L’Antéchrist
2.
Qu’est-ce
qui est bon ? — Tout ce qui exalte en l’homme le sentiment de puissance,
la volonté de puissance, la puissance elle-même.
Qu’est-ce
qui est mauvais ? — Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse.
Qu’est-ce
que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance grandit — qu’une
résistance est surmontée.
Non le contentement, mais encore de la
puissance, non la paix avant tout, mais la guerre ; non la
vertu, mais la valeur (vertu, dans le style de la Renaissance, virtù,
vertu dépourvue de moraline).
Périssent
les faibles et les ratés : premier principe de notre amour des
hommes. Et qu’on les aide encore à disparaître !
Qu‘est-ce
qui est plus nuisible que n’importe quel vice ? — La pitié qu’éprouve
l’action pour les déclassés et les faibles : — le christianisme…
3.
Je ne pose
pas ici ce problème : Qu’est-ce qui doit remplacer l’humanité dans
l’échelle des êtres (— l’homme est une fin —) ? Mais : Quel
type d’homme doit-on élever, doit-on vouloir, quel type aura la
plus grande valeur, sera le plus digne de vivre, le plus certain d’un
avenir ?
Ce type de
valeur supérieure s’est déjà vu souvent : mais comme un hasard, une
exception, jamais comme type voulu. Au contraire, c’est lui qui a été le
plus craint ; jusqu’à présent il fut presque la chose redoutable par
excellence ; — et cette crainte engendra le type contraire, voulu, dressé,
atteint : la bête domestique, la bête du troupeau, la bête malade
qu’est l’homme, — le chrétien…
4.
L’humanité
ne représente pas un développement vers le mieux, vers quelque chose de
plus fort, de plus haut, ainsi qu’on le pense aujourd’hui. Le
« progrès » n’est, qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse.
Dans sa valeur l’Européen d’aujourd’hui reste bien loin au-dessous de l’Européen
de la Renaissance. Se développer ne signifie absolument pas nécessairement
s’élever, se surhausser, se fortifier.
Par contre,
il existe une continuelle réussite de cas isolés, sur différents points de la
terre, au milieu des civilisations les plus différentes. Ces cas permettent, en
effet, d’imaginer un type supérieur, quelque chose qui, par rapport à
l’humanité tout entière, constitue une espèce d’hommes surhumains. De tels
coups de hasard de la grande réussite, furent toujours possibles et le seront
peut-être toujours. Et même des races tout entières, des tribus, des peuples
peuvent, dans des circonstances particulières, représenter de pareils coups
heureux.
6.
Un spectacle
douloureux et épouvantable s’est élevé devant mes yeux : j’ai écarté le
rideau de la corruption des hommes. Ce mot dans ma bouche est au moins à
l’abri d’un soupçon, celui de contenir une accusation morale de l’homme. Je
l’entends — il importe de le souligner encore une fois — dépourvu de moraline :
et cela au point que je ressens cette corruption précisément aux endroits où,
jusqu’à nos jours, on aspirait le plus consciencieusement à la
« vertu », à la « nature divine ». J’entends corruption, on
le devine déjà, au sens de décadence : je prétends que toutes les
valeurs qui servent aujourd’hui aux hommes à résumer leurs plus hauts désirs
sont des valeurs de décadence.
J’appelle corrompu soit un animal,
soit une espèce, soit un individu, quand il choisit et préfère ce qui
lui est désavantageux. Une histoire des « sentiments les plus
élevés », des « idéaux de l’humanité » — et il est possible
qu’il me faille la raconter — donnerait presque l’explication, pourquoi
l’homme est si corrompu. La vie elle-même est pour moi l’instinct de
croissance, de durée, l’accumulation des forces, l’instinct de puissance :
où la volonté de puissance fait défaut, il y a dégénérescence. Je prétends que
cette volonté manque dans toutes les valeurs supérieures de l’humanité —
que des valeurs de dégénérescence, des valeurs nihilistes, règnent sous
les noms les plus sacrés.
7.
On appelle
le christianisme religion de la pitié — La pitié est en opposition avec
les affections toniques qui élèvent l’énergie du sens vital : elle agit
d’une facon dépressive. On perd de la force quand on compatit. Par la pitié
s’augmente et se multiplie la déperdition de force que la souffrance déjà
apporte à la vie. La souffrance elle-même devient contagieuse par la
pitié ; dans certains cas, elle peut amener une déperdition totale de
vitalité et d’énergie, perte absurde, quand on la compare à la petitesse de la
cause (— le cas de la mort du Nazaréen). Voici le premier point de vue ;
pourtant il en existe un plus important encore. En admettant que l’on mesure la
pitié d’après la valeur des réactions qu’elle a coutume de faire naître, son
caractère de danger vital apparaîtra plus clairement encore. La pitié entrave
en somme la loi de l’évolution qui est celle de la sélection. Elle
comprend ce qui est mûr pour la disparition, elle se défend en faveur des
déshérités et des condamnés de la vie. Par le nombre et la variété des choses
manquées qu’elle retient dans la vie, elle donne à la vie elle-même un aspect
sombre et douteux. On a eu le courage d’appeler la pitié une vertu (— dans
toute morale noble elle passe pour une faiblesse —) ; on est allé
plus loin, on a fait d’elle la vertu, le terrain et l’origine de toutes
les vertus. Mais il ne faut jamais oublier que c’était du point de vue d’une
philosophie qui était nihiliste, qui inscrivait sur son bouclier la négation
de la vie. Schopenhauer avait raison quand il disait : La vie est niée
par la pitié, la pitié rend la vie encore plus digne d’être niée, — la pitié,
c’est la pratique du nihilisme. Encore une fois : cet instinct,
dépressif et contagieux croise ces autres instincts qui veulent aboutir à
conserver et à augmenter la valeur de la vie ; il est, tant comme
multiplicateur que comme conservateur de toutes les misères, un des instruments
principaux pour la surrection de la décadence, — la pitié persuade du néant !…
On ne dit pas « le néant » : on met en place
« l’au-delà » ; ou bien « Dieu » ; ou « la
vie véritable » ; ou bien le nirvâna, le salut, la béatitude… Cette
innocente rhétorique, qui rentre dans le domaine de l’idiosyncrasie religieuse
et morale, paraîtra beaucoup moins innocente dès que l’on comprendra
quelle est la tendance qui se drappe ici dans un manteau de paroles
sublimes : l’inimitié de la vie. Schopenhauer était l’ennemi dela
vie, c’est pourquoi la pitié devint pour lui une vertu… On sait qu’Aristote
voyait dans la pitié un état maladif et dangereux qu’on faisait bien de
déraciner de temps en temps au moyen d’un purgatif : la tragédie, pour
lui, était ce purgatif. Pour protéger l’instinct de vie, il faudrait en effet
chercher un moyen de porter un coup à une accumulation de pitié, si dangereuse
et si maladive comme elle est représentée par le cas de Schopenhauer (et
malheureusement aussi par celui de toute notre décadence littéraire et
artistique, de Saint-Pétersbourg à Paris, de Tolstoï à Wagner), afin de la
faire éclater… Rien n’est plus malsain, au milieu de notre modernité malsaine,
que la pitié chrétienne. Être médecins dans ce cas, implacables ici,
diriger le scalpel, cela fait partie de nous-mêmes, cela est notre
façon d’aimer les hommes, par elle nous sommes philosophes, nous autres
hyperboréens ! ———
9.
C’est à cet
instinct théologique que je fais la guerre : j’ai trouvé ses traces
partout ! Celui qui a du sang de théologien dans les veines se trouve, de
prime abord, dans une fausse position à l’égard de toutes choses, dans une
position qui manque de franchise. Le pathos qui en émane s’appelle la
foi : il faut fermer les yeux une fois pour toutes devant soi-même, pour
ne pas souffrir de l’aspect d’une fausseté incurable. À part soi, on se fait de
cette défectueuse optique une morale, une vertu, une sainteté, on relie la
bonne conscience à une vision fausse, — on exige qu’aucune autre sorte
d’optique n’ait de valeur, après avoir fait sacro-sainte la sienne propre, avec
les noms de « Dieu », de « salut »,
d’« éternité ». Partout où j’allais j’ai mis à jour l’instinct
théologique : c’est la forme vraiment souterraine de la fausseté.
Ce qu’un théologien tient pour vrai, doit être faux : c’est presque
un critérium de la vérité. C’est son plus bas instinct de conservation qui lui
interdit de mettre la réalité en honneur, ou de lui donner la parole en un
point quelconque. Partout où atteint l’influence théologique les évaluations
sont renversées, partout les concepts « vrai » et « faux »
sont nécessairement intervertis : « vrai » c’est dans ce cas ce
qui est le plus pernicieux pour la vie ; ce qui l’élève, la surhausse,
l’affirme, la justifie et la fait triompher s’appelle « faux »… S’il
arrive que les théologiens, à travers la « conscience » des princes
(ou des peuples), étendent les mains vers la puissance, ne doutons pas
de ce qui arrive chaque fois dans le fond : la volonté de la fin, la
volonté nihiliste veut obtenir le pouvoir…
11.
Un mot
encore contre Kant en tant que moraliste. Une vertu doit être notre
invention, notre défense et notre nécessité personnelles :
prise dans tout autre sens elle n’est qu’un danger. Ce qui n’est pas une
condition vitale, est nuisible à la vie : une vertu qui n’existe
qu’à cause d’un sentiment de respect pour l’idée de « vertu », comme
Kant la voulait, est dangereuse. La « vertu », le
« devoir », le « bien en soi », le bien avec le caractère
de l’impersonnalité, de la valeur générale — des chimères où s’exprime la
dégénérescence, le dernier affaiblissement de la vie, la chinoiserie de
Kœnigsberg. Les plus profondes lois de la conservation et de la croissance
exigent le contraire : que chacun s’invente sa vertu, son impératif
catégorique. Un peuple périt quand il confond son devoir avec la
conception générale du devoir. Rien ne ruine plus profondément, plus
foncièrement que le devoir impersonnel, le sacrifice devant le dieu Moloch de
l’abstraction. — Que l’on n’ait pas trouvé dangereux l’impératif catégorique de
Kant !… Seul l’instinct théologique a pu le prendre sous sa
protection ! Une action suscitée par l’instinct de vie prouve sa valeur
par la joie qui l’accompagne : et ce nihiliste aux entrailles chrétiennes
et dogmatiques considérait la joie comme une objection… Qu’est-ce qui
débilite plus vite que de travailler, de penser, de sentir sans nécessité
intérieure, sans une profonde élection personnelle, sans joie, tel un
automate du « devoir » ? C’est en quelque sorte la recette
pour la décadence et même pour l’imbécillité… Kant devint imbécile. — Et
c’était là le contemporain de Gœthe ! Cette araignée par
destination était considérée comme le philosophe allemand par excellence
— et l’est encore !… Je me garde bien de dire ce que je pense des
Allemands… Kant ne voyait-il pas dans la Révolution française le passage de la
forme inorganique de l’État à la forme organique ? Ne s’est-il pas demandé
s’il existe un événement inexplicable autrement que par une aptitude morale de
l’humanité, en sorte que, par cet événement, serait démontré, une fois pour
toutes, « la tendance de l’humanité vers le bien » ? Réponse de
Kant « C’est la Révolution. » L’instinct qui se méprend en toutes
choses, l’instinct contre nature, la décadence allemande en tant que
philosophie — voilà Kant ! —
13.
Ne restons
pas au-dessous de la mesure : nous-mêmes, nous autres esprits
libres, nous sommes déjà une « transmutation de toutes les valeurs »,
une réelle déclaration de guerre et de victoire contre toutes les
vieilles conceptions du « vrai » et du « faux ». Les vues
les plus précieuses se trouvent les dernières ; mais les vues les plus
précieuses sont les méthodes. Toutes les méthodes, toutes les
suppositions de notre esprit scientifique actuel, avaient contre elles, pendant
des siècles, le plus profond mépris : grâce à elles on était exclus des
relations avec les « honnêtes gens », — on était considéré comme un
« ennemi de Dieu », un dénigreur de la vérité, un
« possédé ». En tant que caractère scientifique on était Tchândâla…
Nous avions contre nous tout le pathos de l’humanité — sa conception de ce qui devait
être la vérité, le service de la vérité. Chacun des impératifs « tu
dois » était jusqu’à présent dirigé contre nous… Nos objets, notre allure
silencieuse, circonspecte, méfiante — tout leur semblait absolument indigne et
méprisable. — En dernière instance, il y aurait lieu de se demander, avec
quelque raison, s’il n’y avait pas un certain raffinement esthétique à retenir
l’humanité dans un si long aveuglement : elle exigeait de la vérité un
effet pittoresque, elle exigeait de même que celui qui cherche la connaissance
produise sur les sens une forte impression. Notre humilité leur fut
longtemps contraire… Oh comme ils avaient deviné cela, ces dindons de la
divinité ! ——
20.
Par ma
condamnation du christianisme je ne voudrais pas avoir fait tort à une religion
parente qui le dépasse même par le nombre de ses croyants : le bouddhisme.
Tous deux se valent en tant que religions nihilistes — ce sont des religions de
décadence — mais tous deux sont séparés de la plus singulière manière.
Le critique du christianisme est profondément reconnaissant aux indianisants
d’être à même de les comparer maintenant. — Le bouddhisme est cent fois plus
réaliste que le christianisme, — il porte, comme héritage, la faculté de savoir
objectivement et froidement poser les problèmes, il vient après un mouvement
philosophique de plusieurs siècles ; l’idée de « Dieu », dans sa
genèse, est déjà fixée quand il arrive. Le bouddhisme est la seule religion vraiment
positivite que nous montre l’histoire, même dans sa théorie de la
connaissance (un strict phénoménalisme —) il ne dit plus « lutte contre le
péché », mais, donnant droit à la réalité, « lutte contre la souffrance ».
Il a déjà derrière lui, et cela le distingue profondément du christianisme,
l’illusion volontaire des conceptions morales, — il se trouve placé, pour
parler mon langage, par delà le bien et le mal. — Les deux faits
physiologiques qu’il prend pour base et qu’il considère sont : d’abord,
une hypertrophie de la sensibilité, qui s’exprime par une faculté de souffrir
raffinée, ensuite une hyperspiritualisation, une vie trop prolongée
parmi les idées et les procédures logiques, ou l’instinct personnel a été levé
en faveur de l’impersonnalité. (— Deux états que du moins quelques-uns de mes
lecteurs, les « objectifs » comme moi, connaissent par expérience.)
En raison de ces conditions physiologiques, une depression s’est
produite, une dépression que Bouddha combat par l’hygiène. Il emploie, comme remède,
la vie en plein air, la vie ambulatoire, la tempérance et le choix des
aliments, des précautions contre les spiritueux, contre tous les états
affectifs qui font de la bile, qui échauffent le sang : point de soucis,
ni pour soi ni pour les autres ! Il exige des représentations qui
procurent soit le repos, soit la gaieté, — il invente le moyen de se
débarrasser des autres. Il entend la bonté, le fait d’être bon. comme favorable
à la santé. La prière est exclue, tout comme l’ascétisme ;
pas d’impératif catégorique, aucune contrainte, pas même dans la
communauté claustrale — (on peut de nouveau en sortir —). Tout cela n’est
considéré que comme moyen pour renforcer cette trop grande sensibilité. C’est
pourquoi le bouddhisme n’exige pas la lutte contre les hérétiques ; sa
doctrine ne se défend de rien autant que du sentiment de vengeance, de
l’aversion, du ressentiment (— « l’inimitié ne met pas fin à
l’inimitié » : c’est le touchant refrain de tout le bouddhisme… ). Et
cela avec raison : En considération du principal but diététique, ces
émotions seraient tout à fait malsaines. Il combat la fatigue
spirituelle qu’il trouve à son arrivée, une fatigue qui s’exprime par une trop
grande « objectivité » (c’est-à-dire affaiblissement de l’intérét
individuel, perte de l’équilibre, de « l’égoïsme ») par un sévère
retour, même des intéréts spirituels, sur la personnalité. Dans
l’enseignement de Bouddha, l’égoïsme devient un devoir : la « seule
chose nécessaire ». La façon de se dégager de la souffrance règle et
délimite toute la diète spirituelle (— qu’on se souvienne de cet Athénien qui
déclarait également la guerre à « la science pure », de Socrate qui,
dans le domaine des problèmes, éleva l’égoisme personnel à la hauteur d’un
principe de morale).
21.
La première
condition pour le bouddhisme est un climat très doux, une grande douceur, une
grande lihéralité dans les mœurs et pas de militarisme. Le mouvement
doit avoir son foyer dans les castes supérieures, même dans les castes
savantes. On veut comme but suprême la sérénité, le silence, l’absence de
désirs et on atteint son but. Le bouddhisme n’est pas une religion où
l’on aspire seulement à la perfection ; la perfection est le cas normal. —
Dans le chistianisme, les instincts
des soumis et des opprimés viennent au premier plan : ce sont les castes
les plus basses qui cherchent en lui leur salut, Ici l’on exerce, comme occupation,
comme remède contre l’ennui, la casuistique du péché, la critique de soi,
l’inquisition de la conscience, ici l’on maintient sans cesse (par la prière)
l’extase devant un puissant appelé « Dieu » ; ici le plus haut est regardé comme
inaccessible, comme un présent, une « grâce ». La publicité manque
aussi : le huis-clos, le lieu obscur est chrétien. Ici l’on méprise le
corps, l’hygiène est repoussée comme sensualité ; l’Église se défend même
contre la propreté (— la première mesure chrétienne après l’expulsion des
Maures fut la clôture des bains publics — à Cordoue seul il y en avait deux cent
soixante-dix). Une certaine disposition à la cruauté, envers soi-même et envers
les autres, est essentiellement chrétienne ; de même la haine des
incrédules, des dissidents, la volonté de persécuter. Des idées sombres et
inquiétantes occupent le premier plan ; les états d’âme les plus
recherchés, ceux qu’on désigne sous les noms les plus élevés, sont
« épilepsoïdes » ; la diète est ordonnée de manière à favoriser
les phénomènes morbides, et à surexciter les nerfs. Chrétienne est la haine
mortelle contre les maîtres de la terre, contre les « nobles » — et
en même temps une concurrence cachée et secrète (— on leur laisse le
« corps » on ne veut que « l’âme » —). Chrétienne est la
haine de l’esprit, de la fierté, du courage, de la liberté, du libertinage
de l’esprit ; chrétienne est la haine contre les sens, contre la
joie des sens, contre la joie en général…
22.
Le
christianisme, lorsqu’il quitta son premier terrain, les castes inférieures, le
souterrain du monde antique, lorsqu’il chercha la puissance parmi les
peuples barbares, n’avait plus devant lui, comme première condition, des hommes
fatigués, mais des hommes intérieurement abrutis, qui se déchiraient les
uns les autres, l’homme fort, mais l’homme atrophié. Le mécontentement de
soi·même, la souffrance du corps ne sont pas ici,comme chez les bouddhistes,
hyperesthésie et trop grande faculté de soufîrir, au contraire, un énorme désir
defaire souffrir, de déchaîner la tension intérieure en des actions et des
idées contradictoires. Le christianisme avait besoin d’idées et de valeurs barbares
pour se rendre maitre des barbares, tels sont le sacrifices des
prémices, la consommation du sang dans la Cène, le mépris de l’esprit et de la
culture, la torture sous toutes ses formes, corporelle et spirituelle, la grande
pompe des cultes. Le bouddhisme est une religion pour des hommes tardifs,
pour des races devenues bonnes, douces, spirituelles, qui sont trop
susceptibles à la douleur (— l’Europe n’est pas encore mûre pour lui —) :
il est un rappel de ces races vers la paix et la sérénité, la diète dans les
choses de l’esprit, vers un certain endurcissement corporel. Le christianisme
veut se rendre maître de bêtes fauves ; son moyen c’est de les rendre malades, l’affaiblissement est la
recette chrétienne pour l’apprivoisement, pour la
« civilisation ». Le bouddhisme est une religion pour la fin et la
lassitude de la civilisation ; le christianisme ne trouve pas encore cette
civilisation, il la crée si cela est nécessaire.
34.
Si je
comprends quelque chose chez ce grand symboliste, c’est bien le fait de ne
prendre pour des réalités, pour des vérités, que les réalités intérieures
— que le reste, tout ce qui est naturel, tout ce qui a rapport au temps et à
l’espace, tout ce qui est historique ne lui apparaissait que comme des signes,
des occasions de paraboles. L’idée du « fils de l’homme » n’est pas
une personnalité concrète qui fait partie de l’histoire, quelque chose
d’individuel, d’unique, mais un fait « éternel », un symbole psychologique,
délivré de la notion du temps. Ceci est vrai, encore une fois, et dans un sens
plus haut, du Dieu de ce symboliste type, du « règne de
Dieu », du « royaume des cieux », du « fils de Dieu ».
Rien n’est moins chrétien que les crudités ecclésiastiques d’un Dieu personnel,
d’un « règne de Dieu » qui doit venir, d’un « royaume de
Dieu » au delà, d’un « fils de Dieu », seconde personne
de la trinité. Tout cela est — qu’on me pardonne l’expression — le coup de
poing dans l’œil — oh dans quel œil ! — de l’Évangile : un cynisme
historique dans l’insulte du symbole… Pourtant on voit clairement — pas
tout le monde, j’en conviens — ce qui est indiqué par les signes de
« père » et de « fils » : le mot « fils »
exprime la pénétration dans le sentiment de la « transfiguration »
générale de toutes choses (la béatitude), le mot « père » ce sentiment
même, le sentiment d’éternité et d’accomplissement. — J’ai honte de
rappeler ce que l’Église a fait de ce symbolisme : n’a-t-elle pas mis une
histoire d’Amphitryon au seuil de la foi chrétienne ? Et un dogme de
« l’immaculée conception » par-dessus le marché ? — Mais
ainsi, elle a maculé la conception. — —
Le « royaume des cieux »
est un état du cœur, — ce n’est pas un état « au-dessus de la terre »
ou bien « après la mort ». Toute l’idée de la mort naturelle manque
dans l’Évangile : la mort n’est point un pont, point un passage ;
elle est absente, puisqu’elle fait partie d’un tout autre monde, apparent,
utile seulement en tant que signe. L’« heure de la mort » n’est pas
une idée chrétienne — « l’heure », le temps, la vie physique et ses
crises, n’existent pas pour le maître de « l’heureux message »… Le
« règne de Dieu » n’est pas une chose que l’on attend, il n’a point
d’hier et point d’après-demain, il ne vient pas en « mille ans », —
il est une expérience du cœur ; il est partout, il n’est nulle part…
41.
— Et, dès
lors, est apparu un problème absurde. « Comment Dieu pouvait-il
permettre cela ? » La raison troublée de la petite communauté y
trouva une réponse d’une absurdité vraiment terrible : Dieu donna son fils
pour le pardon des péchés, en sacrifice. Ah, comme tout à coup c’en fut
fini de l’Évangile ! Le sacrifice expiatoire, et cela sous sa forme
la plus répugnante, la plus barbare, le sacrifice de l’innocent pour les
fautes des pécheurs ! Quel paganisme épouvantable ! — Jésus
n’avait-il pas supprimé lui-même l’idée de « péché » ? —
N’avait-il pas nié l’abîme entre Dieu et l’homme, vécu cette unité entre
Dieu et l’homme, qui était son « joyeux message » ?… Et
ce n’était pas pour lui un privilège ! — Dès lors s’introduit peu à
peu dans le type du Sauveur : la doctrine du jugement et du retour, la
doctrine de la mort par sacrifice, la doctrine de l’' ascension, qui
escamote toute idée de « salut », toute la seule et unique
réalité de l’Évangile — en faveur d’un état après la mort… Saint Paul a
rendu logique cette conception — impudeur de conception ! — avec cette
insolence rabbinique qui lui est propre en toutes choses : « Si
Christ n’est pas ressuscité des morts, notre foi est vaine. » — Et d’un
seul coup l’Évangile devint la plus digne de mépris des irréalisables
promesses, l’impudente doctrine de l’immortalité personnelle… Saint
Paul, lui-même, dans son enseignement, en faisait une récompense !…
55.
— Un pas de
plus dans la psychologie de la conviction, de la « foi ». ll y a
longtemps déjà que j’ai fait remarquer que les convictions sont peut-être des
ennemis plus dangereux pour la vérité que les mensonges (Humain, trop humain,
Aph. 483). lci je voudrais poser la question définitive : Existe-t-il,
d’une façon générale, une antithèse entre le mensonge et la conviction ? —
Tout le monde le croit, mais qu’est-ce que tout le monde ne croit pas ? —
Toute conviction a son histoire, ses formes primitives, ses tentatives et ses
méprises : elle devient conviction, après ne l’avoir point été
pendant longtemps et sans qu’elle puisse le rester. Comment ! sous cette
forme embryonnaire de la conviction, ne pourrait-il y avoir un mensonge ?
— Quelquefois il n’est besoin que d’un changement de personnes : chez le
fils devient conviction ce qui, chez le père, était encore mensonge. — J’appelle mensonge se refuser à voir
certaines choses que l’on voit, se refuser à voir quelque chose comme on le
voit : il importe peu, si oui ou non, le mensonge a eu lieu devant des
témoins. Le mensonge le plus fréquent est celui qu’on se fait à soi-même ;
mentir aux autres n’est qu’un cas relativement exceptionnel. — Mais ne
point vouloir voir ce qu’on voit, ne point vouloir voir comme on voit,
ceci est condition première pour tous ceux qui sont de tel ou tel parti.
Les historiens allemands, par exemple, sont persuadés que l’Empire romain était
le despotisme, que les Germains ont apporté l’esprit de liberté dans le
monde : quelle différence y a-t-il entre cette conviction et un
mensonge ? Peut-on s’étonner encore que, par instinct, tous les partis, y
compris les historiens allemands, se servent du grand mot de morale, — que la
morale continue à exister presque uniquement puisque l’homme de parti en
a besoin à tout instant ? — « Ceci est notre conviction :
nous la reconnaissons devant tout le monde, nous vivons et nous mourons pour
elle ; — que l’on respecte avant tout celui qui a des
convictions ! » — C‘est ce que j’ai entendu, même de la bouche des
antisémistes. Au contraire, Messieurs, en mentant par principe, un antisémite
n’en devient pas plus décent… Les prêtres qui, dans ces sortes de choses, sont
beaucoup plus fins, ont très bien compris la contradiction que renferme l’idée
de conviction, c’est-à-dire une habitude de mentir par principe, dans un but
précis. Ils ont emprunté aux Juifs la prudence d’introduire, dans ce cas,
l’idée de « Dieu », de « volonté de Dieu », de
« révélation divine ». Kant lui aussi, avec son impératif
catégorique, se trouvait sur la même voie : ici, sa raison devint
pratique. — Il y a des questions où l’homme ne peut pas décider du vrai
ou du faux ; toutes les questions supérieures, tous les problèmes de
valeur supérieure, se trouvent par delà la raison humaine… Comprendre les
frontières de la raison, — cela seul est la véritable philosophie… Dans quel
but Dieu donna-t-il à l’homme la révélation ? Comment, Dieu
aurait·il fait quelque chose de superflu ? L’homme ne peut pas
savoir par lui-même ce qui est bien ou mal, c’est pourquoi Dieu lui enseigne sa
volonté… Morale : le « prêtre » ne ment pas, — la
question du « vrai » et du « faux » dans les choses dont
parlent les prêtres ne permet pas du tout le mensonge. Car, pour mentir, il
faudrait pouvoir décider ce qui est vrai. Mais c’est ce que l’homme ne peut
pas ; et c’est pourquoi le prêtre n’est que le porte-parole de Dieu. — Un
pareil syllogisme de prêtre n’est pas absolument le propre d’un juif et d’un
chrétien ; le droit au mensonge et la prudence de la
« révélation » appartiennent au type du prêtre, aux prêtres décadents
tout aussi bien qu’aux prêtres païens (— païens sont tous ceux qui affirment la
vie, pour qui « Dieu » est l’expression grande de l’affirmation de
toutes choses). — La « loi », la « volonté de Dieu », le
« livre sacré », l‘« inspiration » — des mots qui ne
désignent que les conditions nécessaires au pouvoir du prêtre, pour maintenir
le pouvoir du prêtre, — ces idées se trouvent au fond de toutes les
organisations sacerdotales, de tous les gouvernements ecclésiastiques et
philosophiques. Le « saint mensonge » — commun à Confucius, au livre
de Manou, à Mahomet et à l’Église chrétienne — : ce mensonge se retrouve
chez Platon. « La vérité est là » : cela signifie partout, le
prêtre ment…
58.
Il faut en effet considérer pour
quel but on ment : il est bien différent si c’est pour conserver ou pour détruire.
On peut mettre complètement en parallèle le chrétien et l’anarchiste :
leurs buts, leurs instincts ne sont que destructeurs. L’histoire démontre cette
affirmation avec une précision épouvantable. Nous avons vu tout à l’heure une
législation religieuse ayant pour but d’« éterniser » une grande
organisation de la société, condition supérieure pour faire prospérer la vie ;
— le christianisme au contraire a trouvé sa mission dans la destruction d’un
pareil organisme, puisque la vie y prospérait. Là-bas les résultats de
la raison, durant de longues années d’expérience et d’incertitude, devaient
être semés pour servir dans les temps les plus lointains et la récolte devait
être aussi grande, aussi abondante, aussi complète que possible : ici l’on
voudrait, au contraire, empoisonner la récolte pendant la nuit… Ce qui
existait aere perennius, l’Empire
romain, la plus grandiose forme d’organisation, sous des conditions difficiles,
qui ait jamais été réalisée, tellement grandiose que, comparé à elle, tout ce
qui l’a précédé et tout ce qui l’a suivi n’a été que dilettantisme, chose
imparfaite et gâchée, — ces saints anarchistes se sont fait une
« piété » de détruire « le monde », c’est-à-dire l’Empire
romain, jusqu‘à ce qu’il n’en restât plus pierre sur pierre, — jusqu’à ce que
les Germains mêmes et d’autres lourdauds aient pu s’en rendre maîtres… Le
chrétien et l’anarchiste sont décadents tous deux, tous deux incapables d’agir
autrement que d’une facon dissolvante, venimeuse, étiolante, partout ils
épuisent le sang, ils ont tous deux, par instinct, une haine à mort
contre tout ce qui existe, tout ce qui est grand, tout ce qui a de la durée, tout
ce qui promet de l’avenir à la vie… Le christianisme a été le vampire de
l’Empire romain, — il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des
Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps.
— Ne comprend-on toujours pas ? — L’Empire romain que nous connaissons,
que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître,
cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement, son édifice
était calculé pour être démontré par des milliers d’années, — jamais
jusqu’à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de
construire, en une égale mesure sub specie œterni ! — Cette organisation était assez
forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne
doit rien avoir à voir en de pareilles choses — premier principe de
toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre
l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… Cette sourde
vermine qui s’approchait de chacun au milieu de la nuit et dans le brouillard
des jours douteux, qui soutirait à chacun le sérieux pour les choses vraies,
l’instinct des réalités, cette bande lâche, féminine et doucereuse, a éloigné,
pas à pas, l’ « âme » de cet énorme édifice, — ces natures précieuses,
virilement nobles qui voyaient dans la cause de Rome leur propre cause, leur
propre sérieux et leur propre fierté. La sournoiserie des cagots, la
cachotterie des conventicules, des idées sombres comme l’enfer, le sacrifice
des innocents, comme l’union mystique dans la dégustation du sang, avant tout
le ieu de la haine lentement avivé, la haine des Tchândâla — c’est cela
qui devint maître de Rome, la même espèce de religion qui, dans sa forme
préexistante, avait déjà été combattue par Épicure. Qu’on lise Lucrèce pour
comprendre ce à quoi Épicure a fait la guerre, ce n’était point le
paganisme, mais le « christianisme », je veux dire la corruption de
l’âme par l’idée du péché, de la pénitence et de l’immortalité. — Il combattit
les cultes souterrains, tout le christianisme latent, — en ce temps-là
nier l’immortalité était déjà une véritable rédemption. — Et Épicure eût
été victorieux, tout esprit respectable de l’Empire romain était
épicurien : alors parut saint Paul. Saint Paul, la haine de
Tchândâla contre Rome, contre le « monde » devenu chair, devenu
génie, saint Paul le juif, le juif errant par excellence ! Ce qu’il
devina, c’était la facon d’allumer un incendie universel avec l‘aide du petit
mouvement sectaire des chrétiens, à l’écart du judaïsme, comment, à l’aide du
symbole « Dieu sur la Croix », on pourrait réunir en une puissance
énorme tout ce qui était bas et secrètement insurgé, tout l’héritage des menées
anarchistes de l’Empire. « Le salut vient par les Juifs. » — Faire du
christianisme une formule pour surenchérir les cultes souterrains de toutes les
espèces, ceux d’Osiris, de la grande Mère, de Mithras par exemple — une formule
pour me résumer : cette pénétration fait le génie de saint. Paul. Son
instinct y était si sûr qu’avec un despotisme sans ménagement pour la vérité il
mit dans la bouche de ce « Sauveur » de son invention les
représentations dont se servaient, pour fasciner, ces religions de Tchândâla,
et non seulement dans la bouche — il fit de son sauveur quelque chose
qu’un prêtre de Mithras, lui aussi, pouvait comprendre… Ceci fut son chemin de
Damas : il comprit qu’il avait besoin de la foi en l’immortalité
pour déprécier « le monde », que l’idée d’« enter » pouvait
devenir maîtresse de Rome, -—— qu’avec l’« au-delà » on tue la vie.
— Nihiliste et chrétien : les deux choses s’accordent…
62.
— Je termine
ici et je prononce mon jugement. Je condamne le christianisme, j’élève
contre l’Église chrétienne la plus terrible des accusations, que jamais
accusateur ait prononcée. Elle est la plus grande corruption que l’on puisse
imaginer, elle a eu la volonté de la dernière corruption imaginable. L’Église chrétienne
n’épargna nulle part sa corruption, elle a fait de toute valeur une non-valeur,
de chaque vérité un mensonge, de chaque intégrité une bassesse d’âme. Qu’on ose
encore me parler de ses bienfaits « humanitaires ». Supprimer
une misère était contraire à son plus profond utilitarisme, elle vécut de
misères, elle créa des misères pour s’éterniser… Le ver du péché par
exemple : une misère dont l’Église seule enrichit l’humanité !
L’« égalité des âmes devant Dieu », cette fausseté, ce prétexte aux rancunes
les plus basses, cet explosif de l’idée, qui finit par devenir Révolution, idée
moderne, principe de dégénérescence de tout l’ordre social — c’est la dynamite chrétienne…
Les bienfaits « humanitaires » du christianisme ! Faire de l’humanitas une
contradiction, un art de pollution, une aversion, un mépris de tous les
instincts bons et droits ! Voilà les bienfaits du christianisme ! —
Le parasitisme, seule pratique de l’Église, buvant, avec son idéal d’anémie et
de sainteté, le sang, l’amour, l’espoir de la vie ; l’au-delà, négation de
toute réalité ; la croix, signe de ralliement pour la conspiration la plus
souterraine qu’il y ait jamais eue, — conspiration contre la santé, la beauté,
la droiture, la bravoure, l’esprit, la beauté d’âme, contre la vie
elle-même…
Je veux
inscrire à tous les murs cette accusation éternelle contre le christianisme,
partout où il y a des murs, — j’ai des lettres qui rendent voyants même les
aveugles… J’appelle le christianisme l’unique grande calamité, l’unique grande
perversion intérieure, l’unique grand instinct de haine qui ne trouve pas de
moyen assez venimeux, assez souterrain, assez petit — je l’appelle l’unique et
l’immortelle flétrissure de l’humanité…
Et l’on
mesure le temps à partir du jour néfaste qui fut le commencement de cette
destinée, — à partir du premier jour du christianisme ! — Pourquoi ne
le mesurerait-on à partir de son dernier jour ? — À partir d’aujourd’hui
— Transmutation de toutes les valeurs !…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire