mercredi 15 avril 2015

Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra - Livre 4



QUATRIÈME ET DERNIÈRE PARTIE


ENTRETIEN AVEC LES ROIS

1.

Une heure ne s’était pas encore écoulée depuis que Zarathoustra s’était mis en route, dans ses montagnes et dans ses forêts, lorsqu’il vit tout à coup un singulier cortège. Au milieu du chemin qu’il voulait prendre s’avançaient deux rois, ornés de couronnes et de ceintures de pourpre, diaprés comme des flamants : ils poussaient devant eux un âne chargé. « Que veulent ces rois dans mon royaume ? » dit à son cœur Zarathoustra étonné, et il se cacha en hâte derrière un buisson. Mais lorsque les rois arrivèrent tout près de lui, il dit à mi-voix, comme quelqu’un qui se parle à lui-même : « Chose singulière ! singulière ! Comment accorder cela ? Je vois deux rois — et seulement un âne ? »
Alors les deux rois s’arrêtèrent, se mirent à sourire et regardèrent du côté d’où venait la voix, puis ils se dévisagèrent réciproquement : « On pense bien aussi ces choses-là parmi nous, dit le roi de droite, mais on ne les exprime pas. »
Le roi de gauche cependant haussa les épaules et répondit : « Cela doit être un gardeur de chèvres, ou bien un ermite, qui a trop longtemps vécu parmi les rochers et les arbres. Car n’avoir point de société du tout gâte aussi les bonnes mœurs. »
« Les bonnes mœurs, repartit l’autre roi, d’un ton fâché et amer : à qui donc voulons-nous échapper, si ce n’est aux « bonnes mœurs », à notre « bonne société » ?
Plutôt, vraiment, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu’avec notre populace dorée, fausse et fardée — bien qu’elle se nomme la « bonne société ».
— bien qu’elle se nomme « noblesse ». Mais là tout est faux et pourri, avant tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais guérisseurs.
Celui que je préfère est aujourd’hui le meilleur, c’est le paysan bien portant ; il est grossier, rusé, opiniâtre et endurant ; c’est aujourd’hui l’espèce la plus noble.
Le paysan est le meilleur aujourd’hui ; et l’espèce paysanne devrait être maître ! Cependant c’est le règne de la populace, — je ne me laisse plus éblouir. Mais populace veut dire : pêle-mêle.
Pêle-mêle populacier : là tout se mêle à tout, le saint et le filou, le hobereau et le juif, et toutes les bêtes de l’arche de Noé.
Les bonnes mœurs ! Chez nous tout est faux et pourri. Personne ne sait plus vénérer ; c’est à cela précisément que nous voulons échapper. Ce sont des chiens friands et importuns, ils dorent les feuilles des palmiers.
Le dégoût qui m’étouffe, parce que nous autres rois nous sommes devenus faux nous-mêmes, drapés et déguisés par le faste vieilli de nos ancêtres, médailles d’apparat pour les plus bêtes et les plus rusés et pour tous ceux qui font aujourd’hui de l’usure avec la puissance !
Nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifiions les premiers : nous avons fini par être fatigués et rassasiés de cette tricherie.
C’est de la populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes ces mouches écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, aux impuissants efforts de l’ambition et à l’haleine fétide — : fi de vivre au milieu de la populace,
— fi de signifier le premier au milieu de la populace ! Ah, dégoût ! dégoût ! dégoût ! Qu’importe encore de nous autres rois ! » —
« Ta vieille maladie te reprend, dit en cet endroit le roi de gauche, le dégoût te reprend, mon pauvre frère. Mais tu le sais bien, il y a quelqu’un qui nous écoute. »
Aussitôt Zarathoustra, qui avait été tout œil et toute oreille à ces discours, se leva de sa cachette, se dirigea du côté des rois et commença :
« Celui qui vous écoute, celui qui aime à vous écouter, vous qui êtes les rois, celui-là s’appelle Zarathoustra.
Je suis Zarathoustra qui a dit un jour : « Qu’importe encore des rois ! Pardonnez-moi, si je me suis réjoui lorsque vous vous êtes dit l’un à l’autre : « Qu’importe encore de nous autres rois ! »
Mais vous êtes ici dans mon royaume et sous ma domination : que pouvez-vous bien chercher dans mon royaume ? Peut-être cependant avez-vous trouvé en chemin ce que je cherche : je cherche l’homme supérieur. »
Lorsque les rois entendirent cela, ils se frappèrent la poitrine et dirent d’un commun accord : « Nous sommes reconnus !
Avec le glaive de cette parole tu tranches la plus profonde obscurité de nos cœurs. Tu as découvert notre détresse. Car voici ! nous sommes en route pour trouver l’homme supérieur —
— l’homme qui nous est supérieur : bien que nous soyons des rois. C’est à lui que nous amenons cet âne. Car l’homme le plus haut doit être aussi sur la terre le maître le plus haut.
Il n’y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. C’est alors que tout devient faux et monstrueux, que tout va de travers.
Et quand ils sont les derniers même, et plutôt des animaux que des hommes : alors la populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par dire : « Voici, c’est moi seule qui suis la vertu ! » —
« Qu’est-ce que je viens d’entendre ? répondit Zarathoustra ; quelle sagesse chez des rois ! Je suis ravi, et, vraiment, déjà j’ai envie de faire un couplet là-dessus : —
— mon couplet ne sera peut-être pas pour les oreilles de tout le monde. Il y a longtemps que j’ai désappris d’avoir de l’égard pour les longues oreilles. Allons ! En avant !
(Mais à ce moment il arriva que l’âne, lui aussi, prit la parole : il prononça distinctement et avec mauvaise intention I-A.)
Autrefois — je crois que c’était en l’an un —
La sibylle dit, ivre sans avoir bu de vin :
« Malheur, maintenant cela va mal !
« Déclin ! Déclin ! Jamais le monde n’est tombé si bas !
Rome s’est abaissée à la fille, à la maison publique,
Le César de Rome s’est abaissé à la bête,
Dieu lui-même s’est fait juif ! »

2.

Les rois se délectèrent de ce couplet de Zarathoustra ; cependant le roi de droite se prit à dire : « Ô Zarathoustra, comme nous avons bien fait de nous mettre en route pour te voir !
Car tes ennemis nous ont montré ton image dans leur miroir : tu y avais la grimace d’un démon au rire sarcastique : en sorte que nous avons eu peur de toi.
Mais qu’importe ! Toujours à nouveau tu pénétrais dans nos oreilles et dans nos cœurs avec tes maximes. Alors nous avons fini par dire : qu’importe le visage qu’il a !
Il faut que nous l’entendions, celui qui enseigne : « Vous devez aimer la paix, comme un moyen de guerres nouvelles, et la courte paix plus que la longue ! »
Jamais personne n’a prononcé de paroles aussi guerrières : « Qu’est-ce qui est bien ? Être braves voilà qui est bien. C’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. »
Ô Zarathoustra, à ces paroles le sang de nos pères s’est retourné dans nos corps : cela a été comme la parole du printemps à de vieux tonneaux de vin.
Quand les glaives se croisaient, semblables à des serpents tachetés de sang, alors nos pères se sentaient portés vers la vie ; le soleil de la paix leur semblait flou et tiède, mais la longue paix leur faisait honte.
Comme ils soupiraient, nos pères, lorsqu’ils voyaient au mur des glaives polis et inutiles ! Semblables à ces glaives ils avaient soif de la guerre. Car un glaive veut boire du sang, un glaive scintille de désir. » — —
— Tandis que les rois parlaient et babillaient ainsi, avec feu, de la félicité de leurs pères, Zarathoustra fut pris d’une grande envie de se moquer de leur ardeur : car c’étaient évidemment des rois très paisibles qu’il voyait devant lui, des rois aux visages vieux et fins. Mais il se surmonta. « Allons ! En route ! dit-il, vous voici sur le chemin, là-haut est la caverne de Zarathoustra ; et ce jour doit avoir une longue soirée ! Mais maintenant un cri de détresse pressant m’appelle loin de vous.
Ma caverne sera honorée, si des rois y prennent place pour attendre : mais il est vrai qu’il faudra que vous attendiez longtemps !
Eh bien ! Qu’importe ! Où apprend-on mieux à attendre aujourd’hui que dans les cours ? Et de toutes les vertus des rois, la seule qui leur soit restée, — ne s’appelle-t-elle pas aujourd’hui : savoir attendre ? »
Ainsi parlait Zarathoustra.

L’ENCHANTEUR

1.

Mais en contournant un rocher, Zarathoustra vit, non loin au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui gesticulait des membres, comme un fou furieux et qui finit par se précipiter à terre à plat ventre. « Halte ! dit alors Zarathoustra à son cœur, celui-là doit être l’homme supérieur, c’est de lui qu’est venu ce sinistre cri de détresse, — je veux voir si je puis le secourir. » Mais lorsqu’il accourut à l’endroit où l’homme était couché par terre, il trouva un vieillard tremblant, aux yeux fixes ; et malgré toute la peine que se donna Zarathoustra pour le redresser et le remettre sur les jambes, ses efforts demeurèrent vains. Aussi le malheureux ne sembla-t-il pas s’apercevoir qu’il y avait quelqu’un auprès de lui ; au contraire, il ne cessait de regarder de ci de là en faisant des gestes touchants, comme quelqu’un qui est abandonné et isolé du monde entier. Pourtant à la fin, après beaucoup de tremblements, de sursauts et de reploiements sur soi-même, il commença à se lamenter ainsi :
Qui me réchauffe, qui m’aime encore ?
Donnez des mains chaudes !
donnez des cœurs-réchauds !
Étendu, frissonnant,
un moribond à qui l’on chauffe les pieds —
secoué, hélas ! de fièvres inconnues,
tremblant devant les glaçons aigus des frimas,
chassé par toi, pensée !
Innommable ! Voilée ! Effrayante !
chasseur derrière les nuages !
Foudroyé par toi,
œil moqueur qui me regarde dans l’obscurité :
— ainsi je suis couché,
je me courbe et je me tords, tourmenté
par tous les martyres éternels,
frappé
par toi, chasseur le plus cruel,
toi, le dieu — inconnu…

Frappe plus fort !
Frappe encore une fois !
Transperce, brise ce cœur !
Pourquoi me tourmenter
de flèches épointées ?
Que regardes-tu encore,
toi que ne fatigue point la souffrance humaine,
avec un éclair divin dans tes yeux narquois ?
Tu ne veux pas tuer,
martyriser seulement, martyriser ?
Pourquoi — me martyriser ?
Dieu narquois, inconnu ? —

Ah ! Ah !
Tu t’approches en rampant
au milieu de cette nuit ?…
Que veux-tu !
Parles !
Tu me pousses et me presses —
Ah ! tu es déjà trop près !
Tu m’entends respirer,
Tu épies mon cœur,
Jaloux que tu est !
— de quoi donc est-tu jaloux ?
Ôte-toi ! Ôte-toi !
Pourquoi cette échelle ?
Veux-tu entrer,
t’introduire dans mon cœur,
t’introduire dans mes pensées
les plus secrètes ?
Impudent ! Inconnu ! — Voleur !
Que veux-tu voler ?
Que veux-tu écouter ?
Que veux-tu extorquer,
toi qui tortures !
toi — le dieu-bourreau !
Ou bien, dois-je, pareil au chien,
me rouler devant toi ?
m’abandonnant, ivre et hors de moi,
t’offrir mon amour — en rampant !

En vain !
Frappe encore !
toi le plus cruel des aiguillons !
Je ne suis pas un chien — je ne suis que ton gibier,
toi le plus cruel des chasseurs !
ton prisonnier le plus fier,
brigand derrière les nuages…
Parle enfin,
toi qui te caches derrière les éclairs ! Inconnu ! parle !
Que veux-tu, toi qui guettes sur les chemins, que veux-tu, — de moi ?…
Comment ?
Une rançon !
Que veux-tu comme rançon ?
Demande beaucoup — ma fierté te le conseille !
et parle brièvement — c’est le conseil de mon autre fierté !

Ah ! Ah !
C’est moi — moi que tu veux ?
Moi — tout entier ?…

Ah ! Ah !
Et tu me martyrises, fou que tu es,
tu tortures ma fierté ?
Donne-moi de l’amour. — Qui me chauffe encore ?
qui m’aime encore ? —
Donne des mains chaudes,
donne des cœurs-réchauds.
donne-moi, à moi le plus solitaire,
que la glace, hélas ! la glace fait
sept fois languir après des ennemis,
après des ennemis même,
donne, oui abandonne-
toi — à moi,
toi le plus cruel ennemi ! — —
Parti !
Il a fui lui-même,
mon seul compagnon,
mon grand ennemi,
mon inconnu,
mon dieu-bourreau !…

— Non !
Reviens !
avec tous tes supplices !
Ô reviens
au dernier de tous les solitaires !
Toutes mes larmes prennent
vers toi leur cours !
Et la dernière flamme de mon cœur —
s’éveille pour toi !
Ô, reviens,
Mon dieu inconnu ! ma douleur !
mon dernier bonheur !

2.

— Mais en cet endroit Zarathoustra ne put se contenir plus longtemps, il prit sa canne et frappa de toutes ses forces sur celui qui se lamentait. « Arrête-toi ! lui cria-t-il, avec un rire courroucé, arrête-toi, histrion ! Faux-monnayeur ! Menteur incarné ! Je te reconnais bien !
Je veux te mettre le feu aux jambes, sinistre enchanteur, je sais trop bien en faire cuire à ceux de ton espèce ! »
— « Cesse, dit le vieillard en se levant d’un bond, ne me frappe plus, ô Zarathoustra ! Tout cela n’a été qu’un jeu !
Ces choses-là font partie de mon art ; j’ai voulu te mettre à l’épreuve, en te donnant cette preuve ! Et, en vérité, tu as bien pénétré mes pensées !
Mais toi aussi — ce n’est pas une petite preuve que tu m’as donnée de toi-même. Tu es dur, sage Zarathoustra ! Tu frappes durement avec tes « vérités », ton bâton noueux me force à confesser — cette vérité ! »
— « Ne me flatte point, répondit Zarathoustra, toujours irrité et le visage sombre, histrion dans l’âme ! Tu es un faux-semblant : pourquoi parles-tu — de vérité ?
Toi le paon des paons, mer de vanité, qu’est-ce que tu jouais devant moi, sinistre enchanteur ? En qui devais-je croire lorsque tu te lamentais ainsi ? »
« C’est l’expiateur de l’esprit que je représentais, répondit le vieillard : tu as toi-même inventé ce mot jadis —
— le poète, l’enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience.
Et avoue-le franchement : tu as pris du temps, ô Zarathoustra, pour découvrir mes artifices et mes mensonges ! Tu croyais à ma misère, lorsque tu me tenais la tête des deux mains, —
— je t’ai entendu gémir : « On l’a trop peu aimé, trop peu aimé ! » Que je t’aie trompé jusque- là, c’est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté. »
« Tu dois en avoir trompé de plus fins que moi, répondit durement Zarathoustra. Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je m’abstienne de prendre des précautions : ainsi le veut mon sort.
Mais toi — il faut que tu trompes : je te connais assez pour le savoir ! Il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens. Même ce que tu viens de me confesser maintenant n’était ni assez vrai, ni assez faux pour moi !
Méchant faux-monnayeur, comment saurais-tu faire autrement ! Tu farderais même ta maladie, si tu te montrais nu devant ton médecin.
C’est ainsi que tu viens de farder devant moi ton mensonge, lorsque tu disais : « Je ne l’ai fait que par jeu ! » Il y avait aussi du sérieux là-dedans, tu es quelque chose comme un expiateur de l’esprit !
Je te devine bien : tu es devenu l’enchanteur de tout le monde, mais à l’égard de toi-même il ne te reste plus ni mensonge ni ruse, — pour toi-même tu es désenchanté !
Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n’est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie : c’est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche. » — —
— « Qui es-tu donc ! s’écria en cet endroit le vieil enchanteur d’une voix hautaine. Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants d’aujourd’hui ? » — et un regard vert fondit de ses yeux sur Zarathoustra. Mais aussitôt il se transforma et il dit tristement :
« Ô Zarathoustra, je suis fatigué de tout cela, mes arts me dégoûtent, je ne suis pas grand, que sert-il de feindre ! Mais tu le sais bien — j’ai cherché la grandeur !
Je voulais représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j’ai convaincus : mais ce mensonge a dépassé ma force. C’est contre lui que je me brise.
Ô Zarathoustra, chez moi tout est mensonge ; mais que je me brise — cela est vrai chez moi ! » —
« C’est à ton honneur, reprit Zarathoustra, l’air sombre et le regard détourné vers le sol, c’est à ton honneur d’avoir cherché la grandeur, mais cela te trahit aussi. Tu n’es pas grand.
Vieil enchanteur sinistre, ce que tu as de meilleur et de plus honnête, ce que j’honore en toi c’est que tu te sois fatigué de toi-même et que tu te sois écrié : « Je ne suis pas grand. »
C’est en cela que je t’honore comme un expiateur de l’esprit : si même cela n’a été que pour un clin d’œil, dans ce moment tu as été — vrai.
Mais, dis-moi, que cherches-tu ici dans mes forêts et parmi mes rochers. Et si c’est pour moi que tu t’es couché dans mon chemin, quelle preuve voulais-tu de moi ? —
— en quoi voulais-tu me tenter ? » —
Ainsi parlait Zarathoustra et ses yeux étincelaient. Le vieil enchanteur fit une pause, puis il dit : « Est-ce que je t’ai tenté ? Je ne fais que — chercher.
Ô Zarathoustra, je cherche quelqu’un de vrai, de droit, de simple, quelqu’un qui soit sans feinte, un homme de toute probité, un vase de sagesse, un saint de la connaissance, un grand homme !
Ne le sais-tu donc pas, ô Zarathoustra ? Je cherche Zarathoustra. »
— Alors il y eut un long silence entre les deux ; Zarathoustra, cependant, tomba dans une profonde méditation, en sorte qu’il ferma les yeux. Puis, revenant à son interlocuteur, il saisit la main de l’enchanteur et dit plein de politesse et de ruse :
« Eh bien ! Là-haut est le chemin qui mène à la caverne de Zarathoustra. C’est dans ma caverne que tu peux chercher celui que tu désirerais trouver.
Et demande conseil à mes animaux, mon aigle et mon serpent : ils doivent t’aider à chercher. Ma caverne cependant est grande.
Il est vrai que moi-même — je n’ai pas encore vu de grand homme. Pour ce qui est grand, l’œil du plus subtil est encore trop grossier aujourd’hui. C’est le règne de la populace.
J’en ai déjà tant trouvé qui s’étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait : « Voyez donc, voici un grand homme ! » Mais à quoi servent tous les soufflets de forge ! Le vent finit toujours par en sortir.
La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s’est trop gonflée : alors le vent en sort. Enfoncer une pointe dans le ventre d’un enflé, c’est ce que j’appelle un sage divertissement. Ecoutez cela, mes enfants !
Notre aujourd’hui appartient à la populace : qui peut encore savoir ce qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec succès ! Un fou tout au plus : et les fous réussissent.
Tu cherches les grands hommes, singulier fou ! Qui donc t’a enseigné à les chercher ? Est-ce aujourd’hui le temps opportun pour cela ? Ô chercheur malin, pourquoi — me tentes-tu ? » — —
Ainsi parlait Zarathoustra, le cœur consolé, et, en riant, il continua son chemin.

LE PLUS LAID DES HOMMES

— Et de nouveau Zarathoustra erra par les monts et les forêts et ses yeux cherchaient sans cesse, mais nulle part ne se montrait celui qu’il voulait voir, le désespéré à qui la grande douleur arrachait ces cris de détresse. Tout le long de la route cependant, il jubilait dans son cœur et était plein de reconnaissance. « Que de bonnes choses m’a données cette journée, disait-il, pour me dédommager de l’avoir si mal commencée ! Quels singuliers interlocuteurs j’ai trouvés !
Je vais à présent remâcher longtemps leurs paroles, comme si elles étaient de bons grains ; ma dent les broiera, les moudra et les remoudra sans cesse, jusqu’à ce qu’elles coulent comme du lait en l’âme ! » —
Mais à un tournant de route que dominait un rocher, soudain le paysage changea, et Zarathoustra entra dans le royaume de la mort. Là se dressaient de noirs et de rouges récifs : et il n’y avait ni herbe, ni arbre, ni chant d’oiseau. Car c’était une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes fauves ; seule une espèce de gros serpents verts, horrible à voir, venait y mourir lorsqu’elle devenait vieille. C’est pourquoi les pâtres appelaient cette vallée : Mort-des-Serpents.
Zarathoustra, cependant, s’enfonça en de noirs souvenirs, car il lui semblait s’être déjà trouvé dans cette vallée. Et un lourd accablement s’appesantit sur son esprit : en sorte qu’il se mit à marcher lentement et toujours plus lentement, jusqu’à ce qu’il finît par s’arrêter. Mais alors, comme il ouvrait les yeux, il vit quelque chose qui était assis au bord du chemin, quelque chose qui avait figure humaine et qui pourtant n’avait presque rien d’humain — quelque chose d’innommable. Et tout d’un coup Zarathoustra fut saisi d’une grande honte d’avoir vu de ses yeux pareille chose : rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux blancs, il détourna son regard, et déjà se remettait en marche, afin de quitter cet endroit néfaste. Mais soudain un son s’éleva dans le morne désert : du sol il monta une sorte de glouglou et un gargouillement, comme quand l’eau gargouille et fait glouglou la nuit dans une conduite bouchée ; et ce bruit finit par devenir une voix humaine et une parole humaine : — cette voix disait :
« Zarathoustra, Zarathoustra ! Devine mon énigme ! Parle, parle ! Quelle est la vengeance contre le témoin ?
Arrête et reviens en arrière, là il y a du verglas ! Prends garde, prends garde que ton orgueil ne se casse les jambes ici !
Tu te crois sage, ô fier Zarathoustra ! Devine donc l’énigme, toi qui brises les noix les plus dures, — devine l’énigme que je suis ! Parle donc : qui suis-je ? »
— Mais lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, — que pensez-vous qu’il se passa en son âme ? Il fut pris de compassion ; et il s’affaissa tout d’un coup comme un chêne qui, ayant longtemps résisté à la cognée des bûcherons, — s’affaisse soudain lourdement, effrayant ceux-là même qui voulaient l’abattre. Mais déjà il s’était relevé de terre et son visage se faisait dur.
« Je te reconnais bien, dit-il d’une voix d’airain : tu es le meurtrier de Dieu. Laisse-moi m’en aller.
Tu n’as pas supporté celui qui te voyait, — qui te voyait constamment, dans toute ton horreur, toi, le plus laid des hommes ! Tu t’es vengé de ce témoin ! »
Ainsi parlait Zarathoustra et il se disposait à passer son chemin : mais l’être innommable saisit un pan de son vêtement et commença à gargouiller de nouveau et à chercher ses mots. « Reste ! » dit-il enfin —
— « Reste ! Ne passe pas ton chemin ! J’ai deviné quelle était la cognée qui t’a abattu, sois loué, ô Zarathoustra de ce que tu es de nouveau debout !
Tu as deviné, je le sais bien, ce que ressent en son âme celui qui a tué Dieu, — le meurtrier de Dieu : Reste ! Assieds-toi là auprès de moi, ce ne sera pas en vain.
Vers qui irais-je si ce n’est vers toi ? Reste, assieds-toi. Mais ne me regarde pas ! Honore ainsi — ma laideur !
Ils me persécutent : maintenant tu es mon suprême refuge. Non qu’ils me poursuivent de leur haine ou de leurs gendarmes : — oh ! je me moquerais de pareilles persécutions, j’en serais fier et joyeux !
Les plus beaux succès ne furent-ils pas jusqu’ici pour ceux qui furent le mieux persécutés ? Et celui qui poursuit bien apprend aisément à suivre : — aussi bien n’est-il pas déjà — par derrière ! Mais c’est leur compassion
— c’est leur compassion que je fuis et c’est contre elle que je cherche un refuge chez toi. Ô Zarathoustra, protège-moi, toi mon suprême refuge, toi le seul qui m’aies deviné :
— tu as deviné ce que ressent en son âme celui qui a tué Dieu. Reste ! Et si tu veux t’en aller, voyageur impatient : ne prends pas le chemin par lequel je suis venu. Ce chemin est mauvais.
M’en veux-tu de ce que, depuis trop longtemps, j’écorche ainsi mes mots ? De ce que déjà je te donne des conseils ? Mais sache-le, c’est moi, le plus laid des hommes,
— celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où moi j’ai passé, le chemin est mauvais. Je défonce et je détruis tous les chemins.
Mais j’ai bien vu que tu voulais passer en silence près de moi, et j’ai vu ta rougeur : c’est par là que j’ai reconnu que tu étais Zarathoustra.
Tout autre m’eût jeté son aumône, sa compassion, du regard et de la parole. Mais pour accepter l’aumône je ne suis pas assez mendiant, tu l’as deviné.
Je suis trop riche, riche en choses grandes et formidables, les plus laides et les plus innommables ! Ta honte, ô Zarathoustra, m’a fait honneur !
À grand peine j’ai échappé à la cohue des miséricordieux, afin de trouver le seul qui, entre tous, enseigne aujourd’hui que « la compassion est importune » — toi, ô Zarathoustra !
— que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la compassion est une offense à la pudeur. Et le refus d’aider peut être plus noble que cette vertu trop empressée à secourir.
Mais c’est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence, la compassion : ceux-ci n’ont point de respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité.
Mon regard passe au-dessus de tous ceux-là, comme le regard du chien domine les dos des grouillants troupeaux de brebis. Ce sont des êtres petits, gris et laineux, pleins de bonne volonté et d’esprit moutonnier.
Comme un héron qui, la tête rejetée en arrière, fait planer avec mépris son regard sur de plats marécages : ainsi je jette un coup d’œil dédaigneux sur le gris fourmillement des petites vagues, des petites volontés et des petites âmes.
Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens : et c’est ainsi que l’on a fini par leur donner la puissance — maintenant ils enseignent : « Rien n’est bon que ce que les petites gens appellent bon. »
Et ce que l’on nomme aujourd’hui « vérité », c’est ce qu’enseigne ce prédicateur qui sortait lui-même de leurs rangs, ce saint bizarre, cet avocat des petites gens qui témoignait de lui-même « je — suis la vérité ».
C’est ce présomptueux qui est cause que depuis longtemps déjà les petites gens se dressent sur leurs ergots — lui qui, en enseignant « je suis la vérité », a enseigné une lourde erreur.
Fit-on jamais réponse plus courtoise à pareil présomptueux ? Cependant, ô Zarathoustra, tu passas devant lui en disant : « Non ! Non ! Trois fois non ! »
Tu as mis les hommes en garde contre son erreur, tu fus le premier à mettre en garde contre la pitié — parlant non pas pour tout le monde ni pour personne, mais pour toi et ton espèce.
Tu as honte de la honte des grandes souffrances ; et, en vérité, quand tu dis : « C’est de la compassion que s’élève un grand nuage, prenez garde, ô humains ! »
— quand tu enseignes : « Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié » : ô Zarathoustra, comme tu me sembles bien connaître les signes du temps !
Mais toi-même — garde-toi de ta propre pitié ! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui se noient et qui gèlent. —
Je te mets aussi en garde contre moi-même. Tu as deviné ma meilleure et ma pire énigme, — qui j’étais et ce que j’ai fait. Je connais la cognée qui peut t’abattre.
Cependant — il fallut qu’il mourût : il voyait avec des yeux qui voyaient tout, — il voyait les profondeurs et les abîmes de l’homme, toutes ses hontes et ses laideurs cachées.
Sa pitié ne connaissait pas de pudeur : il fouillait les replis les plus immondes de mon être. Il fallut que mourût ce curieux, entre tous les curieux, cet indiscret, ce miséricordieux.
Il me voyait sans cesse moi ; il fallut me venger d’un pareil témoin — si non cesser de vivre moi-même.
Le Dieu qui voyait tout, même l’homme : ce Dieu devait mourir ! L’homme ne supporte pas qu’un pareil témoin vive. »
Ainsi parlait le plus laid des hommes. Mais Zarathoustra se leva et s’apprêtait à partir : car il était glacé jusque dans les entrailles.
« Être innommable, dit-il, tu m’as détourné de suivre ton chemin. Pour te récompenser, je te recommande le mien. Regarde, c’est là-haut qu’est la caverne de Zarathoustra.
Ma caverne est grande et profonde et elle a beaucoup de recoins ; le plus caché y trouve sa cachette. Et près de là il y a cent crevasses et cent réduits pour les animaux qui rampent, qui voltigent et qui sautent.
Ô banni qui t’es bannis toi-même, tu ne veux plus vivre au milieu des hommes et de la pitié des hommes ? Eh bien ! fais comme moi ! Ainsi tu apprendras aussi de moi ; seul celui qui agit apprend.
Commence tout d’abord par t’entretenir avec mes animaux ! L’animal le plus fier et l’animal le plus rusé — qu’ils soient pour nous deux les véritables conseillers ! » —
Ainsi parlait Zarathoustra et il continua son chemin, plus pensif qu’auparavant et plus lentement, car il se demandait beaucoup de choses et ne trouvait pas aisément de réponses.
« Comme l’homme est misérable ! pensait-il en son cœur, comme il est laid, gonflé de fiel et plein de honte cachée !
On me dit que l’homme s’aime soi-même : Hélas, combien doit être grand cet amour de soi ! Combien de mépris n’a-t-il pas à vaincre !
Celui-là aussi s’aimait en se méprisant, — il est pour moi un grand amoureux et un grand mépriseur.
Je n’ai jamais rencontré personne qui se méprisât plus profondément : cela aussi est de la hauteur. Hélas ! celui-là était-il peut-être l’homme supérieur, dont j’ai entendu le cri de détresse ?
J’aime les hommes du grand mépris. L’homme cependant est quelque chose qui doit être surmonté. » ——
LA SALUTATION

Il était déjà très tard dans l’après-midi, lorsque Zarathoustra, après de longues recherches infructueuses et de vaines courses, revint à sa caverne. Mais lorsqu’il se trouva en face d’elle, à peine éloigné de vingt pas, il arriva ce à quoi il s’attendait le moins à ce moment : il entendit de nouveau le grand cri de détresse. Et, chose étrange ! à ce moment le cri venait de sa propre caverne. Mais c’était un long cri, singulier et multiple, et Zarathoustra distinguait parfaitement qu’il se composait de beaucoup de voix : quoique, à distance, il ressemblât au cri d’une seule bouche.
Alors Zarathoustra s’élança vers sa caverne et quel ne fut pas le spectacle qui l’attendait après ce concert ! Car ils étaient tous assis les uns près des autres, ceux auprès desquels il avait passé dans la journée : le roi de droite et le roi de gauche, le vieil enchanteur, le pape, le mendiant volontaire, l’ombre, le consciencieux de l’esprit, le triste devin et l’âne ; le plus laid des hommes cependant s’était mis une couronne sur la tête et avait ceint deux écharpes de pourpre, — car il aimait à se déguiser et à faire le beau, comme tous ceux qui sont laids. Mais au milieu de cette triste compagnie, l’aigle de Zarathoustra était debout, inquiet et les plumes hérissées, car il devait répondre à trop de choses auxquelles sa fierté n’avait pas de réponse ; et le serpent rusé s’était enlacé autour de son cou.
C’est avec un grand étonnement que Zarathoustra regarda tout cela ; puis il dévisagea l’un après l’autre chacun de ses hôtes, avec une curiosité bienveillante, lisant dans leurs âmes et s’étonnant derechef. Pendant ce temps, ceux qui étaient réunis s’étaient levés de leur siège, et ils attendaient avec respect que Zarathoustra prît la parole. Zarathoustra cependant parla ainsi :
« Vous qui désespérez, hommes singuliers ! C’est donc votre cri de détresse que j’ai entendu ? Et maintenant je sais aussi où il faut chercher celui que j’ai cherché en vain aujourd’hui : l’homme supérieur : — il est assis dans ma propre caverne, l’homme supérieur ! Mais pourquoi m’étonnerais-je ! N’est-ce pas moi-même qui l’ai attiré vers moi par des offrandes de miel et par la maligne tentation de mon bonheur ?
Il me semble pourtant que vous vous entendez très mal, vos cœurs se rendent moroses les uns les autres lorsque vous vous trouvez réunis ici, vous qui poussez des cris de détresse ? Il fallut d’abord qu’il vînt quelqu’un, —
— quelqu’un qui vous fît rire de nouveau, un bon jocrisse joyeux, un danseur, un ouragan, une girouette étourdie, quelque vieux fou : — que vous en semble ?
Pardonnez-moi donc, vous qui désespérez, que je parle devant vous avec des paroles aussi puériles, indignes, en vérité, de pareils hôtes ! Mais vous ne devinez pas ce qui rend mon cœur pétulant : —
— c’est vous-mêmes et le spectacle que vous m’offrez, pardonnez-moi ! Car en regardant un désespéré chacun reprend courage. Pour consoler un désespéré — chacun se croit assez fort.
C’est à moi-même que vous avez donné cette force, — un don précieux, ô mes hôtes illustres ! Un véritable présent d’hôtes ! Eh bien, ne soyez pas fâchés si je vous offre aussi de ce qui m’appartient.
Ceci est mon royaume et mon domaine : mais je vous l’offre pour ce soir et cette nuit. Que mes animaux vous servent : que ma caverne soit votre lieu de repos !
Hébergés par moi, aucun de vous ne doit s’adonner au désespoir, dans mon district je protège chacun contre ses bêtes sauvages. Sécurité : c’est là la première chose que je vous offre !
La seconde cependant, c’est mon petit doigt. Et si vous avez mon petit doigt, vous prendrez bientôt la main tout entière. Eh bien ! je vous donne mon cœur en même temps ! Soyez les bien-venus ici, salut à vous, mes hôtes ! »
Ainsi parlait Zarathoustra et il riait d’amour et de méchanceté. Après cette salutation ses hôtes s’inclinèrent de nouveau, silencieusement et pleins de respect ; mais le roi de droite lui répondit au nom de tous.
« À la façon dont tu nous as présenté ta main et ton salut, ô Zarathoustra, nous reconnaissons que tu es Zarathoustra. Tu t’es abaissé devant nous ; un peu plus tu aurais blessé notre respect — :
— mais qui donc saurait comme toi s’abaisser avec une telle fierté ? Ceci nous redresse nous-mêmes, réconfortant nos yeux et nos cœurs.
Rien que pour en être spectateurs nous monterions volontiers sur des montagnes plus hautes que celle-ci. Car nous sommes venus, avides de spectacle, nous voulions voir ce qui rend clair des yeux troubles.
Et voici, déjà c’en est fini de tous nos cris de détresse. Déjà nos sens et nos cœurs s’épanouissent pleins de ravissement. Il ne s’en faudrait pas de beaucoup que notre courage ne se mette en rage.
Il n’y a rien de plus réjouissant sur la terre, ô Zarathoustra, qu’une volonté haute et forte. Une volonté haute et forte est la plus belle plante de la terre. Un paysage tout entier est réconforté par un pareil arbre.
Je le compare à un pin, ô Zarathoustra, celui qui grandit comme toi : élancé, silencieux, dur, solitaire, fait du meilleur bois et du bois le plus flexible, superbe, —
— voulant enfin, avec des branches fortes et vertes, toucher à sa propre domination, posant de fortes questions aux vents et aux tempêtes et à tout ce qui est familier des hauteurs,
— répondant plus fortement encore, ordonnateur, victorieux : ah ! qui ne monterait pas sur les hauteurs pour contempler de pareilles plantes ?
Tout ce qui est sombre et manqué se réconforte à la vue de ton arbre, ô Zarathoustra, ton aspect rassure l’instable et guérit le cœur de l’instable.
Et en vérité, beaucoup de regards se dirigent aujourd’hui vers ta montagne et ton arbre ; un grand désir s’est mis en route et il y en a beaucoup qui se sont pris à demander : qui est Zarathoustra ?
Et tous ceux à qui tu as jamais distillé dans l’oreille ton miel et ta chanson : tous ceux qui sont cachés, solitaires et solitaires à deux, ils ont tout à coup dit à leur cœur :
« Zarathoustra vit-il encore ? Il ne vaut plus la peine de vivre. Tout est égal, tout en vain : à moins que — nous ne vivions avec Zarathoustra ! »
« Pourquoi ne vient-il pas, celui qui s’est annoncé si longtemps ? ainsi demandent beaucoup de gens ; la solitude l’a-t-elle dévoré ? Ou bien est-ce nous qui devons venir auprès de lui ? »
Il arrive maintenant que la solitude elle-même s’attendrisse et se brise, semblable à une tombe qui s’ouvre et qui ne peut plus tenir ses morts. Partout on voit des ressuscités.
Maintenant, les vagues montent et montent autour de ta montagne, ô Zarathoustra. Et malgré l’élévation de ta hauteur, il faut que beaucoup montent auprès de toi ; ta barque ne doit plus rester longtemps à l’abri.
Et que nous nous soyons venus vers ta caverne, nous autres hommes qui désespérions et qui déjà ne désespérons plus : ce n’est qu’un signe et un présage qu’il y en a de meilleurs que nous en route, —
— car il est lui-même en route vers toi, le dernier reste de Dieu parmi les hommes ; c’est-à-dire : tous les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la grande satiété, —
— tous ceux qui ne veulent vivre sans qu’ils puissent de nouveau apprendre à espérer — apprendre de toi, ô Zarathoustra, le grand espoir ! »
Ainsi parlait le roi de droite en saisissant la main de Zarathoustra pour l’embrasser ; mais Zarathoustra se défendit de sa vénération et se recula effrayé, silencieux, et fuyant soudain comme dans le lointain. Mais, après peu d’instants, il fut de nouveau de retour auprès de ses hôtes et, les regardant avec des yeux clairs et scrutateurs, il dit :
« Hommes supérieurs, vous qui êtes mes hôtes, je vais vous parler allemand et clairement. Ce n’est pas vous que j’attendais dans ces montagnes. »
(« Allemand et clairement ? » Que Dieu ait pitié ! dit alors à part lui le roi de gauche ; on voit qu’il ne connaît pas ces bons Allemands, ce sage d’Orient !
Mais il veut dire « allemand et grossièrement » — eh bien ! Ce n’est pas là ce qu’il y a de plus mauvais aujourd’hui ! »)
« Il se peut que vous soyez tous, les uns comme les autres, des hommes supérieurs, continua Zarathoustra : pour moi cependant — vous n’êtes ni assez grands ni assez forts.
Pour moi, je veux dire : pour la volonté inexorable qui se tait en moi, qui se tait, mais qui ne se taira pas toujours. Et si vous êtes miens, vous n’êtes cependant point mon bras droit.
Car celui qui comme vous marche sur des jambes malades et frêles, veut avant tout être ménagé, qu’il le sache ou qu’il se le cache.
Mais moi je ne ménage pas mes bras et mes jambes, je ne ménage pas mes guerriers : comment pourriez-vous être bons pour faire ma guerre ?
Avec vous je gâcherais même mes victoires. Et plus d’un parmi vous tomberait à la renverse au seul roulement de mes tambours.
Aussi bien n’êtes-vous pas assez beaux à mon gré, ni d’assez bonne race. J’ai besoin de miroirs purs et lisses pour recevoir ma doctrine ; reflétée par votre surface, ma propre image serait déformée.
Sur vos épaules pèsent maint fardeau, maint souvenir : et maint kobold méchant se tapit en vos recoins. En vous aussi il y a encore de la populace cachée. Bien que bons et de bonne race, vous êtes tors et difformes à maints égards, et il n’est pas de forgeron au monde qui pût vous rajuster et vous redresser.
Vous n’êtes que des ponts : puissent de meilleurs que vous passer de l’autre côté ! Vous représentez des degrés : ne vous irritez donc pas contre celui qui vous franchit pour escalader sa hauteur !
Il se peut que, de votre semence, il naisse un jour, pour moi, un fils véritable, un héritier parfait : mais ce temps est lointain. Vous n’êtes point ceux à qui appartiennent mon nom et mes biens de ce monde.
Ce n’est pas vous que j’attends ici dans ces montagnes, ce n’est pas avec vous que je descendrai vers les hommes une dernière fois. Vous n’êtes que des avant-coureurs, venus vers moi pour m’annoncer que d’autres, de plus grands, sont en route vers moi, —
— non point les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la grande satiété, ni ce que vous avez appelé « ce qui reste de Dieu sur la terre ».
— Non, non ! Trois fois non ! J’en attends d’autres ici sur ces montagnes et je ne veux point, sans eux, porter mes pas loin d’ici,
— d’autres qui seront plus grands, plus forts, plus victorieux, des hommes plus joyeux, bâtis d’aplomb et carrés de la tête à la base : il faut qu’ils viennent, les lions rieurs !
Ô mes hôtes, hommes singuliers, — n’avez-vous pas encore entendu parler de mes enfants ? et dire qu’ils sont en route pour venir vers moi ?
Parlez-moi donc de mes jardins, de mes Îles Bienheureuses, de ma belle et nouvelle espèce, — pourquoi ne m’en parlez-vous pas ?
J’implore votre amour de récompenser mon hospitalité en me parlant de mes enfants. C’est pour eux que je me suis fait riche, c’est pour eux que je me suis appauvri : que n’ai-je pas donné, — que ne donnerais-je pour avoir une chose : ces enfants, ces plantations vivantes, ces arbres de la vie de mon plus haut espoir ! »
Ainsi parlait Zarathoustra et il s’arrêta soudain dans son discours : car il fut surpris par son désir, et il ferma les yeux et la bouche, tant était grand le mouvement de son cœur. Et tous ses hôtes, eux aussi, se turent, immobiles et accablés : si ce n’est que le vieux devin se mit à gesticuler des bras.
DE L’HOMME SUPÉRIEUR

1.

Lorsque je vins pour la première fois parmi les hommes, je fis la folie du solitaire, la grande folie : je me mis sur la place publique.
Et comme je parlais à tous, je ne parlais à personne. Mais le soir des danseurs de corde et des cadavres étaient mes compagnons ; et j’étais moi-même presque un cadavre.
Mais, avec le nouveau matin, une nouvelle vérité vint vers moi : alors j’appris à dire : « Que m’importe la place publique et la populace, le bruit de la populace et les longues oreilles de la populace ! »
Hommes supérieurs, apprenez de moi ceci : sur la place publique personne ne croit à l’homme supérieur. Et si vous voulez parler sur la place publique, à votre guise ! Mais la populace cligne de l’œil : « Nous sommes tous égaux. »
« Hommes supérieurs, — ainsi cligne de l’œil la populace, — il n’y pas d’hommes supérieurs, nous sommes tous égaux, un homme vaut un homme, devant Dieu — nous sommes tous égaux ! »
Devant Dieu ! — Mais maintenant ce Dieu est mort. Devant la populace, cependant, nous ne voulons pas être égaux. Hommes supérieurs, éloignez-vous de la place publique !

2.

Devant Dieu ! — Mais maintenant ce Dieu est mort ! Hommes supérieurs, ce Dieu a été votre plus grand danger.
Vous n’êtes ressuscité que depuis qu’il gît dans la tombe. Ce n’est que maintenant que revient le grand midi, maintenant l’homme supérieur devient — maître !
Avez-vous compris cette parole, ô mes frères ? Vous êtes effrayés : votre cœur est-il pris de vertige ? L’abîme s’ouvre-t-il ici pour vous ? Le chien de l’enfer aboie-t-il contre vous ?
Eh bien ! Allons ! Hommes supérieurs ! Maintenant seulement la montagne de l’avenir humain va enfanter. Dieu est mort : maintenant nous voulons — que le Surhumain vive.

3.

Les plus soucieux demandent aujourd’hui : Comment l’homme se conserve-t-il ? » Mais Zarathoustra demande, ce qu’il est le seul et le premier à demander : « Comment l’homme sera-t-il surmonté ? »
Le Surhumain me tient au cœur, c’est lui qui est pour moi la chose unique, — et non point l’homme : non pas le prochain, non pas le plus pauvre, non pas le plus affligé, non pas le meilleur. —
Ô mes frères, ce que je puis aimer en l’homme, c’est qu’il est une transition et un déclin. Et, en vous aussi, il y a beaucoup de choses qui me font aimer et espérer.
Vous avez méprisé, ô hommes supérieurs, c’est ce qui me fait espérer. Car les grands méprisants sont aussi les grands vénérateurs.
Vous avez désespéré, c’est ce qu’il y a lieu d’honorer en vous. Car vous n’avez pas appris comment vous pourriez vous rendre, vous n’avez pas appris les petites prudences.
Aujourd’hui les petites gens sont devenus les maîtres, ils prêchent tous la résignation, et la modestie, et la prudence, et l’application, et les égards et le long ainsi-de-suite des petites vertus.
Ce qui ressemble à la femme et au valet, ce qui est de leur race, et surtout le micmac populacier : cela veut maintenant devenir maître de toutes les destinées humaines — ô dégoût ! dégoût ! dégoût !
Cela demande et redemande, et n’est pas fatigué de demander : « Comment l’homme se conserve-t-il le mieux, le plus longtemps, le plus agréablement ? » C’est ainsi — qu’ils sont les maîtres d’aujourd’hui.
Ces maîtres d’aujourd’hui, surmontez-les-moi, ô mes frères, — ces petites gens : c’est eux qui sont le plus grand danger du Surhumain !
Surmontez-moi, hommes supérieurs, les petites vertus, les petites prudences, les égards pour les grains de sable, le fourmillement des fourmis, le misérable contentement de soi, le « bonheur du plus grand nombre » — !
Et désespérez plutôt que de vous rendre. Et, en vérité, je vous aime, parce que vous ne savez pas vivre aujourd’hui, ô hommes supérieurs ! Car c’est ainsi que vous vivez — le mieux !

4.

Avez-vous du courage, ô mes frères ? Étes-vous résolus ? Non pas du courage devant des témoins, mais du courage de solitaires, le courage des aigles dont aucun dieu n’est plus spectateur ?
Les âmes froides, les mulets, les aveugles, les hommes ivres n’ont pas ce que j’appelle du cœur. Celui-là a du cœur qui connaît la peur, mais qui contraint la peur ; celui qui voit l’abîme, mais avec fierté.
Celui qui voit l’abîme, mais avec des yeux d’aigle, — celui qui saisit l’abîme avec des serres d’aigle : celui-là a du courage.— —

5.

« L’homme est méchant » — ainsi parlaient pour ma consolation tous les plus sages. Hélas ! si c’était encore vrai aujourd’hui ! Car le mal est la meilleure force de l’homme.
« L’homme doit devenir meilleur et plus méchant » — c’est ce que j’enseigne, moi. Le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien du Surhumain.
Cela pouvait être bon pour ce prédicateur des petites gens de souffrir et de porter les péchés des hommes. Mais moi, je me réjouis du grand péché comme de ma grande consolation. —
Ces sortes de choses cependant ne sont point dites pour les longues oreilles : toute parole ne convient point à toute gueule. Ce sont là des choses subtiles et lointaines : les pattes de moutons ne doivent pas les saisir !

6.

Vous, les hommes supérieurs, croyez-vous que je sois là pour refaire bien ce que vous avez mal fait ?
Ou bien que je veuille dorénavant vous coucher plus commodément, vous qui souffrez ? Ou vous montrer, à vous qui êtes errants, égarés et perdus dans la montagne, des sentiers plus faciles ?
Non ! Non ! Trois fois non ! Il faut qu’il en périsse toujours plus et toujours des meilleurs de votre espèce, — car il faut que votre destinée soit de plus en plus mauvaise et de plus en plus dure. Car c’est ainsi seulement —
— ainsi seulement que l’homme grandit vers la hauteur, là où la foudre le frappe et le brise : assez haut pour la foudre !
Mon esprit et mon désir sont portés vers le petit nombre, vers les choses longues et lointaine : que m’importerait votre misère, petite, commune et brève !
Pour moi vous ne souffrez pas encore assez ! Car c’est de vous que vous souffrez, vous n’avez pas encore souffert de l’homme. Vous mentiriez si vous disiez le contraire ! Vous tous, vous ne souffrez pas de ce que j’ai souffert. — —

7.

Il ne me suffit pas que la foudre ne nuise plus. Je ne veux point la faire dévier, je veux qu’elle apprenne à travailler — pour moi — Ma sagesse s’amasse depuis longtemps comme un nuage, elle devient toujours plus tranquille et plus sombre. Ainsi fait toute sagesse qui doit un jour engendrer la foudre. —
Pour ces hommes d’aujourd’hui je ne veux ni être lumière, ni être appelé lumière. Ceux-là — je veux les aveugler. Foudre de ma sagesse ! crève-leur les yeux !

8.

Ne veuillez rien au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez eux qui veulent au-dessus de leurs forces.
Surtout lorsqu’ils veulent de grandes choses ! car ils éveillent la méfiance des grandes choses, ces subtils faux-monnayeurs, ces comédiens : —
— jusqu’à ce qu’enfin ils soient faux devant eux-mêmes, avec les yeux louches, bois vermoulus et revernis, attifés de grand mots et de vertus d’apparat, par un clinquant de fausses œuvres.
Soyez pleins de précautions à leur égard, ô hommes supérieurs ! Rien n'est pour moi plus précieux et plus rare aujourd’hui que la probité.
Cet aujourd’hui n’appartient-il pas à la populace ? La populace cependant ne sait pas ce qui est grand, ce qui est petit, ce qui est droit et honnête : elle est innocemment tortueuse, elle ment toujours.

9.

Ayez aujourd’hui une bonne méfiance, hommes supérieurs ! hommes courageux ! hommes francs ! Et tenez secrètes vos raisons. Car cet aujourd’hui appartient à la populace.
Ce que la populace n’a pas appris à croire sans raison, qui pourrait le renverser auprès d’elle par des raisons ?
Sur la place publique on persuade par des gestes. Mais les raisons rendent la populace méfiante.
Et si la vérité a une fois remporté la victoire là-bas, demandez-vous alors avec une bonne méfiance : « Quelle grande erreur a combattu pour elle ? »
Gardez-vous aussi des savants ! Ils vous haïssent, car ils sont stériles ! Ils ont des yeux froids et secs, devant eux tout oiseau est déplumé.
Ceux-ci se vantent de ne pas mentir : mais l’incapacité de mentir est encore bien loin de l’amour de la vérité. Gardez-vous !
L’absence de fièvre est bien loin d’être de la connaissance ! Je ne crois pas aux esprits réfrigérés. Celui qui ne sait pas mentir, ne sait pas ce que c’est que la vérité.

10.

Si vous voulez monter haut, servez-vous de vos propres jambes ! Ne vous faites pas porter en haut, ne vous asseyez pas sur le dos et la tête d’autrui !
Mais toi, tu es monté à cheval ! Galopes-tu maintenant, avec une bonne allure vers ton but ? Eh bien, mon ami ! mais ton pied boiteux est aussi à cheval !
Quand tu seras arrivé à ton but, quand tu sauteras de ton cheval : c’est précisément sur ta ' hauteur, homme supérieur, — que tu trébucheras !

11.

Vous qui créez, hommes supérieurs ! Une femme n’est enceinte que son propre enfant.
Ne vous laissez point induire en erreur ! Qui donc est votre prochain ? Et agissez-vous aussi « pour le prochain », — vous ne créez pourtant pas pour lui !
Désapprenez donc ce « pour », vous qui créez : votre vertu précisément veut que vous ne fassiez nulle chose avec « pour », et « à cause de », et « parce que ». Il faut que vous vous bouchiez les oreilles contre ces petits mots faux.
Le « pour le prochain » n’est que la vertu des petites gens : chez eux on dit « égal et égal » et « une main lave l’autre » : — ils n’ont ni le droit, ni la force de votre égoïsme !
Dans votre égoïsme, vous qui créez, il y a la prévoyance et la précaution de la femme enceinte ! Ce que personne n’a encore vu des yeux, le fruit : c’est le fruit que protège, et conserve, et nourrit tout votre amour.
Là où il y a votre amour, chez votre enfant, là aussi il y a toute votre vertu ! Votre œuvre, votre volonté, c’est là votre « prochain » : ne vous laissez pas induire à de fausses valeurs !
12.

Vous qui créez, hommes supérieurs ! Quiconque doit enfanter est malade ; mais celui qui a enfanté est impur.
Demandez aux femmes : on n’enfante pas parce que cela fait plaisir. La douleur fait caqueter les poules et les poètes.
Vous qui créez, il y a en vous beaucoup d’impuretés. Car il vous fallut être mères.
Un nouvel enfant : ô combien de nouvelles impuretés sont venues au monde ! Écartez-vous ! Celui qui a enfanté doit laver son âme !

13.

Ne soyez pas vertueux au delà de vos forces ! Et n’exigez de vous-mêmes rien qui soit invraisemblable.
Marchez sur les traces où déjà la vertu de vos pères a marché. Comment voudriez-vous monter haut, si la volonté de vos pères ne montait pas avec vous ?
Mais celui qui veut être le premier, qu’il prenne bien garde à ne pas être le dernier ! Et là où sont les vices de vos pères, vous ne devez pas mettre de la sainteté !
Que serait-ce si celui-là exigeait de lui la chasteté, celui dont les pères fréquentèrent les femmes et aimèrent les vins forts et la chair du sanglier ?
Ce serait une folie ! Cela me semble beaucoup pour un pareil homme, s’il n’est l’homme que d’une seule femme, ou de deux, ou de trois.
Et s’il fondait des couvents et s’il écrivait au-dessus de la porte : « Ce chemin conduit à la sainteté », — je dirais quand même : À quoi bon ! c’est une nouvelle folie !
Il s’est fondé à son propre usage une maison de correction et un refuge : que bien lui en prenne ! Mais je n’y crois pas.
Dans la solitude grandit ce que chacun y apporte, même la bête intérieure. Aussi faut-il dissuader beaucoup de gens de la solitude.
Y a-t-il eu jusqu’à présent sur la terre quelque chose de plus impur qu’un saint du désert ? Autour de pareils êtres le diable n’était pas seul à être déchaîné, — mais aussi le cochon.

14.

Timide, honteux, maladroit, semblable à un tigre qui a manqué son bond : c’est ainsi, ô hommes supérieurs, que je vous ai souvent vus vous glisser à part. Vous aviez manqué un coup de dé.
Mais que vous importe, à vous autres joueurs de dés ! Vous n’avez pas appris à jouer et à narguer comme il faut jouer et narguer ! Ne sommes-nous pas toujours assis à une grande table de moquerie et de jeu ?
Et parce que vous avez manqué de grandes choses, est-ce une raison pour que vous soyez vous-mêmes — manqués ? Et si vous êtes vous-mêmes manqués, est-ce une raison pour que — l’homme soit manqué ? Mais si l’homme est manqué : eh bien ! allons !

15.

Plus une chose est élevée dans son genre, plus est rare sa réussite. Vous autres hommes supérieurs qui vous trouvez ici, n’êtes-vous pas tous — manqués ?
Pourtant, ayez bon courage, qu’importe cela ! Combien de choses sont encore possibles ! Apprenez à rire de vous-mêmes, comme il faut rire !
Quoi d’étonnant aussi que vous soyez manqués, que vous ayez réussi à moitié, vous qui êtes à moitié brisés ! L’avenir de l’homme ne se presse et ne se pousse-t-il pas en vous ?
Ce que l’homme a de plus lointain, de plus profond, sa hauteur d’étoiles et sa force immense : tout cela ne se heurte-t-il pas en écumant dans votre marmite ?
Quoi d’étonnant si plus d’une marmite se casse ! Apprenez à rire de vous-mêmes comme il faut rire ! Ô hommes supérieurs, combien de choses sont encore possibles !
Et, en vérité, combien de choses ont déjà réussi ! Comme cette terre abonde en petites choses bonnes et parfaites et bien réussies !
Placez autour de vous de petites choses bonnes et parfaites, ô hommes supérieurs. Leur maturité dorée guérit le cœur. Les choses parfaites nous apprennent à espérer.

16.

Quel fut jusqu’à présent sur la terre le plus grand péché ? Ne fut-ce pas la parole de celui qui a dit : « Malheur à ceux qui rient ici-bas ! »
Ne trouvait-il pas de quoi rire sur la terre ? S’il en est ainsi, il a mal cherché. Un enfant même trouve de quoi rire.
Celui-là — n’aimait pas assez : autrement il nous aurait aussi aimés, nous autres rieurs ! Mais il nous haïssait et nous honnissait, nous promettant des gémissements et des grincements de dents.
Faut-il donc tout de suite maudire, quand on n’aime pas ? Cela — me paraît de mauvais goût. Mais c’est ce qu’il fit, cet intolérant. Il était issu de la populace.
Et lui-même n’aimait pas assez : autrement il aurait été moins courroucé qu’on ne l’aimât pas. Tout grand amour ne veut pas l’amour : il veut davantage.
Écartez-vous du chemin de tous ces intolérants ! C’est là une espèce pauvre et malade, une espèce populacière : elle jette un regard malin sur cette vie, elle a le mauvais œil pour cette terre.
Écartez-vous du chemin de tous ces intolérants ! Ils ont les pieds lourds et les cœurs pesants : ils ne savent pas danser. Comment pour de tels gens la terre pourrait-elle être légère !

17.

Toutes les bonnes choses s’approchent de leur but d’une façon tortueuse. Comme les chats elles font le gros dos, elles ronronnent intérieurement de leur bonheur prochain, — toutes les bonnes choses rient.
La démarche de quelqu’un laisse deviner s’il marche déjà dans sa propre voie. Regardez-moi donc marcher ! Mais celui qui s’approche de son but — celui-là danse.
Et, en vérité, je ne suis point devenu une statue, et je ne me tiens pas encore là engourdi, hébété, marmoréen comme une colonne ; j’aime la course rapide.
Et quand même il y a sur la terre des marécages et une épaisse détresse : celui qui a les pieds légers court par-dessus la vase et danse comme sur de la glace balayée.
Élevez vos cœurs, mes frères, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus vos jambes ! Élevez aussi vos jambes, bons danseurs, et mieux que cela : vous vous tiendrez aussi sur la tête !

18.

Cette couronne du rieur, cette couronne de roses : c’est moi-même qui me la suis mise sur la tête, j’ai canonisé moi-même mon rire. Je n’ai trouvé personne d’assez fort pour cela aujourd’hui.
Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger : —
Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts ; je me suis moi-même placé cette couronne sur la tête !

19.

Élevez vos cœurs, mes frères, haut ! plus haut ! Et n’oubliez pas non plus vos jambes ! Élevez aussi vos jambes, bons danseurs, et mieux que cela : vous vous tiendrez aussi sur la tête !
Il y a aussi dans le bonheur des animaux lourds, il y a des pieds-bots de naissance. Ils s’efforcent singulièrement, pareils à un éléphant qui s’efforcerait de se tenir sur la tête.
Il vaut mieux encore être fou de bonheur que fou de malheur, il vaut mieux danser lourdement que de marcher comme un boiteux. Apprenez donc de moi la sagesse : même la pire des choses a deux bons revers, —
— même la pire des choses a de bonnes jambes pour danser : apprenez donc vous-mêmes, ô hommes supérieurs, à vous placer droit sur vos jambes !
Désapprenez donc la mélancolie et toutes les tristesses de la populace ! Ô comme les arlequins populaires me paraissent tristes aujourd’hui ! Mais cet aujourd’hui appartient à la populace.

20.

Faites comme le vent quand il s’élance des cavernes de la montagne : il veut danser à sa propre manière. Les mers frémissent et sautillent quand il passe.
Celui qui donne des ailes aux ânes et qui trait les lionnes, qu’il soit loué, cet esprit bon et indomptable qui vient comme un ouragan, pour tout ce qui est aujourd’hui et pour toute la populace, —
— celui qui est l’ennemi de toutes les têtes de chardons, de toutes les têtes fêlées, et de toutes les feuilles fanées et de toute ivraie : loué soit cet esprit de tempête, cet esprit sauvage, bon et libre, qui danse sur les marécages et les tristesses comme sur des prairies !
Celui qui hait les chiens étiolés de la populace et toute cette engeance manquée et sombre : béni soit cet esprit de tous les esprits libres, la tempête riante qui souffle la poussière dans les yeux de tous ceux qui voient noir et qui sont ulcérés !
Ô hommes supérieurs, ce qu’il y a de plus mauvais en vous : c’est que tous vous n’avez pas appris à danser comme il faut danser, — à danser par-dessus vos têtes ! Qu’importe que vous n’ayez pas réussi !
Combien de choses sont encore possibles ! Apprenez donc à rire par-dessus vos têtes ! Élevez vos cœurs, haut, plus haut ! Et n’oubliez pas non plus le bon rire !
Cette couronne du rieur, cette couronne de roses à vous, mes frères, je jette cette couronne ! J’ai canonisé le rire ; hommes supérieurs, apprenez donc — à rire !

LE CHANT D’IVRESSE

1.

Mais pendant qu’il parlait, ils étaient tous sortis l’un après l’autre, en plein air et dans la nuit fraîche et pensive ; et Zarathoustra lui-même conduisait le plus laid des hommes par la main, pour lui montrer son monde nocturne, la grande lune ronde et les cascades argentées auprès de sa caverne. Enfin ils s’arrêtèrent là les uns près des autres, tous ces hommes vieux, mais le cœur consolé et vaillant, s’étonnant dans leur for intérieur de se sentir si bien sur la terre ; la quiétude de la nuit, cependant, s’approchait de plus en plus de leurs cœurs. Et de nouveau Zarathoustra pensait à part lui : « Ô comme ils me plaisent bien maintenant, ces hommes supérieurs ! » — mais il ne le dit pas, car il respectait leur bonheur et leur silence. —
Mais alors il arriva ce qui pendant ce jour stupéfiant et long fut le plus stupéfiant : le plus laid des hommes commença derechef, et une dernière fois, à gargouiller et à souffler et, lorsqu’il eut fini par trouver ses mots, voici une question sortit de sa bouche, une question précise et nette, une question bonne, profonde et claire qui remua le cœur de tous ceux qui l’entendaient.
« Mes amis, vous tous qui êtes réunis ici, dit le plus laid des hommes, que vous en semble ? À cause de cette journée — c’est la première fois de ma vie que je suis content, que j’ai vécu la vie tout entière.
Et il ne me suffit pas d’avoir témoigné cela. Il vaut la peine de vivre sur la terre : Un jour, une fête en compagnie de Zarathoustra a suffi pour m’apprendre à aimer la terre.
« Est-ce là — la vie ! » dirai-je à la mort. « Eh bien ! Encore une fois ! »
Mes amis, que vous en semble ? Ne voulez-vous pas, comme moi, dire à la mort : « Est-ce là la vie, eh bien, pour l’amour de Zarathoustra, encore une fois ! » — —
Ainsi parlait le plus laid des hommes ; mais il n’était pas loin de minuit. Et que pensez-vous qui se passa alors ? Dès que les hommes supérieurs entendirent sa question, ils eurent soudain conscience de leur transformation et de leur guérison, et ils comprirent quel était celui qui la leur avait procurée : alors ils s’élancèrent vers Zarathoustra, pleins de reconnaissance, de respect et d’amour, en lui baisant la main, selon la particularité de chacun : de sorte que quelques-uns riaient et que d’autres pleuraient. Le vieil enchanteur cependant dansait de plaisir ; et si, comme le croient certains conteurs, il était alors ivre de vin doux, il était certainement plus ivre encore de la vie douce, et il avait abdiqué toute lassitude. Il y en a même quelques-uns qui racontent qu’alors l’âne se mit à danser : car ce n’est pas en vain que le plus laid des hommes lui avait donné du vin à boire. Que cela se soit passé, ainsi ou autrement, peu importe ; si l’âne n’a pas vraiment dansé ce soir-là, il se passa pourtant alors des choses plus grandes et plus étranges que ne le serait la danse d’un âne. En un mot, comme dit le proverbe de Zarathoustra : « Qu’importe ! »

2.

Lorsque ceci se passa avec le plus laid des hommes, Zarathoustra était comme un homme ivre : son regard s’éteignait, sa langue balbutiait, ses pieds chancelaient. Et qui saurait deviner quelles étaient les pensées qui agitaient alors l’âme de Zarathoustra ? Mais on voyait que son esprit reculait en arrière et qu’il volait en avant, qu’il était dans le plus grand lointain, en quelque sorte « sur une haute crête, comme il est écrit, entre deux mers,
— qui chemine entre le passé et l’avenir, comme un lourd nuage ». Peu à peu, cependant, tandis que les hommes supérieurs le tenaient dans leurs bras, il revenait un peu à lui-même, se défendant du geste de la foule de ceux qui voulaient l’honorer et qui étaient préoccupés à cause de lui ; mais il ne parlait pas. Tout à coup, pourtant, il tourna la tête, car il semblait entendre quelque chose : alors il mit son doigt sur la bouche et dit : « Venez ! »
Et aussitôt il se fit un silence et une quiétude autour de lui ; mais de la profondeur on entendait monter lentement le son d’une cloche. Zarathoustra prêtait l’oreille, ainsi que les hommes supérieurs ; puis il mit une seconde fois son doigt sur la bouche et il dit de nouveau : « Venez ! Venez ! il est près de minuit ! » — et sa voix s’était transformée. Mais il ne bougeait toujours pas de place : alors il y eut un silence encore plus grand et une plus grande quiétude, et tout le monde écoutait, même l’âne et les animaux d’honneur de Zarathoustra, l’aigle et le serpent, et aussi la caverne de Zarathoustra et la grande lune froide et la nuit elle-même. Zarathoustra, cependant, mit une troisième fois sa main sur la bouche et dit :
Venez ! Venez ! Venez ! Allons ! maintenant il est l’heure : allons dans la nuit !

3.

Ô hommes supérieurs, il est près de minuit : je veux donc vous dire quelque chose à l’oreille, quelque chose que cette vieille cloche m’a dit à l’oreille, —
— avec autant de secret, d’épouvante et de cordialité, qu’a mis à m’en parler cette vieille cloche de minuit qui a plus vécu qu’un seul homme :
— qui compta déjà les battements douloureux des cœurs de vos pères — hélas ! hélas ! comme elle soupire ! comme elle rit en rêve ! la vieille heure de minuit, profonde, profonde !
Silence ! Silence ! On entend bien des choses qui n’osent pas se dire de jour ; mais maintenant que l’air est pur, que le bruit de vos cœurs s’est tu, lui aussi, —
— maintenant les choses parlent et s’entendent, maintenant elles glissent dans les âmes nocturnes dont les veilles se prolongent : hélas ! hélas ! comme elle soupire ! comme elle rit en rêve !
— n’entends-tu pas comme elle te parle à toi secrètement, avec épouvante et cordialité, la vieille heure de minuit, profonde, profonde !
Ô HOMME, PRENDS GARDE !

4.

Malheur à moi ! Où a passé le temps ? Ne suis-je pas tombé dans des puits profonds ? Le monde dort —
Hélas ! Hélas ! Le chien hurle, la lune brille. Je préfère mourir, mourir que de vous dire ce que pense maintenant mon cœur de minuit.
Déjà je suis mort. C’en est fait. Araignée, pourquoi tisses-tu ta toile autour de moi ? Veux-tu du sang ? Hélas ! Hélas ! la rosée tombe, l’heure vient —
— l’heure où je grelotte et où je gèle, l’heure qui demande, qui demande et qui demande toujours : « Qui a assez de courage pour cela ?
— qui doit être le maître de la terre ? Qui veut dire : c’est ainsi qu’il vous faut couler, grands et petits fleuves ! »
— l’heure approche : ô homme, homme supérieur prends garde ! ce discours s’adresse aux oreilles subtiles, à tes oreilles — QUE DIT MINUIT PROFOND ?

5.

Je suis porté là-bas, mon âme danse. Tâche quotidienne ! tâche quotidienne ! Qui doit être le maître du monde ?
La lune est fraîche, le vent se tait. Hélas ! Hélas ! avez-vous déjà volé assez haut ? Vous avez dansé : mais une jambe n’est pas une aile.
Bons danseurs, maintenant toute la joie est passée. Le vin s’est changé en levure, tous les gobelets se sont attendris, les tombes balbutient.
Vous n’avez pas volé assez haut : maintenant les tombes balbutient : « Sauvez donc les morts ! Pourquoi fait-il nuit si longtemps ? La lune ne nous enivre-t-elle pas ? »
Ô hommes supérieurs, sauvez donc les tombes, éveillez donc les cadavres ! Hélas ! pourquoi le ver ronge-t-il encore ? L’heure approche, l’heure approche,
— la cloche bourdonne, le cœur râle encore, le ver ronge le bois, le ver du cœur. Hélas ! hélas ! LE MONDE EST PROFOND !

6.

Douce lyre ! Douce lyre ! J’aime le son de tes cordes, ce son enivré de crapaud flamboyant ! — comme ce son me vient de jadis et de loin, du lointain, des étangs de l’amour !
Vieille cloche ! Douce lyre ! toutes les douleurs t’ont déchiré le cœur, la douleur du père, la douleur des ancêtres, la douleur des premiers parents, ton discours est devenu mûr, —
— mûr comme l’automne doré et l’après-midi, comme mon cœur de solitaire — maintenant tu parles : le monde lui-même est devenu mûr, le raisin brunit.
— maintenant il veut mourir, mourir de bonheur. Ô hommes supérieurs, ne le sentez-vous pas ? Secrètement une odeur monte,
— un parfum et une odeur d’éternité, une odeur de vin doré, bruni et divinement rosé de vieux bonheur,
— un bonheur enivré de mourir, un bonheur de minuit qui chante : le monde est profond ET PLUS PROFOND QUE NE PENSAIT LE JOUR !

7.

Laisse-moi ! Laisse-moi ! Je suis trop pur pour toi. Ne me touche pas ! Mon monde ne vient-il pas de s’accomplir ?
Ma peau est trop pure pour tes mains. Laisse-moi, jour sombre, bête et lourd ! L’heure de minuit n’est-elle pas plus claire ?
Les plus purs doivent être les maîtres du monde, les moins connus, les plus forts, les âmes de minuit qui sont plus claires et plus profondes que tous les jours.
Ô jour, tu tâtonnes après moi ? Tu tâtonnes après mon bonheur ? Je suis riche pour toi, solitaire, une source de richesse, un trésor ?
Ô monde, tu me veux ? Suis-je mondain pour toi ? Suis-je religieux ? Suis-je devin pour toi ? Mais jour et monde, vous êtes trop lourds,
— ayez des mains plus sensées, saisissez un bonheur plus profond, un malheur plus profond, saisissez un dieu quelconque, ne me saisissez pas :
— mon malheur, mon bonheur est profond, jour singulier, et pourtant je ne suis pas un dieu, pas un enfer de dieu : PROFONDE EST SA DOULEUR.

8.

La douleur de Dieu est plus profonde, ô monde singulier ! Saisis la douleur de Dieu, ne me saisis pas, moi ! Que suis-je ? Une douce lyre pleine d’ivresse, —
— une lyre de minuit, une cloche-crapaud que personne ne comprend, mais qui doit parler devant des sourds, ô hommes supérieurs ! Car vous ne me comprenez pas !
C’en est fait ! C’en est fait ! Ô jeunesse ! Ô midi ! Ô après-midi ! Maintenant le soir est venu et la nuit et l’heure de minuit, — le chien hurle, et le vent :
— le vent n’est-il pas un chien ? Il gémit, il aboie, il hurle. Hélas ! Hélas ! comme elle soupire, comme elle rit, comme elle râle et geint, l’heure de minuit !
Comme elle parle sèchement, cette poétesse ivre ! a-t-elle dépassé son ivresse ? a-t-elle prolongé sa veille, se met-elle à remâcher ?
— Elle remâche sa douleur en rêve, la vieille et profonde heure de minuit, et plus encore sa joie. Car la joie, quand déjà la douleur est profonde : LA JOIE EST PLUS PROFONDE QUE LA PEINE.

9.

Vigne, que me joues-tu ? Ne t’ai-je pas coupée ? Je suis si cruel, tu saignes : — que veut ta louange que tu adresses à ma cruauté ivre ?
« Tout ce qui s’est accompli, tout ce qui est mûr — veut mourir ! » ainsi parles-tu. Béni soit, béni soit le couteau du vigneron ! Mais tout ce qui n’est pas mûr veut vivre : hélas !
La douleur dit : « Passe ! va-t’en douleur ! » Mais tout ce qui souffre veut vivre, pour mûrir, pour devenir joyeux et plein de désirs,
— plein de désirs de ce qui est plus lointain, plus haut, plus clair. « Je veux des héritiers, ainsi parle tout ce qui souffre, je veux des enfants, je ne me veux pas moi. » —
Mais la joie ne veut ni héritiers ni enfants, — la joie se veut elle-même, elle veut l’éternité, le retour des choses, tout ce qui se ressemble éternellement.
La douleur dit : « Brise-toi, saigne, cœur ! Allez jambes ! volez ailes ! Au loin ! Là-haut, douleur ! » Eh bien ! Allons ! Ô mon vieux cœur : LA DOULEUR DIT : PASSE ET FINIS !

10.

Ô hommes supérieurs, que vous en semble ? Suis-je un devin ? suis-je un rêveur ? suis-je un homme ivre ? un interprète des songes ? une cloche de minuit ?
Une goutte de rosée ? une vapeur et un parfum de l’éternité ! Ne l’entendez-vous pas ? Ne le sentez-vous pas ? Mon monde vient de s’accomplir, minuit c’est aussi midi.
La douleur est aussi une joie, la malédiction est aussi une bénédiction, la nuit est aussi un soleil, — éloignez-vous, ou bien l’on vous enseignera qu’un sage est aussi un fou.
Avez-vous jamais approuvé une joie ? Ô mes amis, alors vous avez aussi approuvé toutes les douleurs. Toutes les choses sont enchaînées, enchevêtrées, amoureuses, —
— vouliez-vous jamais qu’une même fois revienne deux fois ? Avez-vous jamais dit : « Tu me plais, bonheur ! moment ! clin d’œil ! » C’est ainsi que vous voudriez que tout revienne !
— tout de nouveau, tout éternellement, tout enchaîné, enchevêtré, amoureux, ô c’est ainsi que vous avez aimé le monde, —
— vous qui êtes éternels, vous l’aimez éternellement et toujours : et vous dites aussi à la douleur : passe, mais reviens : CAR TOUTE JOIE VEUTL’ÉTERNITÉ !

11.

Toute joie veut l’éternité de toutes choses, elle veut du miel, du levain, une heure de minuit pleine d’ivresse, elle veut des tombes, elle veut la consolation des larmes versées sur les tombes, elle veut le couchant doré —
que ne veut-elle pas, la joie ! elle est plus assoiffée, plus cordiale, plus affamée, plus épouvantable, plus secrète que toute douleur, elle se veut elle même, elle se mord elle-même, la volonté de l’anneau lutte en elle, —
— elle veut de l’amour, elle veut de la haine, elle est dans l’abondance, elle donne, elle jette loin d’elle, elle mendie pour que quelqu’un veuille la prendre, elle remercie celui qui la prend. Elle aimerait être haïe, —
— la joie est tellement riche qu’elle a soif de douleur, d’enfer, de haine, de honte, de ce qui est estropié, soif du monde, — car ce monde, oh vous le connaissez !
Ô hommes supérieurs, c’est après vous qu’elle languit, la joie, l’effrénée, la bienheureuse, — elle languit, après votre douleur, vous qui êtes manqués ! Toute joie éternelle languit après les choses manquées.
Car toute joie se veut elle-même, c’est pourquoi elle veut la peine ! Ô bonheur, ô douleur ! Oh brise-toi, cœur ! Hommes supérieurs, apprenez-le donc, la joie veut l’éternité,
— la joie veut l’éternité de toutes choses, VEUT LA PROFONDE ÉTERNITÉ !

12.

Avez-vous maintenant appris mon chant ? Avez-vous deviné ce qu’il veut dire ? Eh bien ! Allons ! Hommes supérieurs, chantez mon chant, chantez à la ronde !
Chantez maintenant vous-mêmes le chant, dont le nom est « encore une fois », dont le sens est « dans toute éternité » ! — chantez, ô hommes supérieurs, chantez à la ronde le chant de Zarathoustra !
Ô HOMME ! PRENDS GARDE !
Q
UE DIT MINUIT PROFOND ?
« J’
AI DORMI, JAI DORMI, —
« 
DUN PROFOND SOMMEIL JE ME SUIS ÉVEILLÉ : —
« L
E MONDE EST PROFOND,
« 
ET PLUS PROFOND QUE NE PENSAIT LE JOUR
« P
ROFONDE EST SA DOULEUR, —
« 
LA JOIE PLUS PROFONDE QUE LA PEINE.
« L
A DOULEUR DIT : PASSE ET FINIS !
« M
AIS TOUTE JOIE VEUT LÉTERNITÉ,
« —
VEUT LA PROFONDE ÉTERNITÉ ! »

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