QUATRIÈME ET DERNIÈRE PARTIE
ENTRETIEN AVEC LES ROIS
1.
Une heure ne
s’était pas encore écoulée depuis que Zarathoustra s’était mis en route, dans
ses montagnes et dans ses forêts, lorsqu’il vit tout à coup un singulier
cortège. Au milieu du chemin qu’il voulait prendre s’avançaient deux rois,
ornés de couronnes et de ceintures de pourpre, diaprés comme des
flamants : ils poussaient devant eux un âne chargé. « Que veulent ces
rois dans mon royaume ? » dit à son cœur Zarathoustra étonné, et il
se cacha en hâte derrière un buisson. Mais lorsque les rois arrivèrent tout
près de lui, il dit à mi-voix, comme quelqu’un qui se parle à lui-même :
« Chose singulière ! singulière ! Comment accorder cela ?
Je vois deux rois — et seulement un âne ? »
Alors les
deux rois s’arrêtèrent, se mirent à sourire et regardèrent du côté d’où venait
la voix, puis ils se dévisagèrent réciproquement : « On pense bien
aussi ces choses-là parmi nous, dit le roi de droite, mais on ne les exprime
pas. »
Le roi de
gauche cependant haussa les épaules et répondit : « Cela doit être un
gardeur de chèvres, ou bien un ermite, qui a trop longtemps vécu parmi les
rochers et les arbres. Car n’avoir point de société du tout gâte aussi les
bonnes mœurs. »
« Les
bonnes mœurs, repartit l’autre roi, d’un ton fâché et amer : à qui donc
voulons-nous échapper, si ce n’est aux « bonnes mœurs », à notre
« bonne société » ?
Plutôt,
vraiment, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu’avec notre
populace dorée, fausse et fardée — bien qu’elle se nomme la « bonne
société ».
— bien
qu’elle se nomme « noblesse ». Mais là tout est faux et pourri, avant
tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais
guérisseurs.
Celui que je
préfère est aujourd’hui le meilleur, c’est le paysan bien portant ; il est
grossier, rusé, opiniâtre et endurant ; c’est aujourd’hui l’espèce la plus
noble.
Le paysan
est le meilleur aujourd’hui ; et l’espèce paysanne devrait être
maître ! Cependant c’est le règne de la populace, — je ne me laisse plus
éblouir. Mais populace veut dire : pêle-mêle.
Pêle-mêle
populacier : là tout se mêle à tout, le saint et le filou, le hobereau et
le juif, et toutes les bêtes de l’arche de Noé.
Les bonnes
mœurs ! Chez nous tout est faux et pourri. Personne ne sait plus
vénérer ; c’est à cela précisément que nous voulons échapper. Ce
sont des chiens friands et importuns, ils dorent les feuilles des palmiers.
Le dégoût
qui m’étouffe, parce que nous autres rois nous sommes devenus faux nous-mêmes,
drapés et déguisés par le faste vieilli de nos ancêtres, médailles d’apparat
pour les plus bêtes et les plus rusés et pour tous ceux qui font aujourd’hui de
l’usure avec la puissance !
Nous ne sommes
pas les premiers et il faut que nous signifiions les premiers :
nous avons fini par être fatigués et rassasiés de cette tricherie.
C’est de la
populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes
ces mouches écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, aux
impuissants efforts de l’ambition et à l’haleine fétide — : fi de vivre au
milieu de la populace,
— fi de
signifier le premier au milieu de la populace ! Ah, dégoût !
dégoût ! dégoût ! Qu’importe encore de nous autres rois ! »
—
« Ta vieille
maladie te reprend, dit en cet endroit le roi de gauche, le dégoût te reprend,
mon pauvre frère. Mais tu le sais bien, il y a quelqu’un qui nous
écoute. »
Aussitôt
Zarathoustra, qui avait été tout œil et toute oreille à ces discours, se leva
de sa cachette, se dirigea du côté des rois et commença :
« Celui
qui vous écoute, celui qui aime à vous écouter, vous qui êtes les rois,
celui-là s’appelle Zarathoustra.
Je suis
Zarathoustra qui a dit un jour : « Qu’importe encore des rois !
Pardonnez-moi, si je me suis réjoui lorsque vous vous êtes dit l’un à
l’autre : « Qu’importe encore de nous autres rois ! »
Mais vous
êtes ici dans mon royaume et sous ma domination : que pouvez-vous
bien chercher dans mon royaume ? Peut-être cependant avez-vous trouvé
en chemin ce que je cherche : je cherche l’homme supérieur. »
Lorsque les
rois entendirent cela, ils se frappèrent la poitrine et dirent d’un commun
accord : « Nous sommes reconnus !
Avec le
glaive de cette parole tu tranches la plus profonde obscurité de nos cœurs. Tu
as découvert notre détresse. Car voici ! nous sommes en route pour trouver
l’homme supérieur —
— l’homme
qui nous est supérieur : bien que nous soyons des rois. C’est à lui que
nous amenons cet âne. Car l’homme le plus haut doit être aussi sur la terre le
maître le plus haut.
Il n’y a pas
de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les
puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. C’est
alors que tout devient faux et monstrueux, que tout va de travers.
Et quand ils
sont les derniers même, et plutôt des animaux que des hommes : alors la
populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par
dire : « Voici, c’est moi seule qui suis la vertu ! » —
« Qu’est-ce
que je viens d’entendre ? répondit Zarathoustra ; quelle sagesse chez
des rois ! Je suis ravi, et, vraiment, déjà j’ai envie de faire un couplet
là-dessus : —
— mon
couplet ne sera peut-être pas pour les oreilles de tout le monde. Il y a
longtemps que j’ai désappris d’avoir de l’égard pour les longues oreilles.
Allons ! En avant !
(Mais à ce
moment il arriva que l’âne, lui aussi, prit la parole : il prononça
distinctement et avec mauvaise intention I-A.)
Autrefois —
je crois que c’était en l’an un —
La sibylle dit, ivre sans avoir bu de vin :
La sibylle dit, ivre sans avoir bu de vin :
« Malheur,
maintenant cela va mal !
« Déclin ! Déclin ! Jamais le monde n’est tombé si bas !
Rome s’est abaissée à la fille, à la maison publique,
Le César de Rome s’est abaissé à la bête,
Dieu lui-même s’est fait juif ! »
« Déclin ! Déclin ! Jamais le monde n’est tombé si bas !
Rome s’est abaissée à la fille, à la maison publique,
Le César de Rome s’est abaissé à la bête,
Dieu lui-même s’est fait juif ! »
2.
Les rois se
délectèrent de ce couplet de Zarathoustra ; cependant le roi de droite se
prit à dire : « Ô Zarathoustra, comme nous avons bien fait de nous
mettre en route pour te voir !
Car tes
ennemis nous ont montré ton image dans leur miroir : tu y avais la grimace
d’un démon au rire sarcastique : en sorte que nous avons eu peur de toi.
Mais
qu’importe ! Toujours à nouveau tu pénétrais dans nos oreilles et dans nos
cœurs avec tes maximes. Alors nous avons fini par dire : qu’importe le
visage qu’il a !
Il faut que
nous l’entendions, celui qui enseigne : « Vous devez aimer la
paix, comme un moyen de guerres nouvelles, et la courte paix plus que la
longue ! »
Jamais
personne n’a prononcé de paroles aussi guerrières : « Qu’est-ce qui
est bien ? Être braves voilà qui est bien. C’est la bonne guerre qui
sanctifie toute cause. »
Ô
Zarathoustra, à ces paroles le sang de nos pères s’est retourné dans nos
corps : cela a été comme la parole du printemps à de vieux tonneaux de
vin.
Quand les
glaives se croisaient, semblables à des serpents tachetés de sang, alors nos
pères se sentaient portés vers la vie ; le soleil de la paix leur semblait
flou et tiède, mais la longue paix leur faisait honte.
Comme ils
soupiraient, nos pères, lorsqu’ils voyaient au mur des glaives polis et
inutiles ! Semblables à ces glaives ils avaient soif de la guerre. Car un
glaive veut boire du sang, un glaive scintille de désir. » — —
— Tandis que
les rois parlaient et babillaient ainsi, avec feu, de la félicité de leurs
pères, Zarathoustra fut pris d’une grande envie de se moquer de leur
ardeur : car c’étaient évidemment des rois très paisibles qu’il voyait
devant lui, des rois aux visages vieux et fins. Mais il se surmonta.
« Allons ! En route ! dit-il, vous voici sur le chemin, là-haut
est la caverne de Zarathoustra ; et ce jour doit avoir une longue
soirée ! Mais maintenant un cri de détresse pressant m’appelle loin de
vous.
Ma caverne
sera honorée, si des rois y prennent place pour attendre : mais il est
vrai qu’il faudra que vous attendiez longtemps !
Eh bien !
Qu’importe ! Où apprend-on mieux à attendre aujourd’hui que dans les
cours ? Et de toutes les vertus des rois, la seule qui leur soit restée, —
ne s’appelle-t-elle pas aujourd’hui : savoir attendre ? »
Ainsi
parlait Zarathoustra.
L’ENCHANTEUR
1.
Mais en
contournant un rocher, Zarathoustra vit, non loin au-dessus de lui, sur le même
chemin, un homme qui gesticulait des membres, comme un fou furieux et qui finit
par se précipiter à terre à plat ventre. « Halte ! dit alors
Zarathoustra à son cœur, celui-là doit être l’homme supérieur, c’est de lui
qu’est venu ce sinistre cri de détresse, — je veux voir si je puis le
secourir. » Mais lorsqu’il accourut à l’endroit où l’homme était couché
par terre, il trouva un vieillard tremblant, aux yeux fixes ; et malgré
toute la peine que se donna Zarathoustra pour le redresser et le remettre sur
les jambes, ses efforts demeurèrent vains. Aussi le malheureux ne sembla-t-il
pas s’apercevoir qu’il y avait quelqu’un auprès de lui ; au contraire, il
ne cessait de regarder de ci de là en faisant des gestes touchants, comme
quelqu’un qui est abandonné et isolé du monde entier. Pourtant à la fin, après
beaucoup de tremblements, de sursauts et de reploiements sur soi-même, il
commença à se lamenter ainsi :
Qui me
réchauffe, qui m’aime encore ?
Donnez des mains chaudes !
donnez des cœurs-réchauds !
Étendu, frissonnant,
un moribond à qui l’on chauffe les pieds —
secoué, hélas ! de fièvres inconnues,
tremblant devant les glaçons aigus des frimas,
chassé par toi, pensée !
Innommable ! Voilée ! Effrayante !
chasseur derrière les nuages !
Foudroyé par toi,
œil moqueur qui me regarde dans l’obscurité :
— ainsi je suis couché,
je me courbe et je me tords, tourmenté
par tous les martyres éternels,
frappé
par toi, chasseur le plus cruel,
toi, le dieu — inconnu…
Frappe plus fort !
Frappe encore une fois !
Transperce, brise ce cœur !
Pourquoi me tourmenter
de flèches épointées ?
Que regardes-tu encore,
toi que ne fatigue point la souffrance humaine,
avec un éclair divin dans tes yeux narquois ?
Tu ne veux pas tuer,
martyriser seulement, martyriser ?
Pourquoi — me martyriser ?
Donnez des mains chaudes !
donnez des cœurs-réchauds !
Étendu, frissonnant,
un moribond à qui l’on chauffe les pieds —
secoué, hélas ! de fièvres inconnues,
tremblant devant les glaçons aigus des frimas,
chassé par toi, pensée !
Innommable ! Voilée ! Effrayante !
chasseur derrière les nuages !
Foudroyé par toi,
œil moqueur qui me regarde dans l’obscurité :
— ainsi je suis couché,
je me courbe et je me tords, tourmenté
par tous les martyres éternels,
frappé
par toi, chasseur le plus cruel,
toi, le dieu — inconnu…
Frappe plus fort !
Frappe encore une fois !
Transperce, brise ce cœur !
Pourquoi me tourmenter
de flèches épointées ?
Que regardes-tu encore,
toi que ne fatigue point la souffrance humaine,
avec un éclair divin dans tes yeux narquois ?
Tu ne veux pas tuer,
martyriser seulement, martyriser ?
Pourquoi — me martyriser ?
Dieu
narquois, inconnu ? —
Ah ! Ah !
Tu t’approches en rampant
au milieu de cette nuit ?…
Que veux-tu !
Parles !
Tu me pousses et me presses —
Ah ! tu es déjà trop près !
Tu m’entends respirer,
Tu épies mon cœur,
Jaloux que tu est !
— de quoi donc est-tu jaloux ?
Ôte-toi ! Ôte-toi !
Pourquoi cette échelle ?
Veux-tu entrer,
t’introduire dans mon cœur,
t’introduire dans mes pensées
les plus secrètes ?
Impudent ! Inconnu ! — Voleur !
Que veux-tu voler ?
Que veux-tu écouter ?
Que veux-tu extorquer,
toi qui tortures !
toi — le dieu-bourreau !
Ou bien, dois-je, pareil au chien,
me rouler devant toi ?
m’abandonnant, ivre et hors de moi,
t’offrir mon amour — en rampant !
En vain !
Frappe encore !
toi le plus cruel des aiguillons !
Ah ! Ah !
Tu t’approches en rampant
au milieu de cette nuit ?…
Que veux-tu !
Parles !
Tu me pousses et me presses —
Ah ! tu es déjà trop près !
Tu m’entends respirer,
Tu épies mon cœur,
Jaloux que tu est !
— de quoi donc est-tu jaloux ?
Ôte-toi ! Ôte-toi !
Pourquoi cette échelle ?
Veux-tu entrer,
t’introduire dans mon cœur,
t’introduire dans mes pensées
les plus secrètes ?
Impudent ! Inconnu ! — Voleur !
Que veux-tu voler ?
Que veux-tu écouter ?
Que veux-tu extorquer,
toi qui tortures !
toi — le dieu-bourreau !
Ou bien, dois-je, pareil au chien,
me rouler devant toi ?
m’abandonnant, ivre et hors de moi,
t’offrir mon amour — en rampant !
En vain !
Frappe encore !
toi le plus cruel des aiguillons !
Je ne suis
pas un chien — je ne suis que ton gibier,
toi le plus cruel des chasseurs !
ton prisonnier le plus fier,
brigand derrière les nuages…
Parle enfin,
toi qui te caches derrière les éclairs ! Inconnu ! parle !
Que veux-tu, toi qui guettes sur les chemins, que veux-tu, — de moi ?…
Comment ?
Une rançon !
Que veux-tu comme rançon ?
Demande beaucoup — ma fierté te le conseille !
et parle brièvement — c’est le conseil de mon autre fierté !
Ah ! Ah !
C’est moi — moi que tu veux ?
Moi — tout entier ?…
Ah ! Ah !
Et tu me martyrises, fou que tu es,
tu tortures ma fierté ?
Donne-moi de l’amour. — Qui me chauffe encore ?
qui m’aime encore ? —
Donne des mains chaudes,
donne des cœurs-réchauds.
donne-moi, à moi le plus solitaire,
que la glace, hélas ! la glace fait
sept fois languir après des ennemis,
après des ennemis même,
donne, oui abandonne-
toi — à moi,
toi le plus cruel ennemi ! — —
toi le plus cruel des chasseurs !
ton prisonnier le plus fier,
brigand derrière les nuages…
Parle enfin,
toi qui te caches derrière les éclairs ! Inconnu ! parle !
Que veux-tu, toi qui guettes sur les chemins, que veux-tu, — de moi ?…
Comment ?
Une rançon !
Que veux-tu comme rançon ?
Demande beaucoup — ma fierté te le conseille !
et parle brièvement — c’est le conseil de mon autre fierté !
Ah ! Ah !
C’est moi — moi que tu veux ?
Moi — tout entier ?…
Ah ! Ah !
Et tu me martyrises, fou que tu es,
tu tortures ma fierté ?
Donne-moi de l’amour. — Qui me chauffe encore ?
qui m’aime encore ? —
Donne des mains chaudes,
donne des cœurs-réchauds.
donne-moi, à moi le plus solitaire,
que la glace, hélas ! la glace fait
sept fois languir après des ennemis,
après des ennemis même,
donne, oui abandonne-
toi — à moi,
toi le plus cruel ennemi ! — —
Parti !
Il a fui lui-même,
mon seul compagnon,
mon grand ennemi,
mon inconnu,
mon dieu-bourreau !…
— Non !
Reviens !
avec tous tes supplices !
Ô reviens
au dernier de tous les solitaires !
Toutes mes larmes prennent
vers toi leur cours !
Et la dernière flamme de mon cœur —
s’éveille pour toi !
Ô, reviens,
Mon dieu inconnu ! ma douleur !
mon dernier bonheur !
Il a fui lui-même,
mon seul compagnon,
mon grand ennemi,
mon inconnu,
mon dieu-bourreau !…
— Non !
Reviens !
avec tous tes supplices !
Ô reviens
au dernier de tous les solitaires !
Toutes mes larmes prennent
vers toi leur cours !
Et la dernière flamme de mon cœur —
s’éveille pour toi !
Ô, reviens,
Mon dieu inconnu ! ma douleur !
mon dernier bonheur !
2.
— Mais en
cet endroit Zarathoustra ne put se contenir plus longtemps, il prit sa canne et
frappa de toutes ses forces sur celui qui se lamentait.
« Arrête-toi ! lui cria-t-il, avec un rire courroucé, arrête-toi,
histrion ! Faux-monnayeur ! Menteur incarné ! Je te reconnais
bien !
Je veux te
mettre le feu aux jambes, sinistre enchanteur, je sais trop bien en faire cuire
à ceux de ton espèce ! »
—
« Cesse, dit le vieillard en se levant d’un bond, ne me frappe plus, ô Zarathoustra !
Tout cela n’a été qu’un jeu !
Ces
choses-là font partie de mon art ; j’ai voulu te mettre à l’épreuve, en te
donnant cette preuve ! Et, en vérité, tu as bien pénétré mes
pensées !
Mais toi
aussi — ce n’est pas une petite preuve que tu m’as donnée de toi-même. Tu es dur,
sage Zarathoustra ! Tu frappes durement avec tes « vérités »,
ton bâton noueux me force à confesser — cette vérité ! »
— « Ne
me flatte point, répondit Zarathoustra, toujours irrité et le visage sombre,
histrion dans l’âme ! Tu es un faux-semblant : pourquoi parles-tu —
de vérité ?
Toi le paon
des paons, mer de vanité, qu’est-ce que tu jouais devant moi, sinistre
enchanteur ? En qui devais-je croire lorsque tu te lamentais
ainsi ? »
« C’est
l’expiateur de l’esprit que je représentais, répondit le vieillard :
tu as toi-même inventé ce mot jadis —
— le poète,
l’enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est
transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience.
Et avoue-le
franchement : tu as pris du temps, ô Zarathoustra, pour découvrir mes
artifices et mes mensonges ! Tu croyais à ma misère, lorsque tu me
tenais la tête des deux mains, —
— je t’ai
entendu gémir : « On l’a trop peu aimé, trop peu aimé ! »
Que je t’aie trompé jusque- là, c’est ce qui faisait intérieurement jubiler ma
méchanceté. »
« Tu
dois en avoir trompé de plus fins que moi, répondit durement Zarathoustra. Je
ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je
m’abstienne de prendre des précautions : ainsi le veut mon sort.
Mais toi —
il faut que tu trompes : je te connais assez pour le savoir !
Il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens.
Même ce que tu viens de me confesser maintenant n’était ni assez vrai, ni assez
faux pour moi !
Méchant
faux-monnayeur, comment saurais-tu faire autrement ! Tu farderais même ta
maladie, si tu te montrais nu devant ton médecin.
C’est ainsi
que tu viens de farder devant moi ton mensonge, lorsque tu disais :
« Je ne l’ai fait que par jeu ! » Il y avait aussi du sérieux
là-dedans, tu es quelque chose comme un expiateur de l’esprit !
Je te devine
bien : tu es devenu l’enchanteur de tout le monde, mais à l’égard de
toi-même il ne te reste plus ni mensonge ni ruse, — pour toi-même tu es
désenchanté !
Tu as
moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n’est plus vraie chez
toi, mais ta bouche est encore vraie : c’est-à-dire le dégoût qui colle à
ta bouche. » — —
— « Qui
es-tu donc ! s’écria en cet endroit le vieil enchanteur d’une voix hautaine.
Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des
vivants d’aujourd’hui ? » — et un regard vert fondit de ses yeux sur
Zarathoustra. Mais aussitôt il se transforma et il dit tristement :
« Ô
Zarathoustra, je suis fatigué de tout cela, mes arts me dégoûtent, je ne suis
pas grand, que sert-il de feindre ! Mais tu le sais bien — j’ai
cherché la grandeur !
Je voulais
représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j’ai convaincus :
mais ce mensonge a dépassé ma force. C’est contre lui que je me brise.
Ô
Zarathoustra, chez moi tout est mensonge ; mais que je me brise — cela est
vrai chez moi ! » —
« C’est
à ton honneur, reprit Zarathoustra, l’air sombre et le regard détourné vers le
sol, c’est à ton honneur d’avoir cherché la grandeur, mais cela te trahit
aussi. Tu n’es pas grand.
Vieil
enchanteur sinistre, ce que tu as de meilleur et de plus honnête, ce que
j’honore en toi c’est que tu te sois fatigué de toi-même et que tu te sois
écrié : « Je ne suis pas grand. »
C’est en cela
que je t’honore comme un expiateur de l’esprit : si même cela n’a été que
pour un clin d’œil, dans ce moment tu as été — vrai.
Mais,
dis-moi, que cherches-tu ici dans mes forêts et parmi mes
rochers. Et si c’est pour moi que tu t’es couché dans mon chemin, quelle
preuve voulais-tu de moi ? —
— en quoi
voulais-tu me tenter ? » —
Ainsi
parlait Zarathoustra et ses yeux étincelaient. Le vieil enchanteur fit une
pause, puis il dit : « Est-ce que je t’ai tenté ? Je ne fais que
— chercher.
Ô
Zarathoustra, je cherche quelqu’un de vrai, de droit, de simple, quelqu’un qui
soit sans feinte, un homme de toute probité, un vase de sagesse, un saint de la
connaissance, un grand homme !
Ne le
sais-tu donc pas, ô Zarathoustra ? Je cherche Zarathoustra. »
— Alors il y
eut un long silence entre les deux ; Zarathoustra, cependant, tomba dans
une profonde méditation, en sorte qu’il ferma les yeux. Puis, revenant à son
interlocuteur, il saisit la main de l’enchanteur et dit plein de politesse et
de ruse :
« Eh
bien ! Là-haut est le chemin qui mène à la caverne de Zarathoustra. C’est
dans ma caverne que tu peux chercher celui que tu désirerais trouver.
Et demande
conseil à mes animaux, mon aigle et mon serpent : ils doivent t’aider à
chercher. Ma caverne cependant est grande.
Il est vrai
que moi-même — je n’ai pas encore vu de grand homme. Pour ce qui est grand,
l’œil du plus subtil est encore trop grossier aujourd’hui. C’est le règne de la
populace.
J’en ai déjà
tant trouvé qui s’étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple
criait : « Voyez donc, voici un grand homme ! » Mais à quoi
servent tous les soufflets de forge ! Le vent finit toujours par en
sortir.
La
grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s’est trop
gonflée : alors le vent en sort. Enfoncer une pointe dans le ventre d’un
enflé, c’est ce que j’appelle un sage divertissement. Ecoutez cela, mes
enfants !
Notre
aujourd’hui appartient à la populace : qui peut encore savoir ce
qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec
succès ! Un fou tout au plus : et les fous réussissent.
Tu cherches
les grands hommes, singulier fou ! Qui donc t’a enseigné à les
chercher ? Est-ce aujourd’hui le temps opportun pour cela ? Ô
chercheur malin, pourquoi — me tentes-tu ? » — —
Ainsi
parlait Zarathoustra, le cœur consolé, et, en riant, il continua son chemin.
LE PLUS LAID DES HOMMES
— Et de
nouveau Zarathoustra erra par les monts et les forêts et ses yeux cherchaient
sans cesse, mais nulle part ne se montrait celui qu’il voulait voir, le
désespéré à qui la grande douleur arrachait ces cris de détresse. Tout le long
de la route cependant, il jubilait dans son cœur et était plein de
reconnaissance. « Que de bonnes choses m’a données cette journée,
disait-il, pour me dédommager de l’avoir si mal commencée ! Quels singuliers
interlocuteurs j’ai trouvés !
Je vais à
présent remâcher longtemps leurs paroles, comme si elles étaient de bons
grains ; ma dent les broiera, les moudra et les remoudra sans cesse,
jusqu’à ce qu’elles coulent comme du lait en l’âme ! » —
Mais à un
tournant de route que dominait un rocher, soudain le paysage changea, et
Zarathoustra entra dans le royaume de la mort. Là se dressaient de noirs et de
rouges récifs : et il n’y avait ni herbe, ni arbre, ni chant d’oiseau. Car
c’était une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes fauves ;
seule une espèce de gros serpents verts, horrible à voir, venait y mourir
lorsqu’elle devenait vieille. C’est pourquoi les pâtres appelaient cette
vallée : Mort-des-Serpents.
Zarathoustra,
cependant, s’enfonça en de noirs souvenirs, car il lui semblait s’être déjà
trouvé dans cette vallée. Et un lourd accablement s’appesantit sur son
esprit : en sorte qu’il se mit à marcher lentement et toujours plus
lentement, jusqu’à ce qu’il finît par s’arrêter. Mais alors, comme il ouvrait
les yeux, il vit quelque chose qui était assis au bord du chemin, quelque chose
qui avait figure humaine et qui pourtant n’avait presque rien d’humain —
quelque chose d’innommable. Et tout d’un coup Zarathoustra fut saisi d’une
grande honte d’avoir vu de ses yeux pareille chose : rougissant jusqu’à la
racine de ses cheveux blancs, il détourna son regard, et déjà se remettait en
marche, afin de quitter cet endroit néfaste. Mais soudain un son s’éleva dans
le morne désert : du sol il monta une sorte de glouglou et un
gargouillement, comme quand l’eau gargouille et fait glouglou la nuit dans une
conduite bouchée ; et ce bruit finit par devenir une voix humaine et une
parole humaine : — cette voix disait :
« Zarathoustra,
Zarathoustra ! Devine mon énigme ! Parle, parle ! Quelle est la vengeance
contre le témoin ?
Arrête et
reviens en arrière, là il y a du verglas ! Prends garde, prends garde que
ton orgueil ne se casse les jambes ici !
Tu te crois
sage, ô fier Zarathoustra ! Devine donc l’énigme, toi qui brises les noix
les plus dures, — devine l’énigme que je suis ! Parle donc : qui
suis-je ? »
— Mais
lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, — que pensez-vous qu’il se passa
en son âme ? Il fut pris de compassion ; et il s’affaissa tout
d’un coup comme un chêne qui, ayant longtemps résisté à la cognée des
bûcherons, — s’affaisse soudain lourdement, effrayant ceux-là même qui
voulaient l’abattre. Mais déjà il s’était relevé de terre et son visage se
faisait dur.
« Je te
reconnais bien, dit-il d’une voix d’airain : tu es le meurtrier de Dieu.
Laisse-moi m’en aller.
Tu n’as pas supporté
celui qui te voyait, — qui te voyait constamment, dans toute ton
horreur, toi, le plus laid des hommes ! Tu t’es vengé de ce
témoin ! »
Ainsi
parlait Zarathoustra et il se disposait à passer son chemin : mais l’être
innommable saisit un pan de son vêtement et commença à gargouiller de nouveau
et à chercher ses mots. « Reste ! » dit-il enfin —
—
« Reste ! Ne passe pas ton chemin ! J’ai deviné quelle était la
cognée qui t’a abattu, sois loué, ô Zarathoustra de ce que tu es de nouveau
debout !
Tu as
deviné, je le sais bien, ce que ressent en son âme celui qui a tué Dieu, — le
meurtrier de Dieu : Reste ! Assieds-toi là auprès de moi, ce ne sera
pas en vain.
Vers qui
irais-je si ce n’est vers toi ? Reste, assieds-toi. Mais ne me regarde
pas ! Honore ainsi — ma laideur !
Ils me
persécutent : maintenant tu es mon suprême refuge. Non
qu’ils me poursuivent de leur haine ou de leurs gendarmes : — oh ! je
me moquerais de pareilles persécutions, j’en serais fier et joyeux !
Les plus
beaux succès ne furent-ils pas jusqu’ici pour ceux qui furent le mieux
persécutés ? Et celui qui poursuit bien apprend aisément à suivre :
— aussi bien n’est-il pas déjà — par derrière ! Mais c’est leur compassion
—
— c’est leur
compassion que je fuis et c’est contre elle que je cherche un refuge chez toi.
Ô Zarathoustra, protège-moi, toi mon suprême refuge, toi le seul qui m’aies
deviné :
— tu as
deviné ce que ressent en son âme celui qui a tué Dieu. Reste ! Et si tu
veux t’en aller, voyageur impatient : ne prends pas le chemin par lequel
je suis venu. Ce chemin est mauvais.
M’en veux-tu
de ce que, depuis trop longtemps, j’écorche ainsi mes mots ? De ce que
déjà je te donne des conseils ? Mais sache-le, c’est moi, le plus laid des
hommes,
— celui qui
a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où moi j’ai
passé, le chemin est mauvais. Je défonce et je détruis tous les chemins.
Mais j’ai
bien vu que tu voulais passer en silence près de moi, et j’ai vu ta
rougeur : c’est par là que j’ai reconnu que tu étais Zarathoustra.
Tout autre
m’eût jeté son aumône, sa compassion, du regard et de la parole. Mais pour
accepter l’aumône je ne suis pas assez mendiant, tu l’as deviné.
Je suis trop
riche, riche en choses grandes et formidables, les plus laides et les
plus innommables ! Ta honte, ô Zarathoustra, m’a fait honneur !
À grand
peine j’ai échappé à la cohue des miséricordieux, afin de trouver le seul qui,
entre tous, enseigne aujourd’hui que « la compassion est importune »
— toi, ô Zarathoustra !
— que ce
soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la compassion est une
offense à la pudeur. Et le refus d’aider peut être plus noble que cette vertu
trop empressée à secourir.
Mais c’est
cette vertu que les petites gens tiennent aujourd’hui pour la vertu par
excellence, la compassion : ceux-ci n’ont point de respect de la grande
infortune, de la grande laideur, de la grande difformité.
Mon regard
passe au-dessus de tous ceux-là, comme le regard du chien domine les dos des
grouillants troupeaux de brebis. Ce sont des êtres petits, gris et laineux,
pleins de bonne volonté et d’esprit moutonnier.
Comme un
héron qui, la tête rejetée en arrière, fait planer avec mépris son regard sur
de plats marécages : ainsi je jette un coup d’œil dédaigneux sur le gris
fourmillement des petites vagues, des petites volontés et des petites âmes.
Trop
longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : et c’est ainsi
que l’on a fini par leur donner la puissance — maintenant ils enseignent :
« Rien n’est bon que ce que les petites gens appellent bon. »
Et ce que
l’on nomme aujourd’hui « vérité », c’est ce qu’enseigne ce
prédicateur qui sortait lui-même de leurs rangs, ce saint bizarre, cet avocat
des petites gens qui témoignait de lui-même « je — suis la vérité ».
C’est ce
présomptueux qui est cause que depuis longtemps déjà les petites gens se
dressent sur leurs ergots — lui qui, en enseignant « je suis la
vérité », a enseigné une lourde erreur.
Fit-on
jamais réponse plus courtoise à pareil présomptueux ? Cependant, ô
Zarathoustra, tu passas devant lui en disant : « Non !
Non ! Trois fois non ! »
Tu as mis
les hommes en garde contre son erreur, tu fus le premier à mettre en garde
contre la pitié — parlant non pas pour tout le monde ni pour personne, mais
pour toi et ton espèce.
Tu as honte
de la honte des grandes souffrances ; et, en vérité, quand tu dis :
« C’est de la compassion que s’élève un grand nuage, prenez garde, ô
humains ! »
— quand tu
enseignes : « Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est
supérieur à sa pitié » : ô Zarathoustra, comme tu me sembles bien
connaître les signes du temps !
Mais
toi-même — garde-toi de ta propre pitié ! Car il y en a beaucoup
qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui se noient et qui gèlent. —
Je te mets
aussi en garde contre moi-même. Tu as deviné ma meilleure et ma pire énigme, —
qui j’étais et ce que j’ai fait. Je connais la cognée qui peut t’abattre.
Cependant —
il fallut qu’il mourût : il voyait avec des yeux qui voyaient tout,
— il voyait les profondeurs et les abîmes de l’homme, toutes ses hontes et ses
laideurs cachées.
Sa pitié ne
connaissait pas de pudeur : il fouillait les replis les plus immondes de
mon être. Il fallut que mourût ce curieux, entre tous les curieux, cet
indiscret, ce miséricordieux.
Il me voyait
sans cesse moi ; il fallut me venger d’un pareil témoin — si non
cesser de vivre moi-même.
Le Dieu qui
voyait tout, même l’homme : ce Dieu devait mourir ! L’homme ne
supporte pas qu’un pareil témoin vive. »
Ainsi
parlait le plus laid des hommes. Mais Zarathoustra se leva et s’apprêtait à
partir : car il était glacé jusque dans les entrailles.
« Être
innommable, dit-il, tu m’as détourné de suivre ton chemin. Pour te récompenser,
je te recommande le mien. Regarde, c’est là-haut qu’est la caverne de
Zarathoustra.
Ma caverne
est grande et profonde et elle a beaucoup de recoins ; le plus caché y
trouve sa cachette. Et près de là il y a cent crevasses et cent réduits pour
les animaux qui rampent, qui voltigent et qui sautent.
Ô banni qui
t’es bannis toi-même, tu ne veux plus vivre au milieu des hommes et de la pitié
des hommes ? Eh bien ! fais comme moi ! Ainsi tu apprendras
aussi de moi ; seul celui qui agit apprend.
Commence
tout d’abord par t’entretenir avec mes animaux ! L’animal le plus fier et
l’animal le plus rusé — qu’ils soient pour nous deux les véritables
conseillers ! » —
Ainsi
parlait Zarathoustra et il continua son chemin, plus pensif qu’auparavant et
plus lentement, car il se demandait beaucoup de choses et ne trouvait pas
aisément de réponses.
« Comme
l’homme est misérable ! pensait-il en son cœur, comme il est laid, gonflé
de fiel et plein de honte cachée !
On me dit
que l’homme s’aime soi-même : Hélas, combien doit être grand cet amour de
soi ! Combien de mépris n’a-t-il pas à vaincre !
Celui-là
aussi s’aimait en se méprisant, — il est pour moi un grand amoureux et un grand
mépriseur.
Je n’ai
jamais rencontré personne qui se méprisât plus profondément : cela
aussi est de la hauteur. Hélas ! celui-là était-il peut-être
l’homme supérieur, dont j’ai entendu le cri de détresse ?
J’aime les
hommes du grand mépris. L’homme cependant est quelque chose qui doit être
surmonté. » ——
LA SALUTATION
Il était
déjà très tard dans l’après-midi, lorsque Zarathoustra, après de longues
recherches infructueuses et de vaines courses, revint à sa caverne. Mais
lorsqu’il se trouva en face d’elle, à peine éloigné de vingt pas, il arriva ce
à quoi il s’attendait le moins à ce moment : il entendit de nouveau le
grand cri de détresse. Et, chose étrange ! à ce moment le cri
venait de sa propre caverne. Mais c’était un long cri, singulier et multiple,
et Zarathoustra distinguait parfaitement qu’il se composait de beaucoup de
voix : quoique, à distance, il ressemblât au cri d’une seule bouche.
Alors
Zarathoustra s’élança vers sa caverne et quel ne fut pas le spectacle qui
l’attendait après ce concert ! Car ils étaient tous assis les uns près des
autres, ceux auprès desquels il avait passé dans la journée : le roi de
droite et le roi de gauche, le vieil enchanteur, le pape, le mendiant
volontaire, l’ombre, le consciencieux de l’esprit, le triste devin et
l’âne ; le plus laid des hommes cependant s’était mis une couronne sur la
tête et avait ceint deux écharpes de pourpre, — car il aimait à se déguiser et
à faire le beau, comme tous ceux qui sont laids. Mais au milieu de cette triste
compagnie, l’aigle de Zarathoustra était debout, inquiet et les plumes
hérissées, car il devait répondre à trop de choses auxquelles sa fierté n’avait
pas de réponse ; et le serpent rusé s’était enlacé autour de son cou.
C’est avec
un grand étonnement que Zarathoustra regarda tout cela ; puis il dévisagea
l’un après l’autre chacun de ses hôtes, avec une curiosité bienveillante,
lisant dans leurs âmes et s’étonnant derechef. Pendant ce temps, ceux qui
étaient réunis s’étaient levés de leur siège, et ils attendaient avec respect
que Zarathoustra prît la parole. Zarathoustra cependant parla ainsi :
« Vous
qui désespérez, hommes singuliers ! C’est donc votre cri de détresse que
j’ai entendu ? Et maintenant je sais aussi où il faut chercher celui que
j’ai cherché en vain aujourd’hui : l’homme supérieur : — il
est assis dans ma propre caverne, l’homme supérieur ! Mais pourquoi
m’étonnerais-je ! N’est-ce pas moi-même qui l’ai attiré vers moi par des
offrandes de miel et par la maligne tentation de mon bonheur ?
Il me semble
pourtant que vous vous entendez très mal, vos cœurs se rendent moroses les uns
les autres lorsque vous vous trouvez réunis ici, vous qui poussez des cris de
détresse ? Il fallut d’abord qu’il vînt quelqu’un, —
— quelqu’un
qui vous fît rire de nouveau, un bon jocrisse joyeux, un danseur, un ouragan,
une girouette étourdie, quelque vieux fou : — que vous en semble ?
Pardonnez-moi
donc, vous qui désespérez, que je parle devant vous avec des paroles aussi
puériles, indignes, en vérité, de pareils hôtes ! Mais vous ne devinez pas
ce qui rend mon cœur pétulant : —
— c’est
vous-mêmes et le spectacle que vous m’offrez, pardonnez-moi ! Car en
regardant un désespéré chacun reprend courage. Pour consoler un désespéré —
chacun se croit assez fort.
C’est à
moi-même que vous avez donné cette force, — un don précieux, ô mes hôtes
illustres ! Un véritable présent d’hôtes ! Eh bien, ne soyez pas
fâchés si je vous offre aussi de ce qui m’appartient.
Ceci est mon
royaume et mon domaine : mais je vous l’offre pour ce soir et cette nuit.
Que mes animaux vous servent : que ma caverne soit votre lieu de
repos !
Hébergés par
moi, aucun de vous ne doit s’adonner au désespoir, dans mon district je protège
chacun contre ses bêtes sauvages. Sécurité : c’est là la première chose
que je vous offre !
La seconde
cependant, c’est mon petit doigt. Et si vous avez mon petit doigt, vous
prendrez bientôt la main tout entière. Eh bien ! je vous donne mon cœur en
même temps ! Soyez les bien-venus ici, salut à vous, mes
hôtes ! »
Ainsi
parlait Zarathoustra et il riait d’amour et de méchanceté. Après cette
salutation ses hôtes s’inclinèrent de nouveau, silencieusement et pleins de
respect ; mais le roi de droite lui répondit au nom de tous.
« À la
façon dont tu nous as présenté ta main et ton salut, ô Zarathoustra, nous
reconnaissons que tu es Zarathoustra. Tu t’es abaissé devant nous ; un peu
plus tu aurais blessé notre respect — :
— mais qui donc
saurait comme toi s’abaisser avec une telle fierté ? Ceci nous
redresse nous-mêmes, réconfortant nos yeux et nos cœurs.
Rien que
pour en être spectateurs nous monterions volontiers sur des montagnes plus
hautes que celle-ci. Car nous sommes venus, avides de spectacle, nous voulions
voir ce qui rend clair des yeux troubles.
Et voici,
déjà c’en est fini de tous nos cris de détresse. Déjà nos sens et nos cœurs
s’épanouissent pleins de ravissement. Il ne s’en faudrait pas de beaucoup que
notre courage ne se mette en rage.
Il n’y a
rien de plus réjouissant sur la terre, ô Zarathoustra, qu’une volonté haute et
forte. Une volonté haute et forte est la plus belle plante de la terre. Un
paysage tout entier est réconforté par un pareil arbre.
Je le
compare à un pin, ô Zarathoustra, celui qui grandit comme toi : élancé,
silencieux, dur, solitaire, fait du meilleur bois et du bois le plus flexible,
superbe, —
— voulant
enfin, avec des branches fortes et vertes, toucher à sa propre
domination, posant de fortes questions aux vents et aux tempêtes et à tout ce
qui est familier des hauteurs,
— répondant
plus fortement encore, ordonnateur, victorieux : ah ! qui ne
monterait pas sur les hauteurs pour contempler de pareilles plantes ?
Tout ce qui
est sombre et manqué se réconforte à la vue de ton arbre, ô Zarathoustra, ton
aspect rassure l’instable et guérit le cœur de l’instable.
Et en
vérité, beaucoup de regards se dirigent aujourd’hui vers ta montagne et ton
arbre ; un grand désir s’est mis en route et il y en a beaucoup qui se
sont pris à demander : qui est Zarathoustra ?
Et tous ceux
à qui tu as jamais distillé dans l’oreille ton miel et ta chanson : tous
ceux qui sont cachés, solitaires et solitaires à deux, ils ont tout à coup dit
à leur cœur :
« Zarathoustra
vit-il encore ? Il ne vaut plus la peine de vivre. Tout est égal, tout en
vain : à moins que — nous ne vivions avec Zarathoustra ! »
« Pourquoi
ne vient-il pas, celui qui s’est annoncé si longtemps ? ainsi demandent
beaucoup de gens ; la solitude l’a-t-elle dévoré ? Ou bien est-ce
nous qui devons venir auprès de lui ? »
Il arrive
maintenant que la solitude elle-même s’attendrisse et se brise, semblable à une
tombe qui s’ouvre et qui ne peut plus tenir ses morts. Partout on voit des
ressuscités.
Maintenant,
les vagues montent et montent autour de ta montagne, ô Zarathoustra. Et malgré
l’élévation de ta hauteur, il faut que beaucoup montent auprès de toi ; ta
barque ne doit plus rester longtemps à l’abri.
Et que nous
nous soyons venus vers ta caverne, nous autres hommes qui désespérions et qui
déjà ne désespérons plus : ce n’est qu’un signe et un présage qu’il y en a
de meilleurs que nous en route, —
— car il est
lui-même en route vers toi, le dernier reste de Dieu parmi les hommes ;
c’est-à-dire : tous les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la
grande satiété, —
— tous ceux
qui ne veulent vivre sans qu’ils puissent de nouveau apprendre à espérer
— apprendre de toi, ô Zarathoustra, le grand espoir ! »
Ainsi
parlait le roi de droite en saisissant la main de Zarathoustra pour
l’embrasser ; mais Zarathoustra se défendit de sa vénération et se recula
effrayé, silencieux, et fuyant soudain comme dans le lointain. Mais, après peu
d’instants, il fut de nouveau de retour auprès de ses hôtes et, les regardant
avec des yeux clairs et scrutateurs, il dit :
« Hommes
supérieurs, vous qui êtes mes hôtes, je vais vous parler allemand et
clairement. Ce n’est pas vous que j’attendais dans ces montagnes. »
(« Allemand
et clairement ? » Que Dieu ait pitié ! dit alors à part lui le
roi de gauche ; on voit qu’il ne connaît pas ces bons Allemands, ce sage
d’Orient !
Mais il veut
dire « allemand et grossièrement » — eh bien ! Ce n’est pas là
ce qu’il y a de plus mauvais aujourd’hui ! »)
« Il se
peut que vous soyez tous, les uns comme les autres, des hommes supérieurs,
continua Zarathoustra : pour moi cependant — vous n’êtes ni assez grands
ni assez forts.
Pour moi, je
veux dire : pour la volonté inexorable qui se tait en moi, qui se tait,
mais qui ne se taira pas toujours. Et si vous êtes miens, vous n’êtes cependant
point mon bras droit.
Car celui
qui comme vous marche sur des jambes malades et frêles, veut avant tout être ménagé,
qu’il le sache ou qu’il se le cache.
Mais moi je
ne ménage pas mes bras et mes jambes, je ne ménage pas mes guerriers :
comment pourriez-vous être bons pour faire ma guerre ?
Avec vous je
gâcherais même mes victoires. Et plus d’un parmi vous tomberait à la renverse
au seul roulement de mes tambours.
Aussi bien
n’êtes-vous pas assez beaux à mon gré, ni d’assez bonne race. J’ai besoin de
miroirs purs et lisses pour recevoir ma doctrine ; reflétée par votre
surface, ma propre image serait déformée.
Sur vos
épaules pèsent maint fardeau, maint souvenir : et maint kobold méchant se
tapit en vos recoins. En vous aussi il y a encore de la populace cachée. Bien
que bons et de bonne race, vous êtes tors et difformes à maints égards, et il
n’est pas de forgeron au monde qui pût vous rajuster et vous redresser.
Vous n’êtes
que des ponts : puissent de meilleurs que vous passer de l’autre
côté ! Vous représentez des degrés : ne vous irritez donc pas contre
celui qui vous franchit pour escalader sa hauteur !
Il se peut
que, de votre semence, il naisse un jour, pour moi, un fils véritable, un
héritier parfait : mais ce temps est lointain. Vous n’êtes point ceux à
qui appartiennent mon nom et mes biens de ce monde.
Ce n’est pas
vous que j’attends ici dans ces montagnes, ce n’est pas avec vous que je
descendrai vers les hommes une dernière fois. Vous n’êtes que des
avant-coureurs, venus vers moi pour m’annoncer que d’autres, de plus grands,
sont en route vers moi, —
— non point
les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la grande satiété, ni ce que
vous avez appelé « ce qui reste de Dieu sur la terre ».
— Non,
non ! Trois fois non ! J’en attends d’autres ici sur ces
montagnes et je ne veux point, sans eux, porter mes pas loin d’ici,
— d’autres
qui seront plus grands, plus forts, plus victorieux, des hommes plus joyeux,
bâtis d’aplomb et carrés de la tête à la base : il faut qu’ils viennent, les
lions rieurs !
Ô mes hôtes,
hommes singuliers, — n’avez-vous pas encore entendu parler de mes
enfants ? et dire qu’ils sont en route pour venir vers moi ?
Parlez-moi
donc de mes jardins, de mes Îles Bienheureuses, de ma belle et nouvelle espèce,
— pourquoi ne m’en parlez-vous pas ?
J’implore
votre amour de récompenser mon hospitalité en me parlant de mes enfants. C’est
pour eux que je me suis fait riche, c’est pour eux que je me suis
appauvri : que n’ai-je pas donné, — que ne donnerais-je pour avoir une
chose : ces enfants, ces plantations vivantes, ces
arbres de la vie de mon plus haut espoir ! »
Ainsi
parlait Zarathoustra et il s’arrêta soudain dans son discours : car il fut
surpris par son désir, et il ferma les yeux et la bouche, tant était grand le
mouvement de son cœur. Et tous ses hôtes, eux aussi, se turent, immobiles et
accablés : si ce n’est que le vieux devin se mit à gesticuler des bras.
DE L’HOMME SUPÉRIEUR
1.
Lorsque je
vins pour la première fois parmi les hommes, je fis la folie du solitaire, la
grande folie : je me mis sur la place publique.
Et comme je
parlais à tous, je ne parlais à personne. Mais le soir des danseurs de corde et
des cadavres étaient mes compagnons ; et j’étais moi-même presque un
cadavre.
Mais, avec
le nouveau matin, une nouvelle vérité vint vers moi : alors j’appris à
dire : « Que m’importe la place publique et la populace, le bruit de
la populace et les longues oreilles de la populace ! »
Hommes
supérieurs, apprenez de moi ceci : sur la place publique personne ne croit
à l’homme supérieur. Et si vous voulez parler sur la place publique, à votre
guise ! Mais la populace cligne de l’œil : « Nous sommes tous
égaux. »
« Hommes
supérieurs, — ainsi cligne de l’œil la populace, — il n’y pas d’hommes
supérieurs, nous sommes tous égaux, un homme vaut un homme, devant Dieu — nous
sommes tous égaux ! »
Devant
Dieu ! — Mais maintenant ce Dieu est mort. Devant la populace, cependant,
nous ne voulons pas être égaux. Hommes supérieurs, éloignez-vous de la place
publique !
2.
Devant
Dieu ! — Mais maintenant ce Dieu est mort ! Hommes supérieurs, ce
Dieu a été votre plus grand danger.
Vous n’êtes
ressuscité que depuis qu’il gît dans la tombe. Ce n’est que maintenant que
revient le grand midi, maintenant l’homme supérieur devient — maître !
Avez-vous
compris cette parole, ô mes frères ? Vous êtes effrayés : votre cœur
est-il pris de vertige ? L’abîme s’ouvre-t-il ici pour vous ? Le
chien de l’enfer aboie-t-il contre vous ?
Eh
bien ! Allons ! Hommes supérieurs ! Maintenant seulement la
montagne de l’avenir humain va enfanter. Dieu est mort : maintenant nous
voulons — que le Surhumain vive.
3.
Les plus
soucieux demandent aujourd’hui : Comment l’homme se
conserve-t-il ? » Mais Zarathoustra demande, ce qu’il est le seul et
le premier à demander : « Comment l’homme sera-t-il surmonté ? »
Le Surhumain
me tient au cœur, c’est lui qui est pour moi la chose unique, — et non
point l’homme : non pas le prochain, non pas le plus pauvre, non pas
le plus affligé, non pas le meilleur. —
Ô mes frères,
ce que je puis aimer en l’homme, c’est qu’il est une transition et un déclin.
Et, en vous aussi, il y a beaucoup de choses qui me font aimer et espérer.
Vous avez
méprisé, ô hommes supérieurs, c’est ce qui me fait espérer. Car les grands
méprisants sont aussi les grands vénérateurs.
Vous avez
désespéré, c’est ce qu’il y a lieu d’honorer en vous. Car vous n’avez pas
appris comment vous pourriez vous rendre, vous n’avez pas appris les petites
prudences.
Aujourd’hui
les petites gens sont devenus les maîtres, ils prêchent tous la résignation, et
la modestie, et la prudence, et l’application, et les égards et le long
ainsi-de-suite des petites vertus.
Ce qui
ressemble à la femme et au valet, ce qui est de leur race, et surtout le micmac
populacier : cela veut maintenant devenir maître de toutes les
destinées humaines — ô dégoût ! dégoût ! dégoût !
Cela demande et redemande, et n’est pas
fatigué de demander : « Comment l’homme se conserve-t-il le mieux, le
plus longtemps, le plus agréablement ? » C’est ainsi — qu’ils sont
les maîtres d’aujourd’hui.
Ces maîtres
d’aujourd’hui, surmontez-les-moi, ô mes frères, — ces petites gens : c’est
eux qui sont le plus grand danger du Surhumain !
Surmontez-moi,
hommes supérieurs, les petites vertus, les petites prudences, les égards pour
les grains de sable, le fourmillement des fourmis, le misérable contentement de
soi, le « bonheur du plus grand nombre » — !
Et
désespérez plutôt que de vous rendre. Et, en vérité, je vous aime, parce que
vous ne savez pas vivre aujourd’hui, ô hommes supérieurs ! Car c’est ainsi
que vous vivez — le mieux !
4.
Avez-vous du
courage, ô mes frères ? Étes-vous résolus ? Non pas du courage
devant des témoins, mais du courage de solitaires, le courage des aigles dont
aucun dieu n’est plus spectateur ?
Les âmes
froides, les mulets, les aveugles, les hommes ivres n’ont pas ce que j’appelle
du cœur. Celui-là a du cœur qui connaît la peur, mais qui contraint la
peur ; celui qui voit l’abîme, mais avec fierté.
Celui qui
voit l’abîme, mais avec des yeux d’aigle, — celui qui saisit l’abîme
avec des serres d’aigle : celui-là a du courage.— —
5.
« L’homme
est méchant » — ainsi parlaient pour ma consolation tous les plus sages.
Hélas ! si c’était encore vrai aujourd’hui ! Car le mal est la
meilleure force de l’homme.
« L’homme
doit devenir meilleur et plus méchant » — c’est ce que j’enseigne, moi.
Le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien du Surhumain.
Cela pouvait
être bon pour ce prédicateur des petites gens de souffrir et de porter les péchés
des hommes. Mais moi, je me réjouis du grand péché comme de ma grande consolation.
—
Ces sortes
de choses cependant ne sont point dites pour les longues oreilles : toute
parole ne convient point à toute gueule. Ce sont là des choses subtiles et
lointaines : les pattes de moutons ne doivent pas les saisir !
6.
Vous, les
hommes supérieurs, croyez-vous que je sois là pour refaire bien ce que vous
avez mal fait ?
Ou bien que
je veuille dorénavant vous coucher plus commodément, vous qui souffrez ?
Ou vous montrer, à vous qui êtes errants, égarés et perdus dans la montagne,
des sentiers plus faciles ?
Non !
Non ! Trois fois non ! Il faut qu’il en périsse toujours plus et
toujours des meilleurs de votre espèce, — car il faut que votre destinée soit
de plus en plus mauvaise et de plus en plus dure. Car c’est ainsi seulement —
— ainsi
seulement que l’homme grandit vers la hauteur, là où la foudre le frappe et le
brise : assez haut pour la foudre !
Mon esprit
et mon désir sont portés vers le petit nombre, vers les choses longues et
lointaine : que m’importerait votre misère, petite, commune et
brève !
Pour moi
vous ne souffrez pas encore assez ! Car c’est de vous que vous souffrez,
vous n’avez pas encore souffert de l’homme. Vous mentiriez si vous
disiez le contraire ! Vous tous, vous ne souffrez pas de ce que j’ai
souffert. — —
7.
Il ne me
suffit pas que la foudre ne nuise plus. Je ne veux point la faire dévier, je
veux qu’elle apprenne à travailler — pour moi — Ma sagesse s’amasse
depuis longtemps comme un nuage, elle devient toujours plus tranquille et plus
sombre. Ainsi fait toute sagesse qui doit un jour engendrer la foudre. —
Pour ces
hommes d’aujourd’hui je ne veux ni être lumière, ni être appelé lumière.
Ceux-là — je veux les aveugler. Foudre de ma sagesse ! crève-leur
les yeux !
8.
Ne veuillez
rien au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez eux qui
veulent au-dessus de leurs forces.
Surtout
lorsqu’ils veulent de grandes choses ! car ils éveillent la méfiance des
grandes choses, ces subtils faux-monnayeurs, ces comédiens : —
— jusqu’à ce
qu’enfin ils soient faux devant eux-mêmes, avec les yeux louches, bois
vermoulus et revernis, attifés de grand mots et de vertus d’apparat, par un
clinquant de fausses œuvres.
Soyez pleins
de précautions à leur égard, ô hommes supérieurs ! Rien n'est pour moi
plus précieux et plus rare aujourd’hui que la probité.
Cet
aujourd’hui n’appartient-il pas à la populace ? La populace cependant ne
sait pas ce qui est grand, ce qui est petit, ce qui est droit et honnête :
elle est innocemment tortueuse, elle ment toujours.
9.
Ayez
aujourd’hui une bonne méfiance, hommes supérieurs ! hommes
courageux ! hommes francs ! Et tenez secrètes vos raisons. Car cet
aujourd’hui appartient à la populace.
Ce que la
populace n’a pas appris à croire sans raison, qui pourrait le renverser auprès
d’elle par des raisons ?
Sur la place
publique on persuade par des gestes. Mais les raisons rendent la populace
méfiante.
Et si la
vérité a une fois remporté la victoire là-bas, demandez-vous alors avec une
bonne méfiance : « Quelle grande erreur a combattu pour
elle ? »
Gardez-vous
aussi des savants ! Ils vous haïssent, car ils sont stériles ! Ils
ont des yeux froids et secs, devant eux tout oiseau est déplumé.
Ceux-ci se
vantent de ne pas mentir : mais l’incapacité de mentir est encore bien
loin de l’amour de la vérité. Gardez-vous !
L’absence de
fièvre est bien loin d’être de la connaissance ! Je ne crois pas aux
esprits réfrigérés. Celui qui ne sait pas mentir, ne sait pas ce que c’est que
la vérité.
10.
Si vous
voulez monter haut, servez-vous de vos propres jambes ! Ne vous faites pas
porter en haut, ne vous asseyez pas sur le dos et la tête
d’autrui !
Mais toi, tu
es monté à cheval ! Galopes-tu maintenant, avec une bonne allure vers ton
but ? Eh bien, mon ami ! mais ton pied boiteux est aussi à
cheval !
Quand tu
seras arrivé à ton but, quand tu sauteras de ton cheval : c’est
précisément sur ta ' hauteur, homme supérieur, — que tu
trébucheras !
11.
Vous qui
créez, hommes supérieurs ! Une femme n’est enceinte que son propre enfant.
Ne vous
laissez point induire en erreur ! Qui donc est votre
prochain ? Et agissez-vous aussi « pour le prochain », — vous ne
créez pourtant pas pour lui !
Désapprenez
donc ce « pour », vous qui créez : votre vertu précisément veut
que vous ne fassiez nulle chose avec « pour », et « à cause
de », et « parce que ». Il faut que vous vous bouchiez les
oreilles contre ces petits mots faux.
Le
« pour le prochain » n’est que la vertu des petites gens : chez
eux on dit « égal et égal » et « une main lave
l’autre » : — ils n’ont ni le droit, ni la force de votre
égoïsme !
Dans votre
égoïsme, vous qui créez, il y a la prévoyance et la précaution de la femme
enceinte ! Ce que personne n’a encore vu des yeux, le fruit : c’est
le fruit que protège, et conserve, et nourrit tout votre amour.
Là où il y a
votre amour, chez votre enfant, là aussi il y a toute votre vertu ! Votre
œuvre, votre volonté, c’est là votre « prochain » : ne
vous laissez pas induire à de fausses valeurs !
12.
Vous qui
créez, hommes supérieurs ! Quiconque doit enfanter est malade ; mais
celui qui a enfanté est impur.
Demandez aux
femmes : on n’enfante pas parce que cela fait plaisir. La douleur fait
caqueter les poules et les poètes.
Vous qui
créez, il y a en vous beaucoup d’impuretés. Car il vous fallut être mères.
Un nouvel
enfant : ô combien de nouvelles impuretés sont venues au monde !
Écartez-vous ! Celui qui a enfanté doit laver son âme !
13.
Ne soyez pas
vertueux au delà de vos forces ! Et n’exigez de vous-mêmes rien qui soit
invraisemblable.
Marchez sur
les traces où déjà la vertu de vos pères a marché. Comment voudriez-vous monter
haut, si la volonté de vos pères ne montait pas avec vous ?
Mais celui
qui veut être le premier, qu’il prenne bien garde à ne pas être le
dernier ! Et là où sont les vices de vos pères, vous ne devez pas mettre
de la sainteté !
Que
serait-ce si celui-là exigeait de lui la chasteté, celui dont les pères
fréquentèrent les femmes et aimèrent les vins forts et la chair du sanglier ?
Ce serait
une folie ! Cela me semble beaucoup pour un pareil homme, s’il n’est
l’homme que d’une seule femme, ou de deux, ou de trois.
Et s’il
fondait des couvents et s’il écrivait au-dessus de la porte : « Ce
chemin conduit à la sainteté », — je dirais quand même : À quoi
bon ! c’est une nouvelle folie !
Il s’est
fondé à son propre usage une maison de correction et un refuge : que bien
lui en prenne ! Mais je n’y crois pas.
Dans la
solitude grandit ce que chacun y apporte, même la bête intérieure. Aussi
faut-il dissuader beaucoup de gens de la solitude.
Y a-t-il eu
jusqu’à présent sur la terre quelque chose de plus impur qu’un saint du
désert ? Autour de pareils êtres le diable n’était pas seul à être
déchaîné, — mais aussi le cochon.
14.
Timide,
honteux, maladroit, semblable à un tigre qui a manqué son bond : c’est
ainsi, ô hommes supérieurs, que je vous ai souvent vus vous glisser à part.
Vous aviez manqué un coup de dé.
Mais que
vous importe, à vous autres joueurs de dés ! Vous n’avez pas appris à
jouer et à narguer comme il faut jouer et narguer ! Ne sommes-nous pas
toujours assis à une grande table de moquerie et de jeu ?
Et parce que
vous avez manqué de grandes choses, est-ce une raison pour que vous soyez
vous-mêmes — manqués ? Et si vous êtes vous-mêmes manqués, est-ce une
raison pour que — l’homme soit manqué ? Mais si l’homme est manqué :
eh bien ! allons !
15.
Plus une
chose est élevée dans son genre, plus est rare sa réussite. Vous autres hommes
supérieurs qui vous trouvez ici, n’êtes-vous pas tous — manqués ?
Pourtant,
ayez bon courage, qu’importe cela ! Combien de choses sont encore
possibles ! Apprenez à rire de vous-mêmes, comme il faut rire !
Quoi
d’étonnant aussi que vous soyez manqués, que vous ayez réussi à moitié, vous
qui êtes à moitié brisés ! L’avenir de l’homme ne se presse et ne
se pousse-t-il pas en vous ?
Ce que
l’homme a de plus lointain, de plus profond, sa hauteur d’étoiles et sa force
immense : tout cela ne se heurte-t-il pas en écumant dans votre
marmite ?
Quoi d’étonnant
si plus d’une marmite se casse ! Apprenez à rire de vous-mêmes comme il
faut rire ! Ô hommes supérieurs, combien de choses sont encore
possibles !
Et, en
vérité, combien de choses ont déjà réussi ! Comme cette terre abonde en
petites choses bonnes et parfaites et bien réussies !
Placez
autour de vous de petites choses bonnes et parfaites, ô hommes supérieurs. Leur
maturité dorée guérit le cœur. Les choses parfaites nous apprennent à espérer.
16.
Quel fut
jusqu’à présent sur la terre le plus grand péché ? Ne fut-ce pas la parole
de celui qui a dit : « Malheur à ceux qui rient ici-bas ! »
Ne
trouvait-il pas de quoi rire sur la terre ? S’il en est ainsi, il a mal
cherché. Un enfant même trouve de quoi rire.
Celui-là —
n’aimait pas assez : autrement il nous aurait aussi aimés, nous autres
rieurs ! Mais il nous haïssait et nous honnissait, nous promettant des
gémissements et des grincements de dents.
Faut-il donc
tout de suite maudire, quand on n’aime pas ? Cela — me paraît de mauvais
goût. Mais c’est ce qu’il fit, cet intolérant. Il était issu de la populace.
Et lui-même
n’aimait pas assez : autrement il aurait été moins courroucé qu’on ne
l’aimât pas. Tout grand amour ne veut pas l’amour : il veut
davantage.
Écartez-vous
du chemin de tous ces intolérants ! C’est là une espèce pauvre et malade,
une espèce populacière : elle jette un regard malin sur cette vie, elle a
le mauvais œil pour cette terre.
Écartez-vous
du chemin de tous ces intolérants ! Ils ont les pieds lourds et les cœurs
pesants : ils ne savent pas danser. Comment pour de tels gens la terre
pourrait-elle être légère !
17.
Toutes les
bonnes choses s’approchent de leur but d’une façon tortueuse. Comme les chats
elles font le gros dos, elles ronronnent intérieurement de leur bonheur
prochain, — toutes les bonnes choses rient.
La démarche
de quelqu’un laisse deviner s’il marche déjà dans sa propre voie. Regardez-moi
donc marcher ! Mais celui qui s’approche de son but — celui-là danse.
Et, en
vérité, je ne suis point devenu une statue, et je ne me tiens pas encore là
engourdi, hébété, marmoréen comme une colonne ; j’aime la course rapide.
Et quand
même il y a sur la terre des marécages et une épaisse détresse : celui qui
a les pieds légers court par-dessus la vase et danse comme sur de la glace balayée.
Élevez vos
cœurs, mes frères, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus vos
jambes ! Élevez aussi vos jambes, bons danseurs, et mieux que cela :
vous vous tiendrez aussi sur la tête !
18.
Cette
couronne du rieur, cette couronne de roses : c’est moi-même qui me la suis
mise sur la tête, j’ai canonisé moi-même mon rire. Je n’ai trouvé personne
d’assez fort pour cela aujourd’hui.
Zarathoustra
le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol,
faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger : —
Zarathoustra
le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui
aime les sauts et les écarts ; je me suis moi-même placé cette couronne
sur la tête !
19.
Élevez vos
cœurs, mes frères, haut ! plus haut ! Et n’oubliez pas non plus vos
jambes ! Élevez aussi vos jambes, bons danseurs, et mieux que cela :
vous vous tiendrez aussi sur la tête !
Il y a aussi
dans le bonheur des animaux lourds, il y a des pieds-bots de naissance. Ils
s’efforcent singulièrement, pareils à un éléphant qui s’efforcerait de se tenir
sur la tête.
Il vaut
mieux encore être fou de bonheur que fou de malheur, il vaut mieux danser
lourdement que de marcher comme un boiteux. Apprenez donc de moi la
sagesse : même la pire des choses a deux bons revers, —
— même la
pire des choses a de bonnes jambes pour danser : apprenez donc vous-mêmes,
ô hommes supérieurs, à vous placer droit sur vos jambes !
Désapprenez
donc la mélancolie et toutes les tristesses de la populace ! Ô comme les
arlequins populaires me paraissent tristes aujourd’hui ! Mais cet
aujourd’hui appartient à la populace.
20.
Faites comme
le vent quand il s’élance des cavernes de la montagne : il veut danser à
sa propre manière. Les mers frémissent et sautillent quand il passe.
Celui qui
donne des ailes aux ânes et qui trait les lionnes, qu’il soit loué, cet esprit
bon et indomptable qui vient comme un ouragan, pour tout ce qui est aujourd’hui
et pour toute la populace, —
— celui qui
est l’ennemi de toutes les têtes de chardons, de toutes les têtes fêlées, et de
toutes les feuilles fanées et de toute ivraie : loué soit cet esprit de
tempête, cet esprit sauvage, bon et libre, qui danse sur les marécages et les
tristesses comme sur des prairies !
Celui qui
hait les chiens étiolés de la populace et toute cette engeance manquée et
sombre : béni soit cet esprit de tous les esprits libres, la tempête
riante qui souffle la poussière dans les yeux de tous ceux qui voient noir et
qui sont ulcérés !
Ô hommes
supérieurs, ce qu’il y a de plus mauvais en vous : c’est que tous vous
n’avez pas appris à danser comme il faut danser, — à danser par-dessus vos
têtes ! Qu’importe que vous n’ayez pas réussi !
Combien de
choses sont encore possibles ! Apprenez donc à rire par-dessus vos
têtes ! Élevez vos cœurs, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus
le bon rire !
Cette
couronne du rieur, cette couronne de roses à vous, mes frères, je jette cette
couronne ! J’ai canonisé le rire ; hommes supérieurs, apprenez
donc — à rire !
LE CHANT D’IVRESSE
1.
Mais pendant
qu’il parlait, ils étaient tous sortis l’un après l’autre, en plein air et dans
la nuit fraîche et pensive ; et Zarathoustra lui-même conduisait le plus
laid des hommes par la main, pour lui montrer son monde nocturne, la grande
lune ronde et les cascades argentées auprès de sa caverne. Enfin ils
s’arrêtèrent là les uns près des autres, tous ces hommes vieux, mais le cœur
consolé et vaillant, s’étonnant dans leur for intérieur de se sentir si bien
sur la terre ; la quiétude de la nuit, cependant, s’approchait de plus en
plus de leurs cœurs. Et de nouveau Zarathoustra pensait à part lui :
« Ô comme ils me plaisent bien maintenant, ces hommes
supérieurs ! » — mais il ne le dit pas, car il respectait leur
bonheur et leur silence. —
Mais alors
il arriva ce qui pendant ce jour stupéfiant et long fut le plus
stupéfiant : le plus laid des hommes commença derechef, et une dernière
fois, à gargouiller et à souffler et, lorsqu’il eut fini par trouver ses mots,
voici une question sortit de sa bouche, une question précise et nette, une
question bonne, profonde et claire qui remua le cœur de tous ceux qui
l’entendaient.
« Mes
amis, vous tous qui êtes réunis ici, dit le plus laid des hommes, que vous en
semble ? À cause de cette journée — c’est la première fois de ma vie que je
suis content, que j’ai vécu la vie tout entière.
Et il ne me
suffit pas d’avoir témoigné cela. Il vaut la peine de vivre sur la terre :
Un jour, une fête en compagnie de Zarathoustra a suffi pour
m’apprendre à aimer la terre.
« Est-ce
là — la vie ! » dirai-je à la mort. « Eh bien ! Encore une
fois ! »
Mes amis,
que vous en semble ? Ne voulez-vous pas, comme moi, dire à la mort :
« Est-ce là la vie, eh bien, pour l’amour de Zarathoustra, encore une
fois ! » — —
Ainsi
parlait le plus laid des hommes ; mais il n’était pas loin de minuit. Et
que pensez-vous qui se passa alors ? Dès que les hommes supérieurs
entendirent sa question, ils eurent soudain conscience de leur transformation
et de leur guérison, et ils comprirent quel était celui qui la leur avait
procurée : alors ils s’élancèrent vers Zarathoustra, pleins de
reconnaissance, de respect et d’amour, en lui baisant la main, selon la
particularité de chacun : de sorte que quelques-uns riaient et que
d’autres pleuraient. Le vieil enchanteur cependant dansait de plaisir ; et
si, comme le croient certains conteurs, il était alors ivre de vin doux, il
était certainement plus ivre encore de la vie douce, et il avait abdiqué toute
lassitude. Il y en a même quelques-uns qui racontent qu’alors l’âne se mit à
danser : car ce n’est pas en vain que le plus laid des hommes lui avait
donné du vin à boire. Que cela se soit passé, ainsi ou autrement, peu
importe ; si l’âne n’a pas vraiment dansé ce soir-là, il se passa pourtant
alors des choses plus grandes et plus étranges que ne le serait la danse d’un
âne. En un mot, comme dit le proverbe de Zarathoustra :
« Qu’importe ! »
2.
Lorsque ceci
se passa avec le plus laid des hommes, Zarathoustra était comme un homme
ivre : son regard s’éteignait, sa langue balbutiait, ses pieds
chancelaient. Et qui saurait deviner quelles étaient les pensées qui agitaient
alors l’âme de Zarathoustra ? Mais on voyait que son esprit reculait en
arrière et qu’il volait en avant, qu’il était dans le plus grand lointain, en
quelque sorte « sur une haute crête, comme il est écrit, entre deux mers,
— qui
chemine entre le passé et l’avenir, comme un lourd nuage ». Peu à peu,
cependant, tandis que les hommes supérieurs le tenaient dans leurs bras, il
revenait un peu à lui-même, se défendant du geste de la foule de ceux qui
voulaient l’honorer et qui étaient préoccupés à cause de lui ; mais il ne
parlait pas. Tout à coup, pourtant, il tourna la tête, car il semblait entendre
quelque chose : alors il mit son doigt sur la bouche et dit : « Venez ! »
Et aussitôt
il se fit un silence et une quiétude autour de lui ; mais de la profondeur
on entendait monter lentement le son d’une cloche. Zarathoustra prêtait
l’oreille, ainsi que les hommes supérieurs ; puis il mit une seconde fois
son doigt sur la bouche et il dit de nouveau : « Venez !
Venez ! il est près de minuit ! » — et sa voix s’était
transformée. Mais il ne bougeait toujours pas de place : alors il y eut un
silence encore plus grand et une plus grande quiétude, et tout le monde écoutait,
même l’âne et les animaux d’honneur de Zarathoustra, l’aigle et le serpent, et
aussi la caverne de Zarathoustra et la grande lune froide et la nuit elle-même.
Zarathoustra, cependant, mit une troisième fois sa main sur la bouche et
dit :
Venez !
Venez ! Venez ! Allons ! maintenant il est l’heure : allons
dans la nuit !
3.
Ô hommes
supérieurs, il est près de minuit : je veux donc vous dire quelque chose à
l’oreille, quelque chose que cette vieille cloche m’a dit à l’oreille, —
— avec
autant de secret, d’épouvante et de cordialité, qu’a mis à m’en parler cette
vieille cloche de minuit qui a plus vécu qu’un seul homme :
— qui compta
déjà les battements douloureux des cœurs de vos pères — hélas !
hélas ! comme elle soupire ! comme elle rit en rêve ! la vieille
heure de minuit, profonde, profonde !
Silence !
Silence ! On entend bien des choses qui n’osent pas se dire de jour ;
mais maintenant que l’air est pur, que le bruit de vos cœurs s’est tu, lui
aussi, —
— maintenant
les choses parlent et s’entendent, maintenant elles glissent dans les âmes
nocturnes dont les veilles se prolongent : hélas ! hélas ! comme
elle soupire ! comme elle rit en rêve !
—
n’entends-tu pas comme elle te parle à toi secrètement, avec épouvante
et cordialité, la vieille heure de minuit, profonde, profonde !
Ô HOMME, PRENDS GARDE !
4.
Malheur à
moi ! Où a passé le temps ? Ne suis-je pas tombé dans des puits
profonds ? Le monde dort —
Hélas !
Hélas ! Le chien hurle, la lune brille. Je préfère mourir, mourir que de
vous dire ce que pense maintenant mon cœur de minuit.
Déjà je suis
mort. C’en est fait. Araignée, pourquoi tisses-tu ta toile autour de moi ?
Veux-tu du sang ? Hélas ! Hélas ! la rosée tombe, l’heure vient
—
— l’heure où
je grelotte et où je gèle, l’heure qui demande, qui demande et qui demande
toujours : « Qui a assez de courage pour cela ?
— qui doit
être le maître de la terre ? Qui veut dire : c’est ainsi qu’il
vous faut couler, grands et petits fleuves ! »
— l’heure
approche : ô homme, homme supérieur prends garde ! ce discours
s’adresse aux oreilles subtiles, à tes oreilles — QUE DIT MINUIT PROFOND ?
5.
Je suis
porté là-bas, mon âme danse. Tâche quotidienne ! tâche quotidienne !
Qui doit être le maître du monde ?
La lune est
fraîche, le vent se tait. Hélas ! Hélas ! avez-vous déjà volé assez
haut ? Vous avez dansé : mais une jambe n’est pas une aile.
Bons
danseurs, maintenant toute la joie est passée. Le vin s’est changé en levure,
tous les gobelets se sont attendris, les tombes balbutient.
Vous n’avez
pas volé assez haut : maintenant les tombes balbutient :
« Sauvez donc les morts ! Pourquoi fait-il nuit si longtemps ?
La lune ne nous enivre-t-elle pas ? »
Ô hommes
supérieurs, sauvez donc les tombes, éveillez donc les cadavres !
Hélas ! pourquoi le ver ronge-t-il encore ? L’heure approche, l’heure
approche,
— la cloche
bourdonne, le cœur râle encore, le ver ronge le bois, le ver du cœur.
Hélas ! hélas ! LE MONDE EST PROFOND !
6.
Douce
lyre ! Douce lyre ! J’aime le son de tes cordes, ce son enivré de
crapaud flamboyant ! — comme ce son me vient de jadis et de loin, du
lointain, des étangs de l’amour !
Vieille
cloche ! Douce lyre ! toutes les douleurs t’ont déchiré le cœur, la
douleur du père, la douleur des ancêtres, la douleur des premiers parents, ton
discours est devenu mûr, —
— mûr comme
l’automne doré et l’après-midi, comme mon cœur de solitaire — maintenant tu
parles : le monde lui-même est devenu mûr, le raisin brunit.
— maintenant
il veut mourir, mourir de bonheur. Ô hommes supérieurs, ne le sentez-vous
pas ? Secrètement une odeur monte,
— un parfum
et une odeur d’éternité, une odeur de vin doré, bruni et divinement rosé de
vieux bonheur,
— un bonheur
enivré de mourir, un bonheur de minuit qui chante : le monde est profond ET PLUS PROFOND QUE NE PENSAIT LE
JOUR !
7.
Laisse-moi !
Laisse-moi ! Je suis trop pur pour toi. Ne me touche pas ! Mon monde
ne vient-il pas de s’accomplir ?
Ma peau est
trop pure pour tes mains. Laisse-moi, jour sombre, bête et lourd ! L’heure
de minuit n’est-elle pas plus claire ?
Les plus
purs doivent être les maîtres du monde, les moins connus, les plus forts, les
âmes de minuit qui sont plus claires et plus profondes que tous les jours.
Ô jour, tu
tâtonnes après moi ? Tu tâtonnes après mon bonheur ? Je suis riche
pour toi, solitaire, une source de richesse, un trésor ?
Ô monde, tu me
veux ? Suis-je mondain pour toi ? Suis-je religieux ?
Suis-je devin pour toi ? Mais jour et monde, vous êtes trop lourds,
— ayez des
mains plus sensées, saisissez un bonheur plus profond, un malheur plus profond,
saisissez un dieu quelconque, ne me saisissez pas :
— mon
malheur, mon bonheur est profond, jour singulier, et pourtant je ne suis pas un
dieu, pas un enfer de dieu : PROFONDE EST SA DOULEUR.
8.
La douleur
de Dieu est plus profonde, ô monde singulier ! Saisis la douleur de Dieu,
ne me saisis pas, moi ! Que suis-je ? Une douce lyre pleine
d’ivresse, —
— une lyre
de minuit, une cloche-crapaud que personne ne comprend, mais qui doit
parler devant des sourds, ô hommes supérieurs ! Car vous ne me comprenez
pas !
C’en est
fait ! C’en est fait ! Ô jeunesse ! Ô midi ! Ô
après-midi ! Maintenant le soir est venu et la nuit et l’heure de minuit,
— le chien hurle, et le vent :
— le vent
n’est-il pas un chien ? Il gémit, il aboie, il hurle. Hélas !
Hélas ! comme elle soupire, comme elle rit, comme elle râle et geint,
l’heure de minuit !
Comme elle
parle sèchement, cette poétesse ivre ! a-t-elle dépassé son ivresse ?
a-t-elle prolongé sa veille, se met-elle à remâcher ?
— Elle
remâche sa douleur en rêve, la vieille et profonde heure de minuit, et plus
encore sa joie. Car la joie, quand déjà la douleur est profonde : LA JOIE EST PLUS PROFONDE QUE LA
PEINE.
9.
Vigne, que
me joues-tu ? Ne t’ai-je pas coupée ? Je suis si cruel, tu
saignes : — que veut ta louange que tu adresses à ma cruauté ivre ?
« Tout
ce qui s’est accompli, tout ce qui est mûr — veut mourir ! » ainsi
parles-tu. Béni soit, béni soit le couteau du vigneron ! Mais tout ce qui
n’est pas mûr veut vivre : hélas !
La douleur
dit : « Passe ! va-t’en douleur ! » Mais tout ce qui
souffre veut vivre, pour mûrir, pour devenir joyeux et plein de désirs,
— plein de
désirs de ce qui est plus lointain, plus haut, plus clair. « Je veux des
héritiers, ainsi parle tout ce qui souffre, je veux des enfants, je ne me veux
pas moi. » —
Mais la joie
ne veut ni héritiers ni enfants, — la joie se veut elle-même, elle veut
l’éternité, le retour des choses, tout ce qui se ressemble éternellement.
La douleur
dit : « Brise-toi, saigne, cœur ! Allez jambes ! volez
ailes ! Au loin ! Là-haut, douleur ! » Eh bien !
Allons ! Ô mon vieux cœur : LA DOULEUR DIT : PASSE ET FINIS !
10.
Ô hommes
supérieurs, que vous en semble ? Suis-je un devin ? suis-je un
rêveur ? suis-je un homme ivre ? un interprète des songes ? une
cloche de minuit ?
Une goutte
de rosée ? une vapeur et un parfum de l’éternité ! Ne l’entendez-vous
pas ? Ne le sentez-vous pas ? Mon monde vient de s’accomplir, minuit
c’est aussi midi.
La douleur
est aussi une joie, la malédiction est aussi une bénédiction, la nuit est aussi
un soleil, — éloignez-vous, ou bien l’on vous enseignera qu’un sage est aussi
un fou.
Avez-vous
jamais approuvé une joie ? Ô mes amis, alors vous avez aussi approuvé toutes
les douleurs. Toutes les choses sont enchaînées, enchevêtrées, amoureuses, —
— vouliez-vous
jamais qu’une même fois revienne deux fois ? Avez-vous jamais dit :
« Tu me plais, bonheur ! moment ! clin d’œil ! » C’est
ainsi que vous voudriez que tout revienne !
— tout de
nouveau, tout éternellement, tout enchaîné, enchevêtré, amoureux, ô c’est ainsi
que vous avez aimé le monde, —
— vous qui
êtes éternels, vous l’aimez éternellement et toujours : et vous dites
aussi à la douleur : passe, mais reviens : CAR TOUTE JOIE VEUT — L’ÉTERNITÉ !
11.
Toute joie
veut l’éternité de toutes choses, elle veut du miel, du levain, une heure de
minuit pleine d’ivresse, elle veut des tombes, elle veut la consolation des
larmes versées sur les tombes, elle veut le couchant doré —
— que
ne veut-elle pas, la joie ! elle est plus assoiffée, plus cordiale, plus
affamée, plus épouvantable, plus secrète que toute douleur, elle se veut elle
même, elle se mord elle-même, la volonté de l’anneau lutte en elle,
—
— elle veut
de l’amour, elle veut de la haine, elle est dans l’abondance, elle donne, elle
jette loin d’elle, elle mendie pour que quelqu’un veuille la prendre, elle
remercie celui qui la prend. Elle aimerait être haïe, —
— la joie
est tellement riche qu’elle a soif de douleur, d’enfer, de haine, de honte, de
ce qui est estropié, soif du monde, — car ce monde, oh vous le
connaissez !
Ô hommes
supérieurs, c’est après vous qu’elle languit, la joie, l’effrénée, la
bienheureuse, — elle languit, après votre douleur, vous qui êtes manqués !
Toute joie éternelle languit après les choses manquées.
Car toute
joie se veut elle-même, c’est pourquoi elle veut la peine ! Ô bonheur, ô
douleur ! Oh brise-toi, cœur ! Hommes supérieurs, apprenez-le donc,
la joie veut l’éternité,
— la joie
veut l’éternité de toutes choses, VEUT LA PROFONDE ÉTERNITÉ !
12.
Avez-vous
maintenant appris mon chant ? Avez-vous deviné ce qu’il veut dire ?
Eh bien ! Allons ! Hommes supérieurs, chantez mon chant, chantez à la
ronde !
Chantez
maintenant vous-mêmes le chant, dont le nom est « encore une fois »,
dont le sens est « dans toute éternité » ! — chantez, ô hommes
supérieurs, chantez à la ronde le chant de Zarathoustra !
Ô HOMME ! PRENDS GARDE !
QUE DIT MINUIT PROFOND ?
« J’AI DORMI, J’AI DORMI, —
« D’UN PROFOND SOMMEIL JE ME SUIS ÉVEILLÉ : —
« LE MONDE EST PROFOND,
« ET PLUS PROFOND QUE NE PENSAIT LE JOUR
« PROFONDE EST SA DOULEUR, —
« LA JOIE PLUS PROFONDE QUE LA PEINE.
« LA DOULEUR DIT : PASSE ET FINIS !
« MAIS TOUTE JOIE VEUT L’ÉTERNITÉ,
« — VEUT LA PROFONDE ÉTERNITÉ ! »
QUE DIT MINUIT PROFOND ?
« J’AI DORMI, J’AI DORMI, —
« D’UN PROFOND SOMMEIL JE ME SUIS ÉVEILLÉ : —
« LE MONDE EST PROFOND,
« ET PLUS PROFOND QUE NE PENSAIT LE JOUR
« PROFONDE EST SA DOULEUR, —
« LA JOIE PLUS PROFONDE QUE LA PEINE.
« LA DOULEUR DIT : PASSE ET FINIS !
« MAIS TOUTE JOIE VEUT L’ÉTERNITÉ,
« — VEUT LA PROFONDE ÉTERNITÉ ! »
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