La Généalogie de la morale
PREMIÈRE DISSERTATION
« Bien et mal », «
bon et mauvais »
1.
Nous ne nous
connaissons pas, nous qui cherchons la connaissance ; nous nous ignorons
nous-mêmes : et il y a une bonne raison pour cela. Nous ne nous sommes
jamais cherchés — comment donc se pourrait-il que nous nous découvrions
un jour ? On a dit justement : « Là où est votre trésor, là
aussi est votre cœur » ; et notre trésor est là où bourdonnent
les ruches de notre connaissance. C’est vers ces ruches que nous sommes sans
cesse en chemin, en vrais insectes ailés qui butinent le miel de l’esprit, et,
en somme, nous n’avons à cœur qu’une seule chose — « rapporter »
quelque butin. En dehors de cela, pour ce qui concerne la vie et ce qu’on
appelle ces « événements » — qui de nous sérieusement s’en préoccupe ?
Qui a le temps de s’en préoccuper ? Pour de telles affaires jamais, je le
crains, nous ne sommes vraiment « à notre affaire » ; nous n’y
avons pas notre cœur, — ni même notre oreille ! Mais plutôt, de même qu’un
homme divinement distrait, absorbé en lui-même, aux oreilles de qui l’horloge
vient de sonner, avec rage, ses douze coups de midi, s’éveille en sursaut et
s’écrie : « Quelle heure vient-il donc de sonner ? » de
même, nous aussi, nous nous frottons parfois les oreilles après coup et
nous nous demandons, tout étonnés, tout confus : « Que nous est-il
donc arrivé ? » Mieux encore : « Qui donc sommes-nous en
dernière analyse ? » Et nous les recomptons ensuite, les douze coups
d’horloge, encore frémissants de notre passé, de notre vie, de notre être
— hélas ! et nous nous trompons dans notre compte… C’est que fatalement nous nous demeurons étrangers à nous-mêmes, nous
ne nous comprenons pas, il faut que nous nous confondions avec d’autres, nous
sommes éternellement condamnés à subir cette loi : « Chacun est le
plus étranger à soi-même », — à l’égard de nous-mêmes nous ne sommes point
de ceux qui « cherchent la connaissance »…
3.
Grâce à un
scrupule qui m’est propre et que je n’aime pas à avouer — car il se rapporte à
la morale, à tout ce que l’on a exalté jusqu’à présent sous le nom de
morale, — à un scrupule qui surgit dans ma vie si tôt et d’une façon si
inattendue, avec une force irrésistible, tellement en contradiction avec mon
entourage, ma jeunesse et mon origine, si peu en rapport avec les exemples que
j’avais sous les yeux, que j’aurais presque le droit de l’appeler mon a
priori, — ma curiosité aussi bien que mes soupçons durent s’arrêter à temps
devant cette question : « Quelle
origine doit-on attribuer en définitive à nos idées du bien et du
mal ? » Et, de fait, j’étais encore un enfant de treize ans que
déjà le problème de l’origine du mal me hantait : c’est à lui, qu’à un âge
où « Dieu et les jeux de l’enfance se partagent le cœur », je
consacrai déjà mon premier enfantillage littéraire, mon premier exercice de
calligraphie philosophique. — Et, pour ce qui en est de la
« solution » du problème que je proposais alors, il va de soi qu’elle
fut à l’honneur de Dieu dont je faisais le père du mal. Était-ce mon
« a priori » qui exigeait de moi pareille conclusion ? Ce
nouvel « a priori » immoral ou du moins immoraliste et son
expression, cet « impératif catégorique », hélas ! si
antikantien, si énigmatique, à quoi, sur ces entrefaites, j’ai toujours
davantage prêté l’oreille et non seulement l’oreille ?… Heureusement j’appris bientôt à distinguer le préjugé théologique du
préjugé moral et je ne cherchai plus l’origine du mal au delà du monde.
Quelque éducation historique et philologique, non sans un tact inné, délicat à
l’endroit des questions psychologiques en général, transformèrent promptement
mon problème en cet autre : Dans quelles conditions l’homme s’est-il
inventé à son usage ces deux évaluations : le bien et le mal : Et
quelle valeur ont-elles par elles-mêmes ? Ont-elles jusqu’à présent
enrayé ou favorisé le développement de l’humanité ? Sont-elles un symptôme
de détresse, d’appauvrissement vital, de dégénérescence ? Ou bien
trahissent-elles, au contraire, la plénitude, la force, la volonté de vivre, le
courage, la confiance en l’avenir de la vie ? — À cela je trouvai en
moi et je risquai maintes réponses, j’établis des distinctions entre les temps,
les peuples, le rang des individus ; je spécialisai mon problème ;
les réponses se transformèrent en nouvelles questions, recherches, conjectures,
probabilités, jusqu’à ce que j’eusse enfin conquis un pays, un sol qui me fût
propre, tout un monde ignoré, florissant et en pleine croissance, semblable à
un jardin secret dont personne ne devait même soupçonner l’existence… Ah !
que nous sommes heureux, nous qui cherchons la connaissance, à condition que
nous sachions nous taire assez longtemps !…
4.
Ce qui me
poussa d’abord à faire connaître quelques-unes de mes hypothèses sur l’origine
de la morale fut la lecture d’un petit livre clair, propret, sagace et même
d’une sagacité vieillotte, d’un livre qui me présenta nettement, pour la
première fois, un genre d’hypothèses généalogiques à rebours et d’essence
perverse, genre vraiment anglais. Ce petit livre m’attira avec cette
force attractive que possède tout ce qui nous est opposé, tout ce qui est à nos
antipodes. Il s’intitulait De l’Origine des Sentiments moraux, il avait
pour auteur le Dr Paul Rée et parut en 1877.
Peut-être n’ai-je jamais rien lu qui éveillât en moi la contradiction avec
autant d’énergie, phrase par phrase, de conclusion en conclusion :
toutefois ce fut sans aucune amertume, sans la moindre impatience. Dans
l’ouvrage déjà mentionné, et que je préparais alors, je fis allusion à tout
propos et hors de propos aux thèses de ce livre, non pour les réfuter —
qu’ai-je à me mêler de réfutations ! — mais, ainsi qu’il convient a un
esprit positif, pour remplacer l’invraisemblable par le vraisemblable, et,
suivant les circonstances, une erreur par une autre. C’est alors, je le répète,
que je mis pour la première fois en pleine lumière ces hypothèses sur les
origines qui sont le sujet de ces dissertations, d’une façon maladroite sans
doute, je suis le dernier à me le dissimuler, sans avoir encore ni la liberté,
ni le langage propre à ce domaine spécial, avec maintes défaillances et des
fluctuations multiples. Pour les détails, que l’on compare ce que je dis dans Humain, trop humain,
aphorisme 45, sur la double origine du bien et du mal (c’est-à-dire que ces
concepts sont différents suivant qu’ils sont nés de la sphère des maîtres ou de
celle des esclaves) ; de même, mes idées sur la valeur et l’origine de la
morale ascétique (aph. 136 et suiv.) ; puis sur la moralité des mœurs
(aph. 96, 99, — vol. II aph. 89), ce genre de morale beaucoup plus ancien,
plus primitif, qui diffère toto cœlo de l’évaluation altruiste (où le Dr Rée voit, comme tous les
généalogistes anglais de la morale, l’évaluation morale en soi) ; enfin
aph. 92. — Voyez encore dans le Voyageur et son ombre, aph. 26 — Aurore,
aph. 112, mes théories sur l’origine de la justice considérée comme un accord
passé entre des puissants à peu près égaux (l’équilibre comme condition
première de tous les contrats, partant du droit tout entier) ; de même sur
l’origine du châtiment, le Voyageur et son ombre, aph. 22, 33, — du
châtiment qui n’a pas pour caractère essentiel et primordial l’intention
d’inspirer la terreur (comme le croit le Dr Rée : — ce but lui a plutôt été adjoint après
coup, dans des circonstances déterminées, et toujours comme quelque chose d’accessoire,
d’additionnel).
5.
Au fond, ce
que j’avais alors à cœur, c’était quelque chose de beaucoup plus important
qu’un monde d’hypothèses, propre ou étranger, sur l’origine de la morale (ou
plus exactement : ce n’était là qu’une des voies multiples où je
m’engageais pour parvenir à un but). Il s’agissait pour moi de la valeur
de la morale — et sur ce point je n’avais à m’expliquer presque exclusivement
qu’avec mon illustre maître Schopenhauer, à qui s’adressait ce livre, comme à
un contemporain, ce livre, avec toute sa passion et sa secrète opposition (—
car Humain, trop humain était aussi un « écrit polémique » ).
Il s’agissait, en particulier, de la valeur du non-égoïsme, des instincts de
pitié, de renoncement, d’abnégation que Schopenhauer précisément avait si
longtemps enjolivés à nos yeux — divinisés et élevés aux régions de l’au-delà,
tant qu’enfin ils demeurèrent pour lui les « valeurs en soi » et
qu’il se basa sur eux pour sa négation de la vie et de lui-même. Mais c’est
justement contre ces instincts que s’élevait en moi une défiance de plus
en plus fondamentale, un scepticisme de jour en jour plus profond ! En eux
je voyais précisément le grand écueil de l’humanité, la tentation et la
séduction suprême qui la conduirait… où donc ?… Au néant ? — Je
voyais là le commencement de la fin, l’arrêt dans la marche, la lassitude qui
regarde en arrière, la volonté qui se retourne contre la vie, la
dernière maladie s’annonçant par des symptômes de tendresse et de
mélancolie : je comprenais que cette morale de compassion qui s’étendait
toujours plus autour d’elle, qui atteignait même les philosophes et les rendait
malades, était le symptôme le plus inquiétant de notre culture européenne,
inquiétante elle-même, son détour vers un nouveau bouddhisme ! vers un
bouddhisme européen ! vers — le nihilisme !… Chez les
philosophes, cette préférence, cette estimation exagérée et toute moderne de la
pitié est, en effet, quelque chose de nouveau : jusqu’à présent c’était
précisément sur la valeur négative de la pitié que les philosophes
étaient tombés d’accord. Qu’il me
suffise de nommer Platon, Spinoza, La Rochefoucauld et Kant, ces quatre esprits
aussi différents que possible l’un de l’autre, mais unis sur un point : le
mépris de la pitié.
6
Ce problème
de la valeur de la pitié et de la morale altruiste (— je suis un adversaire de
la honteuse effémination du sentiment qui a cours aujourd’hui — ), ce problème
ne paraît être tout d’abord qu’une question isolée, un point d’interrogation
unique et à part ; mais à celui qui s’arrêtera ici une seule fois, à celui
qui apprendra à interroger, il lui en adviendra comme il m’en est advenu :
— une perspective nouvelle, immense, s’ouvrira devant lui, la vision d’une
possibilité le saisira comme un vertige, toutes espèces de méfiances, de
soupçons, d’appréhensions se feront jour, la foi en la morale, en toute morale
chancellera, — enfin une exigence nouvelle élèvera la voix. Énonçons-la, cette exigence
nouvelle : nous avons besoin d’une critique des valeurs
morales, et la valeur de ces valeurs doit tout d’abord être mise en
question — et, pour cela, il est de toute nécessité de connaître les conditions
et les milieux qui leur ont donné naissance, au sein desquels elles se sont
développées et déformées (la morale en tant que conséquence, symptôme, masque,
tartuferie, maladie ou malentendu ; mais aussi la morale en tant que
cause, remède, stimulant, entrave, ou poison), connaissance telle qu’il n’y en
a pas encore eu de pareille jusqu’à présent, telle qu’on ne la recherchait même
pas. On tenait la valeur de ces « valeurs » pour donnée,
réelle, au-delà de toute mise en question ; et c’est sans le moindre doute
et la moindre hésitation que l’on a, jusqu’à présent, attribué au
« bon » une valeur supérieure à celle du « méchant »,
supérieure au sens du progrès, de l’utilité, de l’influence féconde pour ce qui
regarde le développement de l’homme en général (sans oublier l’avenir de
l’homme). Comment ? Que serait-ce si le contraire était vrai ? Si,
dans l’homme « bon », il y avait un symptôme de recul, quelque chose
comme un danger, une séduction, un poison, un narcotique qui fait
peut-être vivre le présent aux dépens de l’avenir ? d’une façon
plus agréable, plus inoffensive, peut-être, mais aussi dans un style plus
mesquin, plus bas ?… En sorte que, si le plus haut degré de puissance
et de splendeur du type homme, possible en lui-même, n’a jamais été
atteint, la faute en serait précisément à la morale ! En sorte que, entre
tous les dangers, la morale serait le danger par excellence ?…
« Bien
et mal », « bon et mauvais »
2.
Honneur donc
aux bons génies qui veillent peut-être sur ces historiens de la morale !
Il est malheureusement certain que l’esprit historique leur fait défaut
et qu’ils ont été abandonnés justement par tous les bons génies de
l’intelligence du passé. Ils ont tous, selon la vieille tradition des
philosophes, une façon de penser essentiellement anti-historique :
on ne saurait en douter. La niaiserie de leur généalogie de la morale apparaît
dès le premier pas, dès qu’il s’agit de préciser l’origine de la notion et du
jugement « bon ». — « À l’origine, décrètent-ils, les actions
non égoïstes ont été louées et réputées bonnes, par ceux à qui elles étaient
prodiguées, à qui elles étaient utiles ; plus tard on a oublié
l’origine de cette louange et l’on a simplement trouvé bonnes les actions
non-égoïstes, parce que, par habitude, on les avait toujours louées comme
telles, — comme si elles étaient bonnes en soi. » Voilà qui est
clair : cette première dérivation présente déjà tous les traits typiques
de l’idiosyncrasie des psychologues anglais, — nous y trouvons
« l’utilité », « l’oubli », « l’habitude » et
finalement « l’erreur » ; tout cela pour servir de base à une
appréciation dont, jusqu’à présent, l’homme supérieur avait été fier, comme
d’une sorte de privilège de l’homme supérieur en général. Cette fierté doit
être humiliée, cette appréciation doit être dépréciée : ce but
a-t-il été atteint ?… Pour moi il apparaît d’abord clairement que cette
théorie recherche et croit apercevoir le véritable foyer d’origine du concept
« bon » à un endroit où il n’est pas : le jugement
« bon » n’émane nullement de ceux à qui on a prodigué la
« bonté » ! Ce sont bien
plutôt les « bons » eux-mêmes, c’est-à-dire les hommes de distinction,
les puissants, ceux qui sont supérieurs par leur situation et leur élévation
d’âme qui se sont eux-mêmes considérés comme « bons », qui ont jugé
leurs actions « bonnes », c’est-à-dire de premier ordre, établissant
cette taxation par opposition à tout ce qui était bas, mesquin, vulgaire et
populacier. C’est du haut de ce sentiment de la distance qu’ils se sont
arrogé le droit de créer des valeurs et de les déterminer : que leur
importait l’utilité ! Le point de vue utilitaire est tout ce qu’il y a
de plus étranger et d’inapplicable au regard d’une source vive et jaillissante
de suprêmes évaluations, qui établissent et espacent les rangs : ici le
sentiment est précisément parvenu à l’opposé de cette froideur qui est la
condition de toute prudence intéressée, de tout calcul d’utilité — et cela, non
pas pour une seule fois, pour une heure d’exception, mais pour toujours. La conscience de la supériorité et de la
distance, je le répète, le sentiment général, fondamental, durable et dominant
d’une race supérieure et régnante, en opposition avec une race inférieure, avec
un « bas-fond humain » — voilà l’origine de l’antithèse entre
« bon » et « mauvais ». (Ce droit de maître en vertu de
quoi on donne des noms va si loin que l’on peut considérer l’origine même du
langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent. Ils ont dit : « ceci est
telle et telle chose », ils ont attaché à un objet et à un fait tel
vocable, et par là ils se les sont pour ainsi dire appropriés.) C’est grâce à
cette origine que de prime abord le mot « bon » ne s’attache point
nécessairement aux actions « non égoïstes » : comme c’est le
préjugé de ces généalogistes de la morale. C’est bien plutôt sur le déclin
des évaluations aristocratiques que l’antithèse « égoïste » et
« désintéressée » (« non égoïste ») s’empare de plus en
plus de la conscience humaine. — C’est, pour me servir de mon langage, l’instinct
de troupeau qui, dans cette opposition de termes, finit par trouver son
expression. Et même alors il se passe encore beaucoup de temps jusqu’à ce que
cet instinct devienne maître, au point que l’évaluation morale reste prise et
enlisée dans ce contraste (comme c’est par exemple le cas dans l’Europe
actuelle, où le préjugé qui tient les concepts « moral », « non
égoïste », « désintéressé » pour équivalents règne déjà
avec la puissance d’une « idée fixe » et d’une affection cérébrale).
3.
Mais, en
second lieu, et abstraction faite de ce que cette hypothèse sur l’origine du
jugement « bon » n’est pas historiquement soutenable, elle souffre en elle-même d’une
contradiction psychologique. L’utilité de l’acte non égoïste aurait été d’après
elle l’origine de la louange dont cet acte a été l’objet, puis on aurait oublié
cette origine : — comment un pareil oubli serait-il possible ? L’utilité
de pareils actes aurait-elle jamais cessé d’exister ? Bien au
contraire : cette utilité est plutôt l’expérience quotidienne de tous les
temps, quelque chose qui devrait donc sans cesse être souligné à nouveau ;
par conséquent, au lieu de disparaître de la conscience, de pouvoir sombrer
dans l’oubli, elle devait se graver dans la conscience en caractères de plus en
plus apparents. Combien plus logique est la théorie contraire (sans être plus
vraie pour cela), — celle que par exemple Herbert Spencer a présentée ! Il
rattache le concept « bon » et le concept « utile »,
« opportun » comme choses d’essence semblable, de sorte que
l’humanité aurait, par les jugements « bon » et
« mauvais », résumé et sanctionné précisément ses expériences inoubliées
et inoubliables sur ce qui est utile et opportun, ou bien inutile et
inopportun. D’après cette théorie, est bon ce qui, de tous temps, s’est révélé
utile ; c’est pourquoi cette chose bonne et utile peut prétendre au titre
de « valeur de premier rang », de « valeur essentielle ».
Cette tentative d’explication, comme je l’ai dit, est également erronée, mais
l’explication est du moins sensée par elle-même et soutenable
psychologiquement. —
4.
—
L’indication de la véritable méthode à suivre m’a été donnée par cette
question : Quel est exactement, au
point de vue étymologique, le sens des désignations du mot « bon »
dans les diverses langues ? C’est alors que je découvris qu’elles dérivent
toutes d’une même transformation d’idées, — que partout l’idée de
« distinction », de « noblesse », au sens du rang social,
est l’idée mère d’où naît et se développe nécessairement l’idée de
« bon » au sens « distingué quant à l’âme », et celle de
« noble », au sens de « ayant une âme d’essence supérieure »,
« privilégié quant à l’âme ». Et ce développement est toujours
parallèle à celui qui finit par transformer les notions de
« vulgaire », « plébéien », « bas » en celle de
« mauvais ». L’exemple le plus frappant de cette dernière
métamorphose c’est le mot allemand schlecht (mauvais) qui est identique
à schlicht (simple) — comparez schlechtweg (simplement), schlechterdings
(absolument) — et qui, à l’origine, désignait l’homme simple, l’homme du
commun, sans équivoque et sans regard oblique, uniquement en opposition avec
l’homme noble. Ce n’est que vers l’époque de la guerre de Trente Ans, assez
tardivement comme on voit, que ce sens, détourné de sa source, est devenu celui
qui est aujourd’hui en usage. — Voilà une constatation qui me paraît être essentielle
au point de vue de la généalogie de la morale ; si elle a été faite si
tard, la faute en est à l’influence enrayante qu’exerce au sein du monde
moderne, le préjugé démocratique, mettant obstacle à toute recherche touchant
la question des origines. Et cela, jusque dans le domaine qui semble le plus
objectif, celui des sciences naturelles et de la physiologie, un fait que je me
contenterai d’indiquer ici. Mais pour juger du désordre que ce préjugé, une
fois déchaîné jusqu’à la haine, peut jeter en particulier dans la morale et
dans l’étude de l’histoire, il suffira d’examiner le cas trop fameux de
Buckle ; le plébéisme de l’esprit moderne qui est d’origine
anglaise fit éruption une fois encore sur son sol natal, avec la violence d’un
volcan de boue et avec cette faconde salée, tapageuse et vulgaire qui a
toujours caractérisé les discours des volcans. —
5.
En ce qui
concerne notre problème qui peut être appelé, à bon droit, un problème intime
et qui, de propos délibéré, ne s’adresse qu’à l’oreille du petit nombre, il est
du plus haut intérêt d’établir que, fréquemment encore, à travers les mots et
les racines qui signifient « bon », transparaît la nuance principale
grâce à laquelle les « nobles » se sentaient hommes d’un rang
supérieur. Il est vrai que, peut-être
dans la plupart des cas, ils tirent simplement leur nom de la supériorité de
leur puissance (soit « les puissants », les maîtres »,
« les chefs »), ou des signes extérieurs de cette supériorité, par
exemple « les riches », « les possesseurs » (tel est le
sens de arya, sens qui se retrouve dans le groupe éranien et slave).
Pourtant, parfois un trait typique du caractère détermine l’appellation,
et c’est le cas qui nous intéresse ici. Ils se nomment par exemple « les
véridiques » : et c’est en premier lieu la noblesse grecque qui se
désigne ainsi par la bouche du poète mégarien Théogonis. Le mot ἐσθλός, formé à
cet usage, signifie d’après sa racine quelqu’un qui est, qui a de la
réalité, qui est réel, qui est vrai ; puis, par une modification
subjective, le vrai devient le véridique : à cette phase de la
transformation de l’idée nous voyons le terme qui l’exprime devenir le mot
d’ordre et le signe de ralliement de la noblesse, prendre absolument le sens de
« noble », par opposition à l’homme « menteur » du commun,
tel que Théogonis le conçoit et le dépeint, — jusqu’à ce qu’enfin, après le
déclin de la noblesse, le mot ne désigne plus que la noblesse d’âme et
prenne, en même temps, le sens de quelque chose de mûri et d’adouci. Le mot de κακός comme celui
de δειλός (qui désigne le plébéien par opposition à l’ἀγαθός) souligne la lâcheté : voilà
qui indiquera peut-être dans quelle direction il faut chercher l’étymologie du
mot ἀγαθός, qu’on peut
interpréter de plusieurs manières. Le latin malus (que je mets en regard
de μέλας, noir) pourrait avoir désigné l’homme du commun d’après sa couleur foncée,
et surtout d’après ses cheveux noirs (hic niger est), l’autochtone pré-aryen du sol
italique se distinguant le plus clairement par sa couleur sombre de la race
dominante, de la race des conquérants aryens aux cheveux blonds. Du moins le
gaëlique m’a fourni une indication absolument similaire : — c’est le mot fin
(par exemple dans Fin-Gal), le terme distinctif de la noblesse, en
dernière analyse le bon, le noble, le pur, signifiait à l’origine : la
tête blonde, en opposition à l’autochtone foncé aux cheveux noirs. Les Celtes,
soit dit en passant, étaient une race absolument blonde ; quant à ces
zones de populations aux cheveux essentiellement foncés que l’on remarque sur
les cartes ethnographiques de l’Allemagne faites avec quelque soin, on a tort
de les attribuer à une origine celtique et à un mélange de sang celte, comme
fait encore Virchow : c’est plutôt la population pré-aryenne de
l’Allemagne qui perce dans ces régions. (La même observation s’applique à
presque toute l’Europe : en fait, la race soumise a fini par y reprendre
la prépondérance, avec sa couleur, la forme raccourcie du crâne et peut-être
même les instincts intellectuels et sociaux : — qui nous garantit que la
démocratie moderne, l’anarchisme encore plus moderne et surtout cette tendance
à la Commune, à la forme sociale la plus primitive, chère aujourd’hui à
tous les socialistes d’Europe, ne soient pas, dans l’essence, un monstrueux
effet d’ atavisme — et que la race des conquérants et des maîtres,
celle des aryens, ne soit pas en train de succomber même
physiologiquement ?…) Je crois pouvoir interpréter le latin bonus
par « le guerrier » : en supposant qu’avec raison je ramène bonus
à sa forme plus ancienne de duonus (comparez : bellum = duellum
= duen-lum, où ce duonus me paraît être conservé). D’après cela,
le bonus serait l’homme du duel, de la dispute (duo), le
guerrier : on voit donc ce qui constituait la « bonté » d’un
homme de la Rome antique. Notre mot allemand gut (bon) lui-même ne
devait-il pas signifier der Göttliche (le divin), l’homme d’extraction
divine ? Et ne serait-il pas synonyme de Goth, le nom d’un peuple,
mais primitivement d’une noblesse seulement ? Les raisons en faveur de
cette hypothèse ne peuvent être exposées ici. —
6.
Si la transformation du concept
politique de la prééminence en un concept psychologique est la règle, ce n’est
point par une exception à cette règle (quoique toute règle donne lieu à des
exceptions) que la caste la plus haute forme en même temps la caste sacerdotale
et que par conséquent elle préfère, pour sa désignation générale, un titre qui
rappelle ses fonctions spéciales. C’est là que par exemple le contraste entre
« pur » et « impur » sert pour la première fois à la
distinction des castes ; et là encore se développe plus tard une
différence entre « bon » et « mauvais » dans un sens qui
n’est plus limité à la caste. Du reste qu’on se garde bien de prêter de prime abord
à ces concepts de « pur » et d’« impur » un sens trop
rigoureux, trop vaste, voire même un sens symbolique : tous les concepts
de l’humanité primitive ont commencé par être pris à un degré que nous n’imaginons
point, dans un sens grossier, brut, sommaire, borné, et surtout et avant tout
dans un sens non symbolique. Le « pur » est d’abord simplement
un homme qui se lave, qui s’interdit certains aliments provoquant des maladies
de la peau, qui ne cohabite pas avec les femmes malpropres du bas peuple, qui a
l’horreur du sang, — et rien de plus, ou en tous les cas peu de chose en
plus ! D’autre part, les procédés particuliers aux aristocraties
sacerdotales font comprendre pourquoi c’est précisément ici que les contrastes
d’évaluation ont pu se spiritualiser et s’accentuer très vite. Et, de fait, ce
sont elles qui ont fini par creuser entre les hommes des abîmes que même un
Achille de pensée libre ne saurait franchir sans frissonner. Il y a, dès le
principe, quelque chose de morbide dans ces aristocraties sacerdotales
et dans leurs habitudes dominantes, hostiles à l’action, voulant que l’homme
tantôt couve ses songes, tantôt soit bouleversé par des explosions de
sentiments, — la conséquence paraît en être cette débilité intestinale et cette
neurasthénie presque fatalement inhérentes aux prêtres de tous les temps. Et le
remède préconisé par eux contre cet état morbide, comment ne pas affirmer qu’en
fin de compte il s’est trouvé cent fois plus dangereux encore que la maladie
dont il s’agissait de se débarrasser ? L’humanité tout entière souffre
encore des suites de ce traitement naïf, imaginé par les prêtres. Il suffira de
rappeler certaines particularités du régime diététique (privation de viande),
le jeûne, la continence sexuelle, la fuite « dans le désert »
(l’isolement à la Weir Mitchell, bien entendu sans la cure d’engraissement et
de suralimentation qui le suit et qui constitue le remède le plus efficace
contre toute hystérie de l’idéal ascétique). Joignez à cela la métaphysique
sacerdotale hostile aux sens, qui rend paresseux et raffiné, l’hypnotisme par
autosuggestion que pratiquent les prêtres à la manière des fakirs et des
brahmanes — Brahma tenant lieu de bouton de cristal ou d’idée fixe — et la
satiété universelle et finale, bien compréhensible d’ailleurs avec la cure
radicale du prêtre, le néant (ou Dieu : — car l’aspiration à une
union mystique avec Dieu n’est que l’aspiration du bouddhiste au néant, au
Nirvâna — et pas autre chose !). C’est que, chez le prêtre, tout
devient plus dangereux, non seulement les traitements et les thérapeutiques,
mais encore l’orgueil, la vengeance, la perspicacité, la débauche, l’amour,
l’ambition, la vertu, la maladie ; — avec un peu d’équité, on pourrait, il
est vrai, ajouter que c’est sur le terrain même de cette forme d’existence essentiellement
dangereuse, la sacerdotale, que l’homme a commencé à devenir un animal
intéressant ; c’est ici que, dans un sens sublime, l’âme humaine a
acquis la profondeur et la méchanceté — et certes ce sont là les
deux attributs capitaux qui ont assuré jusqu’ici à l’homme la suprématie sur le
reste du règne animal !…
8.
— Mais vous
ne comprenez pas ? Vous n’avez pas d’yeux pour une chose qui a eu besoin
de deux mille ans pour triompher ?… Il n’y a pas lieu de s’en
étonner : tout ce qui est long est difficile à voir, à embrasser
d’un coup d’œil. Or, voici ce qui
s’est passé : sur le tronc de cet arbre de la vengeance et de la haine, de
la haine judaïque — la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais
connue, de la haine créatrice de l’idéal, de la haine qui transmue les valeurs,
une haine qui n’eut jamais sa pareille sur la terre — de cette haine sortit
quelque chose de non moins incomparable, un amour nouveau, la plus
profonde et la plus sublime de toutes les formes de l’amour : — et
d’ailleurs sur quel autre tronc cet amour aurait-il pu s’épanouir ?… Mais
que l’on ne s’imagine pas qu’il se développa sous forme de négation de cette
soif de vengeance, comme antithèse de la haine judaïque ! Non, tout au contraire. L’amour est sorti
de cette haine, s’épanouissant comme sa couronne, une couronne triomphante qui
s’élargit sous les chauds rayons d’un soleil de pureté, mais qui, dans ce
domaine nouveau, sous le règne de la lumière et du sublime, poursuit toujours
encore les mêmes buts que la haine : la victoire, la conquête, la
séduction, tandis que les racines de la haine pénétraient, avides et
opiniâtres, dans le domaine souterrain des ténèbres et du mal. Ce Jésus de
Nazareth, cet évangile incarné de l’amour, ce « Sauveur » qui
apportait aux pauvres, aux malades, aux pécheurs, la béatitude et la victoire —
n’était-il pas précisément la séduction dans sa forme la plus sinistre et la
plus irrésistible, la séduction qui devait mener par un détour à ces valeurs judaïques,
à ces rénovations de l’idéal ? Le peuple d’Israël n’a-t-il pas atteint,
par la voie détournée de ce Sauveur, de cet apparent adversaire qui semblait
vouloir disperser Israël, le dernier but de sa sublime rancune ? N’est-ce
pas par l’occulte magie noire d’une politique vraiment grandiose de la
vengeance, d’une vengeance prévoyante, souterraine, lente à saisir et à
calculer ses coups, qu’Israël même a dû renier et mettre en croix, à la face du
monde, le véritable instrument de sa vengeance, comme si cet instrument était
son ennemi mortel, afin que le « monde entier », c’est-à-dire tous
les ennemis d’Israël, eussent moins de scrupules à mordre à cet appât ?
Pourrait-on d’ailleurs s’imaginer, en s’aidant de tous les raffinements de
l’esprit, un appât plus dangereux encore ? Quelque chose qui
égalerait par sa puissance de séduction, par sa force de leurre et
d’étourdissement ce symbole de la « sainte croix », cet horrible
paradoxe d’un « Dieu mis en croix », ce mystère d’une inimaginable et
dernière cruauté, la cruauté folle d’un Dieu se crucifiant lui-même pour le
salut de l’humanité ?… Il est du moins certain qu’avec sa vengeance et
sa transmutation de toutes les valeurs, Israël a toujours triomphé de nouveau sub hoc signo, de tout
autre idéal, de tout idéal plus noble.
9.
—
« Mais que nous parlez-vous encore d’un idéal plus noble !
Inclinons-nous devant le fait accompli : c’est le peuple qui l’a emporté —
ou bien « les esclaves », ou bien « la populace », ou bien
« le troupeau », nommez-les comme vous voudrez —, si c’est aux Juifs
qu’on le doit, eh bien ! jamais peuple n’a eu une mission historique plus
considérable. Les « maîtres » sont abolis ; la morale de l’homme
du commun a triomphé. Libre à vous de comparer cette victoire à un
empoisonnement du sang (elle a opéré le mélange des races) — je n’y contredis
pas ; mais il est indubitable que cette intoxication a réussi. La
« rédemption ou la délivrance » du genre humain (je veux dire
l’affranchissement du joug des « maîtres ») est en excellente voie ;
tout se judaïse, ou se christianise, ou se voyoucratise à vue d’œil (que nous
importent les mots ! ). Les progrès de cet empoisonnement de l’humanité
par tout le corps semblent irrésistibles, son allure et sa marche pourront même
dès aujourd’hui se ralentir toujours davantage, devenir toujours plus
délicates, plus imperceptibles, plus réfléchies — on a du temps devant soi…
L’Église a-t-elle encore dans cette sphère une tâche nécessaire à
remplir ? a-t-elle, d’une façon générale, encore un droit à
l’existence ? Ou bien pourrait-on s’en passer ? Quæritur.. Il semble
qu’elle entrave et retarde cette marche plutôt que de l’accélérer ? Eh
bien ! voilà qui pourrait constituer précisément son utilité… Assurément,
elle a quelque chose de grossier et de rustique qui répugne à une intelligence
un peu délicate et à un goût vraiment moderne. Ne devrait-elle pas, pour le
moins, gagner un peu en raffinement ?… Elle repousse aujourd’hui plus
qu’elle ne séduit… Qui de nous voudrait être libre penseur si l’Église
n’existait pas ? L’Église nous répugne, mais non pas son poison…
Mettez de côté l’Église, et nous aimerons aussi le poison… » — Tel fut
l’épilogue que fit à mon discours un « libre penseur », un honnête
animal, comme il l’a surabondamment prouvé, et de plus un démocrate ; il
m’avait écouté jusque-là, mais il ne put pas supporter mon silence. Or, en cet
endroit j’ai beaucoup de choses à taire. —
10.
— La révolte des esclaves dans la
morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et
enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres, à qui la vraie
réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent de compensation
que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naît
d’une triomphale affirmation d’elle-même, la morale des esclaves oppose dès
l’abord un « non » à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui
est « différent » d’elle, à ce qui est son
« non-moi » : et ce non est son acte créateur. Ce renversement du coup d’œil
appréciateur — ce point de vue nécessairement inspiré du monde extérieur
au lieu de reposer sur soi-même — appartient en propre au ressentiment :
la morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance,
d’un monde opposé et extérieur : il lui faut, pour parler
physiologiquement, des stimulants extérieurs pour agir ; son action est
foncièrement une réaction. Le contraire a lieu, lorsque l’appréciation des
valeurs est celle des maîtres : elle agit et croît spontanément, elle ne
cherche son antipode que pour s’affirmer soi-même avec encore plus de joie et
de reconnaissance, — son concept « bas », « commun »,
« mauvais » n’est qu’un pâle contraste né tardivement en comparaison
de son concept fondamental, tout imprégné de vie et de passion, ce concept qui
affirme « nous les aristocrates, nous les bons, les beaux, les
heureux ! » Lorsque le système d’appréciation aristocratique se
méprend et pèche contre la réalité, c’est dans une sphère qui ne lui est pas
suffisamment connue, une sphère qu’il se défend même avec dédain de connaître
telle qu’elle est : il lui arrive donc de méconnaître la sphère qu’il
méprise, celle de l’homme du commun, du bas peuple. Que l’on considère d’autre
part que l’habitude du mépris, du regard hautain, du coup d’œil de supériorité,
à supposer qu’elle fausse l’image du méprisé, reste toujours bien loin
derrière la défiguration violente à laquelle la haine rentrée et la rancune de
l’impuissant se livreront — en effigie bien entendu — sur la personne de
l’adversaire. De fait, il y a dans le mépris trop de négligence et
d’insouciance, trop de joie intime et personnelle pour que l’objet du mépris se
transforme en une véritable caricature, en un monstre. Qu’on ne perde pas de
vue les nuances presque bienveillantes dont l’aristocratie grecque, par
exemple, pare tous les mots qui lui servent à établir la distinction entre elle
et le bas peuple ; il s’y mêle constamment le miel d’une sorte de
pitié, d’égard, d’indulgence, au point que presque tous les mots qui désignent
l’homme du commun ont fini par devenir synonymes de « malheureux »,
« digne de pitié » (comparez : δειλός,
δείλαιος, πονηρός, μοχθηρός, ces deux derniers voulant caractériser l’homme du commun en tant
qu’esclave de son labeur et bête de somme). — Il faut songer d’autre part que
les termes « mauvais », « bas », « malheureux »
produisaient toujours sur l’oreille grecque une tonalité où dominait la nuance
« malheureux » ; tout cela n’est que l’héritage du vieux système
d’évaluation aristocratique plus distingué, qui ne se démentit même pas dans
l’art de mépriser (— rappelons aux philologues le sens où sont employés les
mots : οἰζυρός, ἄνολβος, τλήμων,
δυστυχεῖν,
ξυμφορά). Les « hommes de haute naissance » avaient le sentiment
d’être les « heureux » ; ils n’avaient pas besoin de construire
artificiellement leur bonheur en se comparant à leurs ennemis, en s’en
imposant à eux-mêmes (comme font tous les hommes du ressentiment) ; et
de même en leur qualité d’hommes complets, débordants de vigueur et, par
conséquent, nécessairement actifs, ils ne savaient pas séparer le
bonheur de l’action, — chez eux, l’activité était nécessairement mise au compte
du bonheur (de là l’origine de l’expression εὐ πράττειν). — Tout
cela est en contradiction profonde avec le « bonheur » tel que
l’imaginent les impuissants, les opprimés, accablés sous le poids de leurs
sentiments hostiles et venimeux, chez qui le bonheur apparaît surtout sous
forme de stupéfiant, d’assoupissement, de repos, de paix, de
« sabbat », de relâchement pour l’esprit et le corps, bref sous sa
forme passive. Tandis que l’homme
vit plein de confiance et de franchise envers lui-même (γενναῖος, « né noble », souligne
la nuance de « franchise » et peut-être celle de
« naïveté »), l’homme du ressentiment n’est ni franc, ni naïf, ni
loyal envers lui-même. Son âme louche, son esprit aime les recoins, les
faux-fuyants et les portes dérobées, tout ce qui se dérobe le charme, c’est là
qu’il retrouve son monde, sa sécurité, son
délassement ; il s’entend à garder le silence, à ne pas oublier, à
attendre, à se rapetisser provisoirement, à s’humilier. Une telle race composée d’hommes du ressentiment
finira nécessairement par être plus prudente que n’importe quelle race
aristocratique, aussi honorera-t-elle la prudence en une tout autre
mesure : elle en fera une condition d’existence de premier ordre, tandis
que chez les hommes de distinction la prudence prend facilement un certain
vernis de luxe et de raffinement : — c’est qu’ici elle a une importance
bien moindre que la complète sûreté dans le fonctionnement des instincts
régulateurs inconscients, ou même qu’une certaine imprudence, par
exemple la témérité irréfléchie qui court sus au danger, qui se jette sur
l’ennemi, ou bien encore que cette spontanéité enthousiaste dans la colère,
l’amour, le respect, la gratitude et la vengeance, à quoi les âmes de
distinction se sont reconnues de tout temps. Et même le ressentiment, lorsqu’il
s’empare de l’homme noble, s’achève et s’épuise par une réaction instantanée,
c’est pourquoi il n’empoisonne pas : en outre, dans des cas très
nombreux, le ressentiment n’éclate pas du tout, lorsque chez les faibles et les
impuissants il serait inévitable. Ne pas
pouvoir prendre longtemps au sérieux ses ennemis, ses malheurs et jusqu’à ses méfaits
— c’est le signe caractéristique des natures fortes, qui se trouvent dans la
plénitude de leur développement et qui possèdent une surabondance de force
plastique, régénératrice et curative qui va jusqu’à faire oublier. (Un bon
exemple dans ce genre, pris dans le monde moderne, c’est Mirabeau, qui n’avait
pas la mémoire des insultes, des infamies que l’on commettait à son égard, et
qui ne pouvait pas pardonner, uniquement parce qu’il — oubliait). Un tel homme,
en une seule secousse, se débarrasse de beaucoup de vermine qui chez d’autres
s’installe à demeure ; c’est ici seulement qu’est possible le véritable
« amour pour ses ennemis », à supposer qu’il soit possible sur
terre. Quel respect de son ennemi a l’homme supérieur ! — et un tel
respect est déjà la voie toute tracée vers l’amour… Sinon comment ferait-il
pour avoir son ennemi à lui, un ennemi qui lui est propre comme une distinction,
car il ne peut supporter qu’un ennemi chez qui il n’y ait rien à mépriser et beaucoup
à vénérer ! Par contre, si l’on se représente « l’ennemi » tel
que le conçoit l’homme du ressentiment, — on constatera que c’est là son
exploit, sa création propre : il a conçu « l’ennemi méchant »,
le « malin » en tant que concept fondamental, et c’est à ce concept
qu’il imagine une antithèse « le bon », qui n’est autre que —
lui-même…
11.
Nous ne rencontrons donc ici que des
procédés opposés à ceux de l’homme noble qui, après avoir conçu spontanément et
par anticipation, c’est-à-dire tiré de son propre « moi », l’idée
fondamentale de « bon », n’arrive à créer la conception du
« mauvais » qu’en partant de cette idée. Ces deux termes, ce
« mauvais » d’origine aristocratique et ce « méchant »
distillé dans l’alambic de la haine insatiable — le premier une création
postérieure, un accessoire, une nuance complémentaire, le second, au contraire,
l’idée originale, le commencement, l’acte par excellence dans la conception
d’une morale des esclaves — quel contraste n’offrent-ils pas, ces deux termes
« mauvais » et « méchant », tous deux opposés en apparence
au concept unique : « bon ». Mais le concept « bon »
n’est pas unique ; pour s’en convaincre qu’on se demande plutôt ce
qu’est en réalité le « méchant » au sens de la morale du
ressentiment. La réponse
rigoureusement exacte, la voici : ce méchant est précisément le
« bon » de l’autre morale, c’est l’aristocrate, le puissant, le
dominateur, mais noirci, vu et pris à rebours par le regard venimeux du
ressentiment. Il est ici un point que nous serons les derniers à vouloir
contester : celui qui n’a connu ces « bons » que comme ennemis n’a
certainement connu que des ennemis méchants, car ces mêmes hommes qui, inter
pares, sont si sévèrement tenus dans les bornes par les coutumes, la
vénération, l’usage, la gratitude et plus encore par la surveillance mutuelle
et la jalousie — et qui, d’autre part,
dans leurs relations entre eux se montrent si ingénieux pour tout ce qui
concerne les égards, l’empire sur soi-même, la délicatesse, la fidélité,
l’orgueil et l’amitié, — ces mêmes hommes, lorsqu’ils sont hors de leur cercle,
là où commencent les étrangers (« l’étranger »), ne valent pas
beaucoup mieux que des fauves déchaînés. Alors ils jouissent pleinement de
l’affranchissement de toute contrainte sociale, ils se dédommagent dans les
contrées incultes de la tension que fait subir toute longue réclusion, tout emprisonnement
dans la paix de la communauté, ils retournent à la simplicité de
conscience du fauve, ils redeviennent des monstres triomphants, qui sortent
peut-être d’une ignoble série de meurtres, d’incendies, de viols, d’exécutions
avec autant d’orgueil et de sérénité d’âme que s’il ne s’agissait que d’une
escapade d’étudiants, et persuadés qu’ils ont fourni aux poètes ample matière à
chanter et à célébrer. Au fond de toutes ces races aristocratiques, il est
impossible de ne pas reconnaître le fauve, la superbe brute blonde
rôdant en quête de proie et de carnage ; ce fond de bestialité cachée a
besoin, de temps en temps, d’un exutoire, il faut que la brute se montre de
nouveau, qu’elle retourne à sa terre inculte ; — aristocratie romaine,
arabe, germanique ou japonaise, héros homériques, vikings scandinaves — tous se
valent pour ce qui est de ce besoin. Ce sont les races nobles qui ont laissé
l’idée de « barbare » sur toutes les traces de leur passage ;
leur plus haut degré de culture en trahit encore la conscience et même
l’orgueil (par exemple quand Périclès dit à ses Athéniens dans sa fameuse
Oraison funèbre : « Notre audace s’est frayé un passage par terre et
par mer, s’élevant partout d’impérissables monuments, en bien et en mal. »).
Cette « audace » des races nobles, audace folle, absurde,
spontanée ; la nature même de leurs entreprises, imprévues et
invraisemblables — Périclès célèbre surtout la ῥαθυμία des Athéniens — ; leur
indifférence et leur mépris pour toutes les sécurités du corps, pour la vie, le
bien-être ; la gaieté terrible et la joie profonde qu’ils goûtent à toute
destruction, à toutes les voluptés de la victoire et de la cruauté : —
tout cela se résumait pour ceux qui en étaient les victimes, dans l’image du
« barbare », de « l’ennemi méchant », de quelque chose
comme le « Vandale ». La méfiance profonde, glaciale, que l’Allemand
inspire dès qu’il arrive au pouvoir — et il l’inspire une fois de plus de nos
jours — est encore un contrecoup de cette horreur insurmontable que pendant des
siècles l’Europe a éprouvée devant les fureurs de la blonde brute germanique (—
quoiqu’il existe à peine un rapport de catégories, et encore moins une consanguinité
entre les anciens Germains et les Allemands d’aujourd’hui). J’ai déjà attiré
l’attention sur l’embarras d’Hésiode lorsqu’il imagina la succession des âges
de la civilisation et chercha à les représenter par l’or, l’argent et
l’airain ; il ne put échapper autrement à la contradiction que lui offrait
le monde homérique, aussi magnifique qu’horrible et brutal, qu’en divisant un
âge en deux parties qu’il fit se succéder l’une à l’autre : — d’abord
l’âge des héros et des demi-dieux de Troie et de Thèbes, tel que ce monde était
demeuré dans l’imagination des races aristocratiques qui voyaient dans ces
héros leurs propres aïeux ; ensuite, l’âge d’ airain, c’est-à-dire le même
monde, tel qu’il apparaissait aux descendants des opprimés, des dépouillés, des
violentés, de ceux qu’on avait emmenés et vendus comme esclaves : certes
un âge d’airain, dur, froid, cruel, insensible, sans conscience, écrasant tout
et couvrant tout de son sang. Si l’on
admet comme vrai, ce qui aujourd’hui est tenu pour tel, que le sens de toute
culture soit justement de domestiquer le fauve « humain »,
pour en faire, par l’élevage, un animal apprivoisé et civilisé, on devrait sans
aucun doute considérer comme les véritables instruments de la culture
tous ces instincts de réaction et de ressentiment par quoi les races
aristocratiques, tout comme leur idéal, ont été, en fin de compte, humiliées et
domptées ; il est vrai que ceci ne signifierait pas encore que les représentants
de ces instincts fussent en même temps ceux de la culture. Le contraire me
paraît aujourd’hui non seulement vraisemblable, mais évident. Ce sont
ces « héros » des instincts d’abaissement et de haine, héritiers de
tout ce qui en Europe ou ailleurs était né pour l’esclavage, ces résidus
d’éléments pré-aryens en particulier — ce sont eux qui représentent le recul
de l’humanité ! Ces « instruments de la culture » sont la honte
de l’homme, ils font mettre en suspicion la « culture » même et
fournissent un argument contre elle. Il se peut qu’on ait parfaitement raison
de ne pas cesser de craindre la brute blonde qui est au fond de toutes les
races aristocratiques et de se mettre en garde contre elle, mais qui n’aimerait
pas cent fois mieux trembler de peur s’il peut admirer en même temps, que de
n’avoir rien à craindre, mais d’être abreuvé de dégoût au spectacle de
l’abâtardissement, du rapetissement, de l’étiolement, de l’intoxication à quoi
l’œil ne peut se soustraire ? Et n’est-ce pas là ce qui nous attend
fatalement ? Qu’est-ce qui produit aujourd’hui notre aversion pour
« l’homme » ? — Car
l’homme est pour nous une cause de souffrance, cela n’est pas douteux. —
Ce n’est pas la crainte, c’est bien plutôt le fait que chez l’homme rien ne
nous inspire plus la crainte ; que la basse vermine « homme »
s’est mise en avant, s’est mise à pulluler ; que « l’homme
domestiqué », irrémédiablement mesquin et débile, a déjà commencé à se
considérer comme terme et expression définitive, comme sens de l’histoire,
comme « homme supérieur » ; — oui, et encore qu’il ait un
certain droit à se considérer comme tel en présence de l’énorme
abâtardissement, de la maladie, de la lassitude, de la sénilité qui se sont mis
à gangrener l’Europe, à se croire un être relativement robuste, au moins encore
apte à vivre et à affirmer la vie…
12.
— Je ne puis
ici étouffer un soupir et refouler un dernier espoir. Qu’est-ce donc qui m’est
tout à fait insupportable, particulièrement à moi ? De quoi ne puis-je
absolument pas venir à bout ? Qu’est-ce qui me suffoque et m’abat ?
Air vicié ! air vicié ! Quelque chose de mal venu s’approche de
moi ; faut-il que je respire les entrailles d’une âme manquée ?… Que
ne supporte-t-on pas en fait de misères ; de privations, d’intempéries,
d’infirmités, de soucis et d’isolements ? Au fond, nous pouvons venir à
bout de tout cela, tels que nous sommes, nés pour une existence souterraine,
pour une vie de combat ; on finit toujours par revenir à la lumière, l’on
a toujours son heure dorée de victoire, — et l’on se dresse alors, tel qu’on
est né, infrangible, l’esprit tendu, prêt à atteindre des buts nouveaux, des
buts plus difficiles, plus lointains, tendu comme un arc que l’effort ne fait
que tendre davantage. — Mais de temps en temps accordez-moi — si du moins vous
existez, par-delà le bien et le mal, ô protectrices divines ! — accordez-moi
un regard, que je puisse jeter sur quelque être absolument complet, réussi
jusqu’au bout, heureux, puissant, triomphant, de la part de qui il y ait encore
quelque chose à craindre ! Un
regard sur un homme qui justifie l’homme, sur un coup de bonheur qui apporte à
l’homme son complément et son salut, grâce auquel on pourrait garder sa foi en
l’homme !… Car voici ce qui en est : le rapetissement et le
nivellement de l’homme européen cachent notre plus grand danger, ce spectacle
rend l’âme lasse… Nous ne voyons aujourd’hui rien qui permette de devenir plus
grand, nous pressentons que tout va en s’abaissant, pour se réduire de plus en
plus, à quelque chose de plus mince, de plus inoffensif, de plus prudent, de
plus médiocre, de plus indifférent encore, jusqu’au superlatif des chinoiseries
et des vertus chrétiennes, — l’homme, n’en doutons pas, devient toujours
« meilleur »… Oui, le destin fatal de l’Europe est là — ayant cessé
de craindre l’homme, nous avons aussi cessé de l’aimer, de le vénérer,
d’espérer en lui, de vouloir avec lui. L’aspect de l’homme nous lasse
aujourd’hui. — Qu’est-ce que le nihilisme, si ce n’est cette
lassitude-là ?… Nous sommes fatigués de l’homme…
13.
— Mais revenons à notre sujet :
le problème de l’autre origine du concept bon, du concept bon
tel que l’homme du ressentiment se l’est forgé, attend une solution concluante.
Que les agneaux aient l’horreur des grands oiseaux de proie, voilà qui
n’étonnera personne mais ce n’est point une raison d’en vouloir aux grands
oiseaux de proie de ce qu’ils ravissent les petits agneaux. Et si les agneaux se disent entre
eux : « Ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui est un
oiseau de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire, un agneau
— celui-là ne serait-il pas bon ? » — il n’y aura rien à objecter à
cette façon d’ériger un idéal, si ce n’est que les oiseaux de proie lui
répondront par un coup d’œil quelque peu moqueur et se diront peut-être :
« Nous ne leur en voulons pas du tout, à ces bons agneaux, nous les
aimons même : rien n’est plus savoureux que la chair tendre d’un
agneau. » — Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme
telle, qu’elle ne soit pas une volonté de terrasser et d’assujettir, une soif
d’ennemis, de résistance et de triomphes, c’est tout aussi insensé que d’exiger
de la faiblesse qu’elle manifeste de la force. Une quantité de force déterminée
répond exactement à la même quantité d’instinct, de volonté, d’action — bien
plus, la résultante n’est pas autre chose que cet instinct, cette volonté,
cette action même, et il ne peut en paraître autrement que grâce aux séductions
du langage (et des erreurs fondamentales de la raison qui s’y sont figées) qui
tiennent tout effet pour conditionné par une cause efficiente, par un
« sujet » et se méprennent en cela. De même, en effet, que le peuple
sépare la foudre de son éclat pour considérer l’éclair comme une action
particulière, manifestation d’un sujet qui s’appelle la foudre, de même la
morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si
derrière l’homme fort, il y avait un substratum neutre qui serait
libre de manifester la force ou non. Mais il n’y a point de substratum
de ce genre, il n’y a point d’ « être » derrière l’acte, l’effet et
le devenir ; « l’acteur » n’a été qu’ajouté à l’acte — l’acte
est tout. Le peuple dédouble en somme l’effet d’un effet : il tient le
même phénomène d’abord pour une cause et ensuite pour l’effet de cette cause.
Les physiciens ne font pas mieux quand ils disent que « la force actionne »,
que « la force produit tel ou tel effet », et ainsi de suite ; —
notre science tout entière, malgré son sang-froid, son absence de passion, se
trouve encore sous le charme du langage et n’a pas pu se débarrasser de ces
espèces de petits incubes imaginaires qui sont les « sujets »
(l’atome est, par exemple, un de ces incubes, de même la « chose en
soi » de Kant). Quoi d’étonnant si les passions rentrées couvant sous la
cendre, si la soif de vengeance et la haine utilisent cette croyance à leur profit,
pour soutenir, avec une ferveur toute particulière, ce dogme qui affirme qu’il
est loisible au fort de devenir faible, à l’oiseau de proie de se faire
agneau : — on s’arroge ainsi le droit de demander compte à l’oiseau
de proie de ce qu’il est oiseau de proie… Lorsque les opprimés, les écrasés,
les asservis, sous l’empire de la ruse vindicative de l’impuissance, se mettent
à dire : « Soyons le contraire des méchants, c’est-à-dire bons !
Est bon quiconque ne fait violence à personne, quiconque n’offense, ni
n’attaque, n’use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la vengeance,
quiconque se tient caché comme nous, évite la rencontre du mal et du reste
attend peu de chose de la vie, comme nous, les patients, les humbles et les
justes. » — Tout cela veut dire en
somme, à l’écouter froidement et sans parti pris : « Nous, les
faibles, nous sommes décidément faibles ; nous ferons donc bien de ne rien
faire de tout ce pour quoi nous ne sommes pas assez forts. » —
Mais cette constatation amère, cette prudence de qualité très inférieure que
possède même l’insecte (qui, en cas de grand danger, fait le mort, pour ne rien
faire de trop), grâce à ce faux monnayage, à cette impuissante duperie de soi,
a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce et qui se
tait, comme si la faiblesse même du faible — c’est-à-dire son essence,
son activité, toute sa réalité unique, inévitable et indélébile — était un
accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mérite.
Cette espèce d’homme a un besoin de foi au « sujet » neutre,
doué du libre arbitre, et cela par un instinct de conservation personnelle,
d’affirmation de soi, par quoi tout mensonge cherche d’ordinaire à se
justifier. Le sujet (ou, pour parler le langage populaire, l’âme) est
peut-être resté jusqu’ici l’article de foi le plus inébranlable, par cette
raison qu’il permet à la grande majorité des mortels, aux faibles et aux
opprimés de toute espèce, cette sublime duperie de soi qui consiste à tenir la
faiblesse elle-même pour une liberté, tel ou tel état nécessaire pour un
mérite.
14.
— Quelqu’un
veut-il plonger son regard jusqu’au fond du mystère, où se cache la fabrication
de l’idéal sur la terre ? Qui donc en aura le courage ! — Eh
bien, regardez ! Voici une échappée sur cette t énébreuse usine. Mais
attendez encore un moment, Monsieur le téméraire : il faut d’abord que
votre œil s’habitue à ce faux jour, à cette lumière changeante… Vous y
êtes ! Bon ! Parlez maintenant ! Que se passe-t-il dans ces
profondeurs ? Dites-moi ce que vous voyez, ô homme des plus dangereuses
curiosités ! — C’est moi maintenant qui vous écoute.
— « Je
ne vois rien, mais je n’entends que mieux… C’est une rumeur circonspecte, un
chuchotement à peine perceptible, un murmure sournois qui part de tous les
coins et les recoins. Il me semble qu’on ment ; une douceur mielleuse
englue chaque son. Un mensonge doit transformer la faiblesse en mérite,
cela n’est pas douteux — il en est comme vous l’avez dit. » —
—
Après !
— « Et l’impuissance qui n’use
pas de représailles devient, par un mensonge, la « bonté » ; la
craintive bassesse, « humilité » ; la soumission à ceux qu’on
hait, « obéissance » (c’est-à-dire l’obéissance à quelqu’un dont ils
disent qu’il ordonne cette soumission, — ils l’appellent Dieu). Ce qu’il y a d’inoffensif
chez l’être faible, sa lâcheté, cette lâcheté dont il est riche et qui chez lui
fait antichambre, et attend à la porte, inévitablement, cette lâcheté se pare
ici d’un nom bien sonnant et s’appelle « patience », parfois même
« vertu », sans plus ; « ne pas pouvoir se venger »
devient « ne pas vouloir se venger » et parfois même le pardon des
offenses (« car ils ne savent pas ce qu’ils font — nous seuls
savons ce qu’ils font ! »). On parle aussi de « l’amour
de ses ennemis » — et l’on sue à grosses gouttes. »
—
Après !
— « Ils
sont misérables, sans doute, tous ces marmotteurs de prières, tous ces
faux-monnayeurs, quoique tapis au fond de leurs recoins, ils se tiennent
chaud ; — mais ils prétendent que Dieu les a distingués et élus grâce à
leur misère ; ne fouaille-t-on pas les chiens que l’on aime le plus ?
Peut-être cette misère est-elle aussi une préparation, un temps d’épreuve, un
enseignement, peut-être davantage encore — quelque chose qui trouvera un jour
sa compensation, qui sera rendu au centuple, à un taux énorme, en or,
non ! en bonheur. C’est ce qu’ils appellent la « félicité
éternelle ».
—
Après !
—
« Maintenant ils me donnent à entendre que non seulement ils sont
meilleurs que les puissants, les maîtres du monde dont ils doivent lécher les
crachats (non pas par crainte, oh ! point du tout par crainte ! mais
parce que Dieu ordonne d’honorer toutes les autorités) —, que non seulement ils
sont meilleurs, mais encore que leur part est meilleure ou du moins qu’elle le
sera un jour. Mais assez ! assez ! Je n’y tiens plus. De l’air !
De l’air ! Cette officine où l’on fabrique l’idéal, il me semble
qu’elle sent le mensonge à plein nez. »
—
Halte ! Un instant encore ! Vous n’avez rien dit encore de ces
virtuoses de la magie noire qui savent ramener le noir le plus épais à la
blancheur du lait et de l’innocence : — n’avez-vous pas remarqué ce qui
fait leur perfection dans le raffinement, leur touche d’artiste la plus hardie,
la plus subtile, la plus spirituelle, la plus mensongère ? Prenez-y bien
garde ! Ces êtres souterrains gonflés de vengeance et de haine — que
font-ils de cette vengeance et de cette haine ? Avez-vous jamais entendu
un pareil langage ? À n’en croire que leurs paroles, vous seriez-vous
douté que vous vous trouviez au milieu de tous ces hommes du ressentiment ?…
— « Je
vous entends et j’ouvre de nouveau les oreilles (hélas ! trois fois
hélas ! et me voilà derechef obligé de me boucher le nez !). Ce n’est
qu’à présent que je saisis ce qu’ils ont répété tant de fois : « Nous
autres bons — nous sommes les justes » — ce qu’ils demandent, ils
ne l’appellent pas représailles, mais bien « le triomphe de la justice » ;
ce qu’ils haïssent, ce n’est pas leur ennemi, non ! ils haïssent l’
« injustice », l’ « impiété » ; ils croient et
espèrent, non pas en la vengeance, en l’ivresse de la douce vengeance (—
« plus douce que le miel », disait déjà Homère), mais bien « en
la victoire de Dieu, du Dieu de justice sur les impies » ; ce
qu’il leur reste à aimer sur terre, ce ne sont pas leurs frères dans la haine,
mais, à ce qu’ils disent, « leurs frères en amour », tous les bons et
les justes de la terre. »
— Et comment
appellent-ils ce qui leur sert de fiche de consolation dans toutes les peines
de l’existence — leur fantasmagorie et leur anticipation de la béatitude à
venir ?
—
« Comment ? Est-ce que j’ai bien entendu ? Ils appellent cela
« le jugement dernier », la venue de leur règne, du
« règne de Dieu » — mais, en attendant, ils vivent dans
« la foi », « l’espérance » et « la charité ».
—
Assez ! Assez !
15.
Dans la foi en quoi ? Dans
l’amour, dans l’espérance de quoi ? — Ces faibles —, eux aussi, veulent
être quelque jour les forts, il n’y a pas à en douter, leur
« règne » doit aussi venir quelque jour — c’est ce qui chez eux,
répétons-le, s’appelle tout simplement « le règne de Dieu » :
ils sont si humbles en toutes choses ! Rien que pour voir cela,
pour vivre cela, il est nécessaire de vivre longtemps, par delà la mort,
— oui, il faut la vie éternelle, afin qu’on puisse se dédommager
éternellement, dans le « règne de Dieu », de cette existence
terrestre passée dans « la foi, l’espérance et la charité ». Se dédommager de quoi et par
quoi ? Dante s’est, à ce qu’il me semble, grossièrement mépris, lorsque,
avec une ingénuité qui fait frissonner, il grava au-dessus de la porte de son
enfer, cette inscription : « Moi aussi, l’amour éternel m’a
créé. » — Au- dessus de la porte du paradis chrétien et de sa
« béatitude éternelle », on pourrait écrire, en tous les cas à
meilleur droit : « Moi aussi, la haine éternelle m’a créé » — en
admettant qu’une vérité puisse briller au-dessus de la porte qui mène à un
mensonge ! Car qu’est-ce donc que la béatitude de ce paradis ?…
Peut-être pourrions-nous déjà le deviner ; mais il vaut mieux donner la
parole à une indiscutable autorité en telle matière, au grand maître saint
Thomas d’Aquin. « Beati in regno cœlesti, dit-il avec la douceur d’un
agneau, videbunt pœnas damnatorum, ut beatitudo illis magis complaceat. » Ou bien veut-on
entendre quelque chose d’un ton plus violent, la parole d’un père de l’Église
triomphant qui déconseillait à ses fidèles les voluptés cruelles des spectacles
publics ? — et pourquoi ? « La foi, dit-il, De spectac. c. 29
ss. —, la foi nous offre bien davantage, quelque chose de beaucoup plus
fort ; grâce au salut par le Christ nous avons à notre portée des joies
bien supérieures ; en place des athlètes nous avons nos martyrs ;
nous faut-il du sang, eh bien ! et celui du Christ ?… Mais qu’est
tout cela à côté de ce qui nous attend le jour de son retour, le jour de son
triomphe ? » — Et voilà ce visionnaire extatique qui continue :
« At enim supersunt alia spectacula, ille ultimus et
perpetuus judicii dies, ille nationibus inspiratus, ille derisus, cum tanta
sæculi vetustas et tot ejus nativitates uno igne haurientur. Quæ tunc
spectaculi latitudo ! Quid admirer ! Quid rideam ! Ubi
gaudeam ! Ubi exultem, spectans tot et tantos reges, qui in cælum recepti
nuntiabantur, cum ipso Jove et ipsi suis testibus in imis tenebris
congemescentes ! Item præsides (les gouverneurs des provinces) persecutores dominici nominis sævioribus quam ipsi flammis sævierunt
insultantibus contra Christianos liquescentes ! Quos præterea sapientes
illos philosophos coram discipulis suis una conflagrantibus erubescentes,
quibus nihil at deum pertinere suadebant, quibus animas aut nullas aut non in
pristina corpora redituras affirmabant ! Etiam poëtas non ad Rhadamanti
nec ad Minois, sed ad inopinati Christi tribunal palpitantes ! Tunc magis
tragœdi audienti, magis scilicet vocales (mieux en voix, braillards encore plus terribles) in sua propria calamitate ; tunc histriones cognoscendi, solutiores multo per
ignem ; tunc spectandus auriga in flammea rota tolus rubens, tunc xystici
contemplandi non in gymnasiis, sed in igne jaculati, nisi quod ne tunc quidem
illus velim vivos, ut qui malim ad eos potius conspectum
insatiabilem conferre, qui in dominum desævierunt. Hic est ille, dicam, fabri
aut quæstuariæ filius (à partir
de cet endroit Tertullien entend parler des Juifs comme le prouve tout ce qui
suit et en particulier cette désignation de la mère de Jésus, connue d’après le
Talmud), sabbati destructor, Samarites et dæmonium habens. Hic est, quem a Juda
redemistis, hic est ille arundine et colaphis diverberatus, spuntamentis
dedecoratus, felle et aceto potatus. Hic est, quem clam discentes subripuerunt,
ut resurrexisse dicatur vel hortulanus detraxit, ne lactucæ suæ frequentia
commeantium læderentur. Ut talia spectes, ut talibus exultes, quis tibi prætor
aut consul aut quæstor aut sacerdos de sua liberalitate præstabit ? Et
tamen hæc jam habemus quodammodo per fidem spiritu imaginante representata.
Ceterum qualia illa sunt, quæ nec oculus vidit nec auris audivit nec in cor
hominis ascenderunt ? (I, Cor. II, 9.) Credo circo et
utraque cavea (première
et deuxième galerie, ou, selon d’autres, la scène comique et la scène tragique)
et omni stadio gratiora. » — Per fidem : car ainsi il est écrit.
16.
Arrivons à
notre conclusion. Les deux valeurs opposées « bon et mauvais »,
« bien et mal » se sont livré en ce monde, pendant des milliers
d’années, un combat long et terrible ; et bien que depuis longtemps la
seconde valeur l’ait emporté, aujourd’hui encore il ne manque pas d’endroits où
la lutte se poursuit avec des chances diverses. On pourrait même dire que,
depuis lors, elle a été portée toujours plus haut et que, par ce fait, elle est
devenue toujours plus spirituelle : en sorte qu’il n’y a peut-être pas
aujourd’hui de signe plus distinctif pour reconnaître une nature supérieure,
une nature de haute intellectualité que la rencontre de cette antinomie dans
ces cerveaux qui présentent pour de telles idées un véritable champ de
bataille. Le symbole de cette lutte tracée dans des caractères restés lisibles
au-dessus de toute l’histoire de l’humanité c’est « Rome contre la Judée,
la Judée contre Rome ». — Il n’y eut point jusqu’à ce jour d’événement
plus considérable que cette lutte, cette mise en question, ce
conflit mortel. Rome sentait dans le Juif quelque chose comme une nature
opposée à la sienne, un monstre placé à son antipode ; à Rome, on
considérait le Juif comme « un être convaincu de haine contre le
genre humain » : avec raison, si c’est avec raison que l’on voit le
salut et l’avenir de l’humanité dans la domination absolue des valeurs
aristocratiques, des valeurs romaines. Quels sentiments éprouvaient par contre
les Juifs à l’égard de Rome ? Mille indices nous permettent de le deviner,
mais il suffit de se remettre en mémoire l’Apocalypse de saint Jean, le plus
sauvage des attentats écrits que la vengeance ait sur la conscience. (Il ne
faudrait d’ailleurs pas estimer trop bas la logique profonde de l’instinct
chrétien pour avoir associé précisément ce livre de haine au nom du disciple
d’amour, ce même disciple à qui on attribua la paternité de l’évangile
d’amoureuse exaltation — il y a là une part de vérité, quelle que soit
d’ailleurs l’énormité de la falsification littéraire mise en œuvre pour atteindre
ce but.) Les Romains étaient les forts et les nobles, ils l’étaient à un point
que jamais jusqu’à présent sur la terre il n’y a eu plus fort et plus noble,
même en rêve ; chaque vestige de leur domination, jusqu’à la moindre
inscription, procure du ravissement, en admettant que l’on sache deviner quelle
main était à l’œuvre. Les Juifs, au contraire, étaient ce peuple sacerdotal du
ressentiment par excellence, un peuple qui possédait dans la morale
populaire une génialité qui n’a pas son égale : il suffira de comparer aux
Juifs des peuples doués de qualités voisines, comme par exemple les Chinois et
les Allemands, pour discerner ce qui est de premier ordre et ce qui est de
cinquième ordre. Lequel des deux peuples a vaincu provisoirement, Rome ou la
Judée ? Mais la réponse n’est point douteuse ; que l’on songe plutôt
devant qui aujourd’hui, à Rome même, on se courbe comme devant le substratum de
toutes les valeurs supérieures — et non seulement à Rome, mais sur toute une
moitié de la terre, partout où l’homme est domestiqué ou tend à l’être — devant
trois Juifs on ne l’ignore pas, et devant une Juive (devant Jésus de
Nazareth, devant le pêcheur Pierre, devant Paul qui faisait des tentes et
devant la mère du susdit Jésus, nommée Marie). Voilà un fait bien remarquable :
sans aucun doute Rome a été vaincue. Il est vrai qu’il y a eu pendant la
Renaissance un réveil superbe et inquiétant de l’idéal classique, de
l’évaluation noble de toutes choses : la Rome ancienne, elle-même, se met
à s’agiter comme si elle se réveillait d’une léthargie, écrasée, comme elle
l’était, par une Rome nouvelle, cette Rome judaïsée, édifiée sur des ruines,
qui présentait l’aspect d’une synagogue œcuménique et que l’on appelait
« Église » : mais aussitôt la Judée se mit à triompher de nouveau,
grâce à ce mouvement de ressentiment (allemand et anglais) foncièrement
plébéien que l’on appelle la Réforme, sans oublier ce qui devrait en sortir, la
restauration de l’Église, — et aussi le rétablissement du silence de tombeau
sur la Rome classique. Dans un sens plus décisif, plus radical encore, la Judée
remporta une nouvelle victoire sur l’idéal classique, avec la Révolution
française : c’est alors que la dernière noblesse politique qui subsistait
encore en Europe, celle des dix-septième et dix-huitième siècles français,
s’effondra sous le coup des instincts populaires du ressentiment, — ce fut une
allégresse immense, un enthousiasme tapageur comme jamais on n’en avait vu sur
la terre ! Il est vrai qu’il se produisit tout à coup, au milieu de ce vacarme,
la chose la plus prodigieuse et la plus inattendue : l’idéal antique se
dressa en personne et avec une splendeur insolite, devant les yeux et la
conscience de l’humanité, — et encore une fois, mais d’une façon plus forte,
plus simple, plus pénétrante que jamais, retentit, en face du mot d’ordre
mensonger du ressentiment qui affirme la prérogative du plus grand nombre,
en face de la volonté de l’abaissement, de l’avilissement, du nivellement et de
la déchéance, en face du crépuscule des hommes, le terrible et enchanteur mot
d’ordre contraire de la prérogative du petit nombre ! Comme une
dernière indication de l’autre voie apparut Napoléon, homme unique et
tardif si jamais il en fut, et par lui le problème incarné de l’idéal noble
par excellence — qu’on réfléchisse bien au problème que cela est :
Napoléon, cette synthèse de l’inhumain et du surhumain !…
DEUXIÈME DISSERTATION
La « faute », la « mauvaise conscience », et ce qui leur ressemble.
1
Élever et discipliner
un animal qui puisse faire des promesses — n’est-ce pas là la tâche
paradoxale que la nature s’est proposée vis-à-vis de l’homme ? N’est-ce
pas là le véritable problème de l’homme ?… La constatation que ce problème
est résolu jusqu’à un degré très élevé sera certainement un sujet d’étonnement
pour celui qui sait apprécier toute la puissance de la force contraire, la
faculté d’oubli. L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae,
comme le croient les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir
actif, une faculté d’enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il
faut attribuer le fait que tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que
nous absorbons se présente tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de
« digestion » (on pourrait l’appeler une absorption psychique)
que le processus multiple qui se passe dans notre corps pendant que nous
« assimilons » notre nourriture. Fermer de temps en temps les portes
et les fenêtres de la conscience ; demeurer insensibles au bruit et à la
lutte que le monde souterrain des organes à notre service livre pour
s’entraider ou s’entre-détruire ; faire silence, un peu, faire table rase
dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses
nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles,
pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme est une
véritable oligarchie) — voilà, je le répète, le rôle de la faculté active
d’oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre
psychique, la tranquillité, l’étiquette. On en conclura immédiatement que nul
bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant
présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. L’homme chez qui cet
appareil d’amortissement est endommagé et ne peut plus fonctionner est
semblable à un dyspeptique (et non seulement semblable) — il n’arrive plus à
« en finir » de rien… Eh
bien ! cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli est une force
et la manifestation d’une santé robuste s’est créé une faculté
contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l’oubli en
échec, — à savoir dans les cas où il s’agit de promettre : il ne
s’agit donc nullement de l’impossibilité purement passive de se soustraire à
l’impression une fois reçue, ou du malaise que cause une parole une fois
engagée et dont on n’arrive pas à se débarrasser, mais bien de la volonté active
de garder une impression, d’une continuité dans le vouloir, d’une véritable mémoire
de la volonté : de sorte que,
entre le primitif « je ferai » et la décharge de volonté proprement
dite, l’accomplissement de l’acte, tout un monde de choses nouvelles et
étrangères, de circonstances et même d’actes de volonté, peut se placer sans
inconvénient et sans qu’on doive craindre de voir céder sous l’effort cette
longue chaîne de volonté. Mais combien tout cela fait supposer de
choses ! Combien l’homme, pour pouvoir ainsi disposer de l’avenir, a dû
apprendre à séparer le nécessaire de l’accidentel, à pénétrer la causalité, à
anticiper et à prévoir ce que cache le lointain, à savoir disposer ses calculs
avec certitude, de façon à discerner le but du moyen, — et jusqu’à quel point
l’homme lui-même a dû commencer par devenir appréciable, régulier,
nécessaire, pour les autres comme pour lui-même et ses propres
représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu’avenir,
ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse !
2
C’est là précisément la longue
histoire de l’origine de la responsabilité. Cette tâche d’élever et de
discipliner un animal qui puisse faire des promesses a pour condition préalable, ainsi que nous l’avons déjà vu,
une autre tâche : celle de rendre d’abord l’homme déterminé et
uniforme jusqu’à un certain point, semblable parmi ses semblables, régulier et,
par conséquent, appréciable. Le prodigieux travail de ce que j’ai appelé la
« moralité des mœurs » (cf. Aurore, aph. 9, 14, 16) — le véritable
travail de l’homme sur lui-même pendant la plus longue période de l’espèce
humaine, tout son travail préhistorique, prend ici sa signification et
reçoit sa grande justification, quel que soit d’ailleurs le degré de cruauté,
de tyrannie, de stupidité et d’idiotie qui lui est propre : ce n’est que
par la moralité des mœurs et la camisole de force sociale que l’homme est devenu
réellement appréciable. Plaçons-nous par contre au bout de l’énorme processus,
à l’endroit où l’arbre mûrit enfin ses fruits, où la société et sa moralité des
mœurs présentent enfin au jour ce pour quoi elles n’étaient que moyens :
et nous trouverons que le fruit le plus mûr de l’arbre est l’individu
souverain, l’individu qui n’est semblable qu’à lui-même, l’individu
affranchi de la moralité des mœurs, l’individu autonome et supramoral (car
« autonome » et « moral » s’excluent), bref l’homme à la
volonté propre, indépendante et persistante, l’homme qui peut promettre,
— celui qui possède en lui-même la conscience fière et vibrante de ce
qu’il a enfin atteint par là, de ce qui s’est incorporé en lui, une véritable
conscience de la liberté et de la puissance, enfin le sentiment d’être arrivé à
la perfection de l’homme. Cet homme affranchi qui peut vraiment
promettre, ce maître du libre arbitre, ce souverain — comment ne saurait-il
pas quelle supériorité lui est ainsi assurée sur tout ce qui ne peut pas
promettre et répondre de soi, quelle confiance, quelle crainte, quel respect il
inspire — il « mérite » tout cela — et qu’avec ce pouvoir sur
lui-même, le pouvoir sur les circonstances, sur la nature et sur toutes les
créatures de volonté plus bornée et de relations moins sûres, lui est
nécessairement remis entre les mains ? L’homme « libre », le détenteur d’une vaste et indomptable
volonté, trouve dans cette possession son étalon de valeur : en se
basant sur lui-même pour juger les autres, il vénère ou méprise ; et de
même qu’il honore fatalement ceux qui lui ressemblent, les forts sur qui on
peut compter (ceux qui peuvent promettre), — donc chacun de ceux qui
promettent en souverain, difficilement, rarement, après mûre réflexion, de ceux
qui sont avares de leur confiance, qui honorent lorsqu’ils se confient, qui
donnent leur parole comme quelque chose sur quoi l’on peut tabler, puisqu’il se
sent assez fort pour pouvoir la tenir en dépit de tout, même des accidents,
même de la « destinée » — ; de même il sera fatalement prêt à
chasser d’un coup de pied les misérables roquets qui promettent, alors que la
promesse n’est pas de leur domaine, à battre de verges le menteur déjà parjure
au moment où la parole passe sur ses lèvres. La fière connaissance du privilège
extraordinaire de la responsabilité, la conscience de cette rare
liberté, de cette puissance sur lui-même et sur le destin, a pénétré chez lui
jusqu’aux profondeurs les plus intimes, pour passer à l’état d’instinct,
d’instinct dominant : — comment
l’appellera-t-il, cet instinct dominant, à supposer qu’il ressente le besoin
d’une désignation ? Ceci n’offre pas l’ombre d’un doute : l’homme
souverain l’appelle sa conscience…
3
Sa conscience ?… On devinera
dès l’abord que l’idée de « conscience » que nous rencontrons ici
dans un développement supérieur jusqu’à l’étrangeté a derrière elle une longue
histoire, l’évolution de ses formes. Pouvoir répondre de soi et répondre avec
orgueil, donc aussi pouvoir s’approuver soi-même — c’est là, je l’ai
dit, un fruit mûr, mais aussi un fruit tardif : — combien longtemps ce fruit a dû
rester, âpre et acide, suspendu à l’arbre ! Et pendant un temps plus long
encore on ne voyait rien de ce fruit, — personne n’aurait pu présager sa venue,
quoique tout dans l’arbre y fût préparé, quoique l’arbre lui-même n’eût d’autre
raison que de croître en vue de ce fruit ! — « Comment à l’homme
animal faire une mémoire ? Comment sur cette intelligence du moment, à la
fois obtuse et trouble, sur cette incarnation de l’oubli, imprime-t-on quelque
chose assez nettement pour que l’idée en demeure présente »… Ce problème
très ancien, comme bien l’on pense, n’a pas été résolu par des moyens
précisément doux ; peut-être n’y a-t-il même rien de plus terrible et de
plus inquiétant dans la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique. « On applique une chose avec un fer
rouge pour qu’elle reste dans la mémoire : seul ce qui ne cesse de faire
souffrir reste dans la mémoire » — c’est là un des principaux axiomes
de la plus vieille psychologie qu’il y ait eu sur la terre (et malheureusement
aussi de la psychologie qui a duré le plus longtemps). On pourrait même
dire que, partout où il y a aujourd’hui encore sur la terre, dans la vie des
hommes et des peuples, de la solennité, de la gravité, du mystère, des couleurs
sombres, il reste quelque chose de l’épouvante qui jadis, présidait
partout aux transactions, aux engagements, aux promesses : le passé, le
lointain, l’obscur et le cruel passé nous anime et bouillonne en nous lorsque
nous devenons « graves ». Cela ne se passait jamais sans supplices,
sans martyres et sacrifices sanglants, quand l’homme jugeait nécessaire de se
créer une mémoire ; les plus épouvantables holocaustes et les engagements
les plus hideux (par exemple le sacrifice du premier-né), les mutilations les
plus répugnantes (entre autres la castration), les rituels les plus cruels de
tous les cultes religieux (car toutes les religions sont en dernière analyse
des systèmes de cruauté) — tout cela a son origine dans cet instinct qui a su
deviner dans la douleur l’adjuvant le plus puissant de la mnémotechnique. Dans
un certain sens tout l’ascétisme est de ce domaine : quelques idées
doivent être rendues ineffaçables, inoubliables, toujours présentes à la
mémoire, « fixes », afin d’hypnotiser le système nerveux et
intellectuel tout entier au moyen de cette « idée fixe » — et par les
procédés et les manifestations de l’ascétisme on supprime, au profit de ces
idées, la concurrence des autres idées, on les rend inoubliables. Plus
l’humanité a eu mauvaise mémoire, plus l’aspect de ses coutumes a été
épouvantable ; en particulier la dureté des lois pénales permet d’évaluer
les difficultés qu’elle a éprouvées pour se rendre maîtresse de l’oubli et pour
maintenir présentes à la mémoire de ces esclaves du moment, soumis aux passions
et aux désirs, quelques exigences primitives de la vie sociale. Nous autres
Allemands, nous ne nous regardons certes pas comme particulièrement cruels et
impitoyables, encore moins comme d’un caractère essentiellement léger et
insoucieux de la veille et du lendemain ; eh bien ! que l’on
considère notre ancienne organisation pénale et l’on se rendra compte des
difficultés qu’il y a sur la terre pour élever un « peuple de
penseurs » (je veux dire : le peuple de l’Europe où l’on trouve
aujourd’hui encore le maximum de confiance, de gravité, de mauvais goût et de
sens des réalités, du peuple qui, par ces qualités-là, s’est assuré le droit de
faire l’éducation de toute espèce de mandarinat en Europe). Ces Allemands ont
eu recours aux moyens les plus atroces pour se faire une mémoire qui les rendît
maîtres de leurs instincts fondamentaux, ces instincts qui étaient populaciers
et d’une lourde brutalité : que l’on se rappelle les anciens châtiments en
Allemagne, entre autres la lapidation (— déjà la légende faisait tomber la
meule sur la tête du coupable), la roue (cette invention toute spéciale du
génie germanique dans le domaine du châtiment ! ), le supplice du pal,
l’écrasement sous les pieds des chevaux (l’écartèlement), l’emploi de l’huile
ou du vin où l’on faisait bouillir le condamné (encore au quatorzième et au
quinzième siècle) et toutes les différentes variétés de tortures (le supplice
des « lanières », l’écorchement de la poitrine) ; quelquefois on
enduisait aussi le malfaiteur de miel et, sous un soleil ardent, on le laissait
exposé aux piqûres des mouches. Grâce à de pareils spectacles, de pareils
drames, on arrive enfin à fixer dans la mémoire cinq ou six « je ne veux
pas », rapport à quoi l’on a donné sa promesse, afin de jouir des
avantages de la société, — et, vraiment, à l’aide de ce genre de mémoire on
arrive enfin « à la raison » ! — Hélas ! la raison, la
gravité, l’empire sur les passions, toute cette machination ténébreuse que l’on
appelle la réflexion, tous ces privilèges pompeux de l’homme : combien
chèrement ils se sont fait payer ! Combien de sang et d’horreur se trouve
au fond de toutes les « bonnes choses » !…
4
Mais comment donc cette « chose
ténébreuse », la conscience de la faute, comment tout cet appareil qu’on
appelle la « mauvaise conscience » est-il venu au monde ? — Par
là nous revenons à nos généalogistes de la morale. Je le répète — ou ne l’ai-je
peut-être pas encore dit ? — ils ne font pas de bonne besogne. Une
expérience personnelle, à peine longue de cinq aunes et « moderne »
rien que moderne ; aucune connaissance du passé, aucun désir de le
connaître ; encore moins l’instinct historique, ce qui constituerait une
« seconde vue » indispensable ici — et pourtant ils veulent
s’attaquer à l’histoire de la morale : forcément, ils aboutiront à des
résultats qui n’ont avec la vérité que des rapports excessivement lointains.
Ces généalogistes de la morale se sont-ils seulement douté, même en rêve, que,
par exemple, le concept moral essentiel
« faute » [1] tire son
origine de l’idée toute matérielle de « dette » ? ou bien que le
châtiment, en tant que représaille, s’est développé indépendamment de
toute hypothèse au sujet du libre arbitre ou de la contrainte ? — au point qu’il faut toujours
d’abord un haut degré d’humanisation pour que l’animal
« homme » commence à établir la distinction entre les notions
beaucoup plus primitives, telles que « à dessein », « par
négligence », « par hasard », « capable de
discernement », et leurs contraires, pour les mettre en rapport avec la
sévérité du châtiment. Cette idée, aujourd’hui si générale et en apparence si
naturelle, si inévitable, cette idée qu’on a dû mettre en avant pour expliquer
comment le sentiment de justice s’est formé sur terre, je veux dire l’idée que
« le criminel mérite le châtiment parce qu’il aurait pu agir autrement »,
est en réalité une forme très tardive et même raffinée du jugement et de
l’induction chez l’homme ; celui qui la place au début se méprend
grossièrement sur la psychologie de l’humanité primitive. Pendant la plus
longue période de l’histoire humaine, ce ne fut absolument pas parce que l’on
tenait le malfaiteur pour responsable de son acte qu’on le punissait ; on
n’admettait donc pas que seul le coupable devait être puni : — on
punissait plutôt comme aujourd’hui encore les parents punissent leurs enfants,
poussés par la colère qu’excite un dommage causé et qui tombe sur l’auteur du
dommage, — mais cette colère est maintenue dans certaines limites et modifiée
par l’idée que tout dommage trouve quelque part son équivalent, qu’il
est susceptible d’être compensé, fût-ce même par une douleur que subirait
l’auteur du dommage. D’où a-t-elle tiré sa puissance, cette idée primordiale,
si profondément enracinée ? cette idée peut-être indestructible,
aujourd’hui que le dommage et la douleur sont des équivalents ? Je l’ai
déjà révélé plus haut : des rapports de contrats entre créanciers
et débiteurs qui apparaissent aussitôt qu’il existe des « sujets de
droit », des rapports qui, à leur tour, ramènent aux formes primitives de
l’achat, de la vente, de l’échange, du trafic en un mot.
Lorsque nous nous imaginons ces
rapports de contrats il nous vient, il est vrai, comme les remarques qui
précèdent peuvent déjà le faire présumer, des soupçons et des antipathies de
toute espèce à l’égard de cette humanité primitive qui a imaginé ou toléré ces
rapports. C’est là que l’on promet, c’est là qu’il s’agit de faire
une mémoire à celui qui promet, c’est là encore, on peut le soupçonner, que la
dureté, la cruauté, la violence trouveront libre carrière. Le débiteur, pour
inspirer confiance en sa promesse de remboursement, pour donner une garantie du
sérieux, de la sainteté de sa promesse, pour graver dans sa propre conscience
la nécessité du remboursement sous forme de devoir, d’obligation, s’engage, en
vertu d’un contrat, auprès du créancier, pour le cas où il ne paierait pas,
à l’indemniser par quelque chose d’autre qu’il « possède », qu’il a
encore en sa puissance, par exemple son corps, sa femme, sa liberté, voire même
sa vie (ou bien, sous l’empire de certaines influences religieuses, son salut
éternel, le salut de son âme et jusqu’à son repos dans la tombe : tel en
Égypte, où le cadavre du débiteur ne trouvait pas de grâce devant le créancier,
— il est vrai que chez les Égyptiens une idée particulière se rattachait à ce
repos). Mais le créancier pouvait
notamment dégrader et torturer de toutes les manières le corps du débiteur, par
exemple en couper telle partie qui parût en proportion avec l’importance de la
dette : — en se basant sur cette manière de voir, il y eut partout et de
bonne heure des évaluations précises, parfois atroces dans leur minutie, des
évaluations ayant force de droit des divers membres et parties du corps.
Je regarde déjà comme un progrès, comme la preuve d’une conception juridique
plus libre, plus haute, plus romaine, ce décret de la loi des Douze
Tables établissant qu’il était indifférent que dans ce cas le créancier prît
plus ou moins, « si plus minusve secuerunt, ne fraude esto ».
Rendons-nous compte de la logique qu’il y a dans cette forme de
compensation : elle est assez étrange. Voici en quoi consiste
l’équivalence : aux lieu et place d’un avantage, qui compense directement
le dommage causé (donc au lieu d’une
compensation en argent, en biens-fonds, en possession d’une chose quelconque),
il est accordé au créancier une sorte de satisfaction en manière de
remboursement et de compensation, — la satisfaction d’exercer, en toute
sécurité, sa puissance sur un être réduit à l’impuissance, la volupté « de
faire le mal pour le plaisir de le faire », la jouissance de
tyranniser : et cette jouissance est d’autant plus vive que le rang du
créancier sur l’échelle sociale est plus bas, que sa condition, est plus
humble, car alors le morceau lui paraîtra plus savoureux et lui donnera
l’avant-goût d’un rang social plus élevé. Grâce au châtiment infligé au débiteur, le créancier prend part au droit
des maîtres : il finit enfin, lui aussi, par goûter le sentiment
anoblissant de pouvoir mépriser et maltraiter un être comme quelque chose qui
est « au-dessous de lui » — ou, du moins dans le cas où le vrai
pouvoir exécutif et l’application de la peine ont déjà été délégués à l’
« autorité », de voir du moins mépriser et maltraiter cet
être. La compensation consiste donc en une assignation et un droit à la
cruauté. —
6.
C’est dans cette sphère du
droit d’obligation que le monde des concepts moraux « faute »,
« conscience », « devoir », « sainteté du
devoir » a son foyer d’origine ; — à ses débuts, comme tout ce qui est grand sur la
terre, il a été longuement et abondamment arrosé de sang. Et ne faudrait-il pas
ajouter que ce monde n’a jamais perdu tout à fait une certaine odeur de sang et
de torture ? (pas même chez le vieux Kant : l’impératif catégorique a
un relent de cruauté…) C’est ici aussi que cet étrange enchaînement d’idées,
aujourd’hui peut-être inséparable, l’enchaînement entre « la faute et la
souffrance » a commencé par se former. Encore une fois : comment la souffrance peut-elle être une
compensation pour des « dettes » ? Faire souffrir causait
un plaisir infini, en compensation du dommage et de l’ennui du dommage cela
procurait aux parties lésées une contre-jouissance extraordinaire : faire
souffrir ! — une véritable fête ! d’autant plus goûtée, je le
répète, que le rang et la position sociale du créancier étaient en contraste
plus frappant avec la position du débiteur. Ceci présenté comme
probabilité : car il est difficile de voir au fond de ces choses
souterraines, outre que l’examen en est douloureux ; et celui qui
lourdement introduit ici l’idée de « vengeance » ne fait que rendre
les ténèbres plus épaisses au lieu de les dissiper (— la vengeance ramène au
même problème : « comment faire souffrir peut-il être une
réparation ? »). Il répugne, à ce qu’il me semble, à la délicatesse,
ou plutôt à la tartuferie d’animaux domestiqués (lisez : les hommes
modernes, lisez : nous-mêmes) de se représenter, avec toute l’énergie
voulue, jusqu’à quel point la cruauté était la réjouissance préférée de
l’humanité primitive et entrait comme ingrédient dans presque tous ses
plaisirs ; combien naïf, d’autre part, combien innocent apparaît son
besoin de cruauté, combien justement la « méchanceté désintéressée »
(ou pour employer l’expression de Spinoza, la sympathia
malevolens) apparaît
chez elle, par principe, comme un attribut normal de l’homme — :
donc comme quelque chose à quoi la conscience puisse hardiment répondre
« oui ». Un œil pénétrant reconnaîtrait peut-être encore aujourd’hui
chez l’homme des traces de cette joie de fête, primordiale et innée chez
lui ; dans Par delà le bien et le mal, aph. 188 (et déjà avant cela dans Aurore, aph. 18, 77, 113), j’ai indiqué
d’une façon circonspecte la spiritualisation et la « déification »
toujours croissantes de la cruauté, dont on retrouve des traces dans toute
l’histoire de la culture supérieure (on pourrait même dire, d’une façon
générale, que toute culture supérieure en est faite). En tous les cas, il n’y a
pas si longtemps encore, on n’aurait pu s’ imaginer ni noce princière, ni fête
populaire de grand style sans exécutions capitales, sans supplices ou quelques
autodafés, et, de même, toute maison d’un train quelque peu noble était
impossible sans des êtres sur qui on pût donner libre cours à sa méchanceté et
à sa moqueuse cruauté (que l’on songe à Don Quichotte à la cour de la
duchesse : en lisant aujourd’hui Don Quichotte tout entier il nous
vient sur la langue un petit arrière-goût amer, notre esprit est au supplice,
ce qui paraîtrait étrange et même incompréhensible à l’auteur et à ses
contemporains, — car ils lisaient ce livre avec la conscience la plus
tranquille, comme s’il n’y avait rien de plus gai, comme si c’était à mourir de
rire). Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore — voilà
une vérité, mais une vieille et puissante vérité capitale, humaine, trop
humaine, à quoi du reste les singes déjà souscriraient peut-être : on
raconte en effet que par l’invention de bizarres cruautés ils annoncent déjà
pleinement l’homme, ils « préludent » pour ainsi dire à sa venue.
Sans cruauté, point de réjouissance, voilà ce que nous apprend la plus ancienne
et la plus longue histoire de l’homme — et le châtiment aussi a de telles allures
de fête ! —
8
Reprenons notre enquête où nous
l’avons laissée. Le sentiment du devoir, de l’obligation personnelle a tiré son
origine, nous l’avons vu, des plus anciennes et des plus primitives relations
entre individus, les relations entre acheteur et vendeur, entre créancier et
débiteur : ici la personne s’opposa pour la première fois à la personne, se
mesurant de personne à personne. On n’a pas trouvé de degré de civilisation, si
rudimentaire soit-il, où l’on ne remarquât déjà quelque chose de la nature de
ces relations. Fixer des prix, estimer des valeurs, imaginer des équivalents,
échanger — tout cela a préoccupé à un tel point la pensée primitive de l’homme
qu’en un certain sens ce fut la pensée même : c’est ici que la plus
ancienne espèce de sagacité a appris à s’exercer, c’est ici encore que l’on
pourrait soupçonner le premier germe de l’orgueil humain, son sentiment de
supériorité sur les autres animaux. Peut-être le mot allemand
« Mensch » (manas) exprime-t-il encore quelque chose de ce
sentiment de dignité : l’homme se désigne comme l’être qui estime des
valeurs, qui apprécie et évalue, comme « l’animal estimateur par
excellence ». L’achat et la vente avec leurs corollaires psychologiques
sont antérieurs même aux origines de n’importe quelle organisation
sociale : de la forme la plus rudimentaire du droit personnel, le
sentiment naissant de l’échange, du contrat, de la dette, du droit, de
l’obligation, de la compensation s’est transporté après coup sur les
complexions sociales les plus primitives et les plus grossières (dans leurs
rapports avec des complexions semblables), en même temps que l’habitude de
comparer puissance à puissance, de les mesurer et de les calculer. L’œil
s’était dès lors accommodé à cette perspective : et avec le pesant esprit
de suite propre au cerveau de l’homme primitif qu’il est difficile de mettre en
branle, mais qui poursuit impitoyablement la direction une fois prise, on en
arrive bientôt à la grande généralisation : « toute chose a son prix,
tout peut être payé ». — Ce fut le canon moral de la justice,
le plus ancien et le plus naïf, le commencement de toute « bonté »,
de toute « équité », de tout « bon vouloir », de toute
« objectivité » sur la terre. La justice, à ce premier degré, c’est
le bon vouloir entre gens de puissance à peu près égale, de s’accommoder les
uns des autres, de ramener l’ « entente » au moyen d’un compromis, —
quant aux gens moins puissants on les contraignait à accepter entre eux
ce compromis. —
9
En se servant toujours des mesures
des temps anciens (ces temps existent d’ailleurs de tous les temps et sont
toujours de nouveau possibles), les rapports de la communauté avec ses membres
sont, dans leurs grandes lignes, ceux du créancier avec ses débiteurs. On vit dans une communauté, on
jouit des avantages de la communauté (et quels avantages ! il nous arrive
aujourd’hui de ne pas les apprécier à leur valeur), on y est protégé et épargné
dans sa demeure, jouissant de la paix et de la confiance, à l’abri de certains
dommages et de certains actes d’hostilité, à quoi l’homme du dehors, qui
ne vit pas « en paix », est exposé — un Allemand sait ce que
« Elend » (êlend) signifiait primitivement —, selon que l’on
s’est engagé envers la communauté qui accorde sa protection contre ces
déprédations et ces violences. Dans le cas contraire
qu’arrivera-t-il ? La communauté, le créancier frustrés se feront payer de
leur mieux, cela ne fait point de doute. Il ne s’agit pas ici en première ligne
du dommage immédiat causé par l’auteur du dommage : le coupable est en
outre un fauteur de rupture, un violateur de traités, manquant de parole envers
la communauté qui lui assurait les avantages et les agréments dont il a
jusqu’alors eu sa part. Le coupable est
un débiteur qui, non seulement ne rembourse pas les avances à lui faites, mais
encore s’attaque à son créancier : selon toute justice il est dès lors
privé, non seulement de tous ces biens et de tous ces avantages, mais on lui
rappelle encore toute l’importance qu’avait la possession de ces avantages.
La colère des créanciers lésés et de la communauté le rend à l’état sauvage, le
met hors la loi, lui refuse sa protection, — et toute espèce d’acte hostile
peut se commettre contre lui. Le « châtiment », à ce degré des mœurs,
est simplement l’image, la mimique de la conduite normale à l’égard de
l’ennemi détesté, désarmé, abattu, qui a perdu tout droit non seulement à la
protection, mais encore à la pitié ; c’est donc là le droit de guerre et
le triomphe du væ victis ! dans toute son inexorable cruauté. — C’est ce qui
explique pourquoi la guerre même (y compris le culte des sacrifices guerriers)
a revêtu toutes les formes sous lesquelles le châtiment apparaît dans
l’histoire.
10
À mesure que
s’accroît sa puissance, une communauté accorde moins d’importance aux
manquements de ses membres, puisque ces membres ne lui paraissent plus ni
dangereux pour l’existence de l’ensemble ni subversifs dans la même
mesure : le malfaiteur n’est plus chassé et « privé de paix »,
le courroux général ne peut plus, comme jadis, se donner libre carrière contre
lui, — bien plus, on défend maintenant soigneusement le malfaiteur contre cette
colère, on le protège surtout contre ceux qui ont subi le dommage immédiat. Le
compromis avec la colère de ceux qui ont tout d’abord souffert du méfait ;
l’effort tenté pour localiser le cas et obvier ainsi à une effervescence, à un
trouble plus grand ou même général ; la recherche d’équivalents pour
accommoder toute l’affaire (la compositio) ; avant tout la volonté
toujours plus arrêtée de considérer toute infraction comme pouvant être expiée,
et par conséquent d’isoler, du moins dans une certaine mesure, le
délinquant de son délit, — tels sont les traits qui caractérisent toujours plus
clairement le droit pénal dans les phases subséquentes de son développement. Si la puissance et la conscience
individuelle s’accroissent dans une communauté, le droit pénal toujours
s’adoucira ; dès qu’un affaiblissement ou un danger profond se
manifestent, aussitôt les formes plus rigoureuses de la pénalité reparaissent.
Le « créancier » s’est toujours humanisé dans la même proportion
qu’il s’est enrichi ; en fin de compte, on mesure même sa richesse
au nombre de préjudices qu’il peut supporter sans en souffrir. Il n’est pas
impossible de concevoir une société ayant conscience de sa puissance au
point de se payer le luxe suprême de laisser impuni celui qui l’a lésée.
« Que m’importent en somme mes parasites ? pourait-elle dire alors.
Qu’ils vivent et qu’ils prospèrent ; je suis assez forte pour ne pas
m’inquiéter d’eux ! »… La justice qui a commencé par dire :
« tout peut être payé, tout doit être payé », est une justice qui
finit par fermer les yeux et par laisser courir celui qui est insolvable, —
elle finit, comme toute chose excellente en ce monde, par se détruire
elle-même. Cette autodestruction de la justice, on sait de quel beau nom
elle se pare — elle s’appelle la grâce ; elle demeure, comme l’on
pense, le privilège des plus puissants, mieux encore son « au-delà »
de la justice.
13
— Pour en revenir à notre sujet,
c’est-à-dire au châtiment, il faut distinguer deux choses en lui :
d’une part ce qu’il a de relativement permanent, l’usage, l’acte, le
« drame », une certaine suite de procédures strictement déterminées,
d’autre part la fluidité, le sens, le but, l’attente, toutes choses qui se
rattachent à la mise en œuvre de ces procédures. Il faut admettre ici, sans plus,
par analogie, conformément aux points de vue principaux de la méthode
historique développés tout à l’heure, que la procédure elle-même est quelque
chose de très ancien, d’antérieur à son utilisation pour le châtiment, que le
châtiment a été introduit, par interprétation, dans la procédure (qui
existait depuis longtemps, mais dont l’emploi avait un autre sens), bref qu’il
n’en va pas ici comme l’ont imaginé tous nos naïfs généalogistes du
droit et de la morale, pour qui la procédure a été inventée avec le
châtiment pour but, comme autrefois on s’imaginait que la main avait été créée
pour saisir. Pour ce qui en est de l’autre élément du châtiment,
l’élément mobile, le « sens », dans un état de civilisation très
avancé (celui de l’Europe contemporaine par exemple), le concept châtiment n’a
plus un sens unique mais est une synthèse de « sens » : tout le
passé historique du châtiment, l’histoire de son utilisation à des fins
diverses, se cristallise finalement en une sorte d’unité difficile à résoudre,
difficile à analyser, et, appuyons sur ce point, absolument impossible à
définir. (Il est impossible de dire aujourd’hui pourquoi l’on punit en
somme : tous les concepts où se résume un long développement d’une façon
sémiotique échappent à une définition ; n’est définissable que ce qui n’a
pas d’histoire.) Par contre, dans un état plus rudimentaire, cette synthèse de
« sens » paraît encore plus soluble, et aussi plus transmuable ;
on peut encore se rendre compte comment, dans chaque cas particulier, les
éléments de la synthèse modifient leur valeur et leur ordre, de sorte que c’est
tantôt cet élément, tantôt cet autre qui prédomine aux dépens des autres, et
qu’en certaines circonstances un élément (par exemple le but de terreur à
inspirer) semble éclipser tous les autres. Pour
qu’on puisse se représenter quelque peu combien incertain, surajouté,
accidentel est le « sens » du châtiment, combien une même procédure
peut être utilisée, interprétée, façonnée dans des vues essentiellement
différentes, voici l’aperçu que j’ai pu donner grâce à des matériaux relativement
peu nombreux et tous fortuits : Châtiment, moyen d’empêcher le coupable de
nuire et de continuer ses dommages. Châtiment, moyen de se libérer vis-à-vis de
l’individu lésé et cela sous une forme quelconque (même celle d’une
compensation sous forme de souffrance). Châtiment en tant que restriction et
limitation d’un trouble d’équilibre pour empêcher la propagation de ce trouble.
Châtiment, moyen d’inspirer la terreur en face de ceux qui déterminent et
exécutent le châtiment. Châtiment, moyen de compensation pour les avantages
dont le coupable a joui jusque-là (par exemple lorsqu’on l’utilise comme
esclave dans une mine). Châtiment, moyen d’éliminer un élément dégénéré (dans
certaines circonstances toute une branche, comme le prescrit la législation
chinoise : donc moyen d’épurer la race ou de maintenir un type social).
Châtiment, occasion de fête pour célébrer la défaite d’un ennemi en l’accablant
de railleries. Châtiment, moyen de créer une mémoire, soit chez celui qui subit
le châtiment, — c’est ce qu’on appelle la « correction », — soit chez
les témoins de l’exécution. Châtiment, paiement d’honoraires fixés par la
puissance qui protège le malfaiteur contre les excès de la vengeance.
Châtiment, compromission avec l’état primitif de la vengeance, en tant que cet
état primitif est encore maintenu en vigueur par des races puissantes qui le
revendiquent comme un privilège. Châtiment, déclaration de guerre et mesure de
police contre un ennemi de la paix, de la loi, de l’ordre, de l’autorité, que
l’on considère comme dangereux pour la communauté, violateur des traités qui
garantissent l’existence de cette communauté, rebelle, traître et perturbateur,
et que l’on combat par tous les moyens dont la guerre permet de disposer. —
14
Cette liste
n’est certainement pas complète, car il est évident que le châtiment trouve son
utilité dans toutes les circonstances. Il me sera donc permis d’autant plus
facilement de lui retirer une utilité supposée qui dans la conscience
populaire passe pour son utilité essentielle, — la foi au châtiment qui, pour
bien des raisons, a été ébranlée aujourd’hui trouve encore en elle son plus
ferme soutien. Le châtiment aurait la
propriété d’éveiller chez le coupable le sentiment de la faute ; on
voit en lui le véritable instrument de cette réaction psychique que l’on
appelle « mauvaise conscience », « remords ». Pourtant
c’est là porter atteinte à la réalité et à la psychologie, même pour ce qui
regarde notre époque : et combien davantage encore quand on envisage la
longue histoire de l’homme, toute son histoire primitive ! Le véritable
remords est excessivement rare, en particulier chez les malfaiteurs et les
criminels ; les prisons, les bagnes ne sont pas les endroits
propices à l’éclosion de ce ver rongeur : — là-dessus tous les
observateurs consciencieux sont d’accord, quelque répugnance qu’ils éprouvent
d’ailleurs souvent à faire un pareil aveu. En thèse générale, le châtiment
refroidit et endurcit ; il concentre ; il aiguise les sentiments
d’aversion ; il augmente la force de résistance. S’il arrive qu’il brise
l’énergie et amène une pitoyable prostration et une humiliation volontaire, un
tel résultat est certainement encore moins édifiant que l’effet moyen du
châtiment : c’est le plus généralement une gravité sèche et morne. Si nous
nous reportons maintenant à ces milliers d’années qui précèdent
l’histoire de l’homme, nous prétendrons hardiment que c’est précisément le
châtiment qui a le plus puissamment retardé le développement du
sentiment de culpabilité, — du moins chez les victimes des autorités
répressives. Et ne négligeons pas de nous rendre compte que c’est l’aspect des
procédures judiciaires et exécutives, qui empêche le coupable de condamner en
soi son méfait et la nature de son action : car il voit commettre au
service de la justice, commettre en bonne conscience, puis approuver la même
espèce d’actions : savoir l’espionnage, la duperie, la corruption, les
pièges tendus, tout l’art plein de ruses et d’artifices du policier et de
l’accusateur, puis encore ces actions essentiellement criminelles qui n’ont
même pas pour excuse la passion : le rapt, la violence, l’outrage,
l’incarcération, la torture, le meurtre, tels qu’ils sont marqués dans les
différentes sortes de châtiments, — tout cela n’est donc pas condamné par le
juge et réprouvé en soi, mais seulement dans certaines circonstances et
sous certaines conditions. La « mauvaise conscience », cette plante
la plus étrange et la plus intéressante de notre flore terrestre, n’a pas sa
racine dans ce sol-là. — Pendant bien longtemps, en effet, dans l’esprit de
celui qui juge et punit, ne s’est même pas glissée l’idée qu’il pourrait avoir
affaire à un « coupable ». Le malfaiteur était pour lui l’auteur d’un
dommage, une parcelle irresponsable de la destinée. Et ce malfaiteur sur qui
tombait alors le châtiment, comme une autre parcelle de destinée, n’en
éprouvait d’autre « peine intérieure » que s’il était victime d’une
catastrophe imprévue, d’un phénomène terrifiant de la nature, un bloc de rocher
qui roule et qui écrase tout sur son passage, sans qu’il y ait contre lui
possibilité de lutte.
15
Non sans
qu’il en éprouvât quelque embarras, ce fait se présenta un jour à la conscience
de Spinoza (au grand déplaisir de ses interprètes, Kuno Fischer entre autres,
qui se sont méthodiquement efforcés de le mal comprendre en cet endroit). Alors
qu’il se frottait à je ne sais quel souvenir, il se mit à réfléchir à la
question de savoir ce qui était demeuré en lui du fameux morsus conscientiæ — en lui qui avait rangé le bien et le mal parmi les imaginations de
l’homme et avait défendu avec colère son Dieu « libre » contre ces
blasphémateurs qui prétendaient que Dieu n’agit que sub ratione
boni (« ce
qui s’appellerait assujettir Dieu au destin et serait la plus étrange des absurdités »
— ). Le monde, pour Spinoza, était revenu à cet état d’innocence où il se
trouvait avant l’invention de la mauvaise conscience : que devenait alors
le morsus conscientiæ ?
« L’antithèse du gaudium, se dit-il enfin, — une tristesse
accompagnée de l’image d’une chose passée dont l’événement a trompé toute
attente. » (Eth., III, propos. XVIII, schol. I. II.) Des milliers
d’années durant les malfaiteurs n’ont eu, au sujet de leur
« méfait », d’autre impression que celle dont parle Spinoza, comme
d’une impression on personnelle : « ici il y a eu un accident
imprévu », et non : « je n’aurais pas dû faire
cela. » — Les malfaiteurs se soumettaient au châtiment, comme on se soumet
à une maladie, à une calamité ou bien à la mort, sans révolte, avec ce fatalisme
courageux, par quoi, aujourd’hui encore, les Russes l’emportent sur nous autres
Occidentaux dans les choses de la vie. S’il y avait alors une critique de
l’acte, c’était la perspicacité qui exerçait sa critique ; il n’est pas
douteux qu’il nous faut, avant tout, chercher l’effet du châtiment dans
l’ augmentation de la perspicacité, dans un développement de la mémoire, dans
la volonté d’agir dorénavant avec plus de prudence, de précaution, de mystère,
dans la constatation qu’en beaucoup d’affaires on est décidément trop faible,
dans une espèce de réforme du jugement qu’on porte sur soi-même. Ce que l’on atteint, en somme, par le
châtiment chez l’homme et chez l’animal, c’est l’augmentation de la crainte,
l’affinement de la perspicacité, la domination sur les appétits : en ce
sens le châtiment dompte l’homme, mais ne le rend pas
« meilleur » ; — on pourrait, avec plus de raison, prétendre le
contraire (« Dommage rend sage, » dit le peuple : mais dans la
mesure qu’il rend sage il rend mauvais. Par bonheur, il arrive assez souvent
qu’il rend stupide.)
16
Arrivé à ce point, je ne puis plus
me dérober à la nécessité de donner à ma propre hypothèse sur l’origine de la
« mauvaise conscience » une première expression toute
provisoire : elle n’est pas aisée à faire entendre et veut être longuement
méditée, surveillée, ruminée. Je considère la mauvaise conscience comme le
profond état morbide où l’homme devait tomber sous l’influence de cette
transformation, la plus radicale qu’il ait jamais subie, — de cette transformation
qui se produisît lorsqu’il se trouva définitivement enchaîné dans le carcan de
la société et de la paix. Tels des animaux aquatiques contraints de s’adapter à
la vie terrestre ou à périr, ces demi-animaux si bien accoutumés à la vie
sauvage, à la guerre, aux courses vagabondes et aux aventures, — virent soudain
tous leurs instincts avilis et « rendus inutiles ». On les forçait,
dès lors, d’aller sur leurs pieds et à « se porter eux-mêmes », alors
que jusqu’à présent l’eau les avait portés : un poids énorme les écrasait.
Ils se sentaient inaptes aux fonctions les plus simples ; dans ce monde
nouveau et inconnu ils n’avaient pas leurs guides d’autrefois, ces instincts
régulateurs, inconsciemment infaillibles, — ils en étaient réduits à penser, à
déduire, à calculer, à combiner des causes et des effets, les malheureux ! ils en étaient réduits à leur
« conscience », à leur organe le plus faible et le plus
maladroit ! Je crois que jamais sur terre il n’y eut pareil sentiment de
détresse, jamais malaise aussi pesant ! — Ajoutez à cela que les anciens
instincts n’avaient pas renoncé d’un seul coup à leurs exigences ! Mais il
était difficile et souvent impossible de les satisfaire : ils furent en
somme forcés de se chercher des satisfactions nouvelles et souterraines. Tous les instincts qui n’ont pas de
débouché, que quelque force répressive empêche d’éclater au-dehors, retournent
en dedans — c’est là ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme :
de cette façon se développe en lui ce que plus tard on appellera son
« âme ». Tout le monde intérieur, d’origine mince à tenir entre cuir
et chair, s’est développé et amplifié, a gagné en profondeur, en largeur, en
hauteur, lorsque l’expansion de l’homme vers l’extérieur a été entravée.
Ces formidables bastions que l’organisation sociale a élevés pour se protéger
contre les vieux instincts de liberté — et il faut placer le châtiment au
premier rang de ces moyens de défense — ont réussi à faire se retourner tous
les instincts de l’homme sauvage, libre et vagabond — contre l’homme
lui-même. La rancune, la cruauté, le besoin de persécution — tout cela se
dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là
l’origine de la « mauvaise conscience ». L’homme qui par suite du
manque de résistances et d’ennemis extérieurs, serré dans l’étau de la
régularité des mœurs, impatiemment se déchirait, se persécutait, se rongeait,
s’épouvantait et se maltraitait lui-même, cet animal que l’on veut
« domestiquer » et qui se heurte jusqu’à se blesser aux barreaux de
sa cage, cet être que ses privations font languir dans la nostalgie du désert
et qui fatalement devait trouver en lui un champ d’aventures, un jardin de
supplices, une contrée dangereuse et incertaine, — ce fou, ce captif aux
aspirations désespérées, devint l’inventeur de la « mauvaise
conscience ». Mais alors fut introduite la plus grande et la plus
inquiétante de toutes les maladies, dont l’humanité n’est pas encore guérie
aujourd’hui, l’homme maladie de l’homme, malade de lui-même :
conséquence d’un divorce violent avec le passé animal, d’un bond et d’une chute
tout à la fois, dans de nouvelles situations, au milieu de nouvelles conditions
d’existence, d’une déclaration de guerre contre les anciens instincts qui
jusqu’ici faisaient sa force, sa joie et son caractère redoutable. Ajoutons de
suite que d’autre part le fait d’une âme animale se tournant contre elle-même
fournit au monde un élément si nouveau, si profond, si inouï, si énigmatique,
si riche en contradictions et en promesses d’avenir que l’aspect du
monde en fut réellement changé. Vraiment, il eût fallu des spectateurs divins
pour apprécier le drame qui commença alors et dont on ne peut pas encore
prévoir la fin, — un drame trop délicat, trop merveilleux, trop paradoxal pour
être joué sans signification aucune sur n’importe quelle misérable planète où
il passerait inaperçu ! Depuis lors, l’homme compte parmi les coups
heureux les plus inattendus et les plus passionnants que joue le « grand
enfant » d’Héraclite, qu’on l’appelle Zeus ou bien le Hasard, — il
éveille, en sa faveur, l’intérêt, l’attente anxieuse, l’espérance, presque la
certitude, comme si quelque chose s’annonçait par lui, se préparait, comme si
l’homme n’était pas un but, mais seulement une étape, un incident, un passage,
une grande promesse…
19
C’est une maladie, la mauvaise
conscience, la chose n’est que trop certaine, mais une maladie du genre de la
grossesse. Cherchons les conditions qui ont amené cette maladie à son degré
d’intensité le plus terrible et le plus sublime : — nous verrons ce qui a
fait ainsi pour la première fois son entrée dans le monde. Mais pour cela il ne s’agit pas
d’être court d’haleine — (et d’abord il nous faudra revenir à un de nos points
de vue précédents). Le rapport de droit privé entre le débiteur et le
créancier, dont il a déjà été longuement question, a été introduit, encore une
fois, et d’une façon très extraordinaire et contestable au point de vue
historique, dans l’interprétation de certains rapports, peut-être les plus
incompréhensibles pour nous autres hommes modernes : il s’agit du rapport
entre les générations actuelles et celles qui les ont précédées.
Au sein de la première association entre hommes d’une même race — nous parlons
des temps primitifs — la génération
vivante reconnaissait chaque fois envers les générations précédentes et surtout
envers la plus reculée, celle qui a fondé la race, une obligation juridique (et
nullement un simple devoir de sentiment dont on pourrait même contester
l’existence pour la plus longue période de l’espèce humaine). Alors règne
la conviction que l’espèce n’a persisté dans sa durée que grâce aux
sacrifices et aux productions des ancêtres, — et qu’on doit s’acquitter
envers eux en sacrifices et en productions : on reconnaît donc une dette
dont l’importance ne fait que grandir parce que les ancêtres qui survivent
comme esprits puissants ne cessent de s’intéresser à la race et de lui
accorder, de par leur force, de nouveaux avantages et de nouvelles avances.
Gratuitement, sans doute ? Mais il n’existe aucune « gratuité »
pour ces époques barbares et « pauvres en âme ». Que peut-on leur
donner en retour ? Des sacrifices (d’abord sous forme d’aliments dans le
sens le plus grossier), des fêtes, des chapelles, des témoignages de
vénération, avant tout de l’obéissance — car tous les usages sont l’œuvre des
ancêtres, l’expression de leurs préceptes et de leurs ordres — : leur
donne-t-on jamais assez ? Cette crainte demeure et va grandissant :
de temps en temps elle impose un rachat considérable en bloc, quelque
contre-prestation monstrueuse rendue au « créancier » (le fameux
sacrifice du premier-né, par exemple, du sang humain). La crainte de
l’ancêtre et de sa puissance, la conscience d’une dette envers lui grandit
nécessairement, d’après cette logique spéciale, dans la même mesure que la
puissance de la race et prend plus de consistance à mesure que la race devient
plus victorieuse, plus indépendante, mieux crainte et vénérée. Il ne faut pas
s’imaginer que cela pourrait être le contraire ! Chaque pas vers la
décadence de la race, tous les accidents désastreux, tous les indices de
dégénérescence, tous les signes précurseurs de la ruine diminuent
toujours la crainte qu’inspire l’esprit fondateur de la race et donnent une
idée toujours moins haute de son intelligence, de sa prévoyance et de
l’efficacité persistante de son pouvoir. Imaginons maintenant cette logique
rudimentaire poussée à ses extrêmes limites : les ancêtres des races les
plus puissantes devront enfin, grâce à l’imagination de la terreur
grandissante, prendre des formes monstrueuses et se perdre dans le lointain
ténébreux de l’étrange et de l’indéfinissable : — l’ancêtre fatalement devait
enfin prendre la figure d’un dieu. Peut-être faut-il même rechercher ici toute
l’origine des dieux, une origine qui remonte à la crainte !… Et
celui qui trouverait nécessaire d’ajouter : « mais aussi à la
piété ! » pourrait difficilement soutenir sa thèse pour cette période
de la race humaine qui fut la plus longue, la période préhistorique. Mais sans
doute, avec d’autant plus de facilité, pour la période intermédiaire au
cours de laquelle les races nobles se sont formées, — ces races ont en effet
rendu avec usure à leurs auteurs, à leurs ancêtres (héros et dieux) toutes les
qualités que le temps avait fait éclore en elles, les qualités nobles.
Nous jetterons plus tard encore un coup d’œil sur l’anoblissement et
l’exaltation des dieux (qu’il ne faut surtout pas confondre avec leur
sanctification) : pour le moment bornons-nous à suivre jusqu’au bout le
développement de cette conscience de la dette.
21
C’est tout
ce que je dirai provisoirement sur le rapport entre les notions de
« dette » et de « devoir » avec des suppositions
religieuses : j’ai laissé de côté à dessein jusqu’à présent la
moralisation proprement dite de ces notions (leur refoulement dans la
conscience, plus exactement encore la complication de la mauvaise
conscience par l’idée de Dieu), et, à la fin du précédent paragraphe, j’ai même
eu l’air d’ignorer cette moralisation, ce qui nécessairement mettrait fin à ces
notions, dès que disparaîtrait leur condition première, la foi à notre
« créancier », à Dieu. En
réalité, il en est tout autrement. Par la moralisation des notions de
« dette », et de « devoir », par leur refoulement dans la mauvaise
conscience, on a tenté de donner une direction inverse au développement
qui vient d’être décrit ou du moins d’arrêter ce développement : il faudra
dès lors que la perspective d’une libération définitive disparaisse une fois
pour toutes dans la brume pessimiste, il faudra dès lors que le regard
désespéré se décourage devant une impossibilité de fer, il faudra dès
lors que ces notions de « dette » et de « devoir » se
retournent — contre qui donc ? Il n’y a aucun doute : en
premier lieu contre le « débiteur », chez qui maintenant la mauvaise
conscience s’attache, s’introduit, s’étend et gagne en largeur et en profondeur
à la façon des polypes, jusqu’à ce qu’enfin l’idée de l’impossibilité de se
libérer de la dette engendre celle de l’impossibilité d’expier (l’idée de la
punition éternelle) — ; en dernier lieu, aussi contre le
« créancier », soit que l’on songe à la causa prima de
l’homme, à l’origine de l’espèce humaine, l’ancêtre sur lequel on fait reposer
une malédiction (« Adam », le « péché originel », privation
du « libre arbitre »), soit encore à la nature du sein de laquelle
l’homme est sorti et où l’on place maintenant le principe du mal
(« diabolisation » de la nature), soit enfin à l’existence en général
qui ne vaut pas la peine d’être vécue (éloignement pessimiste de la vie,
désir du néant, désir d’un contraire, d’ « autre chose », bouddhisme
et doctrines analogues) — et aussi jusqu’à ce que nous nous trouvions enfin
devant l’effroyable et paradoxal expédient qui fit trouver à l’humanité
angoissée un soulagement temporaire, ce soulagement qui fut le coup de génie du
christianisme : Dieu lui-même s’offrant en sacrifice pour payer les
dettes de l’homme, Dieu se payant à lui-même, Dieu parvenant seul à libérer
l’homme de ce qui pour l’homme même est devenu irrémissible, le créancier
s’offrant pour son débiteur, par amour (qui le croirait ? ), par
amour pour son débiteur !…
24
— Je termine
en posant trois problèmes, on s’en doute bien. « Élève-t-on ici un idéal,
ou en renverse-t-on un ? » me sera-t-il peut-être demandé… Mais vous
êtes-vous jamais assez demandé vous-même à quel prix l’édification de tout
idéal en ce monde a été possible. Combien pour cela la réalité a dû être
calomniée et méconnue, combien on a dû sanctifier de mensonges, troubler de
consciences, sacrifier de divinités. Pour que l’on puisse bâtir un sanctuaire, il
faut qu’un sanctuaire soit détruit : c’est la loi — qu’on me montre un
cas où elle n’a pas été accomplie !… Nous autres hommes modernes, nous
sommes les héritiers d’une vivisection de consciences, d’un mauvais traitement
exercé sur nous-mêmes à travers des milliers d’années : c’est là-dedans que
nous avons le plus d’habitude, c’est peut-être pour nous une sorte de maîtrise,
et nous y mettons, en tous les cas, notre raffinement, la perversion de notre
goût. L’homme a trop longtemps considéré
« d’un mauvais œil » ses penchants naturels, de telle sorte que ces
penchants ont fini par être de même espèce que la « mauvaise
conscience ». Une tentative contraire n’aurait en soi rien
d’impossible — mais qui donc serait assez fort pour l’entreprendre ? Il
s’agirait de confondre avec la mauvaise conscience tous les penchants anti-naturels,
toutes les aspirations vers l’au-delà, contraires aux sens, aux instincts, à la
nature, à l’animal, en un mot, tout ce qui jusqu’à présent a été considéré
comme idéal, tout idéal ennemi de la vie, tout idéal qui calomnie le monde. À qui
s’adresser aujourd’hui avec de telles espérances et de telles
prétentions ?… On aurait contre soi précisément les hommes de bien ;
puis, comme de raison, les gens nonchalants, conciliants, vaniteux, exaltés ou
fatigués… Qu’est-ce qui blesse davantage, qu’est-ce qui sépare plus
profondément que de laisser voir quelque chose de la rigueur hautaine avec
laquelle on se traite soi-même ? Et par contre que de bienveillance, que
d’affection nous témoigne tout le monde, dès que nous faisons comme tout le
monde et que nous nous laissons aller comme tout le monde !… Pour
atteindre ce but, il faudrait un autre genre d’esprits que celui que
l’on rencontre à notre époque : des esprits fortifiés par la guerre et la
victoire, pour qui la conquête, l’aventure, le danger, la douleur mêmes sont
devenus des nécessités ; il faudrait l’habitude de l’air vif des hauteurs,
l’habitude des marches hivernales, l’habitude des glaces et des montagnes, et
je l’entends dans toutes les acceptions, il faudrait même un genre de sublime méchanceté,
une malice suprême et consciente du savoir qui appartient à la pleine santé, il
faudrait en un mot, et c’est triste à dire, cette grande santé
elle-même ! Mais est-elle possible aujourdhui ?… À une époque
quelconque, dans un temps plus robuste que ce présent veule et découragé, il
faudra pourtant qu’il nous vienne, l’homme rédempteur du grand amour et
du grand mépris, l’esprit créateur que sa force d’impulsion chassera toujours
plus loin de tous les « à-côtés » et de tous les
« au-delà », l’homme dont la solitude sera méconnue par les peuples
comme si elle était une fuite devant la réalité — : tandis qu’il ne
fera que s’enfoncer, s’abîmer, s’enterrer dans la réalité, pour ramener
un jour, lorsqu’il reviendra à la rédemption de cette réalité, le rachat de la
malédiction que l’idéal actuel a fait peser sur elle. Cet homme de l’avenir qui nous délivrera à la fois de l’idéal actuel et
de ce qui forcément devait en sortir, du grand dégoût, de la volonté du
néant et du nihilisme — ce coup de cloche de midi et du grand jugement, ce
libérateur de la volonté qui rendra au monde son but, et à l’homme son
espérance, cet antéchrist et antinihiliste, ce vainqueur de Dieu et du néant — il
faut qu’il vienne un jour…
TROISIÈME DISSERTATION
QUEL EST LE SENS DE TOUT IDÉAL
ASCÉTIQUE ?
4
Il faut que
je dise ici mon sentiment pour ce qui en est de ce cas — s’il est pénible, il
est typique aussi ; — on fera bien assurément de séparer à tel point
l’artiste de son œuvre qu’il ne sera pas possible de le prendre au sérieux
autant que son œuvre. Il n’est en définitive que la condition première de son
œuvre, le sein maternel, l’humus, dans certaines circonstances l’engrais, du
fumier sur lequel, hors duquel elle pousse, — c’est donc, dans la plupart des
cas, quelque chose qu’on doit oublier, si l’on veut prendre plaisir à l’œuvre
elle-même. L’étude de l’origine d’une œuvre concerne le physiologiste et
le vivisecteur de l’esprit ; jamais, au grand jamais, elle ne concerne les
hommes esthésiques, les artistes ! Au poète et au créateur de Parsifal
ne fut pas plus épargné un approfondissement foncier et terrible, une
identification avec les contrastes psychiques du moyen âge, un isolement
hostile, loin de tout ce qui ressemble à de la hauteur, à de la sévérité et de
la discipline de l’esprit, une espèce de perversité intellectuelle
(qu’on me passe le mot), tout aussi peu que ne sont épargnés à une femme
enceinte les dégoûts et les bizarreries de la grossesse, : ce qu’il faut
précisément oublier pour se réjouir del’enfant. Il faut se garder de la
confusion où l’artiste ne verse que trop facilement, par contiguity
psychologique, pour parler comme les Anglais : comme s’il était lui-même
ce qu’il représente, imagine et exprime. En
réalité, s’il était ainsi conformé, il ne saurait se représenter, s’imaginer et
s’exprimer ; un Homère n’aurait pas créé un Achille, un Goethe n’aurait
pas créé un Faust, si Homère avait été Achille et Gœthe Faust. Un artiste
parfait et complet est à tout jamais séparé de la « réalité », on
comprend d’autre part que parfois il se sente las jusqu’au désespoir de
l’éternelle « irréalité », de l’éternelle fausseté de son existence
la plus intime, — et qu’alors il fasse parfois la tentative de passer dans un
monde qui lui est interdit, le monde réel, de vouloir être réellement.
Avec quelles chances de succès ? On le devine aisément… Telle est la velléité
typique de l’artiste : cette velléité qui séduisit aussi Wagner
vieillissant et qu’il lui fallut expier si durement (— il y perdit ses amitiés
les plus précieuses). Et enfin, abstraction faite de cette velléité, qui ne
souhaiterait, d’une façon générale, dans l’intérêt même de Wagner, qu’il eût
pris congé de nous autrement, qu’il eût pris congé de son art, non avec
un Parsifal, mais d’une façon plus victorieuse, plus assurée, plus
wagnérienne, — d’une façon moins décevante, moins ambiguë par rapport à
l’ensemble de ses tendances, moins schopenhauerienne, moins nihiliste ?…
5
— Quel est
donc le sens de tout idéal ascétique ? Dans le cas de l’artiste, nous
commençons à le comprendre : il n’y en a aucun !… Ou bien il
est si multiple qu’il vaut autant dire qu’il n’y en a pas !… Éliminons
tout d’abord les artistes : leur indépendance dans le monde et à l’égard
du monde n’est pas assez grande pour que leurs appréciations et les changements
dans ces appréciations méritent, par eux-mêmes, de l’intérêt ! Ils furent
de tous temps les humbles valets d’une morale, d’une philosophie ou d’une
religion ; sans compter que trop souvent, hélas ! ils ont été les
courtisans dociles de leurs admirateurs et de leurs fidèles, les flatteurs
éhontés des puissances d’ancienne et de fraîche date. Tout au moins leur
faut-il toujours un rempart, une réserve, une autorité sur quoi ils puissent se
fonder : les artistes ne vont jamais seuls, l’allure de l’indépendance est
contraire à leurs instincts essentiels. C’est ainsi que Wagner, par exemple,
prit le philosophe Schopenhauer lorsque « le temps fut venu » de
choisir un chef de file, un rempart : — qui pourrait imaginer seulement
qu’il eût eu le courage de choisir un idéal ascétique, sans être couvert par la
philosophie de Schopenhauer, sans l’autorité de Schopenhauer arrivée à son
apogée dans les années soixante dix ? (sans compter que dans la nouvelle
Allemagne un artiste qui n’aurait pas été plein de sentiments de piété — à
l’égard de l’Empire bien entendu[1] — eût été impossible). — Et nous
voici arrivés à la plus grave question : quel sens faut-il attacher au
fait qu’un philosophe véritable rende hommage à l’idéal ascétique, un
esprit qui repose sur sa propre base comme Schopenhauer, une homme et un
chevalier au regard d’airain, qui a le courage de sa personnalité, qui sait
marcher seul, qui n’a besoin ni de chef de file ni d’ordre venu de plus
haut ? — Examinons immédiatement ici la position de Schopenhauer vis-à-vis
de l’art, position singulière et même fascinante pour certains
hommes : car c’est visiblement elle qui tout d’abord fit passer
Wagner du côté de Schopenhauer (sur le conseil d’un poète, comme on sait, du
poète Herwegh), et cela avec une telle conviction qu’il y eut opposition
violente et complète entre sa foi esthétique des premiers temps et celle qu’il
adopta plus tard, — celle-là trouve son expression dans Opéra et Drame
par exemple, celle-ci dans les ouvrages publiés depuis 1870. Il est à remarquer
que, chose étrange ! Wagner changea dès lors sans scrupule son opinion sur
la valeur et la situation de la musique même : que lui importait
qu’il eût fait d’elle jusqu’alors un moyen, un médium, une « femme »,
qui, pour fructifier, avait absolument besoin d’un but, — d’un homme —
c’est-à-dire du drame ! Il comprit tout à coup qu’avec la théorie et
l’innovation de Schopenhauer il y avait davantage à faire in majorem musicæ gloriam, — je veux parler de la souveraineté de la musique telle que
l’entendait Schopenhauer : la musique placée à part, en face de tous les
autres arts, art indépendant par elle-même, non pas, comme les autres
arts, simple reflet du monde des phénomènes, mais langage de la volonté même,
parlant directement du fond de l’« abîme », comme sa révélation la
plus personnelle, la plus fondamentale, la plus immédiate. Avec cette
augmentation extraordinaire dans l’évaluation de la musique, telle qu’elle
semblait ressortir de la philosophie de Schopenhauer, s’élevait du même coup,
de façon colossale, l’estime où l’on tenait le musicien : il
devenait maintenant un oracle, un prêtre, plus qu’un prêtre, une sorte de
porte-parole de l’« essence » des choses, un téléphone de l’au-delà,
— dès lors il ne parla plus seulement en musique, ce ventriloque de Dieu, — il
parla en métaphysique : quoi d’étonnant s’il finit par parler un jour au
moyen de l’idéal ascétique ?…
6
Schopenhauer
a mis à profit la conception kantienne du problème esthétique, — quoiqu’il ne
l’ait certainement pas regardée avec des yeux kantiens. Kant pensa faire honneur à l’art lorsque, parmi les prédicats du beau,
il avantagea et mit en évidence ceux qui font l’honneur de la
connaissance : l’impersonnalité et l’universalité. Ce n’est pas le lieu
d’examiner ici si ce ne fut pas là une erreur capitale ; je veux seulement
souligner ici que Kant, comme tous les philosophes, au lieu de viser le problème
esthétique en se basant sur l’expérience de l’artiste (du créateur) n’a médité
sur l’art et le beau qu’en « spectateur » et insensiblement a
introduit le « spectateur » dans le concept « beau ».
Si du moins ce « spectateur » avait été suffisamment connu des
philosophes du beau ! — s’il avait été chez eux un grand fait personnel,
une expérience, le résultat d’une foule d’épreuves originales et solides, de
désirs, de surprises, de ravissement sur le domaine du beau ! Mais ce fut
toujours, je le crains bien, tout le contraire : en sorte que, dès le
principe, ils nous donnent des définitions, où il y a, comme dans cette célèbre
définition du beau que donne Kant, un manque de subtile expérience personnelle
qui ressemble beaucoup au gros ver de l’erreur fondamentale. « Le beau,
dit Kant, c’est ce qui plaît sans que l’intérêt s’en mêle. » Sans
intérêt ! À cette définition comparez cette autre qui vient d’un vrai
« spectateur » et d’un artiste, Stendhal, qui appelle une fois la
beauté une promesse de bonheur. En tous les cas nous trouvons récusé
et éliminé ici ce que Kant fait ressortir particulièrement dans l’état
esthétique : le désintéressement. Qui est-ce qui a raison ?
Kant ou Stendhal ? Il est vrai que si nos esthéticiens jettent sans cesse
dans la balance, en faveur de Kant, l’affirmation que, sous le charme de la
beauté, on peut regarder « d’une façon désintéressée », même une
statue féminine sans voile, il nous sera bien permis de rire un peu à leurs
dépens : — Les expériences des artistes, au sujet de ce point délicat,
sont tout au moins « plus intéressantes », et Pygmalion n’était
certes pas nécessairement un homme « inesthétique ». Ayons
d’autant meilleure opinion de l’innocence de nos esthéticiens, innocence qui se
reflète dans de pareils arguments ; rappelons par exemple que ce que Kant
enseigne, avec la naïveté d’un pasteur de campagne, sur les particularités du
sens tactile est tout à son honneur ! — Ici nous revenons à Schopenhauer,
qui fut, dans une tout autre mesure que Kant, en rapport avec les arts et
pourtant il n’a pu se débarrasser de l’influence de la définition kantienne.
Comment expliquer cela ? La chose est assez étrange : le mot
« sans intérêt » — il l’interpréta de la façon la plus personnelle,
guidé par son expérience qui chez lui a dû être des plus régulières. Il y a peu
de choses sur lesquelles Schopenhauer parle avec autant d’assurance que sur
l’effet de la contemplation esthétique : il prétend qu’elle réagit
précisément contre l’intérêt » sexuel, à peu près comme feraient la
lupuline et le camphre ; il n’a jamais cessé de glorifier cette
façon de se délivrer de la « volonté », le grand avantage et
l’utilité de la condition esthétique. On pourrait même être tenté de se
demander si la conception fondamentale de « volonté et représentation »,
si l’idée qu’on ne peut se délivrer de la « volonté » qu’au moyen de
la « représentation » n’est pas sortie simplement d’une
généralisation de cette expérience sexuelle. (Pour toutes les questions qui se
rapportent à la philosophie de Schopenhauer, ceci dit en passant, il ne faut
pas oublier qu’elle est la conception d’un jeune homme de vingt-six ans, de
sorte qu’elle est le propre, non seulement de Schopenhauer, mais aussi de cette
période juvénile de l’existence.) Écoutons par exemple un des passages les plus
expressifs, parmi quantité d’autres, qu’il a écrits en l’honneur de la
condition esthétique (le Monde comme Volonté et comme Représentation, I,
231), écoutons l’accent de douleur, de bonheur, de reconnaissance qu’il met à
prononcer de telles paroles. « C’est l’ataraxie qu’Épicure proclamait le
souverain bien et dont il fait le partage des dieux ; pendant le moment
que dure cette condition nous sommes délivrés de l’odieuse contrainte du
vouloir, nous célébrons le sabbat du bagne de la volonté, la roue d’Ixion
s’arrête »… Quelle véhémence dans ces paroles ! Quelles images de
souffrance et d’immense dégoût ! Quelle opposition des temps d’une
intensité presque maladive entre le seul « moment » et le
reste : « la roue d’Ixion », « le bagne de la volonté »,
« l’odieuse contrainte du vouloir » ! — Mais, à supposer que
Schopenhauer eût cent fois raison pour lui-même, quel progrès aurions-nous fait
pour comprendre l’essence du beau ? Schopenhauer a décrit un effet du
beau, l’effet calmant sur la volonté, — encore cet effet est-il bien
normal ? Stendhal, nature non moins sensuelle, mais plus pondérée que
Schopenhauer, fait ressortir, nous l’avons vu, un autre effet du beau :
« la beauté est une promesse de bonheur ». Pour lui c’est
précisément l’excitation de la volonté (« de l’intérêt ») par
la beauté qui apparaît comme le point important. Enfin, ne pourrait-on pas
objecter à Schopenhauer que c’est bien à tort qu’il se réclame ici de Kant,
qu’il n’a pas du tout compris, d’une manière kantienne, la définition kantienne
du beau, — qu’à lui aussi le beau plaît à cause d’un « intérêt » et
de l’intérêt le plus grand et plus personnel : celui du supplicié, délivré
de sa torture ?… Et, pour en revenir à notre première question :
« Quel sens faut-il attacher au fait qu’un philosophe rende hommage
à l’idéal ascétique ? » Nous voici déjà arrivé à une première
indication : il veut être délivré d’une torture. —
9
Un certain ascétisme, nous l’avons
vu, un renoncement de plein gré, dur et serein, fait partie des conditions favorables
d’une spiritualité supérieure, c’est aussi une des conséquences les plus
naturelles de cette spiritualité : on ne s’étonnera donc pas dès l’abord
que l’idéal ascétique ait toujours été traité avec quelque prévention favorable
par les philosophes. À un sérieux examen historique on s’aperçoit que le lien
entre l’idéal ascétique et la philosophie est encore plus étroit et plus fort. On pourrait même dire que c’est
tenue en lisières par cet idéal, que la philosophie a appris à faire ses
premiers pas, ses tout petits pas surla terre ; — hélas ! avec quelle
maladresse, avec quelle mine maussade se mouvait ce petit marmot faible et
timide aux jambes torses, ce pauvre marmot, hélas ! toujours prêt à
s’affaler par terre ! Au début il en a été de la philosophie comme de
toutes les choses bonnes, — longtemps elles n’ont pas le courage d’elles-mêmes,
elles regardent toujours autour d’elles pour voir si personne ne leur vient en
aide, bien plus, elles ont peur de tous ceux qui les regardent. Qu’on passe en
revue, les uns après les autres, les instincts et les vertus du philosophe -
son instinct de doute, son instinct de négation, son instinct expectatif, son
instinct analytique, son instinct aventureux de recherche et d’expérience, son
besoin de comparaison et de compensation, son désir de neutralité et
d’objectivité, son désir de tout « sine ira et
studio »
— : a-t-on déjà compris que, pendant très longtemps, tout cela allait à
l’encontre de toutes les exigences de la morale et de la conscience ?
(pour ne point parler de la raison que Luther encore aimait à appeler
« Fraw Klüglin — dame Raison — la rusée catin ») qu’un
philosophe qui serait parvenu à la conscience de soi aurait dû aussitôt
se sentir le « nitimur invetitum » incarné, et qu’en conséquence il se gardait
bien de « se sentir », d’avoir conscience de soi ?… Il n’en est
pas autrement, je le répète, de toutes les choses bonnes dont nous sommes fiers
aujourd’hui ; même en appréciant toute notre façon d’être moderne, avec
les mesures des anciens Grecs, si elle n’est pas faiblesse, mais puissance,
elle apparaît comme quelque chose d’hybride et d’impie : car ce sont
précisément les choses opposées à celles que nous honorons aujourd’hui qui ont
eu pendant longtemps la conscience de leur côté, et Dieu pour gardien. Hybride
est aujourd’hui toute notre position en face de la nature, la violence que nous
faisons à la nature à l’aide de nos machines et de l’esprit inventif et sans
scrupule de nos ingénieurs et de nos techniciens ; hybride notre position
vis-à-vis de Dieu, je veux dire d’une espèce d’araignée d’impératif et de
finalité qui se cache derrière la grande toile, le grand filet de la causalité,
— nous pourrions dire comme Charles le Téméraire en lutte avec Louis XI :
« Je combats l’universelle araignée » — ; hybride notre
position envers nous-mêmes, — car nous expérimentons sur nous comme nous
n’oserions le faire sur aucun animal et, avec satisfaction et curiosité, nous
découpons notre âme vive : que nous importe encore le « salut »
de l’âme ! Et puis, nous nous guérissons nous-mêmes : l’état de
maladie est instructif, nous en sommes persuadés, plus instructif encore que
l’état de santé — les inoculeurs de maladies nous semblent aujourd’hui
plus utiles que n’importe quels guérisseurs ou « sauveurs ». Nous
nous faisons violence à nous-mêmes, c’est certain, nous autres casse-noisettes
de l’âme qui posons des problèmes, problèmes nous-mêmes, comme si la vie ne
consistait pas en autre chose qu’à casser des noisettes ; aussi
devons-nous nécessairement devenir tous les jours plus dignes d’être
interrogés, plus dignes d’interroger, et peut-être du même coup plus
dignes — de vivre ?… Toutes les choses bonnes furent jadis des choses
mauvaises ; tout péché originel est devenu vertu originelle. Le mariage,
par exemple, sembla longtemps une atteinte au droit de la communauté ; on
payait une amende pour avoir eu l’imprudence de vouloir s’approprier une femme
(à cela se rattache par exemple le jus primæ noctis, aujourd’hui encore au Cambodge
privilège du prêtre, ce gardien des « bonnes vieilles mœurs »). Les
sentiments doux, bienveillants, conciliants, compatissants — qui plus tard
atteignirent une valeur si haute qu’ils sont presque devenus « les valeurs
par excellence » — longtemps n’attirèrent que le mépris : on
rougissait de la douceur, comme on rougit aujourd’hui de la dureté (comparez Par
delà le bien et le mal, aph. 260). La soumission au droit : —
ah ! quelle révolte de conscience, chez toutes les races nobles du monde,
quand il leur fallut renoncer à la vendetta pour se soumettre au pouvoir
du droit ! Le « droit » fut longtemps un « vetitum »,
un forfait, une innovation ; il s’institua avec puissance, comme
une puissance que l’on n’accepte que rempli de honte vis-à-vis de soi-même.
Chaque petit pas sur la terre a été payé autrefois de supplices intellectuels
et corporels : cette idée « que non seulemont la marche en avant,
non ! le simple pas, le mouvement, le changement ont eu besoin de leurs
innombrables martyrs », cette idée a, surtout aujourd’hui, quelque chose
de très étrange pour nous, je l’ai mise en lumière dans Aurore, aph.
18 : « Rien n’est plus chèrement acheté, est-il dit dans ce passage,
que le peu de raison humaine et de sentiment de liberté dont nous nous
enorgueillissons aujourd’hui. Mais à cause de cet orgueil même il nous est
presque impossible de considérer les périodes immenses de la « moralité des
mœurs » qui ont précédé l’a histoire universelle », comme seule
histoire capitale, importante et décisive, celle qui a fixé le caractère de
l’humanité : alors que partout la douleur passait pour vertu, la cruauté
pour vertu, la dissimulation pour vertu, la soif de vengeance pour vertu, le
reniement de la raison pour vertu, quand, d’autre part, le bien-être était
regardé comme un danger, le désir de savoir comme un danger, la paix comme un
danger, la compassion comme un danger, l’apitoiement comme un opprobre, le
travail comme une honte, la démence comme une chose divine, le changement
comme l’immoralité et la corruption par excellence ! »
11
Maintenant que nous avons considéré
le prêtre ascétique, attaquons sérieusement notre problème : Quel
est le sens de l’idéal ascétique ? — À présent seulement la chose devient
« sérieuse » : nous allons avoir devant les yeux les véritables représentants
de l’esprit sérieux. « Quel est le sens de tout sérieux ? » — Cette question
plus fondamentale encore est peut-être déjà sur nos lèvres ; c’est une
question pour les physiologistes, bien entendu, sur laquelle nous allons
glisser provisoirement. Le prêtre ascétique tire de cet idéal non seulement sa
foi, mais encore sa volonté, sa puissance, son intérêt. Son droit à la
vie existe et disparaît avec cet idéal : quoi d’étonnant si nous nous
heurtons ici à un terrible adversaire de cet idéal ? si nous nous heurtons
à quelqu’un qui lutte pour son existence contre les négateurs de son
idéal ?… D’autre part il n’est guère vraisemblable, de prime abord, qu’une
position aussi intéressée vis-à-vis de notre problème lui soit particulièrement
utile ; le prêtre ascétique ne sera peut-être pas l’homme vraiment désigné
pour défendre son idéal, pour la même raison que la femme échoue toujours dans
sa tentative lorsqu’elle veut défendre « la femme », — moins encore
sera-t-il bon juge et appréciateur objectif de la controverse soulevée ici. Il
nous faudra donc, selon toute vraisemblance, l’aider à se bien défendre contre
nous, plutôt que d’avoir à craindre d’être accablé par lui… Ce pour quoi l’on
combat ici c’est la façon dont les prêtres ascétiques apprécient notre
vie : cette vie (avec tout ce qui s’y rattache, « la nature »,
« le monde », la sphère entière du devenir et du transitoire) est mis
en rapport par eux avec une existence toute différente qui est en contradiction
avec elle et qui l’exclut, à moins qu’elle ne se tourne contre
elle-même, qu’elle ne se renie : dans ce cas, le cas d’une vie
ascétique, cette vie sert de passage à cette autre existence. Pour l’ascète, la vie est le chemin de
l’erreur où il faut revenir sur ses pas jusqu’au point d’où l’on était
parti ; ou bien une méprise que l’on réfute, que l’on doit réfuter
par l’action : car il exige qu’on le suive, il impose, où il le
peut, son appréciation de l’existence. Que signifie cela ? Une façon
d’apprécier aussi monstrueuse ne figure pas dans l’histoire de l’homme comme
cas exceptionnel et comme curiosité : c’est un des faits les plus généraux
et les plus persistants qui soient. Lus d’une planète lointaine les caractères
majuscules de notre existence terrestre amèneraient peut-être à la conclusion
que la terre est la véritable planète ascétique, un coin de créatures mécontentes,
arrogantes et répugnantes qui ne peuvent se débarrasser du profond déplaisir
qu’elles se causent à elles-mêmes, que leur cause le monde, l’existence et qui
voudraient se faire mal : — apparemment leur unique plaisir. Considérons
que, régulièrement, partout et dans presque tous les temps, le prêtre ascétique
fait son apparition ; il n’appartient pas à une race déterminée ; il
prospère partout dans tous les rangs sociaux. Non pas qu’il propage peut-être
sa façon d’apprécier par hérédité, qu’il la transmette, — au contraire, un
profond intérêt lui interdit, en thèse générale, de se propager. Ce doit être
une nécessité d’ordre supérieur qui fait sans cesse croître et prospérer cette
espèce hostile à la vie, — la vie même doit avoir un intérêt à ne
pas laisser périr ce type contradictoire. Car
une vie ascétique est une flagrante contradiction : un ressentiment sans
exemple domine, celui d’un instinct qui n’est pas satisfait, d’un désir de
puissance qui voudrait se rendre maître, non de quelque chose dans la vie, mais
de la vie même, de ses conditions les plus profondes, les plus fortes, les plus
fondamentales ; il est fait une tentative d’user la force à tarir la
source de la force ; on voit le regard haineux et mauvais se tourner
même contre la prospérité physiologique, en particulier contre l’expression de
cette prospérité, la beauté, la joie ; tandis que les choses manquées,
dégénérées, la souffrance, la maladie, la laideur, le dommage volontaire, la
mutilation, les mortifications, le sacrifice de soi sont recherchés à
l’égal d’une jouissance. Tout cela est paradoxal au suprême degré : nous
nous trouvons ici devant une désunion qui se veut désunie, qui jouit
de soi-même par cette souffrance et qui devient même toujours plus sûre de soi
et plus triomphante, à mesure que sa condition première, sa vitalité
physiologique va en ' décroissance. « Le triomphe précisément dans la
dernière agonie » : l’idéal ascétique a toujours combattu sous ce
signe extrême ; dans cette énigme de séduction,dans ce tableau de ravissement
et de souffrance il a toujours reconnu sa lumière la plus pure, son salut, sa
victoire définitive. Crux, nux, lux, — pour lui les trois choses n’en
font qu’une.
12
Supposons
qu’une volonté aussi formelle de contredire et d’aller contre nature soit
amenée à philosopher : sur quoi exercera-t-elle son caprice le plus
subtil ? Sur ce qu’on a considéré comme vrai avec le plus de
certitude : elle cherchera l’erreur à l’endroit même où l’instinct
de la vie a sans conteste placé la vérité. Par exemple, comme firent les
ascètes de la philosophie des Védas, elle traitera d’illusion la matérialité,
de même la douleur, la pluralité et tout le concept antithétique « sujet »
et « objet » — erreurs que tout cela, pures erreurs ! Refuser de
croire à son « moi », nier sa propre réalité — quel triomphe ! —
non plus seulement sur les sens, sur l’apparence visible, non ! un genre
de triomphe bien plus élevé,l’assujettissement violent et cruel de la raison ;
une volupté qui atteint son comble, lorsque le mépris ascétique de la raison
qui impitoyablement se nargue elle-même décrète : « il y a un
domaine de la vérité et de l’être, mais précisément la science en est
exclue ! »… (Soit dit en passant : dans le concept kantien du
caractère intelligible des choses » il est resté des traces de cette
division dont les ascètes se font une joie, de cette division qui aime à
tourner la raison contre la raison : en effet le « caractère
intelligible » chez Kant correspond à une espèce de comple.>jon des
choses dont l’intellect comprend tout juste assez pour se rendre compte que
pour l’intellect elle est — absolument inintelligible.) — Toutefois, en
notre qualité de chercheurs de la connaissance, ne soyons pas ingrats envers de
tels renversements des perspectives et des appréciations habituelles avec quoi
l’esprit a trop longtemps fait rage contre lui-même, inutilement en apparence
et d’une façon sacrilège : mais voir autrement, vouloir voir
autrement n’est pas une médiocre discipline, une défectueuse préparation de
l’intellect à sa future « objectivité » — celle-ci comprise, non dans
le sens de « contemplation désintéressée » (c’est là un non-sens, une
absurdité), mais comme faculté de tenir en son pouvoir son pour
et son contre, le faisant agir au besoin de façon à utiliser pour la
connaissance cette diversité, même dans les perspectives et les interprétations
passionnelles. Tenons-nous donc dorénavant mieux en garde, messieurs les
philosophes, contre cette fabulation de concepts anciens et dangereux qui a
fixé un « sujet de connaissance, sujet pur, sans volonté, sans douleur,
libéré du temps », gardons-nous des tentacules de notions contradictoires
telles que « raison pure », « spiritualité absolue »,
« connaissance en soi » : — ici l’on demande toujours de penser
à un œil qui ne peut pas du tout être imaginé, un œil dont, à tout prix, le
regard ne doit pas avoir de direction, dont les fonctions actives et
interprétatives seraient liées, seraient absentes, ces fonctions qui seules
donnent son objet à l’action de voir, on demande donc que l’œil soit quelque
chose d’insensé et d’absurde. Il n’existe qu’une vision perspective, une
« connaissance » perspective ; et plus notre état
affectif entre en jeu vis-à-vis d’une chose, plus nous avons d’yeux,
d’yeux différents pour cette chose, et plus sera complète notre
« notion » de cette chose, notre « objectivité ». Mais
éliminer en général la volonté, supprimer entièrement les passions, en
supposant que cela nous fût possible : comment donc ? ne serait-ce
pas là châtrer l’intelligence ?…
13
Mais revenons sur nos pas. Une telle
contradiction de soi, comme elle semble se manifester chez l’ascète, « la
vie contre la vie » — il est clair que c’est là, au point de vue
physiologique et non plus psychologique, tout simplement une absurdité. Elle ne peut être qu’apparente ;
ce doit être une sorte d’expression provisoire, une interprétation, une
formule, un accommodement, un malentendu psychologique de quelque chose dont
pendant longtemps on ne put comprendre la vraie nature, reconnaître la vraie
essence, — un mot, rien qu’un mot, serré dans une vieille fissure de la
connaissance humaine. Établissons brièvement la réalité des faits : l’idéal
ascétique a sa source dans l’instinct prophylactique d’une vie dégénérescente
qui cherche à se guérir, qui, par tous les moyens, s’efforce de se conserver,
qui lutte pour l’existence ; il est l’indice d’une dépression et d’un
épuisement physiologique partiels, contre lesquels se raidissent sans cesse les
instincts les plus profonds et les plus intacts de la vie, avec des inventions
et des artifices toujours nouveaux. L’idéal ascétique est lui-même un de ces
moyens : il est donc tout l’opposé de ce que les admirateurs de cet idéal
s’imaginent, — en lui et par lui la vie lutte avec et contre la mort,
l’idéal ascétique est un expédient de l’art de conserver la vie. S’il a
pu à tel point, ainsi que l’indique l’histoire, s’emparer de l’homme et s’en
rendre maître, en particulier partout où la civilisation et la démocratisation
de l’homme ont été accomplies, il ressort de cette constatation un fait
important, l’état morbide du type homme, tel qu’il a existé jusqu’à
présent, du moins de l’homme domestiqué, la lutte physiologique de l’homme
contre la mort (plus exactement contre le dégoût de la vie, la lassitude, le
désir de la « fin »). Le prêtre ascétique est le désir incarné de
l’« autrement », de l’« autre part », il est le suprême
degré de ce désir, sa ferveur et sa passion véritables : mais c’est la puissance
même de son désir qui l’enchaîne ici-bas, qui en fait un instrument travaillant
à créer des conditions plus favorables, à ce qui est homme ici-bas, — et c’est
précisément par cette puissance qu’il attache à la vie tout le troupeau des
manqués, des dévoyés, des disgraciés, des malheureux, des malades de toute
espèce, troupeau dont il est instinctivement le berger. On m’entend déjà :
ce prêtre ascétique, qui est en apparence l’ennemi de la vie, ce négateur,
— c’est lui précisément qui fait partie des grandes forces conservatrices et
affirmatrices de la vie… De quoi dépend-il donc cet état morbide ? Car
l’homme est plus malade, plus incertain, plus changeant, plus inconsistant
qu’aucun autre animal, il n’y a pas à en douter, — il est l’animal malade par
excellence : d’où cela vient-il ? Assurément il a plus osé, plus
innové, plus bravé, plus provoqué le destin que tous les autres animaux
réunis : lui, le grand expérimentateur qui expérimente sur lui-même,
l’insatisfait, l’insatiable, qui lutte pour le pouvoir suprême avec l’animal,
la nature et les dieux, — lui, l’indompté encore, l’être de l’éternel futur qui
ne trouve plus le repos devant sa force, poussé sans cesse par l’éperon ardent
que l’avenir enfonce dans la chair du présent : — lui, l’animal le plus
courageux, au sang le plus riche, comment ne serait-il pas exposé aux maladies
les plus longues et les plus terribles entre toutes celles qui affligent
l’animal ?… L’homme en a assez, souvent il se produit de véritables
épidémies de cette satiété de vivre (— ainsi vers 1348, aux temps de la danse
macabre) : mais ce dégoût même, cette lassitude, ce mépris de soi, — tout
cela déborde chez lui, avec tant de violence, qu’il renaît aussitôt des liens
nouveaux. La négation qu’il lance à la vie met en lumière, comme par miracle,
une quantité d’affirmations plus délicates ; oui, même quand il se blesse,
ce maître destructeur, destructeur de lui-même, — c’est encore la blessure qui
le contraint à vivre…
14
Si l’état
morbide est à ce point normal chez l’homme — et nous ne pouvons contester la
chose — d’autant plus devrait-on estimer les rares exemplaires de puissance
psychique et corporelle, les accidents heureux dans l’espèce humaine,
garder sévèrement les êtres robustes du mauvais air, de l’air infesté. Le
fait-on ?… Les malades sont le plus
grand danger pour ceux qui se portent bien ; ce n’est pas aux plus
forts qu’il faut attribuer le malheur des forts, mais à ceux qui sont les plus
faibles. Sait-on cela ?… Somme toute, ce n’est pas la crainte inspirée par
l’homme dont on devrait souhaiter l’amoindrissement : car cette crainte
oblige les forts à être forts, dans certains cas à être terribles, — elle maintient
dans son intégrité le type de l’homme robuste. Ce qui est à craindre, ce qui
est désastreux plus qu’aucun désastre, ce n’est pas la grande crainte, mais le
grand dégoût de l’homme, non moins que la grande pitié pour l’homme.
Supposez qu’un jour les deux éléments s’unissent, aussitôt ils mettront au
monde, immanquablement, cette chose monstrueuse entre toutes : la
« dernière » volonté de l’homme, sa volonté du néant, le nihilisme.
Et, en effet, tout est préparé pour cela. Celui qui pour sentir n’a pas
seulement son nez, mais ses yeux et ses oreilles, devine, presque partout où il
va aujourd’hui, l’atmosphère spéciale de la maison d’aliénés et de l’hôpital, —
je parle, bien entendu, des domaines de culture de l’homme, de toute espèce
d’« Europe » qu’il y a encore en ce monde. Les maladifs sont le plus grand danger de l’homme : et non
les méchants, non les « bêtes de proie ». Les disgraciés,
les vaincus, les impotents de nature, ce sont eux, ce sont les plus débiles
qui, parmi les hommes, minent surtout la vie, qui empoisonnent et mettent en
question notre confiance en la vie, en l’homme, en nous-mêmes. Comment lui
échapper, à ce regard fatal qui vous laisse une profonde tristesse ? ce
regard rentré des mal venus dès l’origine qui nous révèle le langage qu’un tel
homme se tient à lui-même, — ce regard qui est un soupir. « Ah ! si
je pouvais être quelqu’un d’autre, n’importe qui ! ainsi soupire ce
regard : mais il n’y a pas d’espoir. Je suis celui que je suis :
comment saurais-je me débarrasser de moi-même ? Et pourtant — je suis
las de moi-même !… » C’est sur ce terrain de mépris de soi,
terrain marécageux s’il en fut, que pousse cette mauvaise herbe, cette plante
vénéneuse, toute petite, cachée, fourbe et doucereuse. Ici fourmillent les vers
de la haine et du ressentiment ; l’air est imprégné de senteurs secrètes
et inavouables ; ici se nouent sans relâche les fils d’une conjuration
maligne, — la conjuration des souffre-douleur contre les robustes et les
triomphants, ici l’aspect même du triomphateur est abhorré. Et que de
mensonges pour ne pas avouer cette haine en tant que haine ! Quelle
dépense de grands mots et d’attitudes, quel art dans la calomnie
« loyale » ! Ces malvenus : quel torrent de noble éloquence
découle de leurs lèvres ! Quelle soumission douce, mielleuse, pâteusie
dans leurs yeux vitreux ! Que veulent-ils enfin ? Représenter tout au moins la justice, l’amour, la sagesse, la
supériorité, — telle est l’ambition de ces « inférieurs », de ces
malades ! Et comme une telle ambition rend habile ! il faut
admirer surtout l’habileté de faux monnayeurs que l’on met à imiter ici
l’empreinte de la vertu, et même le cliquetis de la vertu, le son de l’or. Ils
ont à présent complètement pris à bail la vertu, ces faibles, ces incurables,
le fait n’est que trop certain : « Nous
sommes les seuls bons, les seuls justes, s’écrient-ils, nous sommes les seuls homines bonæ voluntatis ». Ils passent au milieu de nous comme de vivants reproches, comme
s’ils voulaient nous servir d’avertissements, — comme si la santé, la
robustesse, la force, la fierté, le sentiment de la puissance étaient
simplement des vices qu’il faudrait expier, amèrement expier : car, au
fond, ils sont eux-mêmes prêts à faire expier, ils ont soif de jouer un
rôle de bourreaux ! Parmi eux il y a quantité de
vindicatifs déguisés en juges, ayant toujours à la bouche, une bouche aux
lèvres pincées, de la bave empoisonnée qu’ils appellent « justice »
et qu’ils sont toujours prêts à lancer sur tout ce qui n’a pas l’air mécontent,
sur tout ce qui, d’un cœur léger, suit son chemin. Parmi eux ne manque pas non
plus cette répugnante espèce de gens vaniteux, avortons menteurs qui veulent
représenter les « belles âmes » et lancer sur le marché, drapée dans
de la poésie et d’autres fioritures, leur sensualité estropiée, décorée du nom
de « pureté du cœur » ! c’est l’espèce des onanistes moraux qui
se satisfont d’eux-mêmes. Le désir des malades de représenter la
supériorité sous une forme quelconque, leur instinct à découvrir des
voies détournées conduisant à la tyrannie sur les hommes bien portants — où ne
la trouve-t-on pas cette aspiration des faibles, justement des plus faibles,
vers la puissance ? En particulier la femme malade : nul être ne la
surpasse en raffinement, lorsqu’elle veut dominer, oppresser, tyranniser. Pour
arriver à son but la femme malade n’épargne ni les vivants ni les morts, elle
déterre ce qui est le plus profondément enterré (les Bogos disent :
« la femme est une hyène »). Qu’on jette un regard sur ce qui se
passe dans le secret de toutes les familles, de toutes les corporations et
communautés : partout la lutte des malades contre les bien portants, — une
lutte secrète, dans la plupart des cas, une lutte au moyen de petites poudres
empoisonnées, de coups d’épingles, de mines sournoisement résignées, parfois
aussi à l’aide de ce pharisaïsme morbide des attitudes tapageuses qui
joue volontiers « la noble indignation ». Jusque dans le domaine
sacro-saint de la science il voudrait se faire entendre, ce rauque aboiement
indigné des chiens maladifs, la rage haineuse, l’esprit de mensonge de ces
nobles pharisiens (— je rappelle encore une fois aux lecteurs qui ont des
oreilles ce Berlinois, apôtre de la vengeance, Eugène Dühring qui, dans
l’Allemagne contemporaine, fait l’usage le plus immodéré et le plus déplaisant
du tam-tam moral : Dühring, le plus grand hâbleur moral de notre époque,
même parmi ses pareils, les antisémites). Ce sont tous hommes du ressentiment,
ces disgraciés physiologiques, ces vermoulus, il y a là une puissance
frémissante de vengeance souterraine, insatiable, inépuisable dans ses
explosions contre les heureux, ingénieux dans les travestissements de la
vengeance, dans les prétextes à exercer la vengeance. Quand parviendront-ils au
triomphe sublime, définitif, éclatant de cette vengeance ? — Alors,
indubitablement, quand ils arriveront à jeter dans la conscience des
heureux leur propre misère et toutes les misères : de sorte qu’un jour
ceux-ci commenceraient à rougir de leur bonheur et à se dire peut-être les uns
aux autres : « Il y a une honte à être heureux, en présence de
tant de misères ! »… Mais quelle erreur plus grande et plus
néfaste que celle des heureux, des robustes, des puissants d’âme et de corps
qui se mettent à douter de leur droit au bonheur ! Arrière ce
« monde renversé ! » Arrière ce honteux amollissement du
sentiment ! Que les malades ne rendent pas malades les bien
portants — et cet amollissement ne serait pas autre chose — tel devrait être
sur terre le point de vue supérieur : — et pour l’atteindre il faudrait
tout d’abord que les bien portants fussent séparés des malades, qu’ils
soient mêmes protégés de la vue des malades, qu’ils ne se confondent pas avec
eux. Ou bien serait-ce peut-être leur devoir de se faire gardes-malades ou
médecins ?… Non, ils ne pourraient méconnaître leur devoir d’une
façon plus flagrante qu’en agissant ainsi, — l’élément supérieur ne doit
pas s’abaisser à être l’instrument de l’élément inférieur, le pathos de la
distance doit aussi, pour toute éternité, séparer les devoirs ! Le
droit d’existence des bien portants — c’est le privilège de la cloche sonore
sur la cloche fêlée au son trouble — est d’une importance mille fois plus
grande : eux seuls sont la garantie de l’avenir, eux seuls sont responsables
de l’humanité. Ce qu’ils peuvent, ce qu’ils doivent faire, jamais un malade ne
devrait et ne pourrait le faire : mais pour qu’ils puissent faire
ce qu’ils sont seuls à devoir faire, comment leur laisserait-on encore
la liberté d’agir en médecins, en consolateurs, en « sauveurs » des
malades ?… Et pour cela, laissez entrer de l’air pur ! Évitez surtout
le voisinage des asiles d’aliénés et des hôpitaux de la civilisation ! Ayez bonne compagnie, notre
compagnie ! Ou bien créez la solitude, s’il le faut ! Mais fuyez en
tous les cas les émanations nuisibles de la corruption interne et de la secrète
atteinte de la maladie. De la sorte, mes amis, nous pourrons nous défendre, du
moins pendant quelque temps encore, contre les deux plus terribles contagions
qui nous menacent particulièrement, — contre le profond dégoût de
l’homme ! contre la profonde pitié pour l’homme !…
15
A-t-on
compris jusque dans toutes leurs profondeurs — et j’exige que justement ici l’on
saisisse profondément, l’on comprenne profondément — les raisons qui me
font prétendre que cela ne saurait être le devoir des bien portants de soigner
les malades, de guérir les malades, alors on aura saisi les raisons d’une autre
nécessité, — la nécessité d’avoir des médecins et des gardes-malades qui soient
eux-mêmes des malades : et maintenant nous tenons, nous saisissons
des deux mains le sens du prêtre ascétique. Le prêtre ascétique doit être pour
nous le sauveur prédestiné, le pasteur et le défenseur du troupeau
malade : c’est ainsi seulement que nous pourrons comprendre sa prodigieuse
mission historique. La domination sur ceux qui souffrent, voilà le rôle
auquel le destine son instinct, il y trouve son art spécial, sa maîtrise, sa
catégorie de bonheur. Il faut qu’il soit malade lui-même, il faut qu’il soit
intimement affilié aux malades, aux déshérités pour pouvoir les entendre, —
pour pouvoir s’entendre avec eux ; mais il faut aussi qu’il soit fort,
plus maître de lui-même que des autres, inébranlable surtout dans sa volonté de
puissance, afin de posséder la confiance des malades et d’en être craint, afin
d’être pour eux un soutien, un rempart, une contrainte, un instructeur, un
tyran, un Dieu. Il a à défendre son troupeau — contre qui ? Contre les bien
portants assurément, mais aussi contre l’envie qu’inspirent les bien
portants ; il doit être l’ennemi naturel et le contempteur de toute
santé et de toute puissance, de tout ce qui est rude, sauvage, effréné, dur,
violent, à la façon des bêtes de proie. Le prêtre est la première forme de l’animal
plus délicat qui méprise plus facilement encore qu’il ne hait. Sur lui
pèsera la nécessité de faire la guerre aux animaux de proie, guerre de ruse (d’
« esprit ») plutôt que de violence, cela va de soi ; — il lui
faudra pour cela assumer parfois, sinon le type, du moins la signification
d’une bête de proie inconnue, où l’on verra confondues, en une unité formidable
et attrayante, la cruauté de l’ours blanc, la patience froide du tigre et
surtout l’astuce du renard. Si la nécessité l’y contraint, il s’avancera
gravement, à la façon d’un ours, respectable, froid, circonspect,
supérieurement trompeur, comme un héraut et un porte-parole de puissances
mystérieuses, même au milieu d’autres espèces de bêtes de proie, résolu à
semer, autant qu’il le pourra sur ce terrain, la souffrance, la division, la
contradiction, n’étant que trop habile en son art de se rendre maître de
ceux qui souffrent, en toute occasion. Il apporte avec lui le baume et le
remède, sans doute ! mais il a besoin de blesser avant de guérir ;
tout en calmant alors la douleur que cause la blessure, il empoisonne aussi
la blessure. — Il s’entend particulièrement à cette besogne, ce charmeur,
ce dompteur, au contact de qui forcément tout bien portant devient malade et
tout malade se soumet et s’apprivoise. Du reste, il ne défend pas mal son
troupeau malade, cet étrange berger, — il va jusqu’à le défendre contre
lui-même, contre la dépravation, la malice, l’esprit de révolte qui éclate dans
le troupeau, contre toutes les affections particulières aux malades et aux
souffreteux quand ils sont réunis ; il lutte habilement et rudement, mais
sans bruit, contre l’anarchie et les germes de dissolution menaçant toujours le
troupeau, où cette dangereuse matière explosive, le ressentiment,
s’amasse sans cesse. Se débarrasser de cette matière explosive sans qu’elle
fasse sauter ni le troupeau, ni le berger, tel est son vrai tour de force, et
c’est en cela surtout qu’il trouve son utilité. Si l’on voulait résumer en une
courte formule la valeur de l’existence du prêtre, il faudrait dire : le prêtre est l’homme qui change la
direction du ressentiment. En effet, tout être qui souffre cherche
instinctivement la cause de sa souffrance ; il lui cherche plus
particulièrement une cause animée, ou, plus exactement encore, une cause responsable,
susceptible de souffrir, bref, un être vivant contre qui, sous n’importe quel
prétexte, il pourra, d’une façon effective ou en effigie, décharger sa
passion : car ceci est, pour l’être qui souffre, la suprême tentative de
soulagement, je veux dire d’étourdissement, narcotique inconsciemment désiré
contre toute espèce de souffrance. Telle est, à mon avis, la seule
véritable cause physiologique du ressentiment, de la vengeance et de tout ce
qui s’y rattache, je veux dire le désir de s’étourdir contre la douleur au
moyen de la passion : — généralement on cherche cette cause, à tort
selon moi, dans le contre-coup de la défensive, dans une simple mesure
protectrice de la réaction, dans un « mouvement réflexe », au cas
d’un dommage ou d’un péril soudain, tel que ferait encore une grenouille sans
tête pour sortir d’un acide caustique. Mais il y a une différence
essentielle : dans un cas on veut empêcher tout dommage ultérieur, dans
l’autre on veut étourdir une douleur cuisante, secrète, devenue
intolérable, au moyen d’une émotion plus violente quelle qu’elle soit, et
chasser, au moins momentanément, cette douleur de la conscience, — pour cela il
faut une passion, une passion des plus sauvages et, pour l’exciter, le premier
prétexte venu. « Quelqu’un doit être cause que je me sens mal »—
cette façon de conclure est propre à tous les maladifs, d’autant plus que la
vraie cause de leur malaise demeure cachée pour eux (— ce sera peut-être une
lésion du nerf sympathique, une surproduction de bile, un sang trop pauvre en
sulfate ou en phosphate de potasse, un ballonnement du bas-ventre qui arrête la
circulation du sang, la dégénérescence des ovaires, etc.). Ceux qui souffrent
sont d’une ingéniosité et d’une promptitude effrayantes à découvrir des
prétextes aux passions douloureuses ; ils jouissent de leurs soupçons, se
creusent la tête à propos de malices ou de torts apparents dont ils prétendent
avoir été victimes ; ils examinent
jusqu’aux entrailles de leur passé et de leur présent, pour y trouver des
choses sombres et mystérieuses qui leur permettront de s’y griser de
douloureuses méfiances, de s’enivrer au poison de leur propre méchanceté, — ils
ouvrent avec violence les plus anciennes blessures, ils perdent leur sang par
des cicatrices depuis longtemps fermées, ils font des malfaiteurs de leurs
amis, leur femme, leurs enfants, de tous leurs proches. « Je
souffre : certainement quelqu’un doit en être la cause » — ainsi
raisonnent toutes les brebis maladives. Alors leur berger, le prêtre ascétique,
leur répond : « C’est vrai, ma brebis, quelqu’un doit être cause de
cela : mais tu es toi-même cause de tout cela, — tu es toi-même cause
de toi-même ! »… Est-ce assez hardi, assez faux ! Mais un
but est du moins atteint de la sorte ; ainsi que je l’ai indiqué la
direction du ressentiment est — changée.
16
On devine
maintenant, d’après cet énoncé, ce que l’instinct guérisseur de la vie a tout
au moins tenté, par l’intermédiaire du prêtre ascétique et l’usage qu’il a dû
faire, pendant un certain temps, de la tyrannie de concepts paradoxaux et
paralogiques tels que « la faute », « le péché », « l’état
de péché », « la perdition », « la damnation » :
il s’agissait de rendre les malades inoffensifs, jusqu’à un certain
point, d’exterminer les incurables en les tournant contre eux-mêmes, de donner
aux moins malades une sévère direction vers leur personne, de faire rétrograder
leur ressentiment (« Une chose est nécessaire » —), et de faire
servir ainsi les mauvais instincts de ceux qui souffrent à leur propre
discipline, à leur surveillance, à leur victoire sur soi-même. Bien entendu il
ne peut être question, avec une pareille « médication », un pur
traitement des passions, de véritable guérison des malades, au sens
physiologique ; on ne pourrait même pas prétendre que l’instinct vital ait
eu prévision, ou intention de guérir. Une sorte de concentration et
d’organisation des malades d’une part (— le mot « Église » en est la
désignation la plus populaire), une sorte de mise en sécurité provisoire des
mieux portants, des mieux charpentés d’autre part, donc un gouffre
creusé entre les bien portants et les malades — et pendant longtemps ce fut
tout ! Mais c’était déjà beaucoup ; c’était énorme !…
[Dans cette dissertation, on le voit, je pars d’une hypothèse que, pour des
lecteurs tels que ceux dont j’ai besoin, il est inutile de démontrer. La voici : l’ « état de
péché » chez l’homme n’est pas un fait, mais seulement l’interprétation
d’un fait, à savoir d’un malaise physiologique — ce malaise considéré à un
point de vue moral et religieux qui ne s’impose plus à nous. — Que quelqu’un se
sente « coupable » et « pécheur » ne prouve
nullement qu’il le soit en réalité, pas plus que quelqu’un est bien portant
parce qu’il se sent bien portant. Qu’on se souvienne donc des fameux procès de
sorcellerie : à cette époque, les juges les plus clairvoyants et les plus
humains ne doutaient pas qu’il n’y eût là culpabilité ; les
« sorcières » elles-mêmes n’en doutaient pas, — et
pourtant la culpabilité n’existait pas. Donnons à cette hypothèse une forme
plus large : la « douleur psychique » elle-même ne passe pas à
mes yeux pour un fait, mais seulement pour une explication (de causalité) des
faits qu’on ne peut encore formuler exactement : c’est quelque chose qui
flotte dans l’air et que la science est impuissante à fixer — en somme un mot
bien gras tenant la place d’un maigre point d’interrogation. Quand quelqu’un ne
vient pas à bout d’une « douleur psychique », la faute n’en est pas,
allons-y carrément, à son âme, mais plus vraisemblablement à son ventre (y
aller carrément, ce n’est pas encore exprimer le vœu d’être entendu, d’être
compris de cette façon…). Un homme fort et bien doué digère les événements de
sa vie (y compris les faits et les forfaits), comme il digère ses repas, même
lorsqu’il a dû avaler de durs morceaux. S’il ne s’accommode pas d’un événement,
ce genre d’indigestion est aussi physiologique que l’autre — et souvent n’est,
en réalité, qu’une des conséquences de l’autre. — Une telle conception, entre
nous soit dit, n’empêche pas de demeurer l’adversaire résolu de tout matérialisme…]
17
Pourtant,
est-ce au juste un médecin, ce prêtre ascétique ? — Nous avons déjà
vu combien peu de droits il a au titre de médecin, quoi qu’il mette tant de
complaisance à se regarder comme « sauveur » et à se laisser vénérer
comme tel. Il ne combat que la douleur même, le malaise de celui qui souffre,
et non la cause de la maladie, non le véritable état maladif, —
ce sera là notre grand grief contre la médication sacerdotale. Mais si l’on se
place au point de vue que seul connaît et occupe le prêtre, on ne peut pas
assez admirer tout ce qu’avec une pareille perspective il a vu, cherché et
trouvé. L’adoucissement de la souffrance, la « consolation »
sous toutes ses formes, c’est sur ce domaine que se révèle son génie :
avec quelle hardiesse et quelle promptitude il a fait choix des moyens !
On pourrait dire, en particulier, que le christianisme est un grand trésor de
ressources consolatrices des plus ingénieuses, tant il porte en lui de ce qui
réconforte, de ce qui tempère et narcotise, tant il a risqué, pour consoler,
de remèdes dangereux et téméraires ; il a deviné, avec un flair subtil, si
raffiné, d’un raffinement tout oriental, les stimulants par lesquels on peut
vaincre, ne fût-ce que par moments, la profonde dépression, la pesante
lassitude, la noire tristesse de l’homme physiologiquement atteint. Car on peut
dire qu’en général toutes les grandes religions ont eu pour objet principal de
combattre une pesante lassitude devenue épidémique. On peut tout d’abord présumer
que, de temps à autre, à certains points du globe, un sentiment de
dépression, d’origine physiologique, doit nécessairement se rendre maître
des masses profondes, sentiment qui toutefois, faute de connaissances
physiologiques, ne reconnaît pas sa vraie nature, de sorte qu’on ne saurait en
trouver la cause et le remède que dans la psychologie morale (— ceci est ma
formule générale pour ce qu’on appelle communément « religion »).
Un tel sentiment de dépression peut être d’origine extrêmement multiple :
il peut naître d’un croisement de races trop hétérogènes (ou de classes — les
classes indiquant toujours des différences de naissance et de race : le spleen
européen, le « pessimisme » du dix-neuvième siècle sont
essentiellement la conséquence d’un mélange de castes et de rangs, mélange qui
s’est opéré avec une rapidité folle) ; il peut provenir encore des suites
d’une émigration malheureuse — une race s’étant fourvoyée dans un climat pour
lequel son adaptabilité ne suffisait pas (le cas des Indiens aux Indes) ;
ou bien il peut être l’effet tardif de la vieillesse et de l’épuisement de la
race (le pessimisme parisien à partir de 1850), à moins qu’il ne soit dû à
quelque erreur diététique (l’alcoolisme au moyen âge ; l’absurdité des
végétariens, qui, il est vrai, a pour elle l’autorité du gentilhomme Christophe
chez Shakespeare) ; ou à un sang vicié, malaria, syphilis, etc. (la dépression
allemande après la guerre de Trente ans qui couvrit de maladies contagieuses la
moitié de l’Allemagne, préparant ainsi le terrain à la servilité et à la
pusillanimité allemandes). Dans ce cas on cherche toujours à organiser un
combat de grande allure contre le sentiment de malaise ;
mettons-nous rapidement au courant de ses pratiques et de ses formes les plus
importantes. (Je laisse, comme de raison, complètement de côté le combat des philosophes
contre ce sentiment de malaise, combat qui toujours a lieu en même temps que
l’autre, — il est suffisamment intéressant, mais trop absurde, trop indifférent
au point de vue pratique, trop subtil, trop aux aguets, par exemple si l’on
veut démontrer que la souffrance est une erreur en partant de la naïve hypothèse
que la souffrance disparaîtrait dès que l’on y aurait reconnu une erreur — mais
voilà ! elle se garde bien de disparaître…) On combat tout d’abord ce
malaise dominant par des moyens qui ramènent le sentiment de la vie à son
expression la plus rudimentaire. S’il est possible, plus de volonté, plus de
désir du tout ; éviter tout ce qui excite la passion, tout ce qui fait du
« sang » (ne pas manger de sel : hygiène des fakirs) ; ne
pas aimer ; ne pas haïr ; l’humeur égale ; ne pas se
venger ; ne pas s’enrichir ; ne pas travailler ; mendier ;
autant que possible pas de femme, ou aussi peu de « femme » que
possible ; au point de vue intellectuel le principe de Pascal « il
faut s’abêtir ». Résultat, en langage psychologique et moral :
« anéantissement du moi », « sanctification » ; en
langage physiologique : hypnotisation, — tentative de trouver pour
l’homme quelque chose qui ressemblât au sommeil hivernal de certaines
espèces d’animaux, à l’estimation de beaucoup de plantes des régions
tropicales, un minimum d’assimilation qui permette à la vie de persister, sans
que la conscience ait part à cette persistance. Pour atteindre ce but, une
somme énorme d’énergie humaine a été dépensée — en vain peut-être ?… Que
de tels sportsmen de la « sainteté », dont toutes les époques
et presque tous les peuples nous présentent une si riche collection aient
réussi à se délivrer effectivement de ce qu’ils combattaient à l’aide d’un
aussi rigoureux training, c’est ce dont on ne peut sérieusement douter,
— car, à l’aide de leur système de procédés hypnotiques, ils vinrent réellement
à bout de leur profonde dépression physiologique dans une infinité de
cas : aussi leur méthode compte-t-elle parmi les faits ethnologiques
universels. Il n’est pas permis non plus de tenir déjà pour un symptôme de
folie ce projet de réduire par la famine la chair et le désir (comme aime à le
faire la lourde espèce des chevaliers Christophe et des « libres
penseurs » mangeurs de rosbif). Il n’en est pas moins certain que cette
méthode a préparé et peut préparer encore la voie à toute sorte de troubles
intellectuels, aux « lumières intérieures » par exemple, comme on le
voit chez les Hesychastes du mont Athos, aux hallucinations de formes et de
sonorité, aux débordements voluptueux et aux extases de la sensualité
(l’histoire de sainte Thérèse). L’explication qu’ont donnée de ces états ceux
qui en étaient atteints a toujours été aussi exaltée et aussi fausse que
possible, cela se conçoit : mais on ne doit pas se méprendre au ton de
reconnaissance convaincue qui anime déjà la volonté d’une interprétation
de cette espèce. L’état supérieur, la béatitude elle-même, toute cette
hypnotisation et cette tranquillité enfin obtenue, voilà toujours à leurs yeux
le mystère par excellence qu’aucun symbole, pour sublime qu’il soit, ne peut
exprimer, c’est le retour béni à l’essence des choses, c’est la libération de
toute erreur, c’est la « science », c’est la « vérité »,
c’est l’ « être », c’est la délivrance de tous les buts, de tous les
désirs, de toute activité, c’est aussi un état par-delà le bien et le mal. « Le bien et le mal, dit le
bouddhiste, — l’un et l’autre sont des entraves : l’homme parfait se rend
maître de l’un et de l’autre »… « L’action et l’omission, dit le
croyant des Vedânta, ne lui cause aucune douleur ; en vrai sage il secoue
loin de lui le bien et le mal ; aucun fait ne trouble plus son
royaume ; le bien et le mal, il les a franchis tous deux » : —
c’est là, en somme, une conception entièrement indienne, tant brahmanique que
bouddhique. (Ni la pensée indienne, ni la pensée chrétienne n’estiment que la
suprême délivrance soit accessible à la vertu, à l’amélioration morale, si haut
qu’elle place d’ailleurs la valeur hypnotique de la vertu qu’on retienne bien
ce point, — il correspond simplement à un fait. Être demeuré vrai en
cette occasion, voilà qui peut être considéré comme un des meilleurs morceaux
de réalisme dans les trois religions principales, du reste si foncièrement entachées
d’erreur morale. « Pour l’homme qui possède la connaissance le devoir
n’existe pas… » « Ce n’est pas en acquérant des vertus que
l’on arrive à obtenir le salut : car le salut consiste à être un avec le
brahme qui n’est pas perfectible ; et tout aussi peu en se débarrassant
de vices : car le brahme, avec qui le salut consiste à être un, est
éternellement pur », — passages du commentaire du Çankara, cités par la
première autorité véritable pour la philosophie indoue en Europe, mon ami Paul
Deussen). Rendons donc honneur au « salut » tel que nous le
présentent les grandes religions ; par contre, il nous sera un peu
difficile de nous en tenir sérieusement à l’appréciation du profond sommeil
que nous ont laissé ces hommes fatigués, trop fatigués même pour le rêve, — je
veux dire le profond sommeil considéré comme la fusion avec le brahme, comme
la réalisation de l’union mystique avec Dieu. « Alors qu’il est
complètement endormi — ainsi s’exprime l’« écrit » le plus ancien et
le plus vénérable — complètement arrivé au repos, de sorte que même les
chimères du rêve sont dispersées, alors, ô très Cher, il est uni avec l’être,
il est retourné à sa source primitive, — enveloppé du moi qui connaît, il n’a
plus conscience de ce qui est en lui ou hors de lui. Ce pont n’est franchi ni
par le jour ni par la nuit, ni par la vieillesse ni par la mort, ni par la
souffrance, ni par l’œuvre bonne ou mauvaise. » « Dans l’état de
sommeil profond, disent encore les adeptes de la plus profonde de ces trois
grandes religions, l’âme s’élève hors de ce corps, elle entre dans la plus haute
région de lumière, et se présente ainsi sous sa forme véritable : elle
est alors l’incarnation de l’esprit le plus haut, l’esprit qui vagabonde en
plaisantant, en jouant, en se réjouissant avec des femmes, des carrosses ou des
amis, alors elle ne songe plus aux misérables attaches du corps, à quoi le prâna
(le souffle vital) est attelé comme la bête de trait au chariot. »
Pourtant nous ne voulons pas perdre de vue, comme dans le cas du
« salut », que, si l’on fait abstraction de la fastueuse exagération
orientale, on trouve exprimée ici une estimation semblable à celle d’Epicure,
cet esprit clair, tempéré, comme tout esprit grec, mais esprit souffrant :
l’insensibilité hypnotique, le calme du profond sommeil, l’anesthésie
en un mot — pour ceux qui souffrent et se sentent profondément mal à l’aise,
c’est là déjà le bien supérieur, la valeur par excellence c’est là, nécessairement,
ce que l’on peut atteindre de plus positif, c’est le positif même. (Suivant la
même logique du sentiment, dans toutes les religions positives le néant
s’appelle Dieu.)
18
Beaucoup plus fréquemment,
au lieu d’un pareil étouffement hypnotique de la sensibilité, de la faculté de
souffrir qui suppose déjà des forces peu communes, avant tout le courage, le
mépris de l’opinion, le « stoïcisme intellectuel », on emploie,
contre les états de dépression, un autre training, en tous les cas plus
commode : l’activité machinale. Que par elle une existence de
souffrances soit considérablement allégée, la chose n’est pas douteuse ;
on appelle aujourd’hui ce résultat un peu hypocritement « la bénédiction
du travail ». L’allégement provient de ce que l’intérêt du patient est
fortement détourné de la souffrance, — que constamment l’activité, et encore
l’activité, occupe la conscience et n’y laisse par conséquent que peu de place
à la souffrance : car elle est étroite, cette mansarde que l’on
appelle la conscience humaine ! L’activité machinale et tout ce qui s’y rapporte — la
régularité absolue, l’ obéissance ponctuelle et passive, l’habitude prise une
fois pour toutes, l’emploi complet du temps, une certaine discipline permise et
voulue d’« impersonnalité », d’oubli de soi, d’« incuria sui »
— : combien radicalement et délicatement le prêtre ascétique a su employer
tout cela dans la lutte contre la douleur ! Quand il avait affaire à des
patients des classes inférieures, à des ouvriers esclaves, à des prisonniers
(ou bien à des femmes qui, le plus souvent, sont à la fois ouvrières, esclaves
et prisonnières), il ne fallait guère plus qu’une certaine habileté dans le
changement des noms, un nouveau baptême, pour que les choses détestées
apparussent désormais comme des bienfaits, comme un bonheur relatif : —
le mécontentement de l’esclave en face de son sort n’a certes pas été inventé
par les prêtres. — Un moyen plus apprécié encore dans la lutte avec la
dépression c’est l’organisation d’une petite joie facilement accessible
et qui peut passer à l’état de règle ; on se sert souvent de cette
médication concurremment avec la précédente. La forme la plus fréquente sous
laquelle la joie est ordonnée comme remède est la joie de dispenser la joie
(tels les bienfaits, présents, allégements, aides, encouragements,
consolations, louanges, distinctions), le prêtre ascétique, en prescrivant
l’amour du prochain, prescrit au fond un excitant de l’instinct le plus fort et
le plus affirmatif, bien qu’à une dose minime, — la volonté de puissance.
Le bonheur de la « moindre supériorité », tel que l’amènent avec eux
la bienfaisance, les secours et les témoignages de compassion est le plus
puissant moyen de consolation dont se servent les êtres physiologiquement
entravés dans les cas où ils sont bien conseillés : dans le cas contraire,
ils se nuisent les uns aux autres, toujours en obéissant au même instinct
fondamental. Lorsque l’on remonte aux origines du christianisme dans le monde
romain, on trouve des sociétés de secours mutuels, des associations pour
secourir les pauvres, soigner les malades, enterrer les morts, associations qui
se sont développées dans les plus basses couches sociales de cette époque, où
l’on cultivait en conscience de cause ce remède capital contre la dépression,
la petite joie, la joie de la bienfaisance mutuelle, — peut-être était-ce alors
quelque chose de nouveau, une véritable découverte ? Par une « volonté de mutualité », ainsi provoquée, par une
telle formation de troupeaux, de « communautés », de « cénacles »,
on fera naître à nouveau, quoique à un degré minime, cette volonté de
puissance : la formation de troupeaux est, dans la lutte avec la
dépression, un important progrès, une victoire. L’accroissement de la
communauté fortifie également chez l’individu un intérêt nouveau qui l’arrache
souvent à son chagrin personnel, à son aversion contre sa propre personne
(la « despectio sui » de
Geulinx). Tous les malades, tous les
maladifs aspirent instinctivement, poussés par le désir de secouer leur sourd
malaise et leur sentiment de faiblesse, à une organisation en troupeau :
le prêtre ascétique devine cet instinct et l’encourage ; partout où il y
a des troupeaux c’est l’instinct de faiblesse qui les a voulus, l’habileté de
prêtre qui les a organisés. Car il ne faut pas s’y tromper : les forts
aspirent à se séparer, comme les faibles à s’unir, c’est là une
nécessité naturelle ; si les premiers se réunissent, c’est en vue d’une
action agressive commune, pour la satisfaction commune de leur volonté de
puissance, à laquelle action leur conscience individuelle répugne beaucoup ;
les derniers au contraire se mettent en rangs serrés par le plaisir
qu’ils éprouvent à ce groupement ; — par là leur instinct est satisfait,
tout comme celui des « maîtres » de naissance (c’est-à-dire de
l’espèce homme, animal de proie et solitaire) est irrité et foncièrement
troublé par l’organisation. Toute oligarchie (l’histoire entière est là pour
nous l’apprendre) cache toujours en elle le désir de la tyrannie ;
elle tremble sans cesse à cause de l’effort que chacun des individus qui la
composent a besoin de faire pour rester maître de ce désir. (C’était par
exemple le cas des Grecs : Platon l’atteste en maint endroit, Platon qui
connaissait ses pareils — et qui se connaissait…)
19
Les moyens que nous avons vu mettre
en usage jusqu’ici par les prêtres ascétiques — l’étouffement de tous les
sentiments vitaux, l’activité mécanique, la petite joie, celle surtout de l’
« amour du prochain », l’organisation en troupeau, l’éveil du
sentiment de puissance dans la communauté et sa conséquence, le dégoût
individuel étouffé et remplacé par le désir de voir prospérer la communauté —
ce sont là, si l’on se place à un point de vue moderne, les moyens innocents
employés dans la lutte contre le malaise : tournons-nous maintenant vers
les moyens plus intéressants, les moyens « coupables ». Partout il ne s’agit que d’une
chose : provoquer un débordement du sentiment, — et cela comme le
stupéfiant le plus efficace contre la douleur lente, sourde et
paralysante ; c’est pourquoi l’esprit inventif du prêtre s’est montré
littéralement inépuisable dans l’examen de cette question unique : « Comment
provoque-t-on un débordement du sentiment ?… Cela est dur à entendre et il
est évident que l’oreille serait moins choquée si je disais par exemple :
« le prêtre ascétique a su utiliser de tout temps l’enthousiasme
qui anime toutes les fortes passions » ? Mais pourquoi vouloir
flatter encore les oreilles tendres de nos efféminés modernes ? Pourquoi
céderions-nous, ne fût-ce que d’un pas, à la tartuferie de leur
langage ? Pour nous autres psychologues ce serait déjà une tartuferie en
fait ; abstraction faite du dégoût que cela nous causerait. Si, de nos
jours, un psychologue témoigne quelque part de son bon goût (— d’autres
diraient de son esprit de justice), c’est en résistant au langage honteusement moraliste,
qui empâte tous les jugements modernes sur les hommes et les choses. Car qu’on
ne s’y trompe pas : la marque distinctive des âmes modernes, des livres
modernes, ce n’est pas le mensonge mais l’innocence incarnée dans le
moralisme mensonger. Faire partout à nouveau la découverte de cette
« innocence » — c’est peut-être là la part la plus rebutante de notre
travail, du travail en soi assez périlleux, dont le psychologue doit se
charger aujourd’hui ; c’est une part du grand danger qui nous
menace, — une voie qui nous mène peut-être au grand dégoût… Sans doute, les
livres modernes (en admettant qu’ils aient une influence durable, ce qui n’est
certes pas à craindre, en admettant aussi qu’il naîtra un jour une postérité
au goût plus sévère, plus dur, plus sain) — et tout ce qui est
moderne en général, ne pourra servir à la postérité que comme vomitif, — et
cela à cause de son moralisme doucereux et faux, à cause de son caractère
féminin qui s’appelle volontiers « idéalisme », et, en tous les cas,
se croit idéaliste. Nos civilisés d’aujourd’hui, nos « bons », ne
mentent pas — cela est vrai ; mais cela même n’est pas à leur
honneur ! Le véritable mensonge, le mensonge authentique, résolu, loyal
(sur la valeur duquel on peut consulter Platon) serait pour eux quelque chose
de beaucoup trop sévère, quelque chose de trop fort ; il exigerait ce
qu’on peut exiger d’eux, qu’ils ouvrissent les yeux sur eux-mêmes et
parvinssent à distinguer en eux le « vrai » du « faux ».
Seul le mensonge déloyal leur convient ; tout ce qui aujourd’hui se
sent « homme bon » est tout à fait incapable de prendre vis-à-vis
d’une chose un autre point de vue que le point de vue déloyalement mensonger,
profondément mensonger, vertueusement mensonger, mensonger avec des yeux bleus.
Ces « hommes bons », — ils sont tous maintenant foncièrement et
radicalement moralises, et pour ce qui en est de leur loyauté ils sont tous
convaincus d’infamie et pervertis pour toute éternité : lequel d’entre eux
supporterait encore une vérité « pour ce qui est de l’homme » !…
Ou, pour m’exprimer d’une façon plus concrète : lequel supporterait
l’épreuve d’une véritable biographie ! .. Je cite des exemples : lord
Byron avait laissé quelques notes, des plus intimes, concernant sa propre
personne, mais Thomas Moore était « trop bon » : il brûla les
papiers de son ami. Le Dr Gwinner,
exécuteur testamentaire de Schopenhauer, a, paraît-il, agi de même, car
Schopenhauer, lui aussi, avait pris des notes sur lui et peut-être contre lui
(« εἲς ἑαυτύν »). L’excellent Américain Thayer, le biographe de
Beethoven, s’est tout à coup arrêté dans son travail : arrivé à un certain
point de cette vie honorable et naïve il ne put plus y tenir… La morale de tout
cela c’est qu’aucun homme intelligent ne veut plus écrire sur lui-même une
phrase sincère — à moins qu’il n’appartienne à cet ordre des insensés… On nous
promet une autobiographie de Richard Wagner : qui donc mettra en doute
l’habileté qui y aura présidé ?… Rappelons-nous l’effroi comique qu’a
excité en Allemagne le prêtre catholique Janssen par son tableau, si gauche et
si naïf, du mouvement de la Réforme ; que serait-ce si quelqu’un s’avisait
une fois de nous raconter ce mouvement d’une façon différente ? si
un véritable psychologue nous montrait un véritable Luther, non plus avec la
naïveté moraliste d’un prêtre de campagne, non plus avec la tenue doucereuse
et pleine d’égards des historiens protestants, mais avec la rigueur inflexible
d’un Taine, guidé par la force de caractère et non plus avec une habile
indulgence envers la force ?… (Les Allemands, soit dit en passant, ont
déjà produit le type classique de cette indulgence, — ils peuvent le
revendiquer à bon droit : leur Léopold Ranke est en effet l’avocat
classique de toute causa fortiori « le plus habile parmi tous les habiles,
opportunistes »).
20
Mais déjà
l’on m’aura compris : — il suffit, n’est-ce pas ? tout bien
considéré, que nous autres psychologues nous ne puissions nous débarrasser
d’une certaine méfiance envers nous-mêmes ?… Vraisemblablement nous
sommes encore « trop bons » pour exercer notre métier, vraisemblablement
nous aussi, nous sommes encore les victimes, la proie, les patients de
ce goût du jour, entaché de morale, quel que soit le mépris que nous lui
vouons, — il est probable que, nous aussi, nous en soyons encore infectés.
Contre quoi voulait donc mettre en garde ce diplomate parlant à ses pareils ?
« Surtout, Messieurs, méfions-nous de nos premiers mouvements ! ils
sont presque toujours bons !… » C’est ce langage que devrait
tenir aujourd’hui tout psychologue en s’adressant à ses semblables… Et ceci
nous ramène à notre problème qui réclame en effet de nous une certaine rigueur,
et surtout une certaine méfiance à l’égard des « premiers
mouvements ». L’idéal ascétique au service d’un but, le débordement des
sentiments : — celui qui a présente à la mémoire la précédente
dissertation devinera déjà en substance ce qui reste à dire. Faire sortir l’âme
humaine de tous ses gonds, la plonger dans la terreur, la glace, l’ardeur et le
ravissement, à un tel point qu’elle en oublie, comme par un coup de baguette
magique, toutes les petites misères de son malaise, de son déplaisir et de son
dégoût. Comment arriver à ce but ? et quelle voie est la plus
sûre ?… Au fond toutes les grandes passions sont bonnes, pour peu qu’elles
puissent se donner carrière brusquement, que ce soit la colère, la crainte, la
volupté, la haine, l’espérance, le triomphe, le désespoir, ou la cruauté ;
en effet, sans hésitation, le prêtre ascétique a pris à son service toute
la meute des chiens sauvages qui hurlent dans l’homme, pour déchaîner selon le
besoin, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, dans un but unique, réveiller l’homme
de sa longue tristesse, chasser, du moins pour un temps, sa sourde douleur, sa
misère hésitante, et cela toujours guidé par une même interprétation, par une
« justification religieuse ». Tout débordement de ce genre se paie
par la suite, cela se conçoit — les malades en deviennent plus malades : —
et c’est pourquoi cette façon de porter remède à la douleur est, selon nos
conceptions modernes, une façon « coupable ». Il faut pourtant,
l’équité l’exige, faire bien remarquer qu’elle a été appliquée à bonne
intention, que le prêtre ascétique a eu pleinement foi en son efficacité,
qu’il crut même indispensable de la prescrire, — et qu’assez souvent il
faillit périr lui-même, au spectacle de la souffrance dont il était
l’auteur ; remarquons aussi que les terribles revanches physiologiques de
tels excès, peut-être même les troubles intellectuels qui les suivent, ne sont
pas en contradiction absolue avec l’esprit général de ce genre de
médication : car il ne s’agissait pas, nous l’avons vu, de guérir
des maladies, mais de combattre le malaise et la dépression par des
adoucissants et des narcotiques. C’est de cette façon que le but a été atteint.
Le tour d’adresse que se permit le prêtre ascétique, pour arracher à l’âme
humaine cette musique déchirante et extatique, a pleinement réussi — chacun
sait qu’il a su tirer parti du sentiment de culpabilité. Le problème de
l’origine de ce sentiment a été indiqué brièvement dans la précédente
dissertation — question de psychologie animale, pas davantage : le
sentiment de la faute s’est présenté à nous pour ainsi dire à l’état brut. Ce
n’est que dans les mains du prêtre, ce véritable artiste pour le sentiment de
la faute, que ce sentiment a commencé à prendre forme ! — et quelle
forme ! Le « péché » —
car tel est le nom donné par le prêtre à la « mauvaise conscience »
animale (de la cruauté tournée à rebours) — le péché eet resté jusqu’à présent
l’événement capital dans l’histoire de l’âme malade : il représente pour
nous le tour d’adresse le plus néfaste de l’interprétation religieuse. L’homme
souffrant à son propre sujet, pour une cause quelconque, physiologique certainement,
à peu près comme une bête en cage, trouble, indécis, incertain des raisons et
des causes, cherchant le pourquoi des choses — car les certitudes
procurent des soulagements, — cherchant aussi des remèdes et des narcotiques,
l’homme finit enfin par s’entendre avec quelqu’un qui connaît même ce qui est
caché — et voici ! il obtient une indication, — son sorcier, le prêtre
ascétique, lui donne la première indication sur la « cause »
de sa « souffrance » : il doit la chercher en lui-même,
dans une faute commise, dans le temps passé, il doit interpréter sa
douleur elle-même comme un châtiment… Il a entendu, il a compris, le
malheureux : maintenant il en est de lui comme de la poule autour de
laquelle on a tracé une ligne. Il n’arrive plus à sortir de ce cercle de
lignes : de malade, le voilà devenu « pécheur »… Dès lors, pour
des milliers d’années, se dresse devant les yeux le spectacle de ce nouveau
malade, le « pécheur » — en sera-t-on jamais débarrassé ? — De
quelque côté qu’on se tourne, partout le regard hypnotisé du pécheur, toujours
fixé dans la même direction (celle de la « faute », seule cause de la
souffrance) ; partout la mauvaise conscience, « dies grewliche Thier », pour employer l’expression de Luther ; partout le passé qui
revient, le fait dénaturé, l’action vue d’un « mauvais œil » ;
partout la méconnaissance volontaire de la souffrance devenue chose
capitale, la douleur transformée en sentiment de faute, de crainte, de
châtiment ; partout la discipline, le corps émacié, la contrition ;
partout le pécheur qui se torture lui-même sur la roue cruelle d’une conscience
inquiète et voluptueusement malade ; partout la peine muette, la peur
affreuse, l’agonie du cœur martyrisé, les spasmes d’un bonheur inconnu, le cri
désespéré vers le « salut ». Et vraiment, grâce à cette façon d’agir,
l’ancienne dépression, la lourde lassitude, finissaient par être totalement surmontées,
la vie redevenait très intéressante : éveillé, toujours éveillé,
même la nuit, ardent, carbonisé, épuisé et point fatigué cependant — tel apparaissait
l’homme, « le pécheur » initié à ces mystères. Ce vieux
sorcier dans la lutte contre le malaise, le prêtre ascétique — avait
visiblement remporté la victoire, son règne était venu : déjà l’on
ne se plaignait plus de la douleur, on avait soif de douleur.
« Souffrir ! toujours souffrir ! encore de la
souffrance ! » tel fut le cri de ses disciples et des initiés pendant
des siècles. Toute débauche douloureuse du sentiment, tout ce qui brise, renverse,
écrase, arrache et ravit en extase, le secret de la torture, les inventions de
l’enfer même — tout cela était découvert maintenant, deviné, Utilisé, tout
était au service du sorcier pour servir au triomphe de son idéal, de l’idéal
ascétique… « Mon royaume n’est pas de ce monde », — répétait-il,
avant comme après : avait-il vraiment encore le droit de parler
ainsi ?… Goethe a prétendu qu’il n’y avait que trente-six situations dramatiques :
à cela seul on devinerait, si on ne le savait déjà, que Gœthe n’était pas un
prêtre ascétique. Celui-ci — en connaît davantage…
25
Non !
qu’on ne me vienne pas avec la science, quand je cherche l’antagoniste naturel
de l’idéal ascétique, quand je demande : « Où est la volonté adverse
en qui s’exprime un idéal adverse ? » Pour un tel rôle la
science est loin d’être assez autonome, elle a besoin elle-même, en tout état
de cause, d’une valeur idéale, d’une puissance créatrice de valeurs qu’elle
puisse servir et qui lui donne la foi en elle-même — car, par
elle-même, elle ne crée aucune valeur. Ses rapports avec l’idéal ascétique
n’ont pas le caractère de l’antagonisme ; on serait plutôt tenté de la
considérer comme la force de progrès qui régit l’évolution intérieure de cet
idéal. Si elle lui résiste et le combat, cette opposition, à tout bien
considérer, ne s’attaque pas à l’idéal même, mais à ses ouvrages avancés, à sa
façon de montrer et de masquer son jeu, à sa rigidité, sa dureté, son allure
dogmatique, — elle affranchit le principe de vie qui est en son idéal, en niant
tout son côté extérieur. Tous deux, la science et l’idéal ascétique, se tiennent
sur le même terrain — je l’ai déjà donné à entendre : — ils se rencontrent
dans une commune exagération de la valeur de la vérité (plus exactement :
dans une croyance commune que la vérité est inestimable, incritiquable),
et c’est ce qui fait d’eux nécessairement des alliés, — de sorte que, à
supposer qu’on les combatte, c’est ensemble seulement qu’on peut les combattre
et les mettre en question. Si l’on cherche à estimer la valeur de l’idéal
ascétique, on est forcément amené à estimer la valeur de la science :
c’est là un fait et il importe d’ouvrir l’œil et de dresser l’oreille à
temps ! (L’art, soit dit en
passant, car en un autre endroit je reviendrai un jour plus longuement sur ce
point, — l’art sanctifiant précisément le mensonge et mettant la volonté
de tromper du côté de la bonne conscience, est, par principe, bien plus
opposé à l’idéal ascétique que la science : voilà ce que ressentit
l’instinct de Platon, cet ennemi de l’art, le plus grand que l’Europe ait
produit jusqu’à ce jour. Platon contre Homère : voilà
l’antagonisme complet, réel : — d’un côté le fanatique de l’au-delà, le
grand calomniateur de la vie ; de l’autre, son apologiste involontaire, la
nature toute d’or. C’est pourquoi le vasselage d’un artiste au service
de l’idéal ascétique constitue le comble de la corruption artistique,
malheureusement une corruption des plus ordinaires : car rien n’est aussi
corruptible qu’un artiste). Même au point de vue physiologique, la science
repose sur les mêmes bases que l’idéal ascétique : l’un et l’autre supposent
un certain appauvrissement de l’énergie vitale, — c’est, dans les deux
cas, le même tiédissement des passions, le même ralentissement de
l’allure ; la dialectique prend la place de l’instinct, la gravité
pose son empreinte sur le visage et les gestes (la gravité, ce signe
infaillible d’une évolution plus pénible de la matière, de difficultés et de
luttes dans l’accomplissement des fonctions vitales). Voyez, dans l’évolution
d’un peuple, les époques où le savant passe au premier plan : ce sont des
époques de fatigue, souvent de crépuscule, de déclin, — c’en est fait de
l’énergie débordante, de la certitude de vie, de la certitude d’avenir.
La suprématie du mandarin ne signifie jamais rien de bon : tout aussi peu
que l’avènement de la démocratie, que les tribunaux d’arbitrage remplaçant la
guerre, que l’émancipation des femmes, la religion de la souffrance humaine et
antres symptômes d’une énergie vitale qui décline. (La science en tant que
problème ; la question de la signification de la science — comparez à ce
sujet ! la préface de L’Origine de la Tragédie). — Non ! cette
« science moderne » — essayez donc de voir clair ! — est pour
l’instant le meilleur auxiliaire de l’idéal ascétique, et cela, parce
que le plus inconscient, le plus involontaire, le plus dissimulé, le plus
souterrain ! Ils ont jusqu’à présent joué le même jeu, les « pauvres
d’esprit » et les adversaires scientifiques de l’idéal ascétique (qu’on se
garde bien, soit dit en passant, de prendre ces derniers pour l’antithèse de
ceux-ci, pour les riches de l’esprit, par exemple : — ils ne le
sont pas, je les ai nommés les rachitiques de l’esprit). Et ces fameuses
victoires des hommes de science : sans doute ce sont des victoires — mais
sur quoi ? L’idéal ascétique ne fut nullement vaincu, bien au contraire,
il fut fortifié, je veux dire rendu plus insaisissable, plus spirituel, plus
séduisant, toutes les fois qu’une muraille, un ouvrage avancé dont il s’était
entouré et qui lui donnait un aspect grossier était impitoyablement
battu en brèche et démoli par la science. S’imagine-t-on vraiment que la ruine
de l’astronomie théologique, par exemple, ait été une défaite de l’idéal
ascétique ?… L’homme est-il peut-être devenu par là moins désireux
de résoudre l’énigme de l’existence par la foi en un au-delà, depuis que, à la
suite de cette défaite, cette existence est apparue comme plus fortuite encore,
plus vide de sens et plus superflue dans l’ordre visible des
choses ? Est-ce que la tendance de l’homme à se rapetisser, sa volonté
de faire petit, n’est pas, depuis Copernic, en continuel progrès ?
Hélas ! c’en est fait de sa foi en sa dignité, en sa valeur unique,
incomparable dans l’échelle des êtres, — il est devenu un animal, sans
métaphore, sans restriction ni réserve, lui qui, selon sa foi de jadis, était
presque un Dieu (« enfant de Dieu », « Dieu fait homme »)…
Depuis Copernic, il semble que l’homme soit arrivé à une pente qui descend, —
il roule toujours plus loin du point de départ. — Où cela ? — Vers le
néant ? Vers « le sentiment poignant » de son
néant ?… Eh bien ! ce serait là le droit chemin — vers l’ancien
idéal !… Toutes les sciences (et non point seulement l’astronomie,
dont l’influence humiliante et rapetissante a arraché à Kant ce remarquable
aveu : « Elle anéantit mon importance »…), toutes les sciences,
naturelles ou contre nature — c’est ainsi que j’appelle la critique de
la raison par elle-même — travaillent aujourd’hui à détruire en l’homme
l’antique respect de soi, comme si ce respect n’avait jamais été autre chose
qu’un bizarre produit de la vanité humaine ; on pourrait même dire
qu’elles mettent leur point d’honneur, leur idéal austère et rude d’ataxie
stoïque, à entretenir chez l’homme ce mépris de soi obtenu au prix de
tant d’efforts, en le présentant comme son dernier, son plus sérieux titre à
l’estime de soi (en quoi l’homme a raison ; car celui qui méprise est toujours
quelqu’un « qui n’a pas désappris d’estimer »…). Mais est-ce là en
réalité travailler contre l’idéal ascétique ? Croit-on encore
sérieusement (comme les théologiens se le sont imaginé un temps), que par
exemple la victoire de Kant sur la dogmatique des théologiens
(« Dieu », « âme », « liberté »,
« immortalité ») ait porté atteinte à cet idéal ! — laissons
pour le moment de côté la question de savoir si Kant a jamais eu le dessein de
lui porter atteinte. Ce qui est certain, c’est que tous les philosophes
transcendantaux ont, depuis Kant, de nouveau cause gagnée, — ils sont émancipés
de la tutelle des théologiens : quelle joie ! — Kant leur a révélé ce
chemin détourné où ils peuvent désormais, en toute indépendance et avec la
tenue scientifique la plus décente, satisfaire « les désirs de leur cœur ».
De même : qui pourrait désormais en vouloir aux agnostiques si, pleins de
vénération pour l’Inconnu, le Mystère en soi, ils adorent comme Dieu le
point d’interrogation lui-même ? (Xavier Doudan parle quelque part des
ravages causés par « l’habitude d’admirer l’intelligible, au
lieu de rester tout simplement dans l’inconnu » ; et il pense que
les anciens n’avaient pas connu cet abus). À supposer que tout ce que l’homme
« connaît », loin de satisfaire ses désirs, les contrarie au
contraire et leur fasse horreur, n’est-ce pas une échappatoire vraiment divine
que d’en pouvoir rejeter la faute non sur les « désirs », mais sur la
« connaissance » elle-même !… « Il n’y a pas de
connaissance, donc — il y a un Dieu » ; quelle nouvelle elegantia syllogismi ! quel
triomphe de l’idéal ascétique ! —
28
Si l’on fait
abstraction de l’idéal ascétique, on constatera que l’homme, l’animal-homme,
n’a eu jusqu’à présent aucun sens. Son existence sur la terre était sans
but ; « pourquoi l’homme existe-t-il ? » — c’était là une
question sans réponse ; la volonté de l’homme et de la terre
manquait ; derrière chaque puissante destinée humaine retentissait plus
puissamment encore le refrain désolé : « En vain ! » Et
voilà le sens de tout idéal ascétique : il voulait dire que quelque chose manquait,
qu’une immense lacune environnait l’homme, — il ne savait pas se
justifier soi-même, s’interpréter, s’affirmer, il souffrait devant le
problème du sens de la vie. Il souffrait d’ailleurs de bien des manières, il
était avant tout un animal maladif : mais son problème n’était pas
la souffrance en elle-même, c’était qu’il n’avait pas de réponse à cette
question angoissée : « Pourquoi souffrir ? »
L’homme, le plus vaillant, le plus apte à la souffrance de tous les animaux, ne
rejette pas la souffrance en soi : il la cherche même, pourvu qu’on lui
montre la raison d’être, le pourquoi de cette souffrance. Le non-sens de
la douleur, et non la douleur elle-même est la malédiction qui a jusqu’à
présent pesé sur l’humanité, — or, l’idéal ascétique lui donnait un
sens ! C’était jusqu’à présent le seul sens qu’on lui eût donné ;
n’importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout ; l’idéal ascétique
n’était à tous les points de vue que le « faute de mieux » par
excellence, l’unique pis-aller qu’il y eût. Grâce à lui la souffrance se
trouvait expliquée ; le vide immense semblait comblé, la porte se fermait
devant toute espèce de nihilisme, de désir d’anéantissement. L’interprétation
que l’on donnait à la vie amenait indéniablement une souffrance nouvelle, plus
profonde, plus intime, plus empoisonnée, plus meurtrière : elle fit voir
toute souffrance comme le châtiment d’une faute… Mais malgré tout — elle
apporta à l’homme le salut, l’homme avait un sens, il n’était
plus désormais la feuille chassée par le vent, le jouet du hasard
inintelligent, du « non-sens », il pouvait vouloir désormais
quelque chose, — qu’importait d’abord ce qu’il voulait, pourquoi, comment
plutôt telle chose qu’une autre : la volonté elle-même était du moins
sauvée. Impossible d’ailleurs de se dissimuler la nature et le sens
de la volonté à qui l’idéal ascétique avait donné une direction : cette
haine de ce qui est humain, et plus encore de ce qui est « animal »,
et plus encore de ce qui est « matière » ; cette horreur des
sens, de la raison même ; cette crainte du bonheur et de la beauté ;
ce désir de fuir tout ce qui est apparence, changement, devenir, mort, effort,
désir même — tout cela signifie, osons le comprendre, une volonté
d’anéantissement, une hostilité à la vie, un refus d’admettre les conditions
fondamentales de la vie ; mais c’est du moins, et cela demeure toujours,
une volonté !… Et pour répéter encore en terminant ce que je disais
au début : l’homme préfère encore avoir la volonté du néant que de
ne point vouloir du tout…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire