvement « bras et
jambes », entre en jeu dès que nous « voulons ». De même donc
que des sensations de diverses sortes sont reconnaissables, comme ingrédients
dans la volonté, de même il y entre, en deuxième lieu, un ingrédient nouveau,
la réflexion. Dans chaque acte de la volonté il y a une pensée directrice. Et
il faut bien se garder de croire que l’on peut séparer cette pensée du
« vouloir », comme s’il restait encore, après cela, de la
volonté ! En troisième lieu, la volonté n’est pas seulement un complexus
de sensations et de pensées, mais encore un penchant, un penchant au
commandement. Ce que l’on appelle « libre arbitre » est
essentiellement la conscience de la supériorité vis-à-vis de celui qui doit
obéir. « Je suis libre, il doit obéir » — ce sentiment est
caché dans toute manifestation de la volonté, de même cette tension de
l’esprit, ce regard direct qui fixe exclusivement un objet, l’évaluation
absolue de la nécessité de faire telle chose « et non point telle
autre », la certitude intime qu’il sera obéi au commandement, quels que
soient les sentiments propres à celui qui commande. Un homme qui veut
ordonne quelque chose à son être intime, lequel obéit, ou est du moins imaginé
obéissant. Or, remarquez ce qu’il y a de plus singulier dans cette volonté —
cette chose si compliquée que le peuple ne sait exprimer que par un seul mot.
Je prends le cas donné, où nous sommes à la fois souverains et sujets, et
j’admets qu’en tant que sujets obéissants nous connaissions les sentiments de
la contrainte, de l’obligation, de la pression, de la résistance, du mouvement
qui commencent à l’ordinaire immédiatement après l’acte de volonté ; le
cas où, d’autre part, nous avons l’habitude de passer sur cette dualité, de
nous faire illusion à son sujet, au moyen de la conception synthétique
« moi », alors toute une chaîne de conséquences erronées, et, par
conséquent, de fausses appréciations de la volonté s’est encore attachée au
vouloir, — en sorte que l’être voulant croit, de bonne foi, que vouloir suffit
à l’action. Parce que, dans la plupart des cas, la volonté ne s’est exercée que
quand l’efficacité du commandement, c’est-à-dire l’obéissance, par conséquent
l’action, pouvaient être attendues, l’apparence, seule existante, s’est
traduite par une sensation, à savoir : qu’il y avait là la nécessité
d’un effet ; bref, le sujet voulant s’imagine, avec quelque certitude,
que vouloir et agir ne font qu’un, il escompte la réussite, la réalisation du
vouloir, au bénéfice de la volonté même et jouit d’un surcroît de sensations de
puissance que toute réussite apporte avec elle. « Libre arbitre » —
voilà l’expression pour ce sentiment complexe de plaisir chez le sujet voulant
qui commande et, en même temps, s’identifie à l’exécutant, — qui jouit du
triomphe remporté sur les obstacles, mais qui s’imagine, à part soi, que c’est
sa volonté elle-même qui triomphe des obstacles. Le sujet voulant ajoute de la
sorte, aux sensations de plaisir que lui procure le commandement, les
sensations de plaisir des instruments qui exécutent et réalisent ces volontés
secondaires, puissances « subanimiques » qui obéissent — car notre
corps n’est qu’une collectivité d’âmes nombreuses. L’effet, c’est moi.
Il se passe ici ce qui se passe dans toute communauté bien établie et dont les
destinées sont heureuses : la classe dominante s’identifie aux succès de
la communauté. Dans toute volonté il s’agit donc, en fin de compte, de
commander et d’obéir, et cela sur les bases d’un état social composé
d’« âmes » nombreuses. C’est pourquoi un philosophe devrait s’arroger
le droit d’envisager la volonté sous l’aspect de la morale : la morale,
bien entendu, considérée comme doctrine des rapports de puissance sous lesquels
se développe le phénomène « vie ». —
23.
Toute la
psychologie s’est arrêtée jusqu’à présent à des préjugés et à des craintes
morales : elle n’a pas osé s’aventurer dans les profondeurs. Oser
considérer la psychologie comme morphologie et comme doctrine de l’évolution
dans la volonté de puissance, ainsi que je la considère — personne n’y a
encore songé, même de loin : autant, bien entendu, qu’il est permis de
voir dans ce qui a été écrit jusqu’à présent un symptôme de ce qui a été passé
sous silence. La puissance des préjugés moraux a pénétré profondément dans le
monde le plus intellectuel, le plus froid en apparence, le plus dépourvu
d’hypothèses — et, comme il va de soi, cette influence a eu les effets les plus
nuisibles, car elle l’a entravé et dénaturé. Une psycho-physiologie réelle est
forcée de lutter contre les résistances inconscientes dans le cœur du savant,
elle a « le cœur » contre elle. La doctrine de la réciprocité des
« bons » et des « mauvais » instincts suffit déjà, à cause
du reproche d’immoralité plus subtile que l’on peut lui adresser, pour mettre
en détresse une conscience forte et courageuse. C’est pire encore lorsqu’il
s’agit de la possibilité de déduire tous les bons instincts des mauvais. En
admettant cependant que quelqu’un aille jusqu’à considérer les penchants haine,
envie, cupidité, esprit de domination comme des tendances essentielles à la
vie, comme quelque chose qui, dans l’économie de la vie, doit exister
profondément et essentiellement, et qui, par conséquent, doit être renforcé
encore, si l’on veut renforcer la vie, — il souffrira d’une pareille direction
de son jugement comme du mal de mer. Or, cette hypothèse n’est pas, à beaucoup
près, la plus pénible et la plus étrange dans ce domaine immense et presque
inexploré encore de la dangereuse connaissance. Et il y a, en effet, cent
bonnes raisons pour que celui qui le peut en reste éloigné. Mais, d’autre part,
s’il vous est arrivé d’y échouer avec votre barque, eh bien ! serrez les
dents ! ouvrez les yeux ! la main ferme au gouvernail ! — nous
naviguons en droite ligne, par-dessus la morale. Il nous faudra peut-être
écraser et broyer ce qui nous reste de morale à nous-même, en nous aventurant
dans ces parages, — mais qu’importe de nous ! Jamais encore un monde plus profond
ne s’est révélé au regard des voyageurs intrépides et aventureux. Et le
psychologue qui fait de tels « sacrifices » — ce n’est pas le sacrifizio del intelletto, au contraire ! — aura, tout au moins, le droit
de demander que la psychologie soit de nouveau proclamée reine des sciences,
les autres sciences n’existant qu’à cause d’elle, pour la servir et la
préparer. Mais, dès lors, la psychologie est redevenue la voie qui mène aux
problèmes fondamentaux.
CHAPITRE DEUXIÈME
L’ESPRIT LIBRE
24.
O sancta
simplicitas ! Quelle
singulière simplification, quel faux point de vue l’homme met dans sa
vie ! On ne peut pas assez s’en étonner quand une fois on a ouvert les
yeux sur cette merveille ! Comme nous avons tout rendu clair, et libre, et
léger autour de nous ! Comme nous avons su donner à nos sens le libre
accès de tout ce qui est superficiel, à notre esprit un élan divin vers les
espiègleries et les paralogismes ! Comme, dès l’abord, nous avons su
conserver notre ignorance pour jouir d’une liberté à peine compréhensible, pour
jouir du manque de scrupule, de l’imprévoyance, de la bravoure et de la
sérénité de la vie, pour jouir de la vie ! Et c’est seulement sur ces
bases, dès lors solides et inébranlables de l’ignorance, que la science a pu
s’édifier jusqu’à présent, la volonté de savoir sur la base d’une volonté bien
plus puissante encore, la volonté de l’ignorance, de l’incertitude, du
mensonge ! Le langage, ici comme ailleurs, ne peut pas aller au
delà de sa lourdeur, et continue à parler de contrastes alors qu’il n’y a que
des degrés et des subtilités de nuances ; de plus, la tartuferie de la
morale, cette tartuferie incarnée qui maintenant s’est à jamais mêlée à notre
chair et notre sang, nous retourne les mots dans la bouche, même à nous autres
savants. Quoi qu’il en soit, nous nous rendons compte de temps en temps, non
sans en rire, que c’est précisément la meilleure des sciences qui prétend nous
retenir le mieux dans ce monde simplifié, artificiel de part en part,
dans ce monde habilement imaginé et falsifié, que nolens volens cette science aime l’erreur, parce
qu’elle aussi, la vivante, aime la vie !
25.
Après un
début aussi gai, je voudrais qu’une parole sérieuse fût écoutée : elle
s’adresse aux hommes les plus sérieux. Soyez prudents, philosophes et amis de
la connaissance, et gardez-vous du martyre ! Gardez-vous de la souffrance
« à cause de la vérité » ! Gardez-vous de la défense
personnelle ! Votre conscience y perd toute son innocence et toute sa
neutralité subtile, vous vous entêtez devant les objections et les étoffes
rouges. Vous aboutissez à la stupidité du taureau. Quel abêtissement, lorsque,
dans la lutte avec les dangers, la diffamation, la suspicion, l’expulsion et
les conséquences, plus grossières encore, de l’inimitié, il vous faudra finir
par jouer le rôle ingrat de défenseurs de la vérité sur la terre. Comme si la
« vérité » était une personne si candide et si maladroite qu’elle eût
besoin de défenseurs ! Et que ce soit justement de vous, messieurs les
chevaliers à la triste figure, vous qui vous tenez dans les recoins, embusqués
dans les toiles d’araignées de l’esprit ! En fin de compte, vous savez
fort bien qu’il doit être indifférent si c’est vous qui gardez raison
et, de même que jusqu’à présent aucun philosophe n’a eu le dernier mot, vous
n’ignorez pas que chaque petit point d’interrogation que vous ajouteriez
derrière vos mots préférés et vos doctrines favorites (et à l’occasion derrière
vous-mêmes) pourrait renfermer une véracité plus digne de louanges que toutes
vos attitudes solennelles et tous les avantages que vous présentez à vos
accusateurs et à vos juges ! Mettez-vous plutôt à l’écart ! Fuyez
dans la solitude ! Ayez votre
masque et votre finesse, pour que l’on ne vous reconnaisse pas ! ou pour
que, du moins, on vous craigne un peu ! Et n’oubliez pas le jardin, le
jardin aux grilles dorées ! Ayez autour de vous des hommes qui soient
semblables à un jardin, ou qui soient comme de la musique sur l’eau lorsque
vient le soir, alors que le jour n’est déjà plus qu’un souvenir. Choisissez la bonne
solitude, la solitude libre, légère et impétueuse, celle qui vous donne le
droit à vous-même de rester bons, dans quelque sens que ce soit ! Combien
toute longue guerre qui ne peut pas être menée ouvertement rend perfide, rusé
et mauvais ! Combien toute longue crainte rend personnel, et aussi
toute longue attention accordée à l’ennemi, à l’ennemi possible ! Tous ces
parias de la société, longtemps pourchassés et durement persécutés — tous ces
ermites par nécessité, qu’ils s’appellent Spinoza ou Giordano Bruno — finissent
tous par devenir, ne fût-ce que dans une mascarade intellectuelle, et peut-être
à leur insu, des empoisonneurs raffinés et avides de vengeance. (Qu’on aille
donc une fois au fond de l’éthique et de la théologie de Spinoza !) Pour
ne point parler du tout de la sottise dans l’indignation morale qui est, chez
un philosophe, le signe infaillible que l’humour philosophique l’a quitté. Le
martyre du philosophe, son « sacrifice pour la vérité », fait venir
au jour ce qu’il tient de l’agitateur, du comédien, caché au fond de lui-même.
Et, en admettant que l’on ne l’ait considéré jusqu’à présent qu’avec une
curiosité artistique, pour plus d’un philosophe, on comprendra, il est vrai, le
désir dangereux de le voir une fois, de le contempler une fois sous un aspect
dégénéré (je veux dire dégénéré jusqu’au « martyr », jusqu’au
braillard de la scène et de la tribune). En face d’un pareil désir, il faut
cependant bien se rendre compte du spectacle qui nous est offert : c’est
une satire seulement, une farce présentée en épilogue, la démonstration
continuelle que la longue tragédie véritable est terminée ; en
admettant que toute philosophie fût à son origine une longue tragédie. —
26.
Tout homme
d’élite aspire instinctivement à sa tour d’ivoire, à sa réclusion mystérieuse,
où il est délivré de la masse, du vulgaire, du grand nombre, où il peut oublier
la règle « homme », étant lui-même une exception à cette règle. À
moins du cas particulier où, obéissant à un instinct plus virulent encore, il
va droit à cette règle, étant lui-même le Connaisseur, au sens grand et
exceptionnel du mot. Celui qui, dans la société des hommes, n’a pas parcouru
toutes les couleurs de la misère, passant tour à tour à l’aversion et au
dégoût, à la compassion, à la tristesse et à l’isolement, celui-là n’est
certainement pas un homme de goût supérieur. Mais, pour peu qu’il ne se charge
pas volontairement de ce fardeau de déplaisir, qu’il essaie de lui échapper sans
cesse et de rester caché, silencieux et fier, dans sa tour d’ivoire, une chose
sera certaine : il n’est pas fait pour la connaissance, il n’y est pas
prédestiné. Car si c’était le cas, il devrait se dire un jour : « Au
diable mon bon goût ! La règle est plus intéressante que l’exception, plus
intéressante que moi qui suis l’exception ! » Et, ce disant, il
descendrait au milieu de la multitude. L’étude de l’homme moyen, l’étude
prolongée et minutieuse avec le déguisement, la victoire sur soi-même,
l’abnégation et les mauvaises fréquentations qui y sont nécessaires — toutes
les fréquentations sont de mauvaises fréquentations, à moins que l’on s’en
tienne à ses pairs — c’est là une partie nécessaire de la vie de tout
philosophe, peut-être la partie la plus désagréable, la plus nauséabonde et la
plus féconde en déceptions. Mais si le philosophe a de la chance, comme il
convient à tout enfant chéri de la connaissance, il rencontrera des auxiliaires
qui abrégeront et allégeront sa tâche, j’entends de ceux que l’on appelle les
cyniques, de ceux qui reconnaissent simplement en eux la bête, la vulgarité, la
« règle » et qui, de plus, possèdent encore assez d’esprit pour être
poussés par une sorte d’aiguillon, à parler, devant témoins, d’eux-mêmes
et de leurs semblables. Il leur arrive même de s’étaler dans des livres, comme
dans leur propre fumier. Le cynisme est
la seule forme sous laquelle les âmes basses frisent ce que l’on appelle la
sincérité. Et l’homme supérieur doit ouvrir l’oreille devant toutes les
nuances du cynisme, et s’estimer heureux chaque fois que viennent à ses
oreilles les bouffonneries sans pudeur ou les écarts scientifiques du satyre.
Il y a même des cas où l’enchantement se mêle au dégoût, par exemple quand, par
un caprice de la nature, le génie se trouve départi à un de ces boucs, à un de
ces singes indiscrets, comme ce fut le cas chez l’abbé Galiani, l’homme le plus
profond, le plus pénétrant et peut-être aussi le plus malpropre de son siècle,
— il était beaucoup plus profond que Voltaire et, par conséquent, beaucoup plus
silencieux. Cependant, il arrive plus souvent, comme je l’ai indiqué, que le
cerveau d’un savant appartienne à un corps de singe, qu’une intelligence
subtile et exceptionnelle soit départie à une âme vulgaire. Le cas n’est pas rare
chez les médecins et les moralistes physiologistes. Partout où il y a quelqu’un
qui parle de l’homme, sans amertume mais avec une sorte de candeur, comme d’un
ventre doué de deux sortes de besoins et d’une tête n’en ayant qu’un
seul ; quelqu’un qui ne voit, ne cherche et ne veut voir que la
faim, l’instinct sexuel et la vanité, comme si c’étaient là les ressorts
essentiels et uniques des actions humaines ; bref, partout où l’on parle
mal de l’homme — et cela sans vouloir être méchant— l’amateur de la connaissance
doit écouter attentivement et avec soin ; ses oreilles doivent être
partout où l’on parle sans indignation, car l’homme indigné, celui qui se
lacère la chair de ses propres dents (ou, à défaut de lui-même, Dieu,
l’univers, la société), celui-là peut être placé plus haut, au point de vue
moral, que le satyre riant et content de lui-même ; sous tous les autres
rapports il sera le cas plus ordinaire, plus quelconque et moins instructif.
D’ailleurs, personne ne ment autant que l’homme indigné. —
32.
Durant la
plus longue période de l’histoire humaine — on l’appelle les temps
préhistoriques — on jugeait de la valeur et de la non-valeur d’un acte d’après
ses conséquences. L’acte, par lui-même, entrait tout aussi peu en considération
que son origine. Il se passait à peu près ce qui se passe encore aujourd’hui en
Chine, où l’honneur ou la honte des enfants remonte aux parents. De même,
l’effet rétroactif du succès ou de l’insuccès poussait les hommes à penser bien
ou mal d’une action. Appelons cette période la période prémorale de
l’humanité. L’impératif « connais-toi toi-même » était alors encore
inconnu. Mais, durant les derniers dix mille ans, on en est venu, peu à peu,
sur une grande surface du globe, à ne plus considérer les conséquences d’un
acte comme décisives au point de vue de la valeur de cet acte, mais seulement
son origine. C’est, dans son ensemble, un événement considérable qui a amené
un grand affinement du regard et de la mesure, effet inconscient du règne des
valeurs aristocratiques et de la croyance à l’ « origine », signe
d’une période que l’on peut appeler, au sens plus étroit, la période morale :
ainsi s’effectue la première tentative pour arriver à la connaissance de
soi-même. Au lieu des conséquences, l’origine. Quel renversement de la
perspective ! Certes, renversement obtenu seulement après de longues
luttes et des hésitations prolongées ! Il est vrai que, par là, une
nouvelle superstition néfaste, une singulière étroitesse de l’interprétation,
se mirent à dominer. Car on interpréta l’origine d’un acte, dans le sens le
plus précis, comme dérivant d’une intention, on s’entendit pour croire
que la valeur d’un acte réside dans la valeur de l’intention. L’intention
serait toute l’origine, toute l’histoire d’une action. Sous l’empire de ce
préjugé, on se mit à louer et à blâmer, à juger et aussi à philosopher, au
point de vue moral, jusqu’à nos jours. — Ne serions-nous pas arrivés,
aujourd’hui, à la nécessité de nous éclairer encore une fois au sujet du
renversement et du déplacement général des valeurs, grâce à un nouveau retour
sur soi-même, à un nouvel approfondissement de l’homme ? Ne serions-nous
pas au seuil d’une période qu’il faudrait, avant tout, dénommer négativement
période extra morale ? Aussi bien, nous autres immoralistes,
soupçonnons-nous aujourd’hui que c’est précisément ce qu’il y a de non-intentionnel
dans un acte qui lui prête une valeur décisive, et que tout ce qui y paraît
prémédité, tout ce que l’on peut voir, savoir, tout ce qui vient à la
« conscience », fait encore partie de sa surface, de sa
« peau », qui, comme toute peau, cache bien plus de choses
qu’elle n’en révèle. Bref, nous croyons que l’intention n’est qu’un signe et un
symptôme qui a besoin d’interprétation, et ce signe possède des sens trop
différents pour signifier quelque chose par lui-même. Nous croyons encore que
la morale, telle qu’on l’a entendue jusqu’à présent, dans le sens de morale
d’intention, a été un préjugé, une chose hâtive et provisoire peut-être, de la
nature de l’astrologie et de l’alchimie, en tous les cas quelque chose qui doit
être surmonté. Surmonter la morale, en un certain sens même la morale surmontée
par elle-même : ce sera la longue et mystérieuse tâche, réservée aux
consciences les plus délicates et les plus loyales, mais aussi aux plus
méchantes qu’il y ait aujourd’hui, comme à de vivantes pierres de touche de
l’âme. —
34.
Quel que soit
le point de vue philosophique où l’on se place aujourd’hui, partout le caractère
erroné du monde dans lequel nous pensons vivre nous apparaît comme la chose
la plus certaine et la plus solide que notre œil puisse saisir. Nous trouvons
une raison après l’autre qui voudraient nous induire à des suppositions au
sujet du principe trompeur, caché dans « l’essence des choses ».
Mais quiconque rend responsable de la fausseté du monde notre mode de penser,
c’est-à-dire « l’esprit » — échappatoire honorable pour tout avocat
de Dieu, conscient ou inconscient — quiconque considère ce monde, ainsi que
l’espace, le temps, la forme, le mouvement, comme faussement inférés,
celui-là aurait du moins de bonnes raisons pour apprendre à se méfier, enfin,
de la pensée même. La pensée ne nous aurait-elle pas joué jusqu’à présent le
plus mauvais tour ? Et quelle garantie aurions-nous de croire qu’elle ne
continuera pas à faire ce qu’elle a toujours fait ? Sérieusement, l’innocence
des penseurs a quelque chose de touchant qui inspire le respect. Cette
innocence permet aux penseurs de se dresser aujourd’hui encore, en face de la
conscience, pour lui demander une réponse loyale, pour lui demander, par
exemple, si elle est « réelle », pourquoi elle se débarrasse en somme
si résolument du monde extérieur, et autres questions de même nature. La
croyance en des « certitudes immédiates » est une naïveté morale
qui nous fait honneur, à nous autres philosophes. Mais, une fois pour toutes,
il nous est interdit d’être des hommes « exclusivement
moraux » ! Abstraction faite de la morale, cette croyance est une
absurdité qui nous fait peu d’honneur ! Dans la vie civile la méfiance
toujours aux aguets peut être la preuve d’un « mauvais caractère » et
passer dès lors pour peu habile, mais, lorsque nous sommes entre nous, au delà
du monde bourgeois et de ses appréciations, qu’est-ce qui devrait nous empêcher
d’être déraisonnables et de nous dire : le philosophe a acquis le droit au
« mauvais caractère », étant l’être qui jusqu’à présent a été le plus
dupé sur la terre ? Il a aujourd’hui le devoir de se méfier, de regarder
toujours de travers, comme s’il voyait des abîmes de suspicion. — On me
pardonnera ce tour d’esprit macabre, car j’ai appris moi-même, depuis
longtemps, à penser autrement, à avoir une évaluation différente sur le fait
de duper quelqu’un et d’être dupé, et je tiens en réserve quelques bonnes
bourrades pour la colère aveugle des philosophes qui se défendent d’être dupés.
Eh pourquoi pas ! Ce n’est qu’un préjugé moral de croire que la vérité
vaut mieux que l’apparence. C’est même la supposition la plus mal fondée qui
soit au monde. Qu’on veuille bien se l’avouer, la vie n’existerait pas du tout
si elle n’avait pour base des appréciations et des illusions de perspective.
Si, avec le vertueux enthousiasme et la balourdise de certains philosophes, on
voulait supprimer totalement le « monde des apparences » — en
admettant même que vous le puissiez — il y a une chose dont il ne
resterait du moins plus rien : de votre « vérité ». Car y a-t-il
quelque chose qui nous force à croire qu’il existe une contradiction
essentielle entre le « vrai » et le « faux ? » Ne
suffit-il pas d’admettre des degrés dans l’apparence, des ombres plus claires
et plus obscures en quelque sorte, des tons d’ensemble dans la fiction, — des valeurs
différentes, pour parler le langage des peintres ? Pourquoi le monde qui
nous concerne ne serait-il pas une fiction ? Et si quelqu’un nous
disait : « Mais, la fiction nécessite un auteur » — ne
pourrions-nous pas répondre « Pourquoi ? ». Car
« nécessiter » n’est-ce pas là aussi une partie de la fiction ?
N’est-il donc pas permis d’être quelque peu ironique à l’égard du sujet, comme
à l’égard de l’attribut et du complément ? Le philosophe n’aurait-il pas
le droit de s’élever contre la foi en la grammaire ? Nous sommes pleins
de respect pour les gouvernantes ; mais ne serait-il pas temps que la
philosophie abjurât la foi aux gouvernantes ? —
36.
En admettant
que rien de réel ne soit « donné », si ce n’est notre monde des
désirs et des passions, que nous n’atteignons d’autre « réalité » que
celle de nos instincts — car penser n’est qu’un rapport de ces instincts entre
eux, — n’est-il pas permis de se demander si ce qui est « donné » ne suffit
pas pour rendre intelligible, par ce qui nous ressemble, l’univers nommé
mécanique (ou « matériel ») ? Je ne veux pas dire par là qu’il
faut entendre l’univers comme une illusion, une « apparence », une
« représentation » (au sens de Berkeley ou de Schopenhauer), mais
comme ayant une réalité de même ordre que celle de nos passions, comme une
forme plus primitive du monde des passions, où tout ce qui, plus tard, dans le
processus organique, sera séparé et différencié (et aussi, comme il va de soi,
affaibli et efféminé —) est encore lié par une puissante unité, pareil à une
façon de vie instinctive où l’ensemble des fonctions organiques, régulation
automatique, assimilation, nutrition, sécrétion, circulation, — est
systématiquement lié, tel une forme primaire de la vie. — En fin de
compte, il est non seulement permis d’entreprendre cette tentative, la
conscience de la méthode l’impose même. Ne pas admettre plusieurs sortes
de causalité, tant que l’on n’aura pas poussé jusqu’à son extrême limite
l’effort pour réussir avec une seule (— jusqu’à l’absurde, soit dit avec votre
permission), c’est là une morale de la méthode à quoi l’on ne peut pas se
soustraire aujourd’hui. C’est une conséquence « par définition »,
comme disent les mathématiciens. Il faut se demander enfin si nous reconnaissons
la volonté comme agissante, si nous croyons à la causalité de la
volonté. S’il en est ainsi — et au fond cette croyance est la croyance à
la causalité même — nous devons essayer de considérer hypothétiquement la
causalité de la volonté comme la seule. La « volonté » ne peut
naturellement agir que sur la « volonté », et non sur la
« matière » (sur les « nerfs » par exemple) ; bref, il
faut risquer l’hypothèse que, partout où l’on reconnaît des « effets »,
c’est la volonté qui agit sur la volonté, et aussi que tout processus
mécanique, en tant qu’il est animé d’une force agissante, n’est autre chose que
la force de volonté, l’effet de la volonté. — En admettant enfin qu’il soit
possible d’établir que notre vie instinctive tout entière n’est que le
développement et la différenciation d’une seule forme fondamentale de la
volonté — je veux dire, conformément à ma thèse, de la volonté de puissance, —
en admettant qu’il soit possible de ramener toutes les fonctions organiques à
cette volonté de puissance, d’y trouver aussi la solution du problème de la
fécondation et de la nutrition — c’est un seul et même problème, — on aurait
ainsi acquis le droit de désigner toute force agissante du nom de volonté de
puissance. L’univers vu du dedans, l’univers défini et déterminé par son
« caractère intelligible », ne serait pas autre chose que la
« volonté de puissance ». —
39.
Personne
n’admettra facilement la vérité d’une doctrine simplement parce que cette
doctrine rend heureux ou vertueux, exception faite peut-être des aimables
« idéalistes », qui s’exaltent pour le vrai, le beau et le bien et
qui élèvent dans leurs marécages, où elles nagent dans un pêle-mêle bariolé,
toutes sortes de choses désirables, lourdes et inoffensives. Le bonheur et la
vertu ne sont pas des arguments. On oublie cependant volontiers, même du côté
des esprits réfléchis, que rendre malheureux, rendre méchant, sont tout aussi
peu des arguments contraires. Une chose pourrait être vraie bien qu’elle fût au
plus haut degré nuisible et dangereuse. Périr par la connaissance absolue
pourrait même faire partie du fondement de l’Être, de sorte qu’il faudrait
mesurer la force d’un esprit selon la dose de « vérité » qu’il serait
capable d’absorber impunément, plus exactement selon le degré auquel il faudrait
délayer pour lui la vérité, la voiler, l’adoucir, l’épaissir, la fausser. Mais
le doute n’est pas possible, dans la découverte de certaines parties de la
vérité les méchants et les malheureux sont plus favorisés et ont plus de chance
de réussir. Pour ne point parler ici des méchants qui sont heureux, une espèce
que les moralistes passent sous silence. Peut-être la dureté et la ruse
fournissent-elles des conditions plus favorables pour l’éclosion des esprits
robustes et des philosophes indépendants que cette bonhomie pleine de douceur
et de souplesse, cet art de l’insouciance que l’on apprécie à juste titre chez
les savants. Avec cette réserve cependant qu’on ne borne pas la conception du
« philosophe » au philosophe qui écrit des livres, ou qui fait des
livres avec sa philosophie. — Stendhal ajoute un dernier trait à l’esquisse du
philosophe de la pensée libre, un trait que, pour l’édification du goût
allemand je ne veux pas omettre de souligner ici. « Pour être bon
philosophe, dit ce dernier grand psychologue, il faut être sec, clair,
sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie du caractère
requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair
dans ce qui est. »
40.
Tout ce qui
est profond aime le masque. Les choses les plus profondes éprouvent même une
certaine haine à l’égard des images et des symboles. Le contraste ne
serait-il pas le meilleur déguisement que revêtirait la pudeur d’un dieu ?
C’est là une question digne d’être posée. Il serait singulier que quelque
mystique n’eût pas essayé sur lui quelque chose de semblable. Il y a des
phénomènes d’espèce si délicate qu’on fait bien de les étouffer sous une
grossièreté pour les rendre méconnaissables. Il est des actions inspirées par
l’amour et une générosité sans borne qu’il faut faire oublier en rossant à
coups de bâtons celui qui en a été témoin. C’est une façon de troubler sa
mémoire. Quelques-uns s’entendent à troubler leur propre mémoire, à la
martyriser pour exercer une vengeance du moins sur cet unique complice. La pudeur
est inventive. Ce ne sont pas les pires choses dont on a le plus honte !
Un masque cache souvent autre chose que de la perfidie. Il y a tant de bonté
dans la ruse ! J’imaginerais facilement un homme qui, ayant à cacher
quelque chose de précieux et de délicat, roulerait à travers la vie, gros et
rond, tel un fût de vin solidement cerclé. Sa subtile pudeur exige qu’il en
soit ainsi. Pour un homme doué d’une pudeur profonde, les destinées et les
crises délicates choisissent des voies où presque personne n’a jamais passé,
des voies que doivent même ignorer ses plus intimes confidents. Il se cache
d’eux lorsque sa vie est en danger et aussi lorsqu’il a reconquis sa sécurité.
Un tel homme caché qui, par instinct, a besoin, de la parole pour se taire et
pour taire, inépuisable dans les moyens de voiler sa pensée, demande que ce
soit un masque qui emplisse, à sa place, le cœur et l’esprit de ses amis, et il
s’entend à encourager ce mirage. En admettant pourtant qu’il veuille être
sincère, il s’apercevra un jour que, malgré tout, ce n’est qu’un masque que
l’on connaît de lui et qu’il est bon qu’il en soit ainsi. Tout esprit profond a
besoin d’un masque. Je dirai plus encore : autour de tout esprit profond
grandit et se développe sans cesse un masque, grâce à l’interprétation toujours
fausse, c’est-à-dire plate, de chacune de ses paroles, de chacune de ses
démarches, du moindre signe de vie qu’il donne.
41.
Il faut
faire ses preuves devant soi-même, pour démontrer que l’on est né pour
l’indépendance et le commandement, il faut les faire au bon moment. Il ne faut
pas vouloir éviter ses épreuves d’essai, bien qu’elles soient peut-être le jeu
le plus dangereux que l’on puisse jouer et qu’en somme il ne s’agit que
d’essais dont nous sommes les seuls témoins et dont personne d’autre n’est
juge. Ne s’attacher à aucune personne, fût-elle même la plus chère, — toute
personne est une prison, et aussi un recoin. Ne pas rester lié à une patrie, fût-elle la plus souffrante et la plus
faible, — il est moins difficile de détacher son cœur d’une patrie victorieuse.
Ne pas rester lié à un sentiment de pitié, dût-il s’adresser à des hommes
supérieurs, dont le hasard nous aurait laissé pénétrer le martyre et
l’isolement. Ne pas rester lié à une science, nous apparût-elle sous
l’aspect le plus séduisant, avec des trouvailles précieuses qui parussent
réservées pour nous. Ne pas rester lié à son propre détachement, à cet
éloignement voluptueux de l’oiseau qui fuit toujours plus haut dans les airs,
emporté par son vol, pour voir toujours plus de choses au-dessous de lui, —
c’est le danger de celui qui plane. Ne
pas rester lié à nos propres vertus et être victime, dans notre ensemble, d’une
de nos qualités particulières, par exemple de notre « hospitalité »,
comme c’est le danger chez les âmes nobles et abondantes qui se dépensent avec
prodigalité et presque avec indifférence et poussent jusqu’au vice la vertu de
la libéralité. Il faut savoir se conserver. C’est la meilleure preuve
d’indépendance.
CHAPITRE TROISIÈME
L’ESPRIT RELIGIEUX
61.
Le
philosophe tel que nous l’entendons, nous autres esprits libres, — comme
l’homme dont la responsabilité s’étend le plus loin, dont la conscience embrasse
le développement complet de l’humanité, ce philosophe se servira des religions
pour son œuvre de discipline et d’éducation, de même qu’il se servira des
conditions fortuites de la politique et de l’économie de son temps. L’influence
sélectrice et éducatrice, c’est-à-dire tout autant celle qui détruit que celle
qui crée et modèle, l’influence susceptible d’être exercée au moyen de la
religion, est diverse et multiple selon l’espèce d’hommes qu’on lui confie.
Pour les hommes forts et indépendants, préparés et prédestinés au
commandement, où s’incarne l’esprit et l’art d’une race dominante, la religion
est un moyen de plus pour surmonter les résistances et pour dominer. Elle est
un lien qui unit maîtres et sujets, qui révèle et livre aux maîtres la conscience
des sujets, ce que cette conscience a de plus intime et de plus caché et qui
précisément voudrait se dérober à l’obéissance. Dans le cas où certaines
natures d’origine noble inclineraient, par une haute spiritualité, vers une
existence plus retirée, plus contemplative, et ne se réserveraient que le côté
délicat du gouvernement (exercé sur des disciples choisis ou les membres d’une
même communauté), la religion peut même être utilisée comme moyen de trouver le
calme, loin du bruit et des vicissitudes qu’entraîne le gouvernement plus
grossier, de se laver les mains de la malpropreté inhérente à toute
action politique. C’est ainsi que l’entendaient, par exemple, les brahmanes.
Grâce à leur organisation religieuse, ils se donnèrent le pouvoir de nommer ses
rois au peuple, tandis qu’eux-mêmes se tenaient à l’écart, ayant le sentiment
de la distance, et des devoirs supérieurs aux devoirs royaux. La religion sert
aussi de guide à une partie des sujets, et leur donne l’occasion de se préparer
à dominer et à commander un jour. Ce sont ces classes plus fortes qui se
développent lentement, chez qui, grâce à des mœurs favorables, la force de
volonté et le caractère s’accentuent sans cesse. La religion leur offre des
séductions assez grandes pour suivre les voies de la spiritualité supérieure,
pour éprouver les sentiments de la victoire sur soi-même, du silence et de la
solitude. L’ascétisme et le spiritualisme sont des moyens d’éducation et
d’anoblissement presque indispensables, lorsqu’une race veut se rendre maître
de ses origines plébéiennes et s’élever jusqu’à la souveraineté future. Aux
hommes ordinaires, enfin, au plus grand nombre, à ceux qui sont là pour servir,
pour être utiles à la chose publique, et qui n’ont le droit d’exister que s’ils
se soumettent à ces conditions, la religion procure un inappréciable
contentement, leur fait accepter leur situation, leur donne le bonheur et la
paix du cœur, anoblit leur servitude, leur fait aimer leurs semblables. C’est
pour eux une sorte de transformation, d’embellissement et de justification de
la vie quotidienne, de toute la bassesse, de toute la pauvreté presque bestiale
de leur âme. La religion et l’importance religieuse de la vie jettent un éclat
ensoleillé sur de pareils êtres, tourmentés sans cesse ; elle rend
supportable à leurs yeux leur propre aspect, elle agit comme une philosophie
épicurienne agit généralement sur les souffrances d’une classe plus haute,
fortifiant, affinant, utilisant même la souffrance, pour la justifier et
la sanctifier. Peut-être n’y a-t-il rien d’aussi digne de respect, dans le
christianisme et le bouddhisme, que l’art d’apprendre aux petits à s’élever par
la piété dans l’apparence d’un ordre supérieur, à se contenter ainsi de l’ordre
véritable où ils vivent, assez durement, il est vrai, mais il importe de
conserver cette dureté !
CHAPITRE QUATRIÈME
MAXIMES ET INTERMÈDES
65.
Le charme de
la connaissance serait mince si, pour l’atteindre, il n’y avait pas tant de
pudeur à vaincre.
67.
L’amour d’un
seul est une barbarie, car il s’exerce aux dépens de tous les autres. De même
l’amour de Dieu.
68.
« Voilà
ce que j’ai fait », dit ma mémoire. « Je n’ai pu faire cela », —
dit mon orgueil, qui reste inflexible. Et finalement c’est la mémoire qui cède.
95.
Avoir honte
de son immoralité : c’est un degré sur l’échelle, au bout de laquelle on a
honte aussi de sa moralité.
97.
Quoi ?
Un grand homme ? Je ne vois là que le comédien de son propre idéal.
114.
L’énorme
attente dans l’amour sexuel, la honte de cette attente, commence par gâter chez
la femme toutes les perspectives.
119.
Le dégoût de
la malpropreté peut être si grand qu’il nous empêche de nous purifier — de nous
« justifier ».
130.
On commence
à deviner ce que vaut quelqu’un quand son talent faiblit, — quand il cesse de
montrer ce qu’il peut. Le talent peut être un ornement, et l’ornement
une cachette.
131.
Les sexes se
trompent mutuellement : cela tient à ce qu’ils n’aiment et n’estiment au
fond qu’eux-mêmes (ou leur propre idéal, pour m’exprimer d’une manière plus
flatteuse —). Ainsi l’homme veut la femme pacifique, — mais la femme est essentiellement
batailleuse, de même que le chat, quelle que soit son habileté à garder les
apparences de la paix.
146.
Celui qui lutte contre les monstres
doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre
longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi.
157.
La pensée du suicide est une
puissante consolation. Elle aide à bien passer plus d’une mauvaise nuit.
159.
Il faut
rendre le bien et le mal. Mais pourquoi serait-ce justement à la personne qui
nous a fait le bien ou le mal ?
CHAPITRE CINQUIÈME
HISTOIRE NATURELLE DE LA MORALE
188.
Toute morale
est, par opposition au laisser-aller une sorte de tyrannie contre la
« nature » et aussi contre la « raison ». Mais ceci n’est
pas une objection contre elle, à moins que l’on ne veuille décréter, de par une
autre morale, quelle qu’elle soit, que toute espèce de tyrannie et de déraison
sont interdites. Ce qu’il y a d’essentiel et d’inappréciable dans toute morale,
c’est qu’elle est une contrainte prolongée. Pour comprendre le stoïcisme, ou
Port-Royal, ou le puritanisme, il faut se souvenir de la contrainte que l’on
dut imposer à tout langage humain pour le faire parvenir à la force et à la
liberté,— contrainte métrique, tyrannie de la rime et du rythme. Quelle peine
les poètes et les orateurs de chaque peuple se sont-ils donnée ! Et je ne
veux pas excepter quelques prosateurs d’aujourd’hui qui trouvent dans leur
oreille une conscience implacable — « pour une absurdité », comme
disent les maladroits utilitaires qui par là se croient avisés, — « par
soumission à des lois arbitraires », comme disent les anarchistes, qui se
prétendent ainsi libres, et mêmes libres-penseurs. C’est, au contraire, un fait
singulier que tout ce qu’il y a et tout ce qu’il y a eu sur terre de liberté,
de finesse, de bravoure, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la
pensée même, dans l’art de gouverner, de parler et de persuader, dans les
beaux-arts comme dans les mœurs, n’a pu se développer que grâce à « la
tyrannie de ces lois arbitraires » ; et, soit dit avec le plus
profond sérieux, il est très probable que c’est précisément cela qui est la
« nature » et l’ordre « naturel » des choses— et que ce
n’est nullement ce laisser-aller ! Tout artiste sait combien son
état « naturel » se trouve loin d’un sentiment qui ressemble au
laisser-aller, qu’il y a, au contraire, chez lui, au moment de l’inspiration,
un désir d’ordonner, de classer, de disposer, de former librement, — et combien
alors il obéit d’une façon sévère et subtile à des lois multiples qui se
refusent à toute réduction en formules, précisément à cause de leur précision
et de leur dureté (car, à côté de celles-ci, les notions les plus fixes ont
quelque chose de flottant, de multiple, d’équivoque —). Il apparaît clairement,
pour le dire encore une fois, que la chose principale, « au ciel et sur la
terre », c’est d’obéir longtemps, et dans une même direction. À la
longue, il en résultait, et il en résulte encore quelque chose pour quoi il
vaut la peine de vivre sur la terre, par exemple, la vertu, l’art, la musique,
la danse, la raison, l’esprit — quelque chose qui transfigure, quelque chose de
raffiné, de fou et de divin. La longue servitude de l’esprit, la défiante
contrainte dans la communicabilité des pensées, la discipline que s’imposait le
penseur de méditer selon une règle d’église et de cour, ou selon des hypothèses
aristotéliciennes, la persistante volonté intellectuelle d’expliquer tout ce
qui arrive conformément à un schéma chrétien, de découvrir et de justifier le
Dieu chrétien en toute occurrence, — tous ces procédés violents, arbitraires,
durs, terribles et contraires à la raison, se sont révélés comme des moyens
d’éducation par quoi l’esprit européen est parvenu à sa vigueur, à sa curiosité
impitoyable, à sa mobilité subtile. Il faut accorder qu’en même temps une bonne
part de force et d’esprit, comprimée, étouffée et gâtée, a été perdue sans rémission
(car, ici comme partout, la nature se montre telle qu’elle est, dans toute sa
grandiose et indifférente prodigalité — qui révolte, mais qui est
noble). Durant des milliers d’années, les penseurs européens n’ont pensé que
pour démontrer quelque chose — aujourd’hui, par contre, tout penseur qui veut
« démontrer» quelque chose nous est suspect. — Ils ont toujours été fixés
d’avance au sujet du résultat nécessaire de leurs méditations les plus
sévères, comme ce fut jadis le cas de l’astrologie asiatique, ou bien, comme il
en est encore aujourd’hui de l’innocente interprétation que donnent les
chrétiens et les moralistes aux événements les plus prochains et les plus
personnels « à la gloire de Dieu », et « pour le salut de
l’âme ». Cette tyrannie, cet arbitraire, cette sévère et grandiose sottise
ont éduqué l’esprit. Il apparaît que l’esclavage est, soit au sens
grossier, soit au sens plus subtil, le moyen indispensable de discipline et
d’éducation intellectuelles. Considérez toute morale sous cet aspect. C’est la
« nature » dans la morale qui enseigne à détester le laisser-aller,
la trop grande liberté et qui implante le besoin d’horizons bornés et de tâches
qui sont à la portée, qui enseigne le rétrécissement des perspectives,
donc, en un certain sens, la bêtise comme condition de vie et de croissance.
« Tu dois obéir à n’importe qui, et tu dois obéir longtemps, autrement tu
iras à ta ruine, et tu perdras le dernier respect de toi-même. » Voilà qui
me paraît être l’impératif moral de la nature, qui n’est ni
« catégorique », contrairement aux exigences du vieux Kant (de là cet
« autrement » —) ni ne s’adresse à l’individu (qu’importe l’individu
à la nature —) mais à des peuples, des races, des époques, des castes — avant
tout, à l’animal « homme » tout entier, à l’espèce homme.
192.
Celui qui
poursuit l’histoire d’une science particulière trouve, dans le développement de
cette science, un fil conducteur qui lui fait comprendre les procédés les plus
anciens et les plus communs de toute « connaissance ». Ici, comme
là-bas, les hypothèses prématurées, les fantaisies, la « bonne foi »,
le manque de méfiance et de patience se développent tout d’abord — nos sens
apprennent très tard, et n’apprennent jamais entièrement, à être des organes de
la connaissance, subtils, fidèles et circonspects. Nos yeux, sur une indication
donnée, trouvent plus facile d’évoquer une image souvent évoquée déjà, que de
concevoir en soi la divergeance et la nouveauté d’une impression : il faut
pour cela plus de force, plus de « moralité ». Entendre quelque chose
de nouveau est pénible et difficile à l’oreille ; nous saisissons mal la
musique étrangère. Nous avons une tendance involontaire, quand on nous parle
une langue étrangère, à mettre dans les mots entendus, des sons familiers et intimes
à nos oreilles. C’est ainsi, par exemple, que l’Allemand a fait jadis du mot arcubalista
qu’il avait entendu, le mot Armbrust (arbalète). Nos sens mêmes
résistent et sont hostiles à ce qui est nouveau ; en général, dans les
processus les plus simples de la sensibilité, dominent déjà les
passions, telles que la crainte, l’amour, la haine, y compris cette passion
passive, la paresse. — Un lecteur d’aujourd’hui ne lit pas tous les mots (ou
toutes les syllabes) d’une page, — sur vingt mots il en prend tout au plus
cinq, au hasard, et par ces cinq mots il devine le sens supposé. De même nous
ne voyons pas un arbre d’une façon exacte et dans son ensemble, en détaillant
ses feuilles, ses branches, sa couleur et sa forme ; il nous est beaucoup
plus facile d’imaginer un à peu près d’arbre. Au milieu des événements les plus
extraordinaires, nous agissons encore de même : nous inventons la plus
grande partie de l’aventure, et il n’est guère possible de nous contraindre à
assister à un événement quelconque, sans y être « inventeurs ». Tout
cela veut dire que nous sommes foncièrement et dès l’origine — habitués au
mensonge. Ou, pour m’exprimer d’une façon plus vertueuse et plus hypocrite,
je veux dire d’une façon plus agréable : on est bien plus artiste qu’on ne
le pense. — Dans une conversation animée, je vois souvent la figure de la
personne à qui je parle se dresser devant moi avec tant de netteté et de
finesse, suivant la pensée qu’elle exprime ou que je crois évoquée en elle, que
ce degré d’intensité dépasse de beaucoup la force de ma faculté
visuelle. La finesse du jeu musculaire, de l’expression de l’œil doit
donc être un produit de mon imagination. Il est probable que la personne
faisait une toute autre figure, ou bien qu’elle n’en faisait pas du tout.
193.
Quidquid luce fuit, tenebris agit : mais aussi inversement. Ce que nous éprouvons en
rêve, en supposant que nous l’éprouvions souvent, appartient, en fin de compte,
aussi bien au cours général de notre âme que si c’était quelque chose de
« réellement » vécu. Grâce à notre rêve, nous sommes plus riches ou
plus pauvres, nous possédons un besoin de plus ou de moins, et, finalement, en
plein jour, et même dans les moments les plus lucides de notre esprit, à l’état
de veille, nous sommes un peu gouvernés par les habitudes de nos rêves. Supposé
que quelqu’un ait souvent volé dans ses rêves, que, dès qu’il rêve, il ait
conscience de sa capacité de voler comme d’un privilège et aussi comme d’un
bonheur personnel très enviable : il croira pouvoir réaliser, par la plus
légère impulsion, toute sorte de courbes et de détours, il connaîtra la
sensation d’une certaine légèreté divine, d’un « en haut » sans
contrainte ni tension, d’un « en bas » sans relâchement ni
abaissement — sans lourdeur ! — Comment l’homme d’une pareille
expérience, d’une telle habitude dans le rêve, ne finirait-il pas par trouver
le mot « bonheur » autrement coloré et précisé lorsqu’il s’en servira
à l’état de veille ! Comment n’aspirerait-il pas autrement au
bonheur ? « L’essor », comme le décrivent les poètes, comparé à
ce « vol », sera pour lui, devra être, pour lui, trop terrestre, trop
musculaire, trop violent, trop « lourd ».
199.
Depuis qu’il
y a eu des hommes, il y a aussi eu des troupeaux d’hommes (associations de
familles, de communautés, de tribus, de peuples, d’États, d’églises) et
toujours beaucoup d’obéissants en comparaison du petit nombre de ceux qui
commandaient. En considérant donc que l’obéissance a été jusqu’à présent le
mieux et le plus longtemps exercée et enseignée parmi les hommes, on peut
aisément supposer que, d’une façon générale, chacun possède maintenant le
besoin inné, comme une sorte de conscience formelle, laquelle
ordonne : « Tu dois absolument faire telle chose, tu dois absolument
ne pas faire telle autre chose », bref : « Tu dois »…
L’homme cherche à satisfaire ce besoin et à lui donner une matière. Selon la
force, l’impatience, l’énergie de ce besoin, il accaparera sans choix, avec un
appétit grossier, et acceptera tout ce que lui soufflent à l’oreille ceux qui
le commandent, que ce soient ses parents, ou des maîtres, des lois, des
préjugés de classe ou des opinions publiques. L’étrange pauvreté du
développement humain, ce qu’il a d’indécis, de lent, de rétrograde et de
circulaire, tient à ce fait que l’instinct de troupeau de l’obéissance s’est
transmis, aux dépens de l’art de commander. Qu’on suppose cet instinct se
portant aux derniers excès ; les chefs et les indépendants finiront par
manquer ou bien leur mauvaise conscience les fera souffrir et ils auront besoin
de se forger à eux-mêmes un mensonge, pour pouvoir commander : comme si,
eux aussi, ne faisaient qu’obéir. Cet état de choses règne, en effet, dans
l’Europe d’aujourd’hui. Je l’appelle l’hypocrisie morale des gouvernants.
Ceux-ci ne savent pas se protéger contre leur mauvaise conscience autrement
qu’en se donnant comme exécuteurs d’ordres émanant d’autorités plus anciennes
ou plus hautes (celles des ancêtres, de la Constitution, du droit, des lois ou
même de Dieu), ou bien ils se réclament eux-mêmes des opinions et des maximes
du troupeau : par exemple, comme « premiers serviteurs du
peuple », ou comme « instruments du bien public ». D’autre part,
l’homme de troupeau se donne aujourd’hui en Europe l’air d’être la seule espèce
d’homme autorisée : il glorifie les qualités qui le rendent doux, traitable
et utile au troupeau, comme les seules vertus réellement humaines : telles
que la sociabilité, la bienveillance, les égards, l’application, la modération,
la modestie, l’indulgence, la pitié. Mais, dans les cas où l’on ne croit pas
pouvoir se passer des chefs, des moutons conducteurs, on fait aujourd’hui
essais sur essais pour remplacer les maîtres par la juxtaposition de plusieurs
hommes de troupeau intelligents, c’est, par exemple, l’origine de toutes les
constitutions représentatives. Quel bien-être, quelle délivrance d’un joug,
insupportable malgré tout, devient, pour ces Européens, bêtes de troupeau, la
venue d’un maître absolu. L’effet que fit l’apparition de Napoléon en est le
dernier grand témoignage. — L’histoire de l’influence exercée par Napoléon
constitue presque l’histoire du bonheur supérieur, réalisé par ce siècle tout
entier, dans ses hommes et dans ses moments les plus précieux.
201.
Tant que
l’utilité dominante dans les appréciations de valeur morale était seule
l’utilité pour le troupeau, tant que le regard était uniquement tourné vers le
maintien de la communauté, que l’on trouvait l’immoralité, exactement et
exclusivement, dans ce qui paraissait dangereux à l’existence de la communauté,
il ne pouvait pas y avoir de « morale altruiste ». Admettons que,
même alors, il existait un usage constant dans les petits égards, dans la
pitié, l’équité, la douceur, la réciprocité et l’aide mutuelle ; admettons
que, dans cet état de la société, tous ces instincts que l’on honorera plus
tard sous le nom de « vertus » et que l’on finit par identifier
presque avec l’idée de « moralité » étaient déjà en pleine action,
néanmoins, à cette époque, ils n’appartenaient pas encore au domaine des
appréciations morales — ils étaient encore en dehors de la morale. Un
acte de pitié, par exemple, à l’époque florissante des Romains, n’était appelé
ni bon, ni mauvais, ni moral, ni immoral ; et, quand même on l’aurait
loué, cet éloge se serait mieux accordé avec une sorte de dépréciation
involontaire, dès que l’on aurait comparé avec lui un acte qui servait au
progrès du bien public, de la res publica. Enfin « l’amour du
prochain » restait toujours quelque chose de secondaire, de conventionnel
en partie, quelque chose de presque arbitraire si on le comparait à la crainte
du prochain. Lorsque la structure de la société parut solidement établie
dans son ensemble, assurée contre les dangers extérieurs, ce fut cette crainte
du prochain qui créa de nouvelles perspectives d’appréciations morales.
Certains instincts forts et dangereux, tels que l’esprit d’entreprise, la folle
témérité, l’esprit de vengeance, l’astuce, la rapacité, l’ambition, qui jusqu’à
ce moment, au point de vue de l’utilité publique, n’avaient pas seulement été
honorés — bien entendu sous d’autres noms, — mais qu’il était nécessaire de
fortifier et de nourrir parce que l’on avait constamment besoin d’eux dans le
péril commun, contre les ennemis communs, ces instincts ne sont plus considérés
dès lors que par leur double côté dangereux, maintenant que les canaux de
dérivation manquent pour eux — et peu à peu on se met à les marquer de
flétrissure, à les appeler immoraux, on les abandonne à la calomnie. Maintenant
les instincts et les penchants contraires ont la suprématie en morale, et
l’instinct de troupeau tire progressivement ses conséquences. Quelle est la
quantité de danger pour la communauté et pour l’égalité que contient une
opinion, un état, un sentiment, une volonté, une prédisposition ? — c’est
la perspective morale que l’on envisage maintenant. Mais là encore la crainte
est la mère de la morale. Ce sont les instincts les plus élevés, les plus
forts, quand ils se manifestent avec emportement, qui poussent l’individu en
dehors et bien au-dessus de la moyenne et des bas fonds de la conscience du
troupeau, — qui font périr la notion d’autonomie dans la communauté, et
détruisent chez celle-ci la foi en elle-même, ce que l’on peut appeler son
épine dorsale. Voilà pourquoi ce seront ces instincts que l’on flétrira et que
l’on calomniera le plus. L’intellectualité supérieure et indépendante, la
volonté de solitude, la grande raison apparaissent déjà comme des
dangers ; tout ce qui élève l’individu au-dessus du troupeau, tout ce qui
fait peur ou prochain s’appelle dès lors méchant. L’esprit tolérant,
modeste, soumis, égalitaire, qui possède des désirs mesurés et médiocres,
se fait un renom et parvient à des honneurs moraux. Enfin, dans les conditions
très pacifiques, l’occasion se fait de plus en plus rare, de même que la
nécessité qui impose au sentiment la sévérité et la dureté ; et, dès lors,
la moindre sévérité, même en justice, commence à troubler la conscience. Une
noblesse hautaine et sévère, le sentiment de la responsabilité de soi, viennent
presque à blesser et provoquent la méfiance. L’« agneau », mieux encore
le « mouton » gagnent en considération. Il y a un point de faiblesse
maladive et d’affadissement dans l’histoire de la société, où elle prend parti
même pour son ennemi, pour le criminel, et cela sérieusement et
honnêtement. Punir lui semble parfois injuste ; il est certain que l’idée
de « punition » et « d’obligation de punir » lui fait mal
et l’effraye. « Ne suffit-il pas de rendre le criminel incapable de
nuire ? Pourquoi punir ? Punir même est terrible ! » —
Par cette question la morale de troupeau, la morale de la crainte tire sa
dernière conséquence. En admettant d’ailleurs qu’on pût supprimer le danger, le
motif de craindre, on aurait en même temps supprimé cette morale : elle ne
se considérerait plus elle-même comme nécessaire ! — Celui qui
examine la conscience de l’Européen d’aujourd’hui trouvera toujours à tirer des
mille replis et des mille cachettes morales le même impératif, l’impératif de
la terreur du troupeau. « Nous voulons qu’à un moment donné il n’y ait rien
à craindre ! » À un moment donné ! — la volonté, le chemin qui
y mène, s’appelle aujourd’hui dans toute l’Europe « progrès ».
202.
Répétons
ici, encore une fois, ce que nous avons déjà dit à cent reprises : car
aujourd’hui les oreilles n’entendent pas volontiers de telles vérités — nos
vérités. Nous savons assez combien cela passe pour une injure lorsque
quelqu’un, sans fard ni symbole, compte l’homme parmi les animaux ; mais
on nous en fait presque un crime, d’employer constamment, précisément à
l’égard de l’homme des « idées modernes », les termes de
« troupeau » et d’« instinct de troupeau » et d’autres
expressions semblables. Qu’importe ! nous ne pouvons faire
autrement ; car c’est là justement que sont nos vues nouvelles. Nous avons
trouvé que, dans les principaux jugements moraux, l’unanimité règne en Europe
et dans les pays soumis à l’influence européenne : on sait évidemment en
Europe ce que Socrate confessait ne pas savoir et ce que l’antique et fameux
serpent entendait enseigner, — on sait aujourd’hui ce qui est bien et ce
qui est mal. Eh bien ! notre insistance à répéter ces choses doit paraître
dure à l’oreille et difficile à comprendre : c’est l’instinct de l’homme
de troupeau qui croit savoir ici, qui se glorifie lui-même par ses blâmes et
ses éloges et s’approuve lui-même. C’est ce même instinct qui a fait irruption
et a acquis la prépondérance sur les autres instincts, et qui l’acquiert chaque
jour davantage, conformément à l’assimilation et à la ressemblance
physiologique toujours grandissantes dont il est un symptôme. La morale est
aujourd’hui en Europe une morale de troupeau. Elle n’est, par conséquent, à
notre avis, qu’une espèce particulière de morale humaine, à côté de laquelle,
soit avant soit après, d’autres morales, surtout des morales supérieures,
sont encore possibles ou devraient l’être. Mais, contre une telle
« possibilité », contre un tel « devrait », cette morale
emploie toutes ses forces à regimber : elle dit, avec une opiniâtreté
impitoyable : « Je suis la morale même ; hors de moi, il n’y a
point de morale ! » De plus, à l’aide d’une religion qui satisfait
aux plus sublimes désirs du troupeau et flatte ces désirs, on en est venu à
trouver, même dans les institutions politiques et sociales, une expression
toujours plus visible de cette morale : le mouvement démocratique
continue l’héritage du mouvement chrétien. Que son allure soit cependant trop
lente et trop endormie pour les impatients, pour les malades, pour les
monomanes de cet instinct, c’est ce que prouvent les hurlements toujours plus
furieux, les grincements de dents toujours moins dissimulés des anarchistes,
ces chiens qui rôdent aujourd’hui à travers les rues de la culture européenne,
en opposition, semble-t-il, avec les démocrates pacifiques et laborieux, les
idéologues révolutionnaires, plus encore avec les philosophâtres maladroits,
les enthousiastes de fraternité qui s’intitulent socialistes et qui veulent la
« société libre », mais en réalité tous unis dans une hostilité
foncière et instinctive contre toute forme de société autre que le troupeau autonome
(qui va jusqu’à refuser les idées de « maître » et de
« serviteur » — « ni Dieu ni maître », dit une
formule socialiste —) ; unis dans une résistance acharnée contre toute
prétention individuelle, contre tout droit particulier, contre tout privilège
(c’est-à -dire, en dernier lieu, contre tous les droits : car, lorsque
tous sont égaux, personne n’a plus besoin de « droits » —) ;
unis dans la méfiance envers la justice répressive (comme si elle était une
violence contre des faibles, une injustice à l’égard d’un être qui n’est que la
conséquence nécessaire d’une société du passé) ; tout aussi unis
dans la religion de la pitié, de la sympathie envers tout ce qui sent, qui vit
et qui souffre (en bas jusqu’à l’animal, en haut jusqu’à « Dieu » —
l’excès de « pitié pour Dieu » appartient à une époque démocratique
—) ; tous unis encore dans le cri d’impatience de l’altruisme, dans une
haine mortelle contre toute souffrance, dans une incapacité presque féminine de
rester spectateurs lorsque l’on souffre, et aussi dans l’incapacité de faire
souffrir ; unis dans l’obscurcissement et l’amollissement involontaires
qui semblent menacer l’Europe d’un nouveau bouddhisme ; unis dans la foi
en la morale d’une pitié universelle, comme si cette morale était la
morale en soi, le sommet, le sommet que l’homme a réellement atteint, le
seul espoir de l’avenir, la consolation du présent, la grande rémission de
toutes les fautes des temps passés ; — tous unis dans la croyance à la
solidarité rédemptrice, dans la croyance au troupeau, donc à
« soi »…
203.
Nous qui
avons une autre croyance, — nous qui considérons le mouvement démocratique, non
seulement comme une forme de décadence de l’organisation politique, mais aussi
comme une forme de décadence, c’est-à -dire de rapetissement chez l’homme,
comme le nivellement de l’homme et sa diminution de valeur : où devons-nous
diriger nos espoirs ? — Vers les nouveaux philosophes, — nous
n’avons pas à choisir ; vers les esprits assez forts et assez
prime-sautiers pour provoquer des appréciations opposées, pour transformer et
renverser les « valeurs éternelles » ; vers les avant-coureurs,
vers les hommes de l’avenir qui, dans le présent, trouvent le joint pour forcer
la volonté de milliers d’années à entrer dans des voies nouvelles. Enseigner
à l’homme que son avenir, c’est sa volonté, que c’est affaire d’une
volonté humaine, de préparer les grandes tentatives et les essais généraux de
discipline et d’éducation, pour mettre fin à cette épouvantable domination de
l’absurde et du hasard qu’on a appelée jusqu’à présent « l’histoire »
— le non-sens du « plus grand nombre » n’est que sa dernière forme.
Pour réaliser cela il faudra un jour une nouvelle espèce de philosophes et de
chefs dont l’image fera paraître ternes et mesquins tous les esprits
dissimulés, terribles et bienveillants qu’il y a eu jusqu’à présent sur la
terre. C’est l’image de ces chefs qui flotte devant nos yeux. Puis-je en
parler à voix haute, ô esprits libres ? — Les circonstances qu’il faudrait
en partie créer, en partie utiliser pour leur formation ; les voies et les
recherches hypothétiques par lesquelles une âme s’élève à une hauteur et à une
force assez grandes pour comprendre la contrainte d’une telle tâche, une
transmutation des valeurs, qui tremperait à nouveau la conscience de l’homme,
transformerait son cœur en airain, pour lui faire supporter le poids d’une
telle responsabilité ; d’autre part la nécessité de pareils guides, les
risques épouvantables à courir si ces guides se mettent à faillir, à dégénérer
ou à se corrompre — ce sont là les soucis réels qui nous oppressent,
vous le savez bien, ô esprits libres ! ce sont là des pensées lointaines,
lourdes comme des orages suspendus sur le ciel de notre vie. Il est peu
de douleurs comparables à celle de voir un homme extraordinaire sortir de sa
voie et dégénérer, de deviner et de sentir cet écart. Mais celui dont l’œil
rare sait discerner le danger général de la dégénérescence de
« l’homme lui-même » — celui qui, pareil à nous, a reconnu l’énorme
hasard qui jusqu’ici fit de l’avenir de l’homme un jeu — un jeu où n’intervint
pas la main, pas même le « doigt de Dieu » ! — celui qui devine
la fatalité cachée dans la stupide candeur et l’aveugle confiance des
« idées modernes », plus encore dans toute la morale chrétienne européenne :
— celui-là souffre d’une anxiété à nulle autre pareille, car il saisit d’un
regard tout ce qu’on pourrait tirer encore de l’homme en suscitant une
réunion et un accroissement favorables des forces et des devoirs. Il sait, avec
toute l’intuition de sa conscience, combien de possibilités résident encore
dans l’homme, combien souvent déjà le type homme s’est trouvé en face de
décisions mystérieuses et de voies nouvelles. Il sait encore mieux, d’après ses
souvenirs les plus douloureux, à quels obstacles misérables se sont
pitoyablement brisés jusqu’à présent les devenirs les plus hauts. L’universelle
dégénérescence de l’homme, — qui descend jusqu’à ce degré d’abaissement que
les crétins socialistes considèrent comme « l’homme de l’avenir » —
leur idéal ! — cette dégénérescence et ce rapetissement de l’homme
jusqu’au parfait animal de troupeau (ou, comme ils disent, à l’homme de la
« société libre »), cet abêtissement de l’homme jusqu’au pygmée des
droits égaux et des prétentions égalitaires — sans nul doute, cette
dégénérescence est possible ! Celui qui a réfléchi à cette
possibilité, jusque dans ses dernières conséquences, connaît un dégoût que ne
connaissent pas les autres hommes et peut-être connaît-il aussi une tâche
nouvelle ! — —
CHAPITRE SEPTIÈME
NOS VERTUS
219.
Le jugement
et la condamnation morales sont un mode de vengeance favori chez les
intelligences bornées à l’égard des intelligences qui le sont moins, c’est
aussi une sorte d’indemnité que s’octroient certaines gens envers qui la nature
s’est montrée avare, et c’est enfin une occasion de gagner de l’esprit
et de la finesse. La méchanceté rend spirituel. Au fond de leur cœur, il leur
est doux de voir qu’il existe un niveau qui place sur la même ligne
qu’eux-mêmes les hommes comblés des biens et des privilèges de l’esprit. Ils
combattent pour « l’égalité de tous devant Dieu » et, dans ce but,
ils ont presque besoin de la foi en Dieu. C’est parmi eux que se
trouvent les adversaires les plus convaincus de l’athéisme. Celui-là les
mettrait en fureur qui leur dirait : « Une haute spiritualité ne se
compare point avec l’honnêteté et la respectabilité, quelles qu’elles soient,
chez un homme qui ne serait que purement moral. » Je me garderai bien de
le faire. Je tenterais plutôt de les flatter en leur assurant qu’une haute
spiritualité n’existe que comme dernier produit des qualités morales ;
qu’elle est une synthèse de tous ces états que l’on prête aux hommes
« purement moraux », lesquels les ont acquis, un à un, par une longue
discipline, un long exercice, peut-être par toute la filière des
générations ; que la haute spiritualité est précisément la spiritualisation
de la justice et de cette rigueur bienveillante qui se sait chargée de
maintenir la hiérarchie dans le monde, même parmi les choses — et non
pas seulement parmi les hommes.
225.
Hédonisme,
Pessimisme, Utilitarisme, Eudémonisme : toutes ces manières de penser qui mesurent
la valeur des choses selon le plaisir et la peine qu’elles nous
procurent, c’est-à-dire d’après des circonstances accessoires, des détails
secondaires, sont des évaluations de premier plan, des naïvetés sur lesquelles
quiconque a conscience de ses forces créatrices et de ses capacités
artistiques ne pourrait jeter les yeux sans dédain ni même sans pitié. Pitié
pour vous ! ce n’est pas, sans doute, la pitié comme vous
l’entendez : ce n’est pas la pitié pour la « misère » sociale,
pour la « société », ses malades et ses victimes, pour ceux qui sont
vicieux et vaincus dès l’origine, et qui gisent autour de nous, brisés ;
c’est encore moins la pitié pour ces couches sociales d’esclaves murmurants,
opprimés et rebelles qui tendent tous leurs efforts vers la domination — qu’ils
appellent « liberté ». Notre pitié est une pitié plus haute, à
l’horizon plus vaste. Nous voyons comment l’homme s’amoindrit, comment
vous l’amoindrissez ! — et il y a des moments où nous regardons votre
compassion avec une angoisse indescriptible, où nous nous tournons contre cette
pitié, où nous trouvons votre, sérieux plus périlleux que n’importe quelle
légèreté. Vous voulez, si possible — et il n’existe pas de
« possible » plus insensé, — supprimer la souffrance ; et
nous ? — il semble que nous voulions plutôt la rendre plus intense encore
et plus cruelle que jamais ! Le bien-être, comme vous l’entendez — ce
n’est pas un but à nos yeux, mais une fin ! Un état qui aussitôt
rend l’homme risible et méprisable — qui fait désirer sa disparition !
La discipline de la souffrance, de la grande souffrance — ne savez-vous pas que
c’est cette discipline seule qui, jusqu’ici, a porté l’homme aux grandes
hauteurs ? Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui inculque la
force, les frémissements de l’âme à la vue des grands cataclysmes, son
ingéniosité et son courage à supporter, à braver, à interpréter, à mettre à
profit le malheur et tout ce qu’elle a jamais possédé en fait de profondeur, de
mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur. N’est-ce pas au milieu de
la souffrance, sous la discipline de la grande souffrance que tout cela lui a
été donné ? En l’homme sont réunis créature et créateur :
en l’homme, il y a la matière, le fragment, l’exubérance, le limon, la boue, la
folie, le chaos ; mais en l’homme il y a aussi le créateur, le sculpteur,
la dureté du marteau, la contemplation divine du septième jour. Comprenez-vous
cette antithèse ? Comprenez-vous que votre compassion va à la «créature en
l’homme », à ce qui doit être formé, brisé, forgé, déchiré, rougi à blanc,
épuré ? — à ce qui souffrira nécessairement, à ce qui doit
souffrir ? Et notre pitié — ne comprenez-vous pas à qui s’adresse
notre pitié contraire, quand elle se tourne contre la vôtre, comme contre le
pire des amollissements, la plus funeste des faiblesses ? — Donc
compassion contre compassion ! Mais, je le répète, il y a des
problèmes plus hauts que tous ces problèmes du plaisir, de la douleur et de la
pitié ; et toute philosophie qui borne là son domaine est une naïveté.
226.
Nous autres immoralistes ! — Ce monde, qui nous concerne, au milieu duquel nous avons à
craindre et à aimer, ce monde presque imperceptible et invisible, ce monde du
commandement délicat, de l’obéissance délicate, un monde d’« à peu
près » à tous les points de vue : scabreux, captieux, pointilleux,
douillet, oui, ce monde est bien défendu contre les spectateurs grossiers et la
curiosité familière ! Des liens solides nous tiennent garrottés, nous
portons une camisole de force du devoir et nous ne pouvons nous en
dégager. C’est par là que nous sommes « hommes du devoir », nous
aussi ! Parfois, il est vrai, nous dansons dans nos « chaînes »
et parmi nos « glaives ». Plus souvent, ajoutons-le, nous grinçons
des dents et nous nous révoltons contre toutes les rigueurs secrètes de notre
destinée. Mais quoi que nous fassions,
les sots et l’apparence sont contre nous et disent : « Ce sont là des
hommes sans devoirs ». — Nous avons toujours les sols et
l’apparence contre nous.
232.
La femme
veut s’émanciper : et à cause de cela elle se met à éclairer l’homme sur
« la femme en soi ». — C’est là un des progrès les plus déplorables
de l’enlaidissement général de l’Europe. Car que peuvent produire ces
gauches essais d’érudition féminine et de dépouillement de soi ! La femme
a tant de motifs d’être pudique. Elle cache tant de choses pédantes, superficielles,
scolastiques, tant de présomption mesquine, de petitesse immodeste et effrénée,
— qu’on examine seulement des rapports avec les enfants ! — C’est au fond
la crainte de l’homme qui jusqu’ici a retenu et réprimé tout cela.
Malheur à nous si jamais les qualités « éternellement ennuyeuses de la
femme » — dont elle est si riche — osent se donner carrière ! si la
femme commence à désapprendre foncièrement et par principe sa perspicacité et
son art, celui de la grâce et du jeu, l’art de chasser les soucis, d’alléger
les peines et de les prendre à la légère, son habileté délicate pour les
passions agréables ! Déjà se font entendre des voix féminines, qui, par
saint Aristophane ! font frémir. On explique avec une clarté médicale ce
que la femme veut en premier et en dernier lieu de l’homme. N’est-ce pas
une preuve de suprême mauvais goût que cette furie de la femme à vouloir
devenir scientifique ! Jusqu’à présent. Dieu merci, l’explication était
l’affaire des hommes, un don masculin — on restait ainsi « entre soi » ;
il faut d’ailleurs être très méfiant au sujet de ce que les femmes écrivent sur
« la femme » et se demander si la femme veut vraiment un
éclaircissement sur elle-même — et peut le vouloir… Si la femme ne
cherche pas ainsi une nouvelle parure — je crois que la parure fait
partie de l’éternel féminin — eh bien ! alors elle veut se faire craindre,
c’est peut-être pour elle un moyen de dominer. Mais elle ne veut pas la vérité.
Qu’importe la vérité à la femme ? Rien n’est dès l’origine plus étranger,
plus antipathique, plus odieux à la femme que la vérité. Son grand art est le
mensonge, sa plus haute préoccupation est l’apparence et la beauté. Avouons-le,
nous autres hommes, nous honorons et aimons précisément cet art et cet instinct
chez la femme, nous qui avons la tâche difficile et qui nous unissons
volontiers, pour notre soulagement, à des êtres dont les mains, les regards,
les tendres folies font apparaître presque comme des erreurs notre gravité,
notre profondeur. Enfin je pose la question : jamais une femme a-t-elle
accordé la profondeur à un cerveau de femme, à un cœur de femme la
justice ? Et n’est-il pas vrai que, tout compte fait, « la
femme » a surtout été mésestimée par les femmes et non par nous ? —
Nous autres hommes, nous souhaitons que la femme ne continue pas à se
compromettre par des éclaircissements. Car c’était affaire de l’homme de
veiller à la femme et de la ménager, quand l’Église décrétait : mulier
taceat in ecclesia. C’était pour le bien de la femme que Napoléon donna à
entendre à la trop diserte Madame de Staël : mulier taceat
in politicis ! — et je crois qu’un véritable ami
des femmes est celui qui crie aujourd’hui aux femmes : mulier taceat de muliere !
237.
Sept petits dictons de femmes.
Le plus pesant ennui s’envole dès
qu’un homme se met à nos pieds.
*
Vieillesse,
hélas ! et science donnent force à faible vertu.
*
Vêtement
sombre et discrétion habillent la femme… de raison.
*
À qui je
suis reconnaissante dans l’heureuse fortune ? À Dieu !… et à ma
couturière.
*
Jeune elle
est un berceau de fleurs. Vieille une caverne d’où sort un dragon.
*
Noble nom,
jambe bien faite, homme avec cela : ah ! s’il était le mien !
*
Parole
brève, sens profond… verglas pour la sotte.
CHAPITRE HUITIÈME
PEUPLES ET PATRIES
251.
Il faut s’en
accommoder, quand un peuple qui souffre et veut souffrir de la fièvre
nationale et des ambitions politiques voit passer sur son esprit des nuages et
des troubles divers, en un mot de petits accès d’abêtissement : par
exemple, chez les Allemands d’aujourd’hui, tantôt la bêtise anti-française,
tantôt la bêtise anti-juive ou anti-polonaise, tantôt la bêtise
chrétienne-romantique, tantôt la bêtise wagnérienne, tantôt la bêtise teutonne
ou prussienne (qu’on regarde donc ces pauvres historiens, ces Sybel et ces
Treitschke, et leurs grosses têtes emmitouflées —), et quel que soit le nom que
l’on veuille donner à ces petits embrumements de l’esprit et de la conscience
allemande. Qu’on me pardonne si, moi aussi, en faisant une halte courte et
audacieuse sur un domaine très infecté, je n’ai pas été entièrement épargné par
la maladie et si, comme tout le monde, je me suis livré à des fantaisies sur
des choses qui ne me regardent pas : premier symptôme de l’infection
politique. Par exemple en ce qui concerne les juifs : écoutez plutôt. — Je
n’ai pas encore rencontré d’Allemand qui veuille du bien aux juifs ; les
sages et les politiques ont beau condamner tous sans réserve l’antisémitisme,
ce que réprouvent leur sagesse et leur politique, c’est, ne vous y trompez pas,
non pas le sentiment lui-même, mais uniquement ses redoutables déchaînements,
et les malséantes et honteuses manifestations que provoque ce sentiment une
fois déchaîné. On dit tout net que l’Allemagne a largement son compte de juifs,
que l’estomac et le sang allemands devront peiner longtemps encore avant
d’avoir assimilé cette dose de « juif », que nous n’avons pas la
digestion aussi active que les Italiens, les Français, les Anglais, qui en sont
venus à bout d’une manière bien plus expéditive : — et notez que c’est là
l’expression d’un sentiment très général, qui exige qu’on l’entende et qu’on
agisse. « Pas un juif de plus ! Fermons-leur nos portes, surtout du
côté de l’Est (y compris l’Autriche) ! » Voilà ce que réclame l’instinct
d’un peuple dont le caractère est encore si faible et si peu marqué qu’il
courrait le risque d’être aboli par le mélange d’une race plus énergique. Or,
les juifs sont incontestablement la race la plus énergique, la plus tenace et
la plus pure qu’il y ait dans l’Europe actuelle ; ils savent tirer parti
des pires conditions — mieux peut-être que des plus favorables, — et ils le
doivent à quelqu’une de ces vertus dont on voudrait aujourd’hui faire des
vices, ils le doivent surtout à une foi robuste qui n’a pas de raison de rougir
devant les « idées modernes » ; ils se transforment, quand ils
se transforment, comme l’empire russe conquiert : la Russie étend ses
conquêtes en empire qui a du temps devant lui et qui ne date pas d’hier, — eux
se transforment suivant la maxime : « Aussi lentement que
possible ! » Le penseur que préoccupe l’avenir de l’Europe doit, dans
toutes ses spéculations sur cet avenir, compter avec les juifs et les Russes
comme avec les facteurs les plus certains et les plus probables du jeu et du conflit
des forces. Ce que, dans l’Europe d’aujourd’hui, on appelle une
« nation » est chose fabriquée plutôt que chose de nature, et a bien
souvent tout l’air d’être une chose artificielle et fictive ; mais, à coup
sûr, les « nattons » actuelles sont choses qui deviennent, choses
jeunes et aisément modifiables, ne sont pas encore des « races », et
n’ont à aucun degré ce caractère d’éternité, qui est le propre des juifs :
il est bon que les « nations » se gardent de toute hostilité et de
toute concurrence irréfléchie. Il est tout à fait certain que les juifs, s’ils
le voulaient, ou si on les y poussait, comme les antisémites ont tout l’air de
le faire, seraient dès à présent eh état d’avoir le dessus, je dis bien, d’être
les maîtres effectifs de l’Europe ; il n’est pas moins certain que ce
n’est pas à cela qu’ils visent. Ce que pour le moment, au contraire, ils
veulent, et ce qu’ils demandent avec une insistance un peu gênante, c’est
d’être absorbés et assimilés par l’Europe ; ils ont soif d’avoir un
endroit où ils puissent enfin se poser, et jouir enfin de quelque tolérance, et
de considération ; ils ont soif d’en finir avec leur existence nomade de
« Juif errant ». Cette aspiration dénote peut-être déjà une
atténuation des instincts judaïques, et il ne serait que juste d’y prendre
garde et d’y faire bon accueil ; on pourrait fort bien débuter par jeter à
la porte les braillards antisémites. Il faut être prévenant, mais avec
précaution, et choisir : l’attitude de la noblesse d’Angleterre est un
assez bon exemple. Il est trop évident qu’en Allemagne ceux qui risqueraient le
moins à entrer en commerce avec eux, ce sont les types assez énergiques et
assez fortement accusés du néo-germanisme, par exemple l’officier noble de la
Marche prussienne : il serait à tous égards très intéressant d’essayer
s’il y aurait moyen d’unir et de greffer l’un sur l’autre l’art de commander et
d’obéir, traditionnel et classique dans le pays que je viens de dire, et le
génie de l’argent et de la patience, avec son appoint d’intellectualité, chose qui
fait encore passablement défaut dans ce même pays. — Mais voilà plus qu’il n’en
faut de patriotisme jovial et solennel ; je m’arrête, car je me retrouve
au seuil de la question qui me tient à cœur plus que toute autre, au seuil du
« problème européen » tel que je l’entends, je veux dire de
l’éducation possible d’une caste nouvelle destinée à régner sur l’Europe. —
CHAPITRE NEUVIÈME
QU’EST-CE QUI EST NOBLE ?
259.
S’abstenir
réciproquement de froissements, de violences, d’exploitations, coordonner sa
volonté à celle des autres : cela peut, entre individus, passer pour être
de bon ton, mais seulement à un point de vue grossier, et lorsque l’on est en
présence de condition favorable (c’est-à-dire qu’il y a effectivement
conformité de forces à l’intérieur d’un corps, et que les valeurs s’accordent
et se complètent réciproquement). Mais dés que l’on pousse plus loin ce
principe, dès que l’on essaye d’en faire même le principe fondamental de la
société, on s’aperçoit qu’il s’affirme pour ce qu’il est
véritablement : volonté de nier la vie, principe de décomposition
et de déclin. Il faut ici penser profondément et aller jusqu’au fond des
choses, en se gardant de toute faiblesse sentimentale. La vie elle-même est essentiellement
appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus
faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation,
et, tout au moins exploitation. Mais pourquoi employer toujours des mots
auxquels fut attaché, de tout temps, un sens calomnieux ? Ce corps social,
dans le sein duquel, comme il a été indiqué plus haut, les unités se traitent
en égales — c’est le cas dans toute aristocratie saine —, ce corps, s’il est lui-même
un corps vivant et non pas un organisme qui se désagrège, doit agir lui-même, à
l’égard des autres corps, exactement comme n’agiraient pas, les unes à
l’égard des autres, ses propres unités. Il devra être la volonté de puissance
incarnée, il voudra grandir, s’étendre, attirer à lui, arriver à la
prépondérance, — non par un motif moral ou immoral, mais parce qu’il vit
et que la vie est précisément volonté de puissance. — Admettons que,
comme théorie, ceci soit une nouveauté, en réalité c’est le fait primitif
qui sert de base à toute histoire. Qu’on soit donc assez loyal envers soi-même
pour se l’avouer ! —
260.
Au cours d’une excursion entreprise
à travers les morales délicates ou grossières qui ont régné dans le monde ou
qui y règnent encore, j’ai trouvé certains traits qui reviennent régulièrement
en même temps et qui sont liés les uns aux autres : tant qu’à la fin j’ai
deviné deux types fondamentaux, d’où se dégageait une distinction fondamentale.
Il y a une morale de maîtres et une morale d’esclave. J’ajoute
dès maintenant que dans toutes civilisation supérieure qui présente des
caractères mêlés, on peut reconnaître des tentatives d’accomoder entre elles
les deux morales, plus souvent encore la confusion de toutes les deux, un
malentendu réciproque. On rencontre même parfois leur étroite juxtaposition,
qui va jusqu’à les réunir dans un même homme, à l’intérieur d’une seule âme.
Les différenciations de valeurs dans le domaine moral sont nées, soit sous
l’empire d’une espèce dominante qui ressentait une sorte de bien-être à prendre
pleine conscience de ce qui la plaçait au-dessus de la race dominée, — soit
encore dans le sein même de ceux qui étaient dominés, parmi les esclaves et les
dépendants de toutes sortes. Dans le premier cas, lorsque ce sont les dominants
qui déterminent le concept « bon », les états d’âmes sublimes et
altiers sont considérés comme ce qui distingue et détermine le rang. L’homme
noble se sépare des êtres en qui s’exprime le contraire de ces états sublimes
et altiers ; il méprise ces êtres. Il faut remarquer de suite que, dans
cette première espèce de morale, l’antithèse « bon » et
« mauvais » équivaut à celle de « noble » et
« méprisable ». L’antithèse « bien » et « mal »
a une autre origine. On méprise l’être lâche, craintif, mesquin, celui qui ne
pense qu’à l’étroite utilité ; de même l’être méfiant, avec son regard
inquiet, celui qui s’abaisse, l’homme-chien qui se laisse maltraiter, le
flatteur mendiant et surtout le menteur. C’est une croyance essentielle chez
tous les aristocrates que le commun du peuple est menteur. « Nous autres
véridiques » — tel était le nom que se donnaient les nobles dans la Grèce
antique. Il est évident que les dénominations de valeurs ont d’abord été
appliquées à l’homme, et plus tard seulement, par dérivation, aux
actions. C’est pourquoi les historiens de la morale commettent une grave
erreur en commençant leur recherche par une question comme celle-ci :
« Pourquoi louons-nous l’action qui se fait par pitié ? »
L’homme noble possède le sentiment intime qu’il a le droit de déterminer la
valeur, il n’a pas besoin de ratification. Il décide que ce qui lui est
dommageable est dommageable en soi, il sait que si les choses sont mises en
honneur, c’est lui qui leur prête cet honneur, il est créateur de valeurs.
Tout ce qu’il trouve sur sa propre personne, il l’honore. Une telle morale est
la glorification de soi-même. Au premier plan se trouve le sentiment de la
plénitude, de la puissance qui veut déborder, le bonheur de la grande tension,
la conscience d’une grande richesse qui voudrait donner et répandre. L’homme
noble, lui aussi, vient en aide aux malheureux, non pas ou presque pas par
compassion, mais plutôt par un impulsion que crée la surabondance de force.
L’homme noble rend honneur au puissant dans sa personne, mais par là il honore
aussi celui qui possède l’empire sur lui-même, celui qui sait parler et se
taire, celui qui se fait un plaisir d’être sévère et dur envers lui-même, celui
qui vénère tout ce qui est sévère et dur. « Wotan a placé dans mon sein un
cœur dur », cette parole de l’antique saga scandinave est vraiment
sortie de l’âme d’un viking orgueilleux. Car lorsqu’un homme sort d’une
pareille espèce, il est fier de ne pas avoir été fait pour la pitié. C’est
pourquoi le héros de la saga ajoute : « Celui qui, lorsqu’il est
jeune, ne possède pas déjà un cœur dur, ne le possèdera jamais. » Les
hommes nobles et hardis qui pensent de la sorte sont aux antipodes des
promoteurs de cette morale qui trouvent l’indice de la moralité justement dans
la compassion, dans le dévouement, dans le désintéressement. La foi en
soi-même, l’orgueil de soi-même, une foncière hostilité et une profonde ironie
en face de l’« abnégation » appartiennent, avec autant de certitude à
la morale noble qu’un léger mépris et une certaine circonspection à l’égard de
la compassion et du « cœur chaud ». — Ce sont les puissants qui s’entendent
à honorer, c’est là leur art, le domaine où ils sont inventifs. Le profond
respect pour la vieillesse et pour la tradition, — cette double vénération est
la base même du droit, — la foi et la prévention au profit des ancêtres et au
préjudice des générations à venir est typique dans la morale des puissants.
Quand, au contraire, les hommes des « idées modernes » croient
presque instinctivement au « progrès » et à l’« avenir »
perdant de plus en plus la considération de la vieillesse, ils montrent déjà
suffisamment par là l’origine plébéienne de ces « idées ». Mais une
morale de maître est étrangère et désagréable au goût du jour, lorsqu’elle
affirme avec la sévérité de son principe, que l’on a de devoirs qu’envers ses
égaux ; qu’à l’égard des êtres de rang inférieur, à l’égard de tout ce qui
est étranger, l’on peut agir à sa guise, comme « le cœur vous en
dit », et de toute façon « par-delà le bien et le mal ». On
peut, si l’on veut user ici de compassion et de ce qui s’y rattache. La
capacité et le devoir d’user de longue reconnaissance et de vengeance infinie —
les deux procédés employés seulement dans le cercle de ses égaux, — la
subtilité dans les représailles, le raffinement dans la conception de l’amitié,
une certaine nécessité d’avoir des ennemis (pour servir en quelque sorte de
dérivatifs aux passions telles que l’envie, la combativité, l’insolence, et, en
somme, pour pouvoir être un ami véritable à l’égard de ses amis) : tout
cela appartient à la caractéristique de la morale noble, qui, je l’ai dit,
n’est pas la morale des « idées modernes », ce qui fait
qu’aujourd’hui, elle est difficile à concevoir et aussi difficile à déterrer et
à découvrir. — Il en est différemment de l’autre morale, de la morale des
esclaves. En supposant que les êtres asservis, opprimés et souffrants, ceux
qui ne sont pas libres, mais incertains d’eux-même et fatigués, que ces êtres
se mettent à moraliser, quelles idées communes trouveront-ils dans leurs
appréciations morales ? Vraisemblablement ils voudront exprimer une
défiance pessimiste à l’égard des conditions générales de l’homme, peut-être
une condamnation de l’homme et de toute la situation qu’il occupe. Le regard de
l’esclave est défavorable aux vertus des puissants. L’esclave est sceptique et
défiant à l’égard de toutes les « bonnes choses » que les autres
vénèrent, il voudrait se convaincre que, même chez les autres, le bonheur n’est
pas véritable. Par contre, il présente en pleine lumière les qualités qui
servent à adoucir l’existence de ceux qui souffrent. Ici nous voyons rendre
honneur à la compassion, à la main complaisante et secourable, vénérer le cœur
chaud, la patience, l’application, l’humilité, l’amabilité, car ce sont là les
qualités les plus utiles, ce sont presque les seuls moyens pour alléger le
poids de l’existence. La morale des esclaves est essentiellement une morale
utilitaire. Nous voici au véritable foyer d’origine de la fameuse antithèse
« bien » et « mal ». Dans le concept « mal » on
fait entrer tout ce qui est puissant et dangereux, tout ce qui possède un
caractère redoutable, subtil et puissant, et n’éveille aucune idée de mépris.
D’après la morale des esclaves, l’« homme méchant » inspire donc la
crainte ; d’après la morale des maîtres, c’est l’« homme bon »
qui inspire la crainte et veut l’inspirer, tandis que l’« homme
mauvais » est l’homme méprisable. L’antithèse arrive à son comble lorsque,
par une conséquence de la morale d’esclave, une nuance de dédain (peut-être
très léger et bienveillant) finit par être attaché même aux « hommes
bons » de cette morale. Car l’homme bon, d’après la manière de voir des
esclaves, doit en tout les cas être l’homme inoffensif. Il est bonasse,
facile à tromper, peut-être un peu bête, bref un bonhomme. Partout où la
morale des esclaves arrive à dominer, le langage montre une tendance à
rapprocher les mots « bon » et « bête ». — Dernière
différence fondamentale : l’aspiration à la liberté, l’instinct de
bonheur et toutes les subtilités du sentiment de liberté appartiennent à la
morale des esclaves aussi nécessairement que l’art et l’enthousiasme dans la
vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d’une manière de
penser et d’apprécier aristocratique. — Maintenant on comprendra, sans plus
d’explication, pourquoi l’amour en tant que passion — c’est notre
spécialité européenne — doit être nécessairement d’origine noble. On sait que
son invention doit être attribuée aux chevaliers poètes provençaux, ces hommes
magnifiques et ingénieux du « gai saber » à qui l’Europe est
redevable de tant de chose et presque d’elle-même. —
265.
Au risque de
scandaliser les oreilles naïves, je pose en fait que l’égoïsme appartient à
l’essence des âmes nobles ; j’entends affirmer cette croyance immuable
qu’à un être tel que « nous sommes » d’autres êtres doivent être
soumis, d’autres êtres doivent se sacrifier. L’âme noble accepte l’existence de
son égoïsme sans avoir de scrupule, et aussi sans éprouver un sentiment de
dureté, de contrainte, de caprice, mais plutôt comme quelque chose qui doit
avoir sa raison d’être dans la loi fondamentale des choses. Si elle voulait
donner un nom à cet état de faits, elle dirait : « c’est la justice
même ». Elle s’avoue, dans les circonstances qui d’abord la font hésiter,
qu’il y a des êtres dont les droits sont égaux au siens ; dès qu’elle a
résolu cette question du rang, elle se comporte envers ses égaux, privilégiés
comme elle, avec le même tact dans la pudeur et le respect délicat que dans son
commerce avec elle-même, — conformément à un mécanisme céleste qu’elle connait
de naissance comme toutes les étoiles. C’est encore un signe de son égoïsme,
que cette délicatesse et cette circonspection dans ses rapports avec ses
semblables. Chaque étoile est animée de cette égoïsme : elle s’honore elle-même
dans les autres étoiles et dans les droits qu’elle leur abandonne ; elle
ne doute pas que cet échange d’honneurs et de droits, comme l’essence de
tout commerce, n’appartienne aussi à l’état naturel des choses. L’âme noble
prend comme elle donne, par un instinct d’équité passionné et violent qu’elle a
au fond d’elle-même. Le concept « grâce » n’a pas de sens, n’est pas
un bonne odeur inter pares ; il peut y avoir une manière sublime de
laisser sur soi les bienfaits d’en haut et de les boire avidement comme des
gouttes de rosée, mais un âme noble n’est pas né pour cet art et pour cette
attitude. Son égoïsme ici fait obstacle : elle ne regarde pas volontiers
« en haut », mais plutôt devant elle, lentement et en ligne
droite, ou vers en bas : — elle sait qu’elle est à la hauteur.
266.
« On ne
peut estimer véritablement que celui qui ne se cherche pas
soi-même ». — Gœthe au conseiller Schlosser.
268.
Qu’appelle-t-on
commun, en fin de compte ? — Les mots sont des signes verbaux pour
désigner des idées ; les idées elles, sont des signes imaginatifs, plus ou
moins précis, correspondant à des sensations qui reviennent souvent et en même
temps, des groupes de sensations. Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement,
d’employer les mêmes mots. Il faut encore user des mêmes mots pour le même
genre d’événements intérieurs, il faut enfin que les expériences de l’individu
lui soient communes avec celles d’autres individus. C’est pourquoi les
hommes d’un même peuple se comprennent mieux entre eux que ceux qui
appartiennent à différents peuples ; mais lorsque les peuples différents
emploient le même idiome, ou plutôt, lorsque des hommes placés dans les mêmes
conditions (de climat, de sol, de dangers, de besoins, de travail) ont
longtemps vécu ensemble, il se forme quelque chose « qui se
comprend », c’est à dire un peuple. Dans toutes les âmes un nombre égal de
faits qui reviennent souvent l’a emporté sur les faits qui reviennent plus
rarement. Sur les premiers on s’entend vite, toujours plus vite — l’histoire de
la langue est l’histoire d’un procédé d’abréviation. À cause de cette entente
rapide, on s’unit de plus en plus étroitement. Plus le danger est grand et plus
grand est le besoin de s’entendre vite et facilement sur ce dont on a
besoin ; ne pas s’exposer à un malentendu dans le danger, telle est la
condition indispensable pour les hommes dans leur commerce réciproque. On s’en
aperçoit aussi dans toute espèce d’amitié et d’amour. Aucun sentiment de cet
ordre ne dure, si, tout en usant des mêmes paroles, l’un des deux sent, pense,
pressent, éprouve, désire, craint autrement que l’autre. (La crainte de « l’éternel malentendu » : tel est le
bienveillant génie qui retient si souvent des personnes de sexe différent de
contracter les unions précipitées que conseillent les sens et le cœur ; ce
n’est nullement une sorte de « génie de l’espèce », comme l’a imaginé
Schopenhauer — !) Savoir quels sont, dans une âme, les groupes de
sensations qui s’éveillent le plus rapidement, qui prennent la parole, donnent
des ordres, c’est là ce qui décide du classement complet de la valeur de ces
sensations, c’est là ce qui, en dernière instance, fixe leur table de valeur.
Les appréciations d’un homme présentent des révélations au sujet de la structure
de son âme, montre où celle-ci voit ses conditions d’existence, son véritable
besoin. Si l’on admet donc que, de tous temps, le besoin n’a rapproché que des
hommes qui pouvaient désigner, au moyen de signes semblables, des nécessités
semblables, des impressions semblables, il résulte dans l’ensemble, des
impressions semblables, il résulte dans l’ensemble, que la facilité de
communiquer le besoin, c’est à dire en somme, le fait de n’éprouver que des
sensations moyennes et communes, a dû être la force la plus puissante de
toutes celles qui ont dominé l’homme jusqu’ici. Les hommes les plus semblables
et les plus ordinaires eurent toujours et ont encore l’avantage ; l’élite,
les hommes raffinés et rares, plus difficiles à comprendre, courent le risque
de rester seuls et, à cause de leur isolement, ils succombent au danger et se
reproduisent rarement. Il faut faire appel à de prodigieuses forces adverses
pour entraver ce naturel, trop naturel processus in simile, le
développement de l’homme vers le semblable, l’ordinaire, le médiocre, le
troupeau — le commun !
269.
Plus un
psychologue — un psychologue prédestiné et un devineur d’âmes — se tourne vers
les cas et les hommes exceptionnels, plus est grand le danger pour lui d’être
étouffé par la compassion. Il a besoin de dureté et de gaieté plus
qu’avec un autre homme. Car la corruption, la course à l’âbime des hommes
supérieurs, des âmes d’espèce étrange, est la règle. Or il est terrible d’avoir
toujours cette règle devant les yeux. Le martyre compliqué du psychologue qui a
découvert cette course à l’âbime, qui découvre une fois, puis presque
toujours à nouveau et dans l’histoire tout entière, cette complète
« desespérance » intérieure de l’homme supérieur, cet éternel
« trop tard ! » dans tous les sens, — ce martyre, dis-je, pourra
un jour, être cause que l’homme supérieur se tourne avec amertume contre sa
propre destinée, et tente de se détruire — de se faire « périr »
lui-même. On remarque chez presque tous le spsychologue un penchant
significatif et un plaisir à fréquenter des hommes vulgaires, les hommes qui
vivent selon la règle : le psychologue laisse deviner par là qu’il a
toujours besoin de guérir, qu’il a besoin de fuir, d’oublier, de rejeter de que
son regard et son scalpel, ce que son « métier » lui a mis sur la
conscience. La crainte de sa mémoire lui est particulière. Il lui arrive
souvent de se taire devant le jugement d’autrui : alors il écoute avec un
visage impassible, pour entendre comment on honore, on admire, on aime, on
glorifie, là où il s’est contenté de regarder. Ou bien il cache encore
d’avantage son mutisme en approuvant expressément une quelconque opinion de
premier plan. Peut-être le caractère paradoxal de sa situation s’approche-t-il
tellement de l’épouvantable que la masse, les civilisés, les exaltés,
apprendront de leur côté la haute vénération, quand lui n’a éprouvé que la
grande pitié à côté du grand mépris, — la vénération pour les « grands
hommes » et les bêtes prodigieuses, à cause desquels on bénit et on honore
sa patrie, la terre, la dignité humaine et soi-même, proposant ces hommes comme
modèle et comme système d’éducation à la jeunesse, voulant façonner la jeunesse
d’après eux… Et qui sait si jusqu’à présent, dans tous les cas importants le
phénomène ne s’est pas produit : la multitude adorait un Dieu, — et le
« Dieu » n’était qu’une pauvre victime ! Le succès fut toujours
un grand menteur, — et l’« œuvre » elle-même est un succès ; le
grand homme d’État, le conquérant, l’inventeur sont déguisé dans leurs
créations jusqu’à en être méconnaissables. L’« œuvre », celle de
l’artiste, du philosophe, invente d’abord celui qui l’a créée, que l’on suppose
l’avoir créée ; les « grands hommes » tels qu’ils sont honorés,
sont de mauvais petits poèmes faits après coup ; dans le monde des valeurs
historiques règne le faux monnayage. Ces grands poètes par exemple, les
Byron, les Musset, les Poë, les Léopardi, les Kleist, les Gogol (je n’ose
nommer de plus grands noms, mais c’est à eux que je pense), — tels qu’ils sont,
tels qu’ils doivent être, comme il semble — hommes du moment, exaltés,
sensuels, enfantins, passant brusquement et sans raison de la confiance à la
défiance ; avec des âmes où se cachent généralement quelques
fêlures ; se vengeant souvent par leurs ouvrages d’une souillure intime,
cherchant souvent par leur essor à fuir une mémoire trop fidèle, souvent égarés
dans la boue et s’y complaisant presque, jusqu’à ce qu’ils deviennent
semblables au feux follets qui, s’agitant autour des marécages, se déguisent
en étoiles — le peuple les appelle alors idéalistes, — souvent en lutte avec un
long dégoût, avec un fantôme d’incrédulité qui reparaît sans cesse, les
refroidit et les réduit à avoir soif de gloire, à se repaître de la « foi
en eux-même » que leur jette quelques flatteurs enivrés. Quels martyrs
sont ces grands artistes et en général les hommes supérieurs aux yeux de celui
qui les a une fois devinés ! Il est bien compréhensible que, pour la femme
— qui est clairvoyante dans le monde la souffrance, et malheureusement aussi
avide d’aider et de secourir bien au-delà de ses forces, — les grands hommes
aient été une proie si facile aux explosions d’une compassion immense et
dévouée qui va jusqu’au sacrifice. Mais la foule, et surtout la foule qui
vénère, ne les comprend pas, et elle charge cette pitié d’interprétations
indélicates et vaniteuses. Aussi la compassion se trompe-t-elle invariablement
sur sa force : la femme voudrait se persuader que l’amour peut tout,
— c’est là sa superstition propre. Hélas ! celui qui connaît le
cœur humain devine combien pauvre, impuissant, présomptueux, inhabile, est
l’amour, même le meilleur, même le plus profond, combien il détruit plus qu’il
ne réconforte ! — il est possible que, sous la fable sainte et le
déguisement de la vie de Jésus, se cache un des cas les plus douloureux du
martyre de la conscience de l’amour, le martyre du cœur le plus innocent
et le plus avide, auquel ne suffisait aucun amour humain, du cœur qui désirait
l’amour, qui voulait être aimé et rien que cela, avec dureté, avec frénésie,
avec de terribles explosions contre ceux qui lui refusaient l’amour. C’est
l’histoire d’un pauvre être insatisfait et insatiable dans l’amour d’un être
qui dut inventer l’enfer pour y précipiter ceux qui ne voulaient pas
l’aimer, — et qui, enfin éclairé sur l’amour des hommes, fut forcé d’inventer
un Dieu qui fût tout amour, totalement puissance d’amour, — qui eût
pitié de l’amour humain parce que cet amour est si misérable, si
ignorant ! Celui qui sent ainsi, qui connaît ainsi l’amour — cherche
la mort. Mais pourquoi poursuivre des choses aussi douloureuses ? En
supposant qu’on n’y soit pas obligé. —
270.
L’orgueil et
le dégoût intellectuel chez l’homme qui a profondément souffert — le rang est
déjà presque déterminé par le degré de souffrance qu’un homme peut
endurer, — la certitude terrible, dont l’homme est tout imprégné et coloré, la
certitude de savoir plus, grâce à sa souffrance, que ne peuvent savoir
les plus intelligents et les plus sages, de connaître des mondes lointains et
effrayants dont « vous ne savez rien », d’y être « comme
chez soi »… cet orgueil de la souffrance, orgueil spirituel et muet, cette
fierté de l’élu par la connaissance, de l’« initié », de la victime
presque sacrifiée, croit toutes formes de déguisement nécessaires pour se
protéger du contact des mains importunes et compatissantes et en général de
tout ce qui n’est pas son égal dans la souffrance. La profonde douleur rend
noble ; elle sépare. Une des formes les plus délicates du déguisement
c’est un certain épicurisme, une parade de hardiesse dans le goût, une
affectation de prendre la douleur à la légère et de se défendre contre toute
tristesse et toute profondeur. Il y a des « hommes gais » qui se
servent de la gaîté, parce que, à cause d’elle, on se méprend sur leur compte,
mais ils veulent précisément qu’on se méprenne. Il y a des « hommes
scientifiques » qui se servent de la science, parce qu’elle leur donne un
aspect gai, et parce que la science fait conclure qu’ils sont superficiels,
mais ils veulent induire à une fausse conclusion. Il y a des esprits
libres et impudents qui voudraient cacher et nier qu’ils ont le cœur brisé,
mais fièrement incurable (le cynisme d’Hamlet — le cas Galiani), et parfois la
folie même est un masque qui cache un savoir fatal et trop sûr. — D’où il
appert que c’est le fait d’une humanité délicate d’avoir du respect « pour
le masque » et de ne pas employer, en des endroits inopportuns, la
psychologie et la curiosité.
273.
Un homme qui aspire à de grandes
choses regarde tous ceux qu’il rencontre sur sa route soit comme moyens, soit
comme causes de retard et comme obstacles — soit encore comme des reposoirs où
il s’arrête momentanément. La bonté de haute marque envers son prochain,
qui est le propre de cet homme, ne devient possible que quand il est arrivé à
sa propre hauteur et qu’il commence à dominer. Une certaine impatience et la
conscience d’avoir été toujours condamné à la comédie — car la guerre même
n’est qu’une comédie et une cachette, car tous les moyens ne servent qu’à
cacher le but, — le troublent dans toutes ses relations : ce genre d’homme
connaît la solitude et ce qu’elle a de plus empoisonné.
277.
— Voilà qui est fâcheux ! C’est
toujours la vielle histoire ! Lorsque l’on a fini de se bâtir sa maison,
on s’aperçoit soudain qu’en la bâtissant on a appris quelque chose qu’on aurait
dû savoir avant de… commencer. L’éternel et douloureux « trop
tard ! » — La mélancolie de tout achèvement ! —
279.
Les hommes
affligés d’une profonde tristesse se trahissent lorsqu’ils sont heureux :
ils ont une façon de saisir le bonheur comme s’ils voulaient l’étreindre et
l’étouffer par jalousie… Hélas ! ils savent trop bien que le bonheur fuit
devant eux !
291.
L’homme, animal multiple, menteur,
artificiel et impénétrable, inquiétant pour les autres animaux, moins par sa
force que par sa ruse et sa sagacité, l’homme a inventé la bonne conscience
pour jouir enfin de son âme comme d’une chose simple. Toute la morale
est une longue, une audacieuse falsification, grâce à laquelle une puissance,
devant le spectacle de l’âme, devient possible. Considérées à ce point de vue,
il a plus de choses qui rentrent dans l’idée « d’art » qu’on ne le
croit communément.
292.
Un philosophe : c’est un homme
qui éprouve, voit, entend, soupçonne, espère et rêve constamment des choses
extraordinaires, qui est frappé par ses propres pensées comme si elles venaient
du dehors, d’en haut et d’en bas, comme par une espèce d’événements et de coups
de foudre que lui seul peut subir qui est peut-être lui-même un orage, toujours
gros de nouveaux éclairs ; un homme fatal autour duquel gronde, roule,
éclate toujours quelque chose d’inquiétant. Un philosophe : un être,
hélas ! qui souvent se sauve loin de lui-même, souvent a peur de lui-même…
mais qui est trop curieux pour ne pas « revenir toujours à
lui-même ».
293.
Un homme qui
dit : « Cela me plaît, je le prends pour moi, je veux le protéger et
le défendre contre tous » ; un homme qui peut mener une chose,
exécuter une résolution, rester fidèle à une pensée, retenir une femme, punir
et abattre un insolent ; un homme qui tient sa colère et son épée, à qui
reviennent et échoient naturellement les êtres faibles, souffrants, opprimés,
et même les animaux, bref un homme qui est né maître, — si un tel homme
éprouve de la compassion, eh bien ! cette compassion aura de la
valeur ! Mais qu’importe la compassion de ceux qui souffrent ! ou de
ceux-là même qui prêchent la compassion ! Il y a aujourd’hui,
presque partout en Europe, une sensibilité et une irritabilité maladives pour
la douleur et aussi une intempérance fâcheuse à se plaindre, une efféminisation
qui voudrait se parer de religion et de fatras philosophique, pour se donner
plus d’éclat — il y a un véritable culte de la douleur. Le manque de
virilité de ce qui, dans ces milieux exaltés, est appelé
« compassion », saute, je crois, tout de suite aux yeux. — Il faut
bannir vigoureusement et radicalement cette nouvelle espèce de mauvais goût, et
je désire enfin qu’on se mette autour du cou et sur le cœur l’amulette
protectrice du « gai saber », du « gai savoir»,
pour employer le langage ordinaire.
295.
Le génie du
cœur, tel que le possédé ce grand mystérieux, ce dieu tentateur, ce preneur de
rats des consciences, dont la voix sait descendre jusque dans le monde
souterrain de toutes les âmes, ce dieu qui ne dit pas un mot, ne hasarde pas un
regard où ne se trouve une arrière-pensée de séduction, chez qui savoir
paraître fait partie de la maîtrise — pour qui ne point paraître ce qu’il est,
mais ce qui, pour ceux qui le suivent, est une obligation de plus à se presser
toujours plus près de lui et de le suivre plus intimement et plus
radicalement ! le génie du cœur qui force à se taire et à écouter tous les
êtres bruyants et vaniteux, qui polit les âmes rugueuses et leur donne à
savourer un nouveau désir, le désir d’être tranquille, comme un miroir, afin
que le ciel profond se reflète en eux ; le génie du cœur qui enseigne à la
main, maladroite et trop prompte, comment il faut se modérer et saisir plus
délicatement ; qui devine le trésor caché et oublié, la goutte de bonté et
de douce spiritualité sous la couche de glace trouble et épaisse, qui est une
baguette, divinatoire pour toutes les parcelles d’or longtemps enterrées sous
un amas de bourbe et de sable ; le génie du cœur, grâce au contact duquel
chacun s’en va plus riche, non pas béni et surpris, non pas gratifié et écrasé
comme par des biens étrangers, mais plus riche de lui-même, se sentant plus
nouveau qu’auparavant, débloqué, pénétré et surpris comme par un vent de dégel,
peut-être plus incertain, plus délicat, plus fragile, plus brisé, mais plein
d’espérances qui n’ont encore aucun nom, plein de vouloirs et de courants
nouveaux, de contre-courants et de mauvais vouloirs nouveaux… Mais qu’est-ce
que je fais là, mes amis ? De qui est-ce que je vous parle ? Me
suis-je oublié au point de ne pas encore vous avoir dit son nom ? À moins
que vous n’ayez déjà deviné par vous-même quel est ce dieu et cet esprit
étrange qui veut être loué d’une telle façon. Car, comme il arrive à
tous ceux qui, dès l’enfance, ont toujours été par voies et chemins, qui ont
toujours été à l’étranger, il m’est arrivé que des esprits singuliers et
dangereux ont passé sur ma route et, avant tout et toujours, celui dont je
parlais à l’instant qui n’est autre que le dieu Dionysos, ce puissant
dieu équivoque et tentateur, à qui, comme vous le savez, j’ai jadis offert mes
prémices, avec respect et mystère — (je fus le dernier, à ce qu’il me semble,
qui lui ait offert quelque chose : car je n’ai trouvé personne qui
comprît ce que je fis alors). Entre temps j’ai appris beaucoup, beaucoup trop
de choses sur la philosophie de ce dieu et, je le répète, de bouche à bouche, —
moi le dernier disciple et le dernier initié des mystères du dieu Dionysos. Et
j’oserais enfin commencer, mes amis, à vous faire goûter, autant qu’il m’est
permis, un peu de cette philosophie ? À mi-voix, cela va sans dire :
car il s’agit ici de bien des choses secrètes, nouvelles, étranges, merveilleuses
et inquiétantes. Déjà le fait que Dionysos est un philosophe et qu’ainsi les
dieux se livrent eux aussi à la philosophie, me semble une nouveauté qui n’est
pas sans danger et qui peut-être pourrait exciter la méfiance, surtout parmi
les philosophes ; — parmi vous, mes amis, elle trouve déjà moins
d’obstacles, à moins qu’elle ne vienne trop tard et à un moment qui n’est pas
le sien. En effet, on me l’a révélé, aujourd’hui vous ne croyez pas volontiers
à Dieu et aux dieux. Peut-être aussi dois-je laisser aller la franchise de mon
esprit plus loin qu’il n’est agréable aux sévères habitudes de vos
oreilles ? Certainement le dieu en question, dans de pareils entretiens,
allait-il plus loin, beaucoup plus loin, et fut-il toujours de plusieurs pas en
avant sur moi… Certes, s’il m’était permis d’agir selon l’usage des hommes,
j’aurais à lui donner de beaux noms solennels, des noms d’apparat et de vertu,
j’aurais à vanter sa hardiesse de chercheur et d’explorateur, sa sincérité
hasardée, sa véracité et son amour de la sagesse. Mais un tel dieu n’a que
faire de tout cet honorable fatras, de tous ces oripeaux. « Garde cela,
dirait-il, pour toi et tes pareils et pour quiconque en a besoin ! Moi —
je n’ai pas de raison pour couvrir ma nudité ! » — On le
devine : la pudeur manque sans doute à ce genre de divinité et de
philosophe ? — Aussi me dit-il un jour : « En certaines
circonstances j’aime les hommes — et en disant cela il faisait allusion à
Ariane qui était présente. — L’homme est pour moi un animal agréable, hardi,
ingénieux, qui n’a pas son pareil sur la terre, il sait trouver son chemin,
même dans les labyrinthes. Je lui veux du bien. Je songe souvent aux moyens de
le pousser en avant et de le rendre plus fort, plus méchant et plus profond
qu’il n’est. — Plus fort, plus méchant et plus profond ? dis-je, effrayé.
— Oui, répéta-t-il, plus fort, plus méchant et plus profond ; et aussi
plus beau » — et en disant cela le dieu tentateur se prit à sourire, de
son sourire alcyonien, comme s’il venait de dire une ravissante gentillesse. On
le voit donc : cette divinité ne manque pas seulement de pudeur… Il y a en
général de bonnes raisons de supposer que, pour bien des choses, les dieux
feraient tous bien de venir s’instruire auprès de nous autres hommes. Nous
autres hommes, nous sommes — plus humains. —
296.
Hélas !
Qu’êtes-vous donc, vous mes pensées écrites et multicolores ! Il n’y a pas
longtemps que vous étiez encore si variées, si jeunes, si malicieuses, si
pleines d’aiguillons et d’assaisonnements secrets que vous me faisiez éternuer
et rire. Et maintenant ! Déjà vous avez dépouillé votre nouveauté et
quelques-unes d’entre vous sont, je le crains, prêtés à devenir des
vérités : tant elles ont déjà l’air immortelles, douloureusement
véridiques et si ennuyeuses ! En fut-il jamais autrement ?
Qu’écrivons-nous, que peignons-nous donc, nous autres mandarins au pinceau
chinois, nous qui immortalisons les choses qui se laissent écrire, que
pouvons-nous donc peindre ? Hélas ! rien autre chose que ce qui
commence déjà à se faner et à se gâter ! Hélas ! toujours des orages
qui s’épuisent et se dissipent, des sentiments tardifs et jaunis !
Hélas ! des oiseaux égarés et fatigués de voler qui maintenant se laissent
prendre avec les mains, — avec notre main ! Nous éternisons ce qui
ne peut plus vivre ni voler longtemps, rien que des choses molles et
fatiguées ! Et ce n’est que pour votre après-midi, vous mes pensées
écrites et multicolores, que j’ai encore des couleurs, beaucoup de couleurs
peut-être, beaucoup de tendresses variées, des centaines de couleurs jaunes,
brunes, vertes et rouges : — mais personne ne sait y démêler l’aspect que
vous aviez au matin, ô étincelles soudaines, merveilles de ma solitude, ô mes
anciennes, mes aimées… mes méchantes pensées !
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